Cinémas
Revue d'études cinématographiques
Journal of Film Studies
Volume 18, Number 2-3, Spring 2008 Le road movie interculturel Guest-edited by Walter Moser
Table of contents (13 articles)
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Présentation. Le road movie : un genre issu d’une constellation moderne de locomotion et de médiamotion
Walter Moser
pp. 7–30
AbstractFR:
Le genre cinématographique du road movie est présenté ici comme issu d’une constellation de modernité « solide » qui combine locomotion et médiamotion dans une mobilité culturelle spécifique. L’analyse générique identifie une matrice où se détachent, comme noyau central, la déprise par rapport aux forces sédentarisantes de la modernité et la production de contingence. On montre comment le genre, sur la base de cette matrice, fait preuve d’une grande productivité culturelle et d’une remarquable efficience historique, dans la mesure où il transforme sans cesse sa propre articulation interne tout en se laissant transférer de son américanité originaire vers d’autres aires culturelles.
EN:
The road movie genre is discussed here as arising out of a constellation of “solid” modernity, combining locomotion and media-motion in a specific form of cultural mobility. This generic analysis identifies a matrix whose central element is breaking away from the sedentarising forces of modernity and producing contingency. We see how, on the basis of this matrix, the genre demonstrates great cultural productivity and remarkable historical efficiency in the way it constantly transforms its own internal articulation while at the same time allowing its original association with American culture to be transferred to other cultures.
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Les bifurcations culturelles du road movie contemporain
Pascal Gin
pp. 31–45
AbstractFR:
L’article examine sous l’angle de l’interculturalité le renouvellement cinématographique du road movie au tournant du xxie siècle. La cohérence que le terme et l’idée de culture confèrent à une reconfiguration de ce genre filmique réside dans les tensions dont se saisissent des films contemporains faisant appel à l’imaginaire de la route pour mettre en rapport enjeux identitaires et appartenance culturelle. L’interculturalité ne se résume donc pas à une simple unité thématique qui reprendrait en écho le discours aujourd’hui dominant du contact et de la diversité culturels. S’appuyant sur une filmographie pour l’essentiel sud-américaine, nord-américaine et européenne, l’étude privilégie trois axes de réflexion, qui isolent chacun une acception distincte du concept de culture et, partant, délimitent une dimension particulière de l’interculturel. Disponibilisation contrariée, asymétrie et opacité relaient ainsi une analyse situant la dimension interculturelle du road movie contemporain au-delà d’une simple interculturalité de figuration.
EN:
This article examines the resurgence of the road movie at the turn of the twenty-first century from an intercultural perspective. The coherence that the term culture and the idea of culture confer upon the reconfiguration of this film genre resides in the tensions that these contemporary films employ in their appeal to our collective imagination of the road, bringing into play questions of identity and cultural belonging. Interculturality can thus not be reduced to a mere thematic unity reflecting today’s dominant discourse of cultural contact and diversity. In its discussion of an essentially South American, North American and European body of work, this article sets out three avenues of approach, each one isolating a distinct acceptation of the concept of culture and delineating a specific aspect of the intercultural. By focusing on the ambiguity of cultural disembedding, on asymmetrical dynamics and on the issue of opacity, the analysis locates the intercultural dimension of contemporary road movies beyond the mimetics of representation.
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Devenir et opacité dans Un thé au Sahara de Bernardo Bertolucci
Silvestra Mariniello
pp. 47–67
AbstractFR:
Un thé au Sahara (Bertolucci, 1990), tiré du roman éponyme de Paul Bowles, présente un exemple éloquent et original de road movie interculturel. Le mouvement qui juxtapose et relie sans cesse lieux, sons, paysages, visages, rythmes, lumières, route, dépaysement, voyage, expérience d’endroits inconnus et différences linguistiques constitue à la fois la forme et le contenu du film qui révèle et met en scène l’opacité de l’Autre (que cela soit au sein du couple, dans l’amitié, dans la folie ou encore dans l’autre ethnique et culturel). Ce road movie appelle le spectateur à faire l’expérience de la différence et à se méfier d’une interprétation guidée par le besoin de transparence.
EN:
The Sheltering Sky (Bertolucci, 1990), from Paul Bowles’ homonymous novel, is an eloquent and original example of intercultural road movie. The motion juxtaposing and continuously connecting places, sounds, faces, rhythms, lights; the road; the disorientation; the trip; the experience of unknown places; the linguistic differences constitute at the same time the form and the content of the film that reveals and stages the opacity of the Other (no matter if it is the other within a couple, in friendship, in madness or the ethnic and cultural other). This road movie summons the viewer to experience difference and to distrust an interpretation informed by the need of transparency.
