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[Les lois] doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre. Il faut qu’elles se rapportent à la nature et au principe du gouvernement qui est établi, ou qu’on veut établir […] Elles doivent être relatives au physique du pays, au climat glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur ; au genre de vie des peuples […] : elles doivent se rapporter au degré de liberté, que la constitution peut souffrir […] Enfin, elles ont des rapports entre elles ; elles en ont avec leur origine […] avec l’ordre des choses sur lesquelles elles sont établies

Montesquieu, De l’esprit des lois

En matière de protection et de préservation de l’environnement, la cohésion des lois avec les réalités géographiques, climatiques ou sociétales s’avère essentielle. Cet objectif est d’autant plus d’actualité que la protection et la préservation de l’environnement représentent des objectifs cardinaux absolument incontournables. Cependant, bien que les origines de ce mouvement remontent aux années 70[1], l’avènement d’un modèle durable n’a pas encore abouti ; de nombreuses questions demeurent en suspens, et le processus de conscientisation à l’égard des enjeux environnementaux semble inachevé[2]. Il existe tout de même une transformation progressive de la façon d’en traiter, et ces changements délimitent la sphère d’étude propre à la gouvernance environnementale. Cette dernière s’intéresse à la régulation, aux mécanismes et aux structures qu’emploient différents acteurs politiques pour influencer les actions environnementales et les résultats en découlant[3]. En raison de la complexité et de l’étendue des enjeux environnementaux, la gouvernance environnementale considère que l’État peut difficilement en traiter seul, ou indépendamment de toute autre instance[4]. Dans l’élaboration de politiques et de mesures législatives en matière environnementale[5], l’État est désormais accompagné par de nombreux autres acteurs[6], notamment les municipalités et les communautés autochtones, les entreprises, les organisations non gouvernementales et les groupes issus de la société civile. Cette multiplication des parties visées, exacerbée par le caractère transfrontalier de plusieurs enjeux environnementaux, tels que la lutte contre les changements climatiques ou la pollution de l’air, met en avant la relation entre la construction sociale d’un espace et les conditions naturelles d’un endroit spécifique[7]. La conception moderne du territoire constitue un espace abstrait, défini indépendamment d’attributs spécifiques — par exemple la population ou les ressources présentes[8]. En tant que produit culturel, le territoire, bien qu’il subisse l’influence des éléments géophysiques[9], n’est pas exclusivement « le fruit d’un relief, ou d’une donnée physico-climatique[10] ». Il n’est pas uniforme, pouvant être composé d’une infinité de configurations différentes, celles-ci relevant non seulement de l’établissement de frontières étatiques, mais aussi des subdivisions administratives ou politiques ou encore d’un autre ordre, telles que les paroisses ou les limites d’une propriété privée[11].

Par conséquent, les déplacements d’un membre d’une espèce animale en voie de disparition, les courants qui poussent les îlots de plastique à travers l’océan ou les vents qui transportent l’air pollué loin de leur source première sont des enjeux dont l’étendue ne répond pas nécessairement aux constructions territoriales anthropocentriques. Ainsi, le territoire tel qu’il est défini par le droit, issu d’une combinaison de facteurs historiques, sociopolitiques ou économiques, s’oppose fréquemment au territoire biophysique[12]. C’est au sein des enjeux découlant de ce contraste que les principes de la gouvernance environnementale prennent toute leur pertinence, car ils remettent en question l’exercice des pouvoirs de l’organisation étatique et proposent une échelle d’action alternative et plus flexible. Pouvant être qualifié de « principe sous-jacent » à la matière environnementale, cette conception contextuelle du territoire soulève en contrepartie d’importantes interrogations, notamment au regard du partage constitutionnel des compétences et de l’existence de mécanismes de coopération dans une structure fédérale. Cependant, si la gouvernance environnementale ne peut pas ignorer les obstacles constitutionnels, l’inverse devient progressivement tout aussi vrai. En effet, la conception juridique du territoire mérite, au regard de l’urgence environnementale, d’être revisitée. Dès lors, on se questionnera à savoir si la capacité d’adaptation reconnue à la Constitution[13], par la métaphore de l’arbre vivant « qui, grâce à une interprétation progressiste, s’adapte et répond aux réalités de la vie moderne[14] », est en mesure d’incorporer les considérations inhérentes à la gouvernance environnementale. En d’autres termes, quel degré de compatibilité ces deux ensembles distincts partagent-ils ?

Notre article a pour ambition d’explorer le rôle du territoire dans la gouvernance environnementale et la façon dont il est perçu par le droit constitutionnel. Nous nous proposons d’étudier la conception du territoire selon les référentiels que sont la gouvernance environnementale et le droit constitutionnel canadien. Pour ce faire, nous croyons essentiel de préciser les principes qui structurent la conceptualisation du territoire par la gouvernance environnementale de même que de déterminer dans quelle mesure le fédéralisme ainsi que le partage des compétences influent sur la perception du territoire par le droit constitutionnel. Notre analyse permettra, d’une part, de poser les jalons nécessaires pour examiner la façon dont les principes clés de la gouvernance environnementale interagissent, à travers le prisme du territoire, avec le droit constitutionnel et, d’autre part, d’indiquer jusqu’à quel point la notion de territoire préconisée par la gouvernance environnementale peut coexister avec celle qui est définie par le droit constitutionnel. Afin de concrétiser l’analyse essentiellement théorique autour du territoire, de la gouvernance environnementale et du droit constitutionnel, et dans le but d’explorer les pistes de réponses potentielles à nos interrogations, nous avons retenu l’exemple concret du bassin versant. Correspondant à un modèle spécifique de gouvernance environnementale, il recoupe les enjeux présentés précédemment : en imposant un territoire alternatif aux découpages administratifs classiques, l’écosystème du bassin versant s’exprime à l’encontre d’une conception conventionnelle où chaque acteur peut intervenir en fonction de sa juridiction ou des pouvoirs qui lui sont attribués par le droit. De plus, cette unité territoriale, ou plutôt les limites physiques qu’elle établit, est discutée dans différentes branches de la littérature. Du droit à la géographie, le bassin versant offre des ressources pertinentes quant à notre analyse et se présente ainsi comme un cas d’étude adapté à notre problématique.

Dans le but d’appréhender ces enjeux, nous observerons d’abord la façon dont le territoire est modelé aussi bien par la gouvernance environnementale que par le droit constitutionnel. Nous profiterons de cet exercice pour dégager progressivement trois interrogations clés :

  1. Quelle division territoriale faut-il préconiser pour mettre en oeuvre la gouvernance environnementale à l’échelle du bassin versant ?

  2. Qui sont les acteurs devant s’engager dans le processus de gouvernance environnementale à l’échelle du bassin versant ?

  3. Sur quels fondements convient-il de structurer la gouvernance environnementale à l’échelle du bassin versant ?

Par la suite, nous apporterons des éléments de réponse à chacune de ces questions. Sans prétendre formuler des réponses définitives, nous explorerons diverses pistes conceptuelles, théoriques et pratiques de résolution afin de déterminer les modèles et les structures de gouvernance qui auront le potentiel de satisfaire les conditions respectivement imposées par la gouvernance environnementale et le droit constitutionnel.

1 La gouvernance environnementale, ses principes et son échelle d’action

La gouvernance environnementale s’inscrit dans l’établissement d’un nouveau paradigme entourant l’action étatique. La multiplication des normes à différents niveaux, la mondialisation et la connectivité entre des acteurs autrefois séparés par des milliers de kilomètres font en sorte que, en matière de protection de l’environnement comme ailleurs, il y a, de nos jours, réorganisation de l’exercice du pouvoir. En matière environnementale, cette dernière entraîne l’émergence d’approches possédant une échelle territoriale fondée sur des critères plus naturels, par exemple les caractéristiques biophysiques des bassins versants. Nous analyserons ci-dessous les changements survenus durant les dernières années dans la façon de concevoir l’environnement et dans l’établissement de l’échelle territoriale pour les enjeux en découlant.

1.1 La structure de la gouvernance environnementale par l’entremise de ses principes généraux : éléments de définition devant les divergences doctrinales

La gouvernance environnementale fait partie des concepts élaborés pour désigner les changements survenus au sein de l’action gouvernementale au cours des dernières décennies[15]. Bien que gouvernance et gouvernement puissent être vus par certains comme des synonymes[16], le premier terme est surtout employé dans la littérature pour mettre en évidence les changements relativement à la méthode par laquelle la société est gouvernée[17]. De son côté, le gouvernement se réfère plutôt à un processus formel et institutionnel relevant de l’État central[18], découlant d’une évolution, débutée un peu avant le milieu du xxe siècle[19], vers un système national et axé du haut vers le bas[20]. Un retour de balancier s’est depuis effectué, et un gouvernement « détaché des principales forces sociétales[21] » n’est plus considéré comme la seule institution pertinente. De ce fait, l’État n’est plus l’acteur central, ou du moins le seul à intervenir ou à établir des politiques : il laisse en partie la place à d’autres catégories d’acteurs pour ces fonctions autrefois exclusives[22]. Il voit ses pouvoirs redistribués autant en raison de la mondialisation que de l’importance grandissante des gouvernements locaux[23]. Des changements relationnels se produisent entre les multiples niveaux visés : ainsi, plutôt que de devoir passer par l’État central, les instances locales de différents territoires interagissent directement[24], notamment par l’entremise de réseaux comme le Conseil international pour les initiatives écologiques locales, qui réunit des centaines d’acteurs locaux de partout au monde[25].

L’étude de ces nouveaux procédés de gouvernance se divise en plusieurs sous-catégories, par exemple la gouvernance collaborative, qui s’intéresse au travail collectif réalisé par divers acteurs dans l’accomplissement d’initiatives publiques[26], alors que la gouvernance environnementale s’attache aux procédés économiques, politiques et sociaux par lesquels sont régies les interactions entre humains et nature[27]. Elle considère les influences sur les politiques environnementales, qui proviennent, entre autres, du secteur privé, des industries, d’organisations non gouvernementales, des pressions des consommateurs et du domaine de la santé[28], ainsi que des municipalités et des communautés autochtones[29]. Il en résulte que le processus décisionnel « ne se produit pas en un seul lieu et en un seul centre, mais dans plusieurs, et […] tous ceux-ci ont leur importance[30] ». La gouvernance environnementale est associée notamment à une meilleure efficacité, car elle permettrait de s’adapter aux différences entre les territoires et les écosystèmes. En effet, la diversité des acteurs et le partage des pouvoirs entre ces derniers à travers plusieurs juridictions sont considérés comme un mécanisme favorisant une plus grande flexibilité[31].

La recherche de flexibilité se manifeste aussi dans l’évolution de la vision qui entoure la protection de l’environnement. Axée à ses débuts sur une stratégie de commandement et de contrôle[32], elle découlait en outre d’une approche réactive, basée sur la constatation de problématiques liées à la qualité de l’environnement, suivie de l’adoption de prohibitions correspondantes[33]. La protection de l’environnement est passée graduellement à une approche centrée sur l’atteinte de standards de qualité, pour prévenir la pollution plutôt que d’y réagir[34], où l’importance de protéger les écosystèmes dans leur propre intérêt est reconnue[35]. Son traitement s’établit dans un cadre plus général qu’en ciblant les sources directes de pollution, par exemple en considérant que les changements climatiques nécessitent une coordination entre les acteurs publics et privés de tous les niveaux[36], puisque ses causes et ses conséquences sont mondiales. Dans ce contexte, la gouvernance environnementale peut être liée à cette évolution, se voulant une reconnaissance de la complexité des enjeux environnementaux, de l’incertitude scientifique qui les entoure, de leur caractère dynamique et de leurs effets transfrontaliers[37].

