Conférence annuelle Claire-L’Heureux-Dubé

L’identité et la diversité : l’essence de l’égalité[Record]

  • Rosalie Silberman Abella

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  • Rosalie Silberman Abella
    Juge, Cour suprême du Canada

Le texte qui suit a été présenté lors de la 14e Conférence annuelle Claire-L’Heureux-Dubé qui s’est déroulée le 8 septembre 2017, à l’Université Laval.

C’est pour moi non seulement un énorme plaisir, mais également un grand honneur d’avoir été invitée par mon amie Marie-Claire Belleau à prononcer cette allocution lors de la 14e Conférence annuelle Claire-L’Heureux-Dubé. À mes yeux, Claire est une très chère et « suprême » amie, que j’aime et que j’admire depuis presque 40 ans. J’espère que mon allocution saura reconnaître pleinement ses mérites quant à son immense contribution à l’avancement de la justice au Canada. Mon texte porte sur les droits de la personne et sur ce qui constitue, selon moi, le noeud gordien en la matière à l’échelle nationale au Canada. Ce noeud gordien est l’égalité, sujet qui soulève toute la question de la diversité et de l’identité, qui touche à la justice et, par là même, suscite la controverse, situation qui était certes familière à notre chère Claire. En effet, le simple fait de prononcer son nom lançait immanquablement la conversation. Cependant, la controverse ne me paraît pas être une si mauvaise chose. Si la discussion ou le débat sont essentiels à notre épanouissement intellectuel — sur le plan national et personnel —, et j’estime que c’est le cas, le phénomène de la controverse, s’il est apprécié à sa juste valeur, peut être très riche en enseignements. C’est un moyen de montrer — à la vue de tous — qui nous sommes, ce à quoi nous pensons et ce en quoi nous croyons. Il en va de même, je crois, de bien des controverses juridiques, car c’est par la controverse que le système judiciaire se révèle au public et que l’opinion de ce dernier se dévoile aux tribunaux, ce qui peut nous amener parfois à aborder ensemble de manière constructive des enjeux importants. J’aimerais vous entretenir de certains de ces enjeux juridiques indubitablement controversés en adoptant une démarche contextuelle, c’est-à-dire en faisant appel à l’histoire, à la philosophie, à la littérature et même un peu au droit. Débutons par la littérature. J’ai toujours considéré que la justice constitue l’application de la loi à la vie et, étant donné que — tout comme moi — la plupart des juges n’ont vécu qu’un éventail limité d’expériences, j’ai invariablement trouvé que la littérature était une préceptrice des plus utiles. Elle ouvre nos esprits et, plus important peut-être, peut ouvrir aussi nos coeurs. La majorité d’entre nous n’avons jamais vécu les expériences des personnages principaux des oeuvres littéraires — leur désespoir dans Crime et châtiment, leur pauvreté affligeante dans Eux de Joyce Carol Oates, leurs obsessions paralysantes dans À la recherche du temps perdu, leurs ambitions vantardes et amorales dans Mephisto, leur atroce banalité dans L’homme sans qualités, la manipulation dont ils sont victimes dans les Illusions perdues de Balzac, la discrimination dans tout ce qu’a écrit James Baldwin, leur égoïsme lâche dans Un ennemi du peuple, ou l’intolérance manifestée à leur endroit dans Les sorcières de Salem d’Arthur Miller. Cependant grâce au talent des grands écrivains, nous sommes en mesure de voir et de ressentir le monde à travers eux. Cela nous apprend à regarder d’abord, et à définir ensuite, plutôt que l’inverse. La littérature nous aide donc à nous familiariser avec la vie. Elle fait partie de ce que Matthew Arnold a appelé le « savoir humanisé », l’essence de la culture. Arnold considérait la culture comme la poursuite de la perfection, « le moyen de diriger un courant de pensée nouvelle et libre sur nos idées et habitudes toutes faites », et comme « l’épanouissement de tous les aspects de notre humanité […] et de toutes les parties de notre société ». Pour …

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