La principale difficulté posée par la gouvernance environnementale, et plus largement par les nouveaux modes de gouvernance, réside dans la fragmentation des approches ou de la terminologie employée pour les définir[38]. La littérature à cet égard a été bâtie par des auteurs issus de domaines variés, venant autant du secteur économique et du milieu des relations internationales que de celui des sciences politiques, ce qui rend éclectiques ses fondements théoriques[39]. Ainsi, lorsqu’il est question de gouvernance environnementale, il est important de se dissocier de l’idée d’une seule définition commune à tous les auteurs, tâche qui peut sembler à première vue contre-productive pour le juriste. Il faut plutôt comprendre la gouvernance telle une approche constituée d’un tronc d’éléments communs, reposant sur des postulats comme l’existence d’une interdépendance entre les organisations étatiques et non étatiques dans un contexte de réorganisation des limites entre les acteurs étatiques, privés et les organisations non gouvernementales[40], l’existence d’une confiance mutuelle entre les participants et la présence d’un système de négociation et d’approbation des règles par ces derniers[41]. De son côté, la gouvernance environnementale peut aussi être rattachée à certaines caractéristiques telles que la participation, la collaboration, la diversité, la compétition, la décentralisation ou la subsidiarité[42]. Dans l’étude de la littérature sur la gouvernance, il importe de garder à l’esprit que l’application de ces éléments n’est pas toujours complète. Par exemple, la prise de décisions clés tend à demeurer centralisée, les acteurs locaux n’étant pas dans une relation d’égal à égal avec l’État central[43]. Dans la troisième partie de notre article, nous analyserons certains outils ayant le potentiel d’appliquer plusieurs des postulats soutenus par la gouvernance environnementale, tout en évitant de conserver une structure étatique centralisée et en favorisant ainsi la réorganisation vers un système de gouvernance à paliers et à acteurs multiples. Ce phénomène, qui réorganise les limites frontalières applicables, influe lui-même sur la détermination du territoire. C’est un point sur lequel nous nous pencherons ci-dessous.

1.2 La conception du territoire par la gouvernance environnementale : éléments de réponse devant les diverses échelles écosystémiques

La gouvernance environnementale reconnaît l’importance d’éviter toute fragmentation des problèmes environnementaux en secteurs ou par leur aspect territorial, social ou politique[44]. Pourtant, alors que le territoire tel qu’il est généralement conçu représente une construction sociale découlant de l’influence d’éléments sociopolitiques[45], la protection de l’environnement préconise de se baser sur des éléments naturels, par exemple les limites d’une vallée, d’un bassin versant ou d’une région climatique[46], impératif qui ne se concilie pas toujours avec les limites locales, provinciales ou nationales. Cependant, même au regard d’une structure territoriale plus « naturelle », différentes conceptions de l’espace coexistent et peuvent être perçues, par exemple, par l’entremise d’éléments géographiques, climatiques ou écologiques. Ainsi, l’espace canadien peut tout aussi bien être représenté au regard de ses régions physiographiques (dont font partie, par exemple, le Bouclier canadien et les basses terres du Saint-Laurent)[47], que par ses régions forestières (forêt boréale, forêt des Grands Lacs et du Saint-Laurent, etc.)[48]. L’espace peut aussi être divisé en fonction des écosystèmes, que l’on pourrait considérer un peu comme les « juridictions » de la nature et qui sont des structures comprenant une « communauté d’organismes ainsi que leur environnement physique et chimique […] au sein duquel il existe un flux continu et de matière dans un système interactif et ouvert[49] ». Toutefois, contrairement aux frontières interétatiques, où l’ambiguïté se révèle source de conflits[50], l’écosystème n’est pas une structure aux murs opaques ou à la taille définie. Au contraire, l’énergie et la matière y circulent dans un système ouvert, indéfini et interactif[51]. Du point de vue des espèces peuplant un écosystème, le territoire est « mobile, élastique dans son tracé, variable selon les saisons, les heures, les activités et les dangers[52] », et il adoptera une fonction utilitaire, rattachée à des impératifs de reproduction ou de survie[53]. Tout fractionnement du territoire, tel celui découlant du lotissement urbain, pourra avoir des conséquences néfastes, par exemple en empêchant un individu de rejoindre d’autres membres de son espèce ou en rendant ses déplacements plus difficiles[54]. Considération supplémentaire dont il faut tenir compte : la taille de cet espace est indéfinie, un « écosystème [pouvant] varier d’une fourmilière à la planète entière[55] ».

Naviguer à travers les incertitudes scientifiques, et la détermination de l’étendue du territoire demeure un point en suspens[56]. La possibilité d’établir clairement des limites entre les écosystèmes s’amenuise encore davantage en raison des déplacements des espèces, causés par les enjeux environnementaux actuels : l’exemple de la tique porteuse de la maladie de Lyme qui, en raison des changements climatiques, poursuit son exode vers le nord[57], apportant avec elle, du même fait, un enjeu de santé publique, est à lui seul évocateur. Le phénomène s’avère similaire lorsqu’il est question, non pas des écosystèmes eux-mêmes, mais des sources de pollution : transportées par l’eau ou portées par l’air, elles ne s’arrêteront pas à une frontière administrative[58], comme l’illustre l’affaire de la fonderie de Trail, cas de droit international qui met en cause les dommages causés sur le territoire américain par les émanations sulfureuses d’une fonderie située en Colombie-Britannique[59]. La gouvernance environnementale nécessite donc de prendre en considération cette connexion entre les écosystèmes, et plus généralement l’interdépendance des composantes de la nature, représentée par l’existence d’un réseau élaboré dans l’écosphère[60]. En ce sens, la gouvernance environnementale, au regard de la question de l’échelle territoriale, a atteint un stade où elle tient davantage compte de cette flexibilité nécessaire, en vue d’une analyse des façons par lesquelles « les politiques qui prenaient place à une échelle donnée sont transférées à d’autres et, de ce fait, redéfinissent les pratiques ainsi que les échelles d’action originelles et réorganisent les interactions entre les différents niveaux[61] ».

Le modèle de la gouvernance environnementale basée sur la notion des bassins versants représente l’une de ces manières de concevoir cette réorganisation territoriale. Le concept, déjà implanté dans des contextes variés, constitue un schéma central par rapport aux différentes théories contemporaines de gestion de l’eau[62]. Considéré comme le territoire de l’eau, c’est-à-dire telle une échelle spatiale hydrographique[63], le bassin versant fait l’objet de plusieurs définitions dont le degré de technicité varie[64]. Cette unité territoriale est généralement appréhendée comme « une portion de territoire délimitée par des lignes de crêtes, dont les eaux alimentent un exutoire commun (cours ou plan d’eau, mer). La ligne séparant deux bassins versants adjacents est une ligne de partage des eaux[65] ». En d’autres termes, le bassin versant « constitue l’aire naturelle de réception des eaux[66] » où les précipitations et les résurgences s’écoulent par l’effet de la gravité, de la pente ou des reliefs, vers une masse d’eau plus importante. Il existe plusieurs échelles de bassins versants ; sur le fondement de cette définition, Alice Cohen et Seanna Davidson expriment qu’un bassin versant peut être aussi petit qu’une flaque d’eau ou aussi vaste que les Grands Lacs et le fleuve Saint-Laurent[67]. Ces unités territoriales, imbriquées telles des poupées russes, peuvent s’inscrire à une échelle océanique, régionale ou locale. Nous retrouvons ainsi cette problématique de l’échelle propre aux écosystèmes. Le recours à l’un ou l’autre de ses territoires, soit la détermination des frontières pertinentes aux fins de gouvernance ou de gestion environnementale, dépendra des motifs à l’origine d’une telle initiative[68].

Du fait de sa nature, le bassin versant présente des caractéristiques qui lui sont propres[69]. Le territoire constitue alors un espace où se manifeste une logique d’interaction influente entre l’eau, le milieu et les activités humaines. Ce constat se traduit par plusieurs observations : par exemple, les ressources et les activités situées en aval sont dépendantes des choix et des usages réalisés en amont. De la même façon, une corrélation à double sens est possible entre les activités anthropiques, la quantité et la qualité de l’eau. Ces facteurs contribuent ainsi à définir l’unicité de chaque bassin versant. Dès lors, l’espace en question représente un réseau fragile où l’eau et les usages qui en sont faits interagissent et de façon permanente. Ces éléments contribuent à caractériser le bassin versant comme un écosystème dont l’existence est définie par des considérations hydrographiques et où les multiples composantes naturelles et sociales sont interconnectées. En d’autres termes, cette unité territoriale propose une approche écosystémique où l’interaction et l’intégration des environnements humains et non humains lui permettent de fonctionner en tant qu’unité[70].

Si plusieurs échelles de bassin versant existent et présentent des bénéfices respectifs[71], les interrogations relatives à la taille appropriée du bassin versant soulèvent les contours d’un défi majeur. En effet, quelle que soit l’échelle retenue, les frontières naturelles de cette unité territoriale correspondent rarement aux découpages administratifs classiques[72] et aux frontières politiques classiques[73]. Par conséquent, le bassin versant atteste que l’eau n’a que faire des confins que l’être humain tente de lui imposer ; malgré quelques embûches, elle s’extirpe inexorablement de ces limites artificielles. En somme, même si cette question sera discutée par la suite, il faut garder en mémoire que « l’échelle [appropriée] n’intervient pas en passant d’un niveau local à un point de vue supérieur » : celle-ci est plutôt définie par les interactions, pour « étendre l’espace à tout [et] pour y placer chaque acteur à l’intérieur, partes extra partes[74] ».

Pour tout dire, la gouvernance environnementale, l’idéologie qui en découle et les principes y étant associés créent un cadre de référence à travers lequel une conception et une utilité particulière du territoire peuvent être définies. Malgré l’existence de plusieurs déclinaisons, l’approche écosystémique dirige généralement la conception du territoire par la gouvernance environnementale. Cependant, cette vision est de plus en plus discutée par la doctrine ; en pratique, elle ne constitue pas non plus un référentiel dominant. Elle se heurte à d’autres approches prépondérantes, notamment celle qui a été établie par les fondements et les principes du droit constitutionnel.

2 L’impact du droit constitutionnel sur la détermination de l’échelle territoriale et juridictionnelle

Nous avons abordé jusqu’à maintenant une conception de l’espace fondée sur les principes de la gouvernance environnementale et liée à l’unité territoriale du bassin versant. Comme nous l’avons souligné, cette conception correspond rarement aux frontières politiques et administratives, et elle n’est pas non plus, nous l’établirons plus bas, en adéquation avec les juridictions établies en fonction du droit constitutionnel canadien. Cette adéquation est cependant facilitée par l’assouplissement des limites entre les compétences inscrites dans la Constitution canadienne en raison de l’évolution de leur interprétation par les tribunaux. Basé aussi bien sur des considérations géographiques que sur des domaines de compétences accordés par voie constitutionnelle, le partage des compétences a une importante influence sur la structure de la législation environnementale canadienne. L’acteur dominant est ainsi déterminé en fonction des champs de compétence visés, qui influent à leur tour sur la portée territoriale de ses actions. Nous démontrerons cette réalité à travers l’exemple de la protection de l’environnement et de la division du partage des compétences la concernant.

2.1 Le territoire du fédéralisme

La juridiction est ce qui se rapproche le plus du territoire dans le domaine du droit[75]. Cet espace n’est pas seulement délimité par des limites physiques, mais également par « plus ou moins directement, l’existence d’un pouvoir et l’aire géographique sur lequel il peut s’exercer[76] ». Cet espace fictif, aux frontières par conséquent malléables, correspond à une zone où une entité quelconque a la capacité d’exercer son autorité. Nous soutenons ici que trois éléments additionnels s’ajoutent à la définition physique de la juridiction et contribuent à caractériser son existence. D’une part, la juridiction peut être de nature territoriale : elle est alors définie par l’existence d’une autorité domaniale ou par la détention de droits de propriété. D’autre part, la juridiction peut être de nature situationnelle : en effet, l’autorité d’une entité gouvernementale peut être soulevée par l’entreprise d’une activité ou les actions d’un groupe déterminé. Enfin, la juridiction peut être contextuelle : dans ce cas de figure, l’exercice de l’autorité est conditionnel à l’occurrence d’un événement, c’est-à-dire à la formation d’un contexte particulier. Quelle que soit la nature de la juridiction, son existence est donc déterminée par l’autorité dont bénéficie un ordre de gouvernement à son égard, et les limites appliquées à cette autorité permettent d’en établir les délimitations[77]. Les normes applicables dans cet espace donné ne sont plus valides une fois franchie la limite avec une autre juridiction[78].

La juridiction est, au sens du droit constitutionnel, ce que l’écosystème est à la gouvernance environnementale : un espace d’action et d’interactions. Dès ce moment, elle définit le territoire de compétence, ou l’espace d’action, sur lequel une autorité habilitée peut légiférer avec les pleins pouvoirs. Contrairement au territoire de la gouvernance environnementale, la juridiction est une unité dématérialisée, regroupant, par la construction de l’esprit, les différents champs de compétence d’une autorité donnée. La juridiction telle que nous la présentons n’est pas modulable, puisqu’elle doit traiter avec les normes juridiques établies, que ce soit par le droit de propriété, le droit de l’aménagement du territoire ou encore par le droit de l’environnement, le droit constitutionnel ou le droit international[79]. En matière de droit constitutionnel, la juridiction est analogue à un casse-tête dont chacune des pièces, en l’occurrence les compétences de chacun des paliers, contribue à former l’autorité d’un ordre de gouvernement.

Ainsi, dans le contexte de la structure fédéraliste canadienne, la juridiction est divisée, d’un point de vue constitutionnel, entre deux ordres indépendants l’un de l’autre : les provinces et le Parlement fédéral, chacun doté de compétences législatives exclusives[80]. Alors que les premières exercent leurs prérogatives à l’intérieur de leurs délimitations géographiques, les pouvoirs du Parlement fédéral se répartissent sur tout le territoire canadien, en fonction de la portée de ses champs de compétence[81]. Ainsi, il existe des frontières non seulement entre les provinces, mais aussi à l’intérieur de ces dernières, selon le palier compétent par rapport à une portion du territoire ou à certaines activités[82]. Par exemple, des zones comme les ports, les aéroports ou les emplacements des infrastructures de télécommunications relèveront de la compétence du Parlement fédéral, bien qu’elles soient situées à l’intérieur d’un territoire provincial[83]. Les réserves autochtones, de juridiction fédérale, ou les parcs nationaux peuvent aussi être cités à titre d’exemple pour exposer la fragmentation du territoire résultant du partage des compétences[84].

Le raisonnement derrière la formation de ces juridictions découle en grande partie des circonstances entourant la création de la Confédération canadienne. L’adoption d’un modèle basé sur le fédéralisme résulte de l’alignement de conditions économiques, institutionnelles et géopolitiques qui rendaient avantageuse la réunion des colonies de l’Amérique du Nord britannique[85]. En effet, la difficulté de créer un réseau économique pour des colonies, la nécessité de renforcer la sécurité au regard des tensions avec les États-Unis et les préoccupations par rapport à la protection et au poids politique de la minorité francophone sont des facteurs qui ont rendu favorable l’adoption du fédéralisme[86]. Les pouvoirs destinés à faire du Canada une puissance économique ont été octroyés au Parlement fédéral, tandis que ceux qui touchent la vie quotidienne — sauf exception, par exemple le droit criminel, le mariage et le divorce — ont été conférés aux provinces[87]. Cette division des pouvoirs s’explique généralement par le fait que, dans un État fédéral, le partage des pouvoirs a lieu en fonction des affaires d’intérêt général et des affaires de nature locale[88]. En ce sens, la division résultant de la Loi constitutionnelle de 1867 (LC1867) fait écho au principe de subsidiarité[89], un concept d’organisation sociale plaidant que le niveau de gouvernement préférable pour attendre un objectif est celui, au regard des circonstances, qui est situé à l’échelle la plus locale possible[90]. Implicitement, ce principe postule qu’en contrepartie, lorsque l’entité locale ne peut pas agir seule, une entité possédant une autorité plus large est davantage appropriée pour intervenir[91]. C’est d’ailleurs un principe à garder à l’esprit pour la suite, car il peut avoir une influence non négligeable sur la détermination de l’échelle territoriale adaptée à la gouvernance environnementale.

La Constitution écrite d’un État fédéral doit assurer que « le partage des compétences ne peut être modifié qu’avec une certaine participation des organes fédéraux et de plusieurs organes fédérés[92] ». Cette rigidité empêche un palier de modifier unilatéralement l’octroi de ces pouvoirs, caractéristique nécessaire à la conservation de l’équilibre d’une structure fédérative. Rappelons que le fédéralisme milite pour l’instauration de pouvoirs exclusifs[93] et appelle à la conservation des pouvoirs tels qu’ils ont été répartis lors de la création de la LC1867.

Malgré ces limitations, le droit constitutionnel n’est pas complètement démuni devant une problématique multiscalaire de l’ordre de la protection de l’environnement, qui appelle à une certaine porosité entre les juridictions. L’interprétation du partage des compétences se rattache à certains principes sous-jacents, décrits comme des « normes juridiques dont l’évolution dépend de leur forme et structure conceptuelles, mais également des circonstances contextuelles changeantes[94] ». Ces principes sont établis en fonction des dispositions constitutionnelles, de leur contexte historique et de l’interprétation devant les tribunaux[95]. Ils viennent, entre autres, protéger les compétences locales, peuvent favoriser la coopération et assurent des juridictions plus souples dans le contexte de l’interprétation de certains enjeux constitutionnels. Ainsi, l’un de ces principes sous-jacents, le fédéralisme, reconnaît l’autonomie des provinces et leur diversité. Une telle structure confère « des pouvoirs au gouvernement que l’on croit le mieux placé pour atteindre un objectif sociétal donné dans le contexte de cette diversité[96] ». De son côté, le principe sous-jacent de la démocratie admet la possibilité pour chaque province d’adapter ses politiques aux besoins de ses propres citoyens[97], rappelant le principe de subsidiarité mentionné précédemment. L’interprétation coordonnée et non subordonnée du partage des compétences sert aussi à protéger les compétences locales, car elle édicte qu’un chef de compétence fédérale ne peut pas être interprété de façon à vider de son essence une compétence provinciale[98]. Le fédéralisme a également pour objectif de « favoriser la coopération des différents gouvernements et législatures dans la recherche du bien commun[99] ». Cette affirmation se reflète, entre autres, par l’apparition graduelle de l’expression « fédéralisme coopératif » dans les décisions rendues par les tribunaux, qui militent en faveur d’une certaine souplesse en cas de chevauchement entre les compétences fédérales et provinciales, dans le but d’assurer une action commune des deux paliers législatifs[100]. C’est après tout une réalité bien présente lorsqu’il est question de la protection de l’environnement, comme nous le verrons plus bas.

La considération des tenants et aboutissants des principes sous-jacents à la Constitution a amoindri l’étanchéité des limites entre les compétences fédérales et provinciales. Une doctrine d’interprétation comme l’exclusivité des compétences, dont l’effet asymétrique en faveur du Parlement fédéral et sa propension à créer des vides juridiques ont été reconnus[101], a vu son application restreinte. La prépondérance fédérale, donnant priorité à la loi fédérale en cas de conflit avec une loi provinciale, doit désormais être appliquée avec retenue, pour favoriser une mise en oeuvre qui assure une application concurrente de son équivalent provincial[102]. En cette matière, le fédéralisme coopératif est venu assurer que les tribunaux évitent « de donner à l’objet de la loi fédérale une interprétation large qui le mettrait en conflit avec la loi provinciale[103] », sans cependant aller jusqu’à limiter l’exercice valide d’une compétence législative. En contrepartie des restrictions posées à ces deux doctrines d’interprétation du partage des compétences, d’autres théories s’appliquent, comme celle du double aspect qui reconnaît qu’une matière peut toucher un aspect autant fédéral que provincial, ce qui favorise ainsi l’application concurrente des législations fédérales et provinciales[104]. La règle des effets accessoires permet qu’une mesure puisse influer superficiellement sur un pouvoir de l’autre palier législatif[105], alors que, selon la doctrine des pouvoirs accessoires, le caractère véritable d’une disposition peut excéder la compétence du palier l’ayant adoptée « en raison du lien qui existe entre cette disposition et l’ensemble législatif valide dans lequel elle se trouve[106] ». Ces doctrines d’interprétation, qui subissent l’influence des principes sous-jacents à la Constitution, permettent de rendre davantage organique le partage des compétences, les juridictions voyant leurs frontières devenir plus flexibles. Leur chevauchement n’est ainsi pas fatal, au sens des possibilités de coordination et de coopération, et au regard du respect des normes locales avancées par le principe de subsidiarité.

Pour ce qui est de la gouvernance environnementale à l’échelle du bassin versant, la notion de juridiction issue du droit constitutionnel suppose que les normes applicables se juxtaposent en fonction des compétences visées. À ce cadre constitutionnel s’ajoute d’ailleurs la portée des pouvoirs qu’auront d’autres acteurs sur la gestion des bassins versants, tels que les municipalités, relevant des provinces[107], et les territoires autochtones, relevant du Parlement fédéral[108]. La possible « multiplicité des niveaux d’autorité juridique et des juridictions territoriales[109] » sera parfois interprétée comme un appel à l’intervention et à la collaboration pour les acteurs gouvernementaux situés à différents niveaux d’action. En effet, l’adoption d’une mesure dont les répercussions pourraient excéder le champ de compétence d’une autorité donnée nécessite un effort de coopération. Par exemple, pour le même cours d’eau, un gouvernement provincial pourra délivrer des permis et appliquer des normes pour contrôler la pollution, alors que le gouvernement fédéral surveillera les habitats des poissons protégés par la Loi sur les pêches, tout en s’assurant que les activités maritimes sont appropriées pour le milieu, tandis qu’un gouvernement municipal adoptera un règlement de zonage pour protéger les berges et qu’une Première Nation y pratiquera des activités traditionnelles de pêche, protégées par ses droits constitutionnels[110]. Au sein de cet enchevêtrement politico-juridique, il apparaît rapidement qu’aucune compétence n’a été attribuée pour englober le sujet de l’« environnement ». Exercice difficile d’ailleurs, car l’environnement concerne dans la réalité l’exercice de tous les champs de compétence[111]. L’absence de compétence définie en matière d’environnement et la collision constante entre les juridictions, comme nous l’établirons plus bas, militent davantage en faveur d’un modèle constitutionnel s’appuyant sur la coopération et la reconnaissance de tous les niveaux, dans l’établissement d’un territoire du fédéralisme qui répondra aux réalités de la gouvernance environnementale.

2.2 L’influence du partage des compétences sur le traitement territorial des enjeux environnementaux

La séparation des pouvoirs législatifs est une composante centrale de la perception des enjeux environnementaux dans le contexte canadien. Au sein de ce schéma constitutionnel complexe, il convient d’explorer la fonction remplie par la notion de territoire. Nous verrons que, si le partage des compétences demeure essentiellement fonctionnel au regard de l’environnement, la nature de ce processus influe largement sur la conception du territoire en la matière.

La question du partage des compétences relatives à l’environnement est bien connue de la doctrine depuis qu’une existence constitutionnelle est accordée à cette matière[112]. Si l’état du droit applicable dépend principalement des interprétations judiciaires et des contributions doctrinales, analysées sous le spectre des principes sous-jacents à la Constitution mentionnés précédemment, un constat fait désormais l’unanimité : les pouvoirs législatifs en matière d’environnement n’étant pas strictement attribués à l’un ou l’autre des ordres de gouvernement[113] par la LC1867, une autorité partagée entre le Parlement du Canada et les provinces prévaut. Cet état de fait formalise l’environnement en tant que « matière qui touche à tout[114] » dont les enjeux doivent être liés aux compétences générales strictement énoncées par les articles 91 et 92 de la Constitution[115]. En divisant de jure le sujet « environnement » en plusieurs thématiques, ce processus, rendu obligatoire par le principe d’exhaustivité[116], en fait un domaine concurrent entre les autorités gouvernementales et « engendre une mosaïque de responsabilités[117] ». La conséquence de ce traitement sectoriel de la matière « environnement », d’ailleurs analogue aux questions relatives à l’eau[118], réside avant tout dans un contexte cultivant les chevauchements des compétences législatives. Devant un domaine dont les prérogatives se trouvent distribuées entre deux ordres de gouvernement, la division des pouvoirs est dictée à la fois par les dispositions inscrites aux articles 91 et 92 de la LC1867, mais aussi par les interprétations judiciaires et doctrinales qui en sont faites. Alors que la recherche d’un équilibre des pouvoirs est à l’ordre du jour, notamment à l’appui du concept de fédéralisme coopératif[119], l’environnement reste « une matière obscure qui ne peut être facilement classée dans le partage actuel des compétences[120] ». Il convient ainsi de situer les fonctions respectives des autorités gouvernementales à son égard[121].

De nombreuses compétences peuvent être rattachées, directement ou indirectement, à l’exercice de l’autorité fédérale en matière de protection de l’environnement. Ce sont des pouvoirs spécifiques portant notamment sur les pêcheries[122], la navigation[123], le transport interprovincial[124] ou la taxation[125]. Il est également question de compétences concurrentes en matière d’agriculture[126] et d’exportation des ressources naturelles non renouvelables[127]. Des pouvoirs législatifs globaux sont par ailleurs conférés à l’autorité fédérale, spécialement en matière de droit criminel[128], mais aussi en vue d’assurer la paix, l’ordre et le bon gouvernement[129]. Ce dernier permet au Parlement du Canada de recourir à la théorie des dimensions nationales, de faire appel au pouvoir résiduaire et d’invoquer le pouvoir d’urgence[130]. Enfin, l’autorité législative fédérale en matière de protection environnementale est aussi soulevée par les compétences ayant une portée territoriale, en particulier les matières liées à la propriété et à la domanialité. Le Parlement du Canada dispose en effet de prérogatives au regard de la propriété publique fédérale[131], des territoires autochtones[132], ainsi que des travaux et des entreprises déclarés à l’avantage général du Canada[133]. Nous tenons néanmoins à apporter une précision : si l’autorité fédérale peut jouir de droits de propriété[134], ces derniers ne confèrent pas pour autant de pouvoirs législatifs. De même, l’autorité juridictionnelle du Parlement fédéral sur une matière donnée ne crée pas un quelconque droit de propriété y afférent[135].

L’autorité législative des provinces à l’égard de l’environnement recoupe également de nombreuses compétences inscrites à l’article 92 de la LC1867. D’une part, les provinces bénéficient de pouvoirs étendus[136] en la matière : ce sont des compétences relatives à la propriété et aux droits civils[137], à l’administration des terres publiques[138], mais aussi à toute matière d’une nature purement locale ou privée dans la province[139]. Ces pouvoirs confèrent par exemple aux provinces la capacité de déterminer le statut juridique de l’eau, ainsi que les règles relatives à son appropriation. D’autre part, les provinces peuvent faire usage de prérogatives plus restreintes en la matière. Il est question notamment des compétences portant sur la taxation des objets provinciaux[140], les institutions municipales[141] et des travaux et des entreprises d’une nature locale[142]. En outre, les provinces partagent l’autre segment des compétences concurrentes en matière d’agriculture et de ressources naturelles non renouvelables. À remarquer que les compétences provinciales font l’objet d’une limitation territoriale importante : la plupart des dispositions leur conférant une forme d’autorité balisent la portée de leurs actions potentielles en précisant que celles-ci sont limitées aux frontières de leur territoire. Dès lors, à la différence des pouvoirs conférés au Parlement fédéral, le territoire se traduit à la fois comme l’expression spatiale des compétences provinciales et, malgré certaines exceptions mineures[143], comme la limite géographique de l’autorité législative d’un gouvernement fédéré. En somme, si les provinces semblent disposer d’importantes compétences en matière d’environnement, leur autorité est largement limitée par des considérations territoriales. En contrepartie, alors que l’autorité fédérale apparaît davantage restreinte, il n’en demeure pas moins que certaines de ses prérogatives ont une portée et une applicabilité théoriques considérables. En d’autres termes, là où les pouvoirs provinciaux sont encadrés par une conception classique du territoire, l’autorité fédérale, pour sa part, relève d’une conception juridictionnelle étendue.

Quelles sont ainsi les conséquences du partage des compétences à l’égard du territoire ou, plus exactement, au regard de la juridiction telle qu’elle est définie par le droit constitutionnel ? Bien que la protection de l’environnement soit une matière en quête progressive d’autonomie constitutionnelle, le traitement de ces enjeux démontre un état de morcellement juridictionnel[144]. Autrement dit, il existe une division des juridictions canadiennes relativement aux enjeux applicables à l’environnement. En effet, le territoire au sens strict, c’est-à-dire l’étendue de surface terrestre, ne constitue pas une variable constante dans la détermination et l’attribution des compétences législatives. S’il y joue parfois un rôle lorsqu’il est question de la domanialité publique par exemple, l’espace d’action est d’ordre juridictionnel en ce qu’il est également défini par des considérations situationnelles ou contextuelles. Il semble ainsi y avoir un double niveau de territorialisation en droit constitutionnel : celui qui est établi strictement par la Constitution, et ses textes connexes, définissant les différents espaces terrestres, et celui qui est engendré par l’influence du partage des compétences, beaucoup plus diffus, constituant les espaces juridictionnels. La conception des enjeux environnementaux par le droit constitutionnel subit donc largement l’influence du partage des compétences ; dans ce contexte, la notion de juridiction vient se substituer à celle de territoire. Cet état de fait contribue à déterminer quatre contraintes principales qu’impose ce droit sur la gouvernance environnementale et formalise les antagonismes en présence :

  • Première contrainte : si le droit constitutionnel est structuré autour de compétences partagées, la gouvernance environnementale préconise une centralisation des actions ;

  • Deuxième contrainte : le même droit reflète un morcellement juridictionnel, alors que la gouvernance environnementale soutient une homogénéité des espaces d’action. Ce qui s’apparente au territoire pour la gouvernance environnementale ne constitue qu’une considération subsidiaire au sein du droit constitutionnel ;

  • Troisième contrainte : la discipline constitutionnelle favorise une approche fonctionnelle, créant une dynamique sectorielle, tandis que la gouvernance environnementale prône une conception harmonisatrice, c’est-à-dire une vision holistique des variables ;

  • Quatrième contrainte : si le droit constitutionnel donne autorité aux acteurs gouvernementaux, la gouvernance environnementale préconise l’engagement de l’ensemble des acteurs.

Ces contradictions s’expriment d’ailleurs à travers les modèles de gestion de l’eau par bassin versant, notamment pour ce qui est du Conseil de bassin du Mackenzie. Ce dernier constitue une initiative institutionnelle dont le but est de faciliter la protection des eaux transfrontalières dans le bassin versant océanique du fleuve Mackenzie. Le recours à une échelle territoriale alternative, aux fins de protection environnementale, a pour conséquence de générer des enjeux interjuridictionnels. Cela étant, les gouvernements du Canada, de la Colombie-Britannique, de l’Alberta, de la Saskatchewan, des Territoires du Nord-Ouest et du Yukon ainsi que des représentants des communautés autochtones de chacun de ces territoires sont engagés en ce qu’ils ont tous, respectivement, une autorité juridictionnelle à l’échelle du bassin versant du fleuve Mackenzie. La mise en oeuvre de l’entente-cadre, de nature intergouvernementale, est ainsi réalisée par l’intermédiaire d’accords bilatéraux parallèles, notamment « pour les secteurs du bassin chevauchant des régions avoisinantes[145] ». Cet exemple témoigne des contraintes qui émergent de la conception du territoire par le droit constitutionnel et la gouvernance de l’environnement. En d’autres termes, l’harmonisation recherchée par les mécanismes de gouvernance environnementale se heurte aux réalités constitutionnelles. C’est par la mise en évidence de ces obstacles que trois interrogations principales peuvent être formulées et discutées dans l’étude de la compatibilité entre la conception du territoire par le droit constitutionnel et la gouvernance environnementale.

3 La conception du territoire par la gouvernance environnementale devant les contraintes du droit constitutionnel : examen de leur compatibilité

Le concept de territoire est modulable et polysémique. Il peut aussi bien être adapté en fonction de perspectives disciplinaires que modifié à l’appui de postures théoriques ou idéologiques. En ce sens, nous avons exploré la variabilité sémantique et pratique de cette notion de territoire sous le spectre de la gouvernance environnementale et du droit constitutionnel. Pour autant, notre objectif ici n’est pas de traiter séparément ces deux conceptions distinctes : notre ambition est plutôt, dans une posture de protection environnementale, d’explorer la façon dont ces conceptions peuvent être conciliées, notamment à travers l’exemple du bassin versant. Dès lors, les développements précédents nous ont conduits à soulever trois questions à la fois centrales par rapport à cet objectif et complémentaires dans la détermination d’orientations possibles dans le contexte canadien :

  • Quelle division territoriale faut-il préconiser pour favoriser la mise en oeuvre de la gouvernance environnementale à l’échelle du bassin versant (3.1) ?

  • Quels acteurs est-il nécessaire d’engager dans le processus de gouvernance environnementale à l’échelle du bassin versant (3.2) ?

  • Sur quels fondements est-il envisageable de structurer la gouvernance environnementale à l’échelle du bassin versant (3.3) ?

À la lumière des valeurs véhiculées par la gouvernance environnementale et des contraintes imposées par le droit constitutionnel, nous présenterons certains éléments de réponse.

3.1 Quelle division territoriale faut-il préconiser pour mettre en oeuvre la gouvernance environnementale à l’échelle du bassin versant ?

Lorsqu’il est question de mettre en oeuvre un processus de gouvernance environnementale par l’entremise de l’unité spatiale du bassin versant, quatre référentiels territoriaux possibles se distinguent. L’échelle d’action peut être annexée :

  1. aux frontières administratives classiques ;

  2. aux frontières hydrographiques océaniques ;

  3. aux frontières hydrographiques régionales ;

  4. à un modèle hybride multiscalaire.

Nous explorerons d’abord le sens de chacune de ces orientations territoriales ainsi que leur potentielle cohérence à l’égard de la gouvernance environnementale. Nous verrons par la suite que les enjeux issus des interactions avec le droit constitutionnel peuvent être appréhendés par l’entremise d’une qualification d’un caractère transfrontalier général.

Mettre les quatre options territoriales indiquées plus haut à l’épreuve de la gouvernance environnementale revient à s’interroger de la façon suivante : à quelle échelle le processus de gouvernance environnementale est-il le plus effectif ? De nos jours, cette question est essentielle : en effet, « [l]a reconfiguration territoriale est un enjeu social et politique majeur, mais c’est aussi parfois une nécessité fonctionnelle. Beaucoup de politiques concrètes ne [pourront] être élaborées, mises en oeuvre et avoir des résultats que si elles sont conçues, décidées et réalisées à l’échelle de territoires plus vastes[146] ».

La détermination de l’échelle de la gouvernance environnementale appelle en outre à l’application de certains principes tels que la subsidiarité. Comme nous l’avons mentionné, la subsidiarité, en tant que principe d’organisation sociale, tente d’établir une balance entre l’engagement d’un niveau plus près des citoyens et le soutien d’un niveau plus élevé lorsque les petites entités ne peuvent pas agir seules[147]. La détermination des critères qui font pencher la balance d’un côté ou de l’autre n’est cependant pas facile à établir, la subsidiarité pouvant, selon sa conception, chercher à atteindre des objectifs différents[148]. En matière de gouvernance environnementale, le tournant entre le niveau local et l’engagement d’une autorité représentant une échelle territoriale plus large peut être lié à l’incidence des décisions sur d’autres territoires[149]. Cela n’empêche pas ces étendues plus larges de devoir assumer en retour une certaine responsabilité pour aider les plus petits niveaux à améliorer leurs capacités dans l’accomplissement des compétences qui leur reviennent[150]. Dans le contexte du bassin versant, l’exercice repose sur la capacité de préciser la raison à l’origine d’un tel modèle de gouvernance environnementale. Sa réalisation permet effectivement de définir un raisonnement scalaire adapté et d’explorer le niveau d’action qui sera le plus cohérent par rapport aux problématiques partagées, aux objectifs de gouvernance établis et aux processus de coopération envisageables[151].

La première option d’échelle territoriale est celle qui veut préserver les frontières administratives existantes. Malgré une logique en accord avec l’espace tel qu’il est défini par le droit constitutionnel, il est désormais admis qu’un tel statu quo ne ferait que contribuer à nier l’évolution nécessaire devant les enjeux environnementaux. En effet, comme en témoigne le récent rapport du Conseil des académies canadiennes sur la gestion intégrée des ressources naturelles, « [l]es limites de gestion actuelles gênent la mise en oeuvre de méthodes intégrées, car les zones de gestion ne correspondent souvent pas aux systèmes écologiques tels que les bassins hydrographiques[152] » : ce constat a pour conséquence de multiplier les territoires d’action ou, au sens du droit constitutionnel, les autorités juridictionnelles ayant la capacité d’agir. Retenons, à titre d’exemple, le cas de la Mer Bleue, située dans la vallée de l’Outaouais. Cette tourbière est présentée comme l’une des plus importantes zones naturelles de la Ceinture de verdure[153] entourant la région de la capitale du Canada. Malgré son caractère local, cet écosystème aquatique génère de nombreux enjeux juridictionnels. Reconnue comme une zone humide d’importance provinciale liée à la région administrative de l’Ontario[154], la Mer Bleue est également inscrite sur la liste des zones humides mentionnée dans la Convention relative aux zones humides d’importance internationale particulièrement comme habitats des oiseaux d’eau (aussi appelée « Convention Ramsar »)[155]. Pour autant, elle demeure sous la supervision d’une société d’État fédéral, à savoir la Commission de la capitale nationale, laquelle détient des droits de propriété à son égard[156]. À ces conflits juridictionnels faut-il encore ajouter les services écosystémiques produits par cette zone humide (protection contre les crues, amélioration de la qualité de l’eau, habitat pour la biodiversité, connexion entre les eaux de surface et les eaux souterraines, etc.), dont la nature et les effets peuvent à leur tour relever de différentes autorités. Le cas de la Mer Bleue, représentatif des enjeux juridictionnels à l’échelle des écosystèmes et de la protection de l’environnement, a néanmoins été résolu en accordant à la Commission de la capitale nationale un rôle de gestionnaire[157]. Il témoigne toutefois de la divergence entre les frontières écosystémiques et celles des régions administratives, et plus exactement du risque de conflit interjuridictionnel pouvant émerger de la mise en oeuvre de mécanismes de gouvernance environnementale aux fins de protection environnementale. En d’autres termes, les frontières politiques classiques, en tant qu’artéfacts sociaux arbitraires, ne se trouvent plus en mesure de proposer une réponse cohérente relativement aux enjeux environnementaux contemporains.

À travers l’exemple du bassin versant que nous retenons au cours de notre analyse, la deuxième option d’échelle territoriale pouvant servir à la mise en oeuvre de mécanismes de gouvernance environnementale est celle qui est déterminée par les plus vastes frontières hydrographiques. Le recours aux cinq[158] bassins versants, ou aires de drainage[159] océaniques, présente une cohérence spatiale en matière de gouvernance environnementale, notamment dans la perspective de surmonter les enjeux transfrontaliers formalisés par l’usage des frontières administratives classiques. Effectivement, si nous retenons les frontières hydrographiques les plus larges possible, l’échelle territoriale ainsi définie est à même d’englober les défis interjuridictionnels générés par les perspectives de gouvernance environnementale. De plus, considérer les bassins versants océaniques reviendrait à garantir, comme nous en avons discuté précédemment, l’homogénéité écosystémique préconisée par la gouvernance environnementale. Pour ce qui est de la protection de l’eau, ce processus d’harmonisation territoriale renforcerait une approche résiliaire et créerait un parallèle avec des matières comme la navigation, l’aéronautique ou la radiocommunication dont la nature interconnectée et fonctionnelle de leur réseau a été reconnue judiciairement à plusieurs reprises[160]. Malgré la capacité de ces frontières hydrographiques étendues à se défaire des questions interjuridictionnelles, elles ne sont pas pour autant en mesure de résoudre tous les enjeux relatifs à la gouvernance environnementale, notamment ceux qui se rattachent au caractère profondément local de son action. En effet, les processus de décentralisation ou de subsidiarité semblent difficiles à réaliser à l’échelle d’un bassin versant océanique. Nous retrouvons ici les doutes exprimés à l’égard de cette posture, selon lesquels la pensée à une échelle spatiale vaste « contient l’immense danger d’unifier trop vite ce qui doit être d’abord composé[161] ».

La troisième option d’échelle territoriale en matière de gouvernance de l’eau à l’échelle du bassin versant est celle des frontières hydrographiques régionales. Cette orientation repose sur le caractère local émanant des objectifs de gouvernance environnementale et peut être définie par l’intermédiaire de 25 régions de drainage dans tout le Canada[162]. La nature locale de la gouvernance environnementale a depuis longtemps été reconnue par la doctrine spécialisée. Par exemple, Elinor Ostrom faisait état, dans son célèbre ouvrage Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action[163], de toute l’importance à accorder aux conditions locales dans le processus de gouvernance des ressources communes. Grâce à l’étude de plusieurs institutions locales partout au monde, elle définit huit principes structurels (design principles)[164] qui caractérisent la mise en oeuvre d’un modèle efficace de gouvernance des ressources communes. Le deuxième d’entre eux préconise une « adaptation aux conditions locales ». Un constat similaire dans le contexte de la gouvernance de l’eau à l’échelle du bassin versant a permis de conclure notamment ceci :

[I]t is important to note that […] case studies reinforced the fact that each watershed has region-specific issues, needs and responses. An approach that builds on local strengths and addresses local and regional barriers is increasingly relevant […] All case studies made a strong case for focusing on local goals and using local implementation. Local geopolitical context, local social capital and motivation, and region-specific climate and hydrological data are key inputs into any agri-environment initiative development[165].

Ainsi, les mécanismes de gouvernance de l’eau par bassin versant, malgré leur dimension transfrontalière, se présentent comme « une suite d’interactions locales[166] ». Pourtant, si l’approche par bassins versants océaniques définissait des limites intrinsèques à sa nature même, l’approche par bassins versants régionaux crée une résonnance similaire. En effet, les limites de son action résident dans son incapacité à traiter des enjeux plus larges. En d’autres termes, tout comme l’approche à une échelle plus vaste ne peut être envisagée sans considérations locales, l’approche régionale ne peut simplement se présenter telle une addition d’initiatives locales indépendantes. L’interconnexion entre les localités s’avère essentielle, notamment en vue de définir la subsidiarité et la décentralisation. En ce sens, les frontières hydrographiques régionales ne peuvent constituer une pleine réponse aux enjeux contemporains de la gouvernance environnementale ; une approche territoriale plus étendue présenterait consécutivement une certaine pertinence, « not just because water resources are important to the nation […], and not because it would be desirable to administer water uniformly across the country […], but because it would not be possible for any province by itself to create the kind of all embracing, multi-use administrative agency that […] would be ideal[167] ».

En raison de ces allers-retours entre une approche régionale confinée et les limites d’une conception territoriale plus étendue, la quatrième option d’échelle territoriale se présente à nous en matière de gouvernance de l’eau à l’échelle du bassin versant. Il faut ici se tourner vers un modèle territorial hybride basé sur une démarche multiscalaire. En effet, si « l’échelle [appropriée] n’intervient pas en passant d’un niveau local à un point de vue supérieur », elle n’est pas non plus définie par l’espace, mais plutôt par les interactions, pour finalement « étendre l’espace à tout [et] pour y placer chaque acteur à l’intérieur, partes extra partes[168] ». Dès lors, il faut aussi bien considérer les enjeux transfrontaliers générés par les problématiques environnementales modernes, tels les changements climatiques, et leurs effets à de plus grandes échelles territoriales que les dynamiques régionales et leur besoin d’une adaptation spécifique. Ces deux variables mènent à définir une approche à la fois hybride et multiscalaire de la notion de territoire en matière de gouvernance environnementale à l’échelle du bassin versant. L’imbrication de deux niveaux d’action dans la détermination du territoire approprié pour la gouvernance permet ainsi d’appréhender le fait que les conséquences du mode de vie des sociétés modernes s’étendent désormais largement au-delà de leurs propres limites et de leurs origines régionales. Autrement dit, les réalités régionales des bassins versants subissent, au sein même de leurs limites territoriales, des effets d’origine extérieure, mais les activités à l’intérieur de cette région hydrographique peuvent également provoquer des répercussions à l’extérieur de celle-ci[169]. Une interconnexion existe entre les territoires : elle exige une coordination résiliaire[170] et impose des limites inhérentes aux approches qui ne s’intéressent qu’à un seul espace, et ce, quelle que soit l’échelle retenue. Cette conception spatiale hybride évoque ce que nous qualifions de principe de subsidiarité territoriale et fait écho au constat selon lequel « les problématiques liées à l’environnement et aux ressources renouvelables ne sont généralement ni de petite ou de grande échelle, mais transversales aussi bien dans le temps que dans l’espace[171] ».

Si une échelle territoriale hybride nous semble la plus cohérente au regard des enjeux propres à la gouvernance environnementale, cette conclusion n’échappe pas pour autant aux contraintes imposées par le droit constitutionnel. En effet, comment se défaire des enjeux interjuridictionnels caractérisant la gouvernance environnementale à l’échelle du bassin versant ? Pour répondre à cette question fondamentale, nous choisissons de qualifier, de façon automatique et pour chaque bassin versant, un caractère transfrontalier[172]. Comme nous l’avons vu, le recours à l’échelle du bassin versant a pour conséquence de générer des enjeux interjuridictionnels, au niveau aussi bien municipal, provincial ou national qu’international. Préconisées par les principes de la gouvernance environnementale, les frontières écosystémiques ne correspondent que très rarement aux frontières administratives classiques. Si nous définissons toute approche par bassin versant comme un instrument de nature transfrontalière à l’égard des territoires administratifs classiques, une possibilité d’englober les différentes considérations juridictionnelles se présente. En ce sens, peu importe que soient définis 5 bassins hydrographiques océaniques, 25 régions de drainage, 1 300 bassins versants locaux, ou une combinaison quelconque de ces derniers. En raison de la qualification « automatique » du caractère transfrontalier, ce qui s’appliquera à l’un des modèles territoriaux pourra également valoir pour l’autre, car la question transfrontalière prévaudra en matière de considérations juridictionnelles. La qualification d’un caractère transfrontalier généralisé permet en ce sens d’homogénéiser le fonctionnement politique et juridique d’un bassin versant, de tenir compte des enjeux environnementaux ayant une portée plus large, tout en préservant la flexibilité nécessaire à la détermination du territoire approprié et en respectant les caractéristiques régionales qui en résultent.

En somme, l’échelle territoriale préconisée « ne correspond plus forcément à une unité politico administrative [classique]. Ses limites émergent du construit et ne sont pas données ex ante[173] ». L’espace résultant de cette analyse soulève néanmoins la question de l’organisation de l’action à son échelle, et la qualification d’un caractère transfrontalier généralisé influencera, nous le verrons, le raisonnement quant aux acteurs et aux fondements de gouvernance environnementale à l’échelle du bassin versant.

3.2 Qui sont les acteurs devant s’engager dans le processus de gouvernance environnementale à l’échelle du bassin versant ?

Considérer le bassin versant en tant qu’espace transfrontalier aux territoires administratifs nécessite parallèlement de repenser, ou du moins de remettre en question, l’inclusion des acteurs dans le processus décisionnel. Cet effort en faveur d’un revirement intellectuel entraîne nécessairement des collisions entre les cadres établis, c’est-à-dire entre les attirails législatifs et réglementaires des juridictions visées. Comme nous le verrons à la fin de cette section, l’influence du bassin versant à titre de territoire transfrontalier, et son incidence sur l’inclusion de certains acteurs, est déjà présente et se reflète dans certaines structures de gestion de l’eau telles que le Conseil du bassin du Mackenzie ou les organismes de bassins versants québécois. Cependant, avant d’aborder ces exemples institutionnels, nous estimons nécessaire d’examiner le cadre plus large du droit constitutionnel ainsi que son influence sur la participation des acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux dans le contexte de l’établissement de ces structures.

Rien, de prime abord, dans la structure constitutionnelle ne vient limiter la mise en place de processus participatifs, mais l’interprétation du partage des compétences influe certainement sur la balance du pouvoir entre les acteurs, et sur celui ou ceux qui détiendront la plus grande capacité à élaborer le cadre législatif et réglementaire de différents domaines. D’un point de vue constitutionnel, les deux premiers acteurs incontournables sont le Parlement fédéral et les provinces. Comme nous l’avons vu précédemment, l’attribution au Parlement fédéral de la compétence sur la pollution interprovinciale[174], la navigation et le type d’embarcation pouvant circuler sur toute voie navigable[175], les pêcheries ainsi que, en raison de la théorie des dimensions nationales, la pollution des mers[176] lui accordent une influence importante sur la gouvernance de l’eau. L’étendue de la compétence provinciale sur la propriété et les droits civils a elle aussi un effet important, tout comme la compétence sur les ressources naturelles non renouvelables et les ressources forestières situées sur les territoires provinciaux[177]. Ce partage des compétences rend donc inévitable, peu importe le bassin versant, l’influence des gouvernementaux provinciaux et du Parlement fédéral.

En contrepartie, ce partage des compétences peut aussi fortement limiter l’intervention de l’un des deux paliers. Certes, et nous l’avons souligné plus haut, l’étanchéité entre les compétences fédérales et provinciales a été réduite, notamment en raison des limitations imposées aux doctrines de l’exclusivité des compétences et de la prépondérance fédérale. Pour autant, cela n’empêche pas la présence de certains facteurs qui pourraient venir restreindre la participation de l’un des paliers, par l’entremise de décisions des tribunaux ; c’est plus particulièrement le cas des provinces, alors même que la gouvernance par bassins versants repose en partie sur l’action locale. Par exemple, si elle n’est pas renversée en appel, la décision Québec (Procureure générale) c. IMTT-Québec inc.[178] pourrait faire en sorte que le processus d’évaluation environnemental de la province de Québec, en raison de la prépondérance fédérale, ne serait pas applicable aux administrations portuaires. Le gouvernement fédéral aurait démontré son intention, par la réforme complète de son propre processus, de ne plus soumettre les administrations portuaires aux lois provinciales en matière d’évaluations environnementales[179]. Maintenue, cette décision viendrait limiter l’applicabilité des lois provinciales environnementales au domaine portuaire, lui-même lié à la protection de l’eau, et risquerait de créer des vides juridiques et des atteintes à la santé des citoyens en cas d’inaction du palier fédéral[180]. Cette potentielle exclusion des provinces apparaît aussi dans l’application d’autres théories, notamment celle des dimensions nationales. Lorsqu’une matière possède « une unicité, une particularité et une indivisibilité qui la distingue clairement des matières d’intérêt provincial[181] », elle peut désormais relever du Parlement fédéral. Cette théorie a permis, entre autres choses, l’octroi de la compétence sur la pollution des mers au palier fédéral[182], tout comme pourrait l’être, au regard des récentes décisions des cours d’appel de l’Ontario et de la Saskatchewan[183], l’établissement de redevances minimales pour les émissions de gaz à effet de serre (GES)[184]. Accordant une prérogative sur un domaine absent du partage des compétences, la théorie des dimensions nationales a pour conséquence d’empêcher un potentiel double aspect, car la compétence relative à la matière en question est expressément attribuée à un ordre de gouvernement[185]. S’appuyant en particulier sur l’indice de « l’incapacité provinciale », elle ne peut cependant pas justifier « qu’un palier ou l’autre de gouvernement [ait] une compétence absolue pour régler un problème législatif[186] », ce qui limite les effets négatifs sur l’exercice — et la participation — des provinces. Ces limitations, quoiqu’elles puissent être justifiées à l’appui du principe de subsidiarité, peuvent tout autant devenir problématiques dans un cadre de gouvernance environnementale. C’est pourquoi le respect des principes sous-jacents à la Constitution, et de leur influence sur certaines décisions telles que Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, doit continuer de représenter un élément essentiel à l’interprétation du partage des compétences : en effet, ces principes tendent à assouplir des interprétations strictes, pouvant déséquilibrer le partage des compétences en faveur d’un palier et limiter le pouvoir d’intervention de l’autre.

Si les mécanismes de droit constitutionnel s’intéressent principalement aux acteurs fédéral et provinciaux, qu’en est-il de ceux qui n’entrent pas dans l’une ou l’autre des deux catégories ? Bien que les peuples autochtones du Canada relèvent techniquement de la compétence fédérale[187], ils sont toutefois reconnus dans la Constitution canadienne par les droits dont ils bénéficient, que ce soit de façon ancestrale ou en vertu de traités existants[188]. Si la reconnaissance de ces droits ouvre la porte de l’autonomie gouvernementale, elle impose également une obligation au gouvernement, qu’il soit fédéral ou provincial, de consulter et d’accommoder les peuples autochtones lorsqu’il transige avec ces derniers[189]. Cette obligation fait « partie intégrante du processus de négociation honorable et de conciliation » découlant de l’article 35 (1) de la LC1867[190]. La nature et l’étendue de la consultation devant avoir lieu sont variables, mais elles exigent la plupart du temps plus qu’une simple discussion, certaines situations pouvant même se rendre jusqu’à requérir l’obtention du consentement d’une nation autochtone[191]. Cette obligation ne s’applique pas seulement aux titres prouvés, mais aussi aux revendications de droits et de titres ancestraux, et varie alors également selon les circonstances et la solidité du titre revendiqué. Dans cette situation, elle imposera au minimum « d’aviser les intéressés, de leur communiquer des renseignements et de discuter avec eux des questions soulevées par suite de l’avis[192] » et se rendra éventuellement jusqu’à l’organisation de consultations approfondies avec les peuples autochtones visés[193].

La reconnaissance des droits ancestraux ou issus de traités fait des peuples autochtones des acteurs à part entière de la gouvernance de nombreux bassins versants. Ainsi, dans un litige opposant la Première Nation Nacho Nyak Dun au gouvernement du Yukon[194], la décision unilatérale de ce dernier d’approuver le plan d’aménagement du territoire pour la région du bassin hydrographique de la rivière Peel a été annulée par les tribunaux, alors que l’Accord-cadre définitif représentait, selon la Cour suprême du Canada, « un accord monumental qui ouvre la voie à la conclusion de traités modernes au Yukon[195] » en établissant un processus de collaboration. Les dernières étapes de l’élaboration du plan d’aménagement pour ce bassin hydrographique avaient été marquées par la décision du gouvernement territorial d’adopter un plan définitif comprenant des changements importants à la version préalablement approuvée par les Premières Nations visées. Spécifiant que les consultations prévues dans l’Accord-cadre et les ententes officielles avaient pour objet de favoriser un véritable dialogue entre les parties et les membres des collectivités touchées[196], et que le chapitre de l’Accord-cadre objet du litige concernait « un objectif clair qui consiste à veiller à ce que les Premières Nations participent véritablement au processus d’aménagement de leur territoire traditionnel[197] », la Cour suprême a conclu en l’instance que le pouvoir du Yukon de modifier la version définitive d’un plan recommandé était limité[198]. Cependant, malgré que cette décision soit envisagée comme un acte de réconciliation, il est important de remarquer que, si l’autorité des communautés autochtones à l’égard de la question environnementale, notamment en ce qui concerne l’eau, est établie en vertu de ces dispositions, et de leur application au sein de la jurisprudence, la portée de ces responsabilités n’est toujours pas clairement établie dans les faits[199].

Par ailleurs, les municipalités, étant d’un point de vue constitutionnel des créatures des provinces, se trouvent ainsi dans une situation ambiguë. Bien qu’elles dérivent d’un champ de compétence provinciale, elles possèdent néanmoins un rôle non négligeable en matière de protection de l’eau. Il est notamment question de compétences, encadrées par les lois de chaque province, liées à la protection de l’eau potable, au traitement des eaux usées ou à l’aménagement du territoire. La décision Wallot c. Québec (Ville de), de la Cour d’appel du Québec, a rappelé que la protection de l’environnement par les municipalités[200] ne peut pas être considérée comme une fin illégitime si elle est exercée « dans le respect du partage des compétences de la Loi constitutionnelle de 1867[201] ». Dans le même sens, la Cour suprême a reconnu en 2001 que, dans le respect du partage des compétences, les municipalités peuvent renforcer les normes nationales environnementales par l’adoption de leurs propres règlements, entre autres, au regard de l’utilisation des pesticides[202]. Ces décisions en elles-mêmes ne font pas des municipalités des acteurs constitutionnels indépendants mais, d’une part, elles reconnaissent l’importance de leur rôle en matière de protection environnementale et, d’autre part, elles témoignent de l’élargissement de leurs pouvoirs au cours des dernières décennies[203].

Ces quatre acteurs, et leurs pouvoirs respectifs quant à la gouvernance environnementale, ne représentent pas toutes les voix en présence. La société civile, les organisations non gouvernementales, le milieu agricole ou le milieu industriel font également partie des nombreux acteurs dont les faits et gestes ont une influence sur la gouvernance des bassins versants. Dans ce domaine, force est de constater que leur inclusion relève plus de la volonté des gouvernements fédéral et provinciaux que d’une obligation constitutionnelle. Bien entendu, la démocratie, en tant que principe sous-jacent au texte constitutionnel, peut être liée à la participation ; cependant, sa description en tant que « mode de fonctionnement d’un gouvernement représentatif et responsable » ainsi que son interprétation comme « droit des citoyens de participer au processus politique [à titre d’]électeurs[204] » n’appuient pas concrètement son usage en tant que tel. Elle appelle au fait qu’aucune majorité n’est plus ou moins légitime pour exprimer l’opinion démocratique, et qu’un « système fédéral de gouvernement permet à différentes provinces de mettre en oeuvre des politiques adaptées aux préoccupations et aux intérêts particuliers de leur population[205] ». Elle se limite néanmoins au contexte spécifique du dialogue fédéral-provincial. L’engagement des acteurs non étatiques repose donc sur la nature de structures créées par les autorités fédérales ou provinciales ou encore dans un cadre intergouvernemental.

Ces considérations nous ramènent ainsi aux valeurs prônées par la gouvernance environnementale, notamment en ce qui concerne l’apport d’acteurs venant de milieux distincts. En effet, en préconisant l’engagement d’une diversité d’acteurs, la gouvernance environnementale met l’accent sur la multiplicité et la variété, que ce soit à l’égard de leur nature, de leur statut ou de leur niveau d’action[206]. La prise en considérations de la pluralité des dynamiques liées au processus de gouvernance environnementale permet en ce sens de tenir compte des intérêts divergents et des usages concurrents en la matière ; dans le contexte de la gestion à l’échelle du bassin versant par exemple, la perception de l’eau, de son utilité et de sa valeur, prônée par un agriculteur, sera probablement différente de celle qui sera défendue par une organisation non gouvernementale. Comme nous en avons discuté précédemment, l’introduction d’un réel modèle participatif, réunissant des groupes qui généralement ne prennent pas part au processus décisionnel[207], et dont les positions dressent un état des lieux, tisserait un modèle plus représentatif des dynamiques territoriales et assurerait, par conséquent, la prise de meilleures décisions d’un point de vue environnemental[208].

Il faut éviter une structure désordonnée, où chaque acteur agit de son côté dans son champ plus ou moins restreint d’intervention, et c’est pourquoi, les principes constitutionnels ne fournissant pas toutes les réponses, il est intéressant d’observer des modèles de gouvernance environnementale à l’échelle du bassin versant et la façon dont ils ont procédé à l’engagement des acteurs étatiques et non étatiques. Les cas du Conseil de bassin du Mackenzie et des organismes de bassins versants québécois montrent que le territoire devrait influencer davantage la nature des acteurs qui participent au processus de gouvernance environnementale. En effet, le Conseil de bassin du Mackenzie, dont l’établissement résulte d’un accord signé entre les gouvernements du Canada, de la Colombie-Britannique, de l’Alberta, de la Saskatchewan, des Territoires du Nord-Ouest et du Yukon[209], n’inclut aucun acteur de la société civile. Cependant, l’entente intergouvernementale prévoit la présence, au Conseil même, de représentants autochtones pour chacune de ces régions[210]. Pour leur part, les organismes de bassins versants québécois tentent de tracer un portrait plus représentatif des acteurs de l’eau à l’échelle régionale. Ils prévoient « une représentation équilibrée des utilisateurs et des divers milieux intéressés, dont le milieu gouvernemental, autochtone, municipal, économique, environnemental, agricole et communautaire, dans la composition[211] » de cette structure institutionnelle.

Ainsi, les caractéristiques socioenvironnementales du territoire devraient servir à dresser un portrait des acteurs à inclure dans de tels mécanismes. Ce constat doit néanmoins être légèrement nuancé. Établir une table ronde d’acteurs reflétant exactement les dynamiques du territoire pourrait engendrer un statu quo ou, à tout le moins, une série d’obstacles à surmonter. Les acteurs minoritaires pourraient continuer à subir les répercussions néfastes d’acteurs majoritaires. Dès lors, la définition des acteurs engagés dans le processus de gestion, et surtout leur capacité à interagir, devrait être équilibrée par des principes dirigeant l’organisation. Il est en ce sens essentiel de définir les fondements sur lesquels la gouvernance environnementale devrait être établie.

3.3 Sur quels fondements convient-il de structurer la gouvernance environnementale à l’échelle du bassin versant ?

À la section 3.2, nous avons soulevé l’importance d’inclure une diversité d’acteurs de tous les milieux au sein de la gouvernance des bassins versants. Cependant, la présence d’un nombre grandissant d’acteurs peut elle-même engendrer de nouvelles problématiques, en raison de la multiplicité d’intérêts entrecroisés. La gouvernance de l’eau est bien sûr caractérisée par la diversité — personnes physiques et morales, autant privées que publiques —, mais l’absence de coordination entre les acteurs entraîne un manque d’harmonisation entre leurs interactions[212]. Comment parvenir ou, du moins, tenter d’atteindre une action coordonnée des différents acteurs, et d’un point de vue constitutionnel, entre les ordres de gouvernement ?

Le fédéralisme canadien et ses doctrines d’interprétation comprennent à la fois une conception dualiste et coopérative[213]. La conception dualiste se reflète dans la notion de compartiments et d’exclusivité de la LC1867, et implique des relations, « parfois similaires à des relations diplomatiques[214] », entre les provinces et le fédéral. La conception coopérative se base davantage sur l’élaboration de normes négociées par les unités d’une fédération, implantées à partir du niveau fédéral puis intégrées par toutes les autres unités — structure pouvant d’ailleurs rappeler celle de l’Union européenne[215]. Bien que la conception dualiste du fédéralisme ait été confrontée à l’évolution de l’interprétation du partage des compétences, elle demeure bien présente, s’opposant même en certaines occasions aux tentatives de coopération entre les différents paliers[216].

Malgré cette double conception, un nombre important d’accords intergouvernementaux ont été conclus à l’échelle provinciale-fédérale. Durant les dernières décennies, les efforts communs du gouvernement fédéral et des provinces ont permis d’assurer une meilleure intervention relativement à plusieurs enjeux environnementaux, comme la lutte contre les pluies acides ou la diminution de la couche d’ozone[217]. Il est cependant presque impossible, en l’absence de compilation exhaustive, de connaître le nombre exact d’ententes signées[218]. À titre d’exemple, le site Web du Secrétariat aux relations canadiennes du Québec en recense 59, uniquement en matière environnementale, conclues avec le gouvernement fédéral ou d’autres provinces. Ces ententes portent notamment sur les émissions de GES, le partage des coûts relatifs à la mise en oeuvre d’une entente pour le rétablissement des espèces en péril et la collecte d’information nécessaire à la réglementation environnementale fédérale dans le secteur des pâtes et papiers[219]. En matière de gouvernance de l’eau, la Loi sur les ressources en eau du Canada[220] permet au ministre fédéral de l’Environnement de conclure, dans l’objectif de faciliter l’établissement de politiques et d’outils relatifs aux ressources en eau au Canada, des ententes avec des gouvernements provinciaux afin de mettre en place des comités intergouvernementaux ou tout autre organisme pour favoriser la coordination en la matière[221]. La Loi sur les ressources en eau permet aussi d’établir, lorsque la gestion des ressources en eau est une question d’intérêt national importante, des programmes fédéro-provinciaux spécifiques[222]. En vertu de cette loi, plusieurs ententes ont été conclues, dont des arrangements ou des accords liés aux collaborations ou aux programmes intergouvernementaux de gestion de l’eau[223]. Pour ce qui de la matière environnementale au sens large, le Conseil canadien des ministres de l’environnement (CCME), qui a pour objectif de mener « une action concertée dans des dossiers environnementaux d’intérêt national et international[224] », se présente comme une instance de coopération intergouvernementale. Le CCME comprend notamment un comité de gestion de l’eau, chargé de « recommander des priorités de collaboration sur des enjeux existants et émergents dans le domaine de l’eau et de coordonner l’exécution des activités prévues dans le cadre de la vision stratégique du CCME pour l’eau[225] ».

Dès qu’il est question de la collaboration, retracer les initiatives en la matière devient plus complexe. Par exemple, la collaboration directe entre les municipalités et le gouvernement fédéral se révèle plus difficile qu’entre ce dernier et les provinces. L’un des obstacles à cet exercice relève d’ailleurs de la protection que les provinces accordent à leurs compétences, y compris celles sur les municipalités[226]. Une province peut en effet limiter la capacité des municipalités à conclure des ententes avec le gouvernement fédéral. Ainsi, bien qu’en Ontario les municipalités soient libres de le faire pour les questions relevant de leur compétence[227], la situation est différente au Québec. En vertu de la Loi sur le ministère du Conseil exécutif[228], une municipalité ne peut pas, sauf si cela est prévu par la loi, conclure une entente avec un autre gouvernement du Canada ou un organisme public fédéral sans l’autorisation préalable de la province[229]. D’un autre côté, les provinces n’ont, à première vue, aucune obligation de consulter les municipalités. Dans le contexte de l’enjeu des fusions municipales en Ontario, la Cour de justice de l’Ontario a conclu qu’il n’existe pas de convention constitutionnelle imposant un devoir de consultation envers les municipalités[230]. À l’échelle pancanadienne certains programmes provincial-municipal peuvent être recensés. En Ontario par exemple, on trouve un partenariat entre le gouvernement provincial et les municipalités pour mettre en oeuvre des mesures de protection des sources d’eau potable. Sur le fondement de la Loi sur l’eau saine[231], plusieurs programmes de coopération provincial-municipal ont été établis[232], notamment dans la région d’Ottawa. Cette initiative a permis de baliser l’action en vue de faire de la rivière des Outaouais une source d’eau potable de meilleure qualité[233].

Comme nous l’avons mentionné précédemment, il existe des obligations constitutionnelles de consulter les peuples autochtones, mais le degré de consultation est variable, et ce procédé ne garantit en rien leur inclusion dans un processus collaboratif de gouvernance des bassins versants. On ne trouve pas de régime permettant de reconnaître ou de soutenir « la mise en oeuvre des droits ancestraux et issus de traités dont les Premières Nations disposent à l’égard de l’usage et de la gestion de l’eau[234] », une initiative qui est limitée, entre autres, par la mainmise des provinces sur cette matière, car celles-ci peuvent invoquer leur compétence sur la propriété et les droits civils et influencer, par exemple, l’allocation de l’eau[235]. Il en résulte que les initiatives de consultation des peuples autochtones sont inégales. En ce sens, la Charte sur la durabilité du bassin du Fraser reconnaît les droits et les titres des nations autochtones à l’égard de ce bassin versant[236]. Le Conseil du bassin du Fraser comprend d’ailleurs des représentants des quatre ordres de gouvernement (fédéral, provincial, municipal et autochtone), les représentants autochtones venant des huit principaux groupes linguistiques. En revanche, les membres de structures telles que la Régie des eaux dans les provinces des Prairies n’incluent que des représentants du gouvernement fédéral et des provinces, et aucun représentant de gouvernements autochtones — ou municipaux[237].

Au regard de ces initiatives à la pièce — parfois bilatérales, parfois formées de plusieurs acteurs —, mais surtout axées sur les relations intergouvernementales, se pose la question de l’instauration de structures collaboratives et composées d’acteurs diversifiés, représentant les différents bassins versants partout au Canada. Le format d’une telle structure devrait cependant répondre à certains impératifs constitutionnels, notamment en ce qui a trait à la délégation de pouvoirs et, comme nous le verrons en examinant des décisions récentes, à ce que les cours appellent le « fédéralisme coopératif ».

Malgré leur soumission à diverses contraintes, le palier fédéral ou les provinces ont la possibilité de déléguer leurs pouvoirs si certaines règles sont respectées. Dès les années 30, le Bureau du Conseil privé encourageait les structures législatives à favoriser la coopération, reconnaissant que dans certaines matières ni le Parlement ni les provinces ne possédaient la compétence voulue pour mettre en place des mesures efficientes[238]. Cette coopération peut être achevée par divers moyens, y compris l’interdélégation de pouvoirs entre les paliers fédéral et provinciaux. Bien qu’il ne soit pas possible pour une législature de déléguer directement sa compétence législative[239], la délégation de type administratif, où les fonctions exécutives sont transférées à l’autre palier[240], est permise. Ainsi, le Parlement « a le pouvoir d’habiliter un organisme provincial à exercer, à l’égard d’une question de compétence fédérale, les pouvoirs dont il est investi dans un domaine de compétence provinciale[241] ». Il est aussi possible pour une juridiction de simplement incorporer, par renvoi, les dispositions législatives d’une autre[242], ou de déférer l’application d’une loi à certaines conditions. Par exemple, une province pourra soumettre l’application d’une loi à une municipalité au résultat du vote qui y sera tenu[243]. Ces possibilités de délégation offrent aussi, à notre avis, suffisamment de latitude pour la création de structures coopératives qui faciliteront la gouvernance des bassins versants, tant que les pouvoirs délégués demeurent de l’ordre exécutif. Récemment, la Cour suprême a d’ailleurs reconnu la possibilité de mettre en place une réglementation pancanadienne des valeurs mobilières relevant d’un organisme unique[244], structure qui pourrait, au regard de leurs caractéristiques, inspirer la création d’organismes de bassins versants.

Qu’en est-il de la reconnaissance continue de ces structures collaboratives ? La réponse à cette interrogation se trouve en partie dans une extension au principe du fédéralisme, soit le fédéralisme coopératif. Ce dernier reconnaît en effet la nécessité d’une action venant simultanément du fédéral et des provinces dans de nombreux secteurs, ainsi que l’application concurrente de leurs compétences respectives[245]. Il a pour objet de favoriser « une lecture plus souple de ces compétences de façon à éviter autant que possible les “compartiments étanches” qui empêcheraient l’action combinée des ordres de gouvernement[246] ». Il décourage ainsi l’intervention des tribunaux dans des régimes de réglementation coopératifs, tant que ceux-ci respectent les limites imposées par le droit constitutionnel[247]. Plus encore, selon la Cour suprême, « le fédéralisme coopératif décrit des situations où différents ordres de gouvernement travaillent de concert au départ pour […] établir un régime réglementaire qui pourrait outrepasser la compétence d’une assemblée législative à elle-seule[248] ».

Cependant, l’interprétation du fédéralisme coopératif a été considérablement restreinte par la Cour suprême. Dans l’arrêt Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général)[249], la Cour suprême a déterminé que le fédéralisme coopératif devait être considéré comme un principe d’interprétation pour assouplir certaines doctrines constitutionnelles, mais qu’il ne peut pas imposer des limites à l’exercice, par ailleurs valable, d’une compétence législative[250]. En vertu du fédéralisme coopératif, il n’est donc pas possible d’obliger un palier à coopérer lorsque le partage des compétences autorise une intervention unilatérale[251], et ce principe ne fait pas perdre la validité d’une loi fédérale en l’absence d’un système coopératif[252]. Plus récemment, dans l’arrêt R. c. Comeau, la Cour suprême a rappelé que le principe sous-jacent à la Constitution est le fédéralisme, et non le fédéralisme coopératif. Ce dernier s’avère utile pour les contestations liées à des régimes réglementaires communs, alors que le fédéralisme n’impose aucune restriction à l’exercice des pouvoirs des deux paliers[253]. Si cela suppose que le fédéralisme coopératif encourage la formation de structures collaboratives entre le fédéral et les provinces, il ne limite pas pour autant le pouvoir unilatéral d’une des parties à quitter cette structure lorsqu’elle ne désire plus coopérer[254]. Il en résulte que la potentielle portée du fédéralisme coopératif « s’estompe lorsque des résistances surviennent entre les ordres de gouvernement[255] ». Cette interprétation vient certainement limiter la stabilité d’une structure collaborative pour la gestion des bassins versants, sa viabilité dépendant encore davantage des considérations politiques à l’ordre du jour. Les autres acteurs, que ce soit les gouvernements autochtones, la société civile ou, jusqu’à un certain point, les municipalités, ne sont pas protégés par des principes constitutionnels au regard de leur inclusion dans des processus décisionnels et ils en deviennent d’autant plus vulnérables si le fédéral et les provinces n’ont aucune obligation de coopérer ou de demeurer dans des structures collaboratives par ailleurs valides.

Toutefois, malgré une interprétation désormais circonscrite, le fédéralisme coopératif reste un outil pertinent dans la construction d’un régime pancanadien de gestion de l’eau par bassin versant. En tant que principe d’orientation, il définit la logique interne à cette initiative. S’il ne semble pas avoir l’autorité pour justifier à lui seul l’établissement de mécanismes de coopération, il inspire pour autant une philosophie dans la construction coordonnée d’un tel modèle. En effet, il reconnaît et embrasse la diversité des composantes d’un système[256], leurs interconnexions, et, de par ce fait, il se tourne vers l’égalité entre les acteurs, la souplesse et l’harmonisation des relations. En raison de cette conception du fédéralisme coopératif, nous percevons la coopération comme un moyen au service d’une meilleure coordination[257]. Ce principe permet ainsi de définir clairement les fondements d’une coopération intergouvernementale et non simplement une responsabilité partagée.

En résumé, bien que des structures collaboratives soient déjà en place au Canada, et nous en avons abordé brièvement un certain nombre plus haut, le manque d’unicité et d’harmonisation en la matière, le traitement et l’inclusion inégale des différents types d’acteurs ainsi que la mainmise du fédéral et des provinces sur la majorité de ces structures viennent limiter l’application des principes de la gouvernance environnementale. Pourtant, malgré l’existence de limites interprétatives à de telles structures, les outils constitutionnels nécessaires à leur systématisation sont présents. Que ce soit l’impulsion idéologique du fédéralisme coopératif ou la fonctionnalité juridique de l’interdélégation, la perspective d’un régime pancanadien de gouvernance environnementale ne relève pas simplement du mythe constitutionnel. La combinaison de ces principes, y compris la subsidiarité, fait que la formation d’une structure pour coordonner l’action des multiples organismes liés à la gouvernance des bassins versants à l’échelle canadienne pourrait être avantageuse, notamment en ce qu’elle permettrait de préserver les spécificités régionales et d’assurer l’inclusion de l’ensemble des acteurs visés.

Conclusion

Les interactions entre la gouvernance environnementale et le droit constitutionnel sont complexes juridiquement et épineuses politiquement. À travers le prisme du territoire, il est possible d’analyser les interactions entre les principes de la gouvernance environnementale et ceux du droit constitutionnel, les obstacles interprétatifs qui en résultent et la façon dont ces deux sphères pourraient coexister.

L’interprétation de la notion de territoire par la gouvernance environnementale et le droit constitutionnel a créé un espace conflictuel entre ces deux disciplines qui, chacune, en préconisent une variante et une dynamique différentes. Plus encore, il semble exister une sorte de relation de pouvoir entre ces deux sphères car les limites imposées à la conception du territoire par la gouvernance environnementale se rattacheront nécessairement à la question constitutionnelle. Cela s’explique principalement par l’inhérence de la structure fédérale canadienne aux normes fixées par cette branche du droit. Il y a donc une influence systématique, plus ou moins nuancée, de la matière constitutionnelle ; cet état de fait est d’autant plus fort lorsqu’il est question de l’environnement dans le contexte du xxie siècle. Si notre analyse fait état, en ce sens, d’un choc entre deux mondes, il apparaît néanmoins de nos jours un mouvement cherchant à adapter certains outils classiques du droit constitutionnel aux valeurs véhiculées par la gouvernance environnementale, et ce, afin de formuler une réponse juridique cohérente au regard des enjeux environnementaux contemporains.

À vrai dire, les perspectives présentées par la gouvernance environnementale et le droit constitutionnel ne semblent pas être fondamentalement incompatibles. Plus précisément, notre article démontre que le constat est quelque peu déroutant : de nombreux outils cherchent à faciliter la cohabitation entre les dogmes du droit constitutionnel et les valeurs de la gouvernance environnementale, mais ils sont souvent isolés et demeurent relativement inefficaces. L’exemple de la gestion par bassin versant s’est montré pertinent à cet effet. Certaines initiatives adoptent une perspective intergouvernementale, alors que d’autres se limitent à des considérations provinciales. De même, quelques modèles procèdent au regroupement d’une diversité d’acteurs, notamment non gouvernementaux, alors que d’autres n’intègrent que les autorités gouvernementales. Les variations de modèles fondées sur certaines valeurs de la gouvernance environnementale, telles que la diversité d’acteurs, et recourant à certains principes du droit constitutionnel, tel le fédéralisme coopératif, font état d’une hybridation et témoignent de la compatibilité potentielle entre ces deux sphères. Par exemple, si le recours aux principes de la gouvernance environnementale n’a pas le choix de trouver ses sources dans les fondements constitutionnels, l’adaptation de ces derniers n’est pas pour autant synonyme d’une perspective irréaliste et d’enjeux incompatibles. Le fédéralisme canadien ne saurait être complètement hermétique aux mécanismes modernes de protection environnementale.

Certaines limites établies jusqu’à maintenant contribuent à caractériser la complexité du défi qu’il reste à accomplir. Ce sont principalement des enjeux relatifs au niveau d’échelle territoriale appropriée, à la nature essentiellement gouvernementale des acteurs engagés dans le processus de gouvernance, à la rareté des outils juridiques ayant pour objet d’y faire participer la société civile, mais aussi aux tensions idéologiques pouvant émaner des interactions entre le droit constitutionnel et la gouvernance environnementale. Pour autant, le concept de territoire ne se réduit ni à un dénominateur commun à l’analyse proposée, ni à un indicateur permettant de mettre en évidence les limites en la matière. Par les interprétations disciplinaires qui en sont faites, il définit un référentiel flexible et malléable. À cet effet, plusieurs recommandations peuvent être formulées pour renforcer la compatibilité des espaces constitutionnels et environnementaux, notamment :

  • de préconiser des échelles d’actions biorégionales, dont l’utilisation assure une logique relativement aux enjeux environnementaux en présence ;

  • d’encourager, dans le contexte de la gouvernance de l’eau, le recours à deux niveaux d’action territoriale afin de prendre en considération la dimension transfrontalière des pressions sur l’eau et le caractère local du processus de gestion ;

  • de caractériser la dimension transfrontalière des échelles biorégionales retenues ;

  • de favoriser une participation d’acteurs diversifiés qui fournit un portrait représentatif du territoire d’action défini ;

  • d’appuyer une dynamique de représentation équilibrée entre les acteurs ;

  • de promouvoir la création d’une structure institutionnelle à caractère intergouvernemental ;

  • d’adopter une conception coopérative du fédéralisme comme logique interne ;

  • de soutenir l’utilisation plus régulière (ou plus explicite) de l’article 4 de la Loi sur les ressources en eau du Canada.

La formulation de ces recommandations n’est pas une fin en soi. De nombreuses recherches additionnelles devront être réalisées en la matière pour construire des modèles de gouvernance fonctionnels et adaptés aux réalités environnementales, sociales et juridiques canadiennes. Des questions relatives à la structure institutionnelle, à l’équilibre des pouvoirs entre les acteurs visés ou encore à la potentielle représentativité de la nature restent en suspens, et la contribution de chercheurs de divers horizons semble essentielle en la matière. Malgré la complexité de ce défi, la définition d’un territoire d’action pertinent quant aux enjeux communs auxquels la société fait face et dont l’existence respecte les traditions constitutionnelles canadiennes constitue un objectif incontournable. Un tel accomplissement poserait une première fondation nécessaire à la perspective d’une approche pancanadienne des enjeux environnementaux.