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Le road movie dans le contexte interculturel africain
Ute Fendler
pp. 69–88
AbstractFR:
À partir des années 1990, on constate, en Afrique francophone, une hausse de la production de films que l’on peut qualifier de road movies. Mais comment s’effectue le transfert de ce genre d’origine américaine, dont les caractéristiques les plus marquantes sont l’expérience de l’espace dans le sens spatial et symbolique et la quête d’identité, dans le contexte africain ? En fait, on note que des tendances thématiques et esthétiques se manifestent à l’intérieur du champ cinématographique maghrébin et ouest-africain francophone, notamment la migration Sud-Nord, synonyme de quête d’un avenir meilleur, et le voyage Nord-Sud, synonyme de quête de racines perdues. Outre ces voyages de migration, des périples effectués au sein d’un seul pays mettent l’accent sur la diversité ethnique et culturelle africaine, ce qui est l’occasion de rencontres interculturelles. Dans ce champ cinématographique s’insèrent aussi les films d’orientation historique, légendaire ou mystique où la quête de l’identité ou même du sens de la vie est centrale. Le road movie se prête en effet particulièrement à l’illustration de l’état des sociétés en mutation ou en voie de développement de l’Afrique francophone, ce qui se manifeste par l’abondance des lieux de transit et des mouvements en suspens dans son cinéma. Mais ce genre fait également écho aux récits traditionnels de cette dernière, de telle sorte que les road movies africains s’inscrivent plutôt dans une tradition propre aux récits de voyage et d’initiation — grâce aux types de narration que suppose le road movie —, où les destins individuels sont au premier plan. L’appropriation du genre road movie par les cinéastes d’Afrique francophone représente donc aussi la possibilité de s’inscrire dans l’histoire cinématographique pour attirer l’attention sur des productions issues des cinémas dits « mineurs », le genre leur conférant une certaine visibilité auprès des critiques et des publics.
EN:
Since the 1990s there has been an increase in the number of films that could be described as road movies produced in French-speaking Africa. But how is this genre of American origin, whose most striking features are its experience of space in both a spatial and a symbolic sense and its search for identity, transferred into the context of Africa? Certain thematic and aesthetic tendencies are apparent in these films made in French-speaking West and North Africa, in particular migration from the south to the north in search of a better life and journeys in the opposite direction in search of one’s lost roots. Apart from migratory journeys, those carried out within a single country highlight Africa’s ethnic and cultural diversity, providing opportunities for intercultural encounters. We also see historical, mythical and mystical films in which a search for identity or even the meaning of life is central. In fact the road movie lends itself particularly well to descriptions of rapidly-changing or developing societies in French-speaking Africa, as seen in the abundance of transient spaces and suspended movements in its films. But the genre also reflects the region’s traditional narratives in such a way that African road movies, because of the kind of narratives that the genre implies, belong more to a tradition of travel and initiation stories in which individual destinies are at the forefront. Because the genre gives the films a degree of visibility among critics and audiences, the appropriation of the road movie by French-speaking African filmmakers therefore also represents the possibility of becoming a part of film history and calling attention to films made in so-called “minor” film-producing countries.
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Road movie et construction d’un discours interculturel dans The Adventures of Priscilla, Queen of the Desert
Adama Coulibaly
pp. 89–100
AbstractFR:
L’émiettement du corps social et la constitution d’un espace et d’un temps des tribus (Maffesoli 2000) sont les signes d’une décomposition et d’une recomposition des univers culturels ainsi que des rapports que ceux-ci entretiennent entre eux. The Adventures of Priscilla, Queen of the Desert (1994) de Stephan Elliott peut se lire comme une mise en scène de ce dynamisme social par la convocation d’une culture de la périphérie, la culture gay, dans le canevas d’un genre typé : le road movie. Cet article tente la lecture de la problématique culturelle par le prisme technique du road movie et de ses aménagements esthétiques et sociaux. En effet, dans ce film, la culture homosexuelle est livrée on the road, mais aussi dans ses rapports à la société. Si le road movie permet une allégorisation du parcours, il met surtout en évidence les rapports interculturels, dont les manifestations se placent sous le sceau du conflit mais aussi sous celui d’une complémentarité dont il faut analyser les modalités et les performances pour comprendre qu’en définitive, questionner cette (inter)culture révèle combien la culture est de nature sédimentaire.
EN:
The breakdown of the social body and the creation of a space and a time of tribes (Maffesoli 2000) are the signs of a decomposition and a recomposition of cultural worlds and the relations between them. Stephan Elliott’s The Adventures of Priscilla, Queen of the Desert (1994) can be read as the staging of this social dynamic through the depiction of a peripheral culture— gay culture—within a typical genre: the road movie. This article attempts to read cultural issues through the prism of the road movie and its aesthetic and social constructions. In this film, gay culture is rendered on the road, but also is its relations with society. While the road movie makes it possible to allegorize the journey, it reveals above all the intercultural relations whose manifestations take the form of conflict but also of complementarity, whose forms and performances must be analysed in order to understand that, without a doubt, enquiring into this (inter) culture reveals the extent to which culture is sedimentary.
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Road Sickness: The Case of Oliver Stone’s Natural Born Killers
Ryan Fraser
pp. 101–122
AbstractEN:
The “violent” road movie is unique in the panoply of the genre. Under discussion here is Oliver Stone’s controversial Natural Born Killers (1994), a piece that the director has described as a commentary on violence as the American social ill. Using this notion of illness, of organic pathology, as a central thematic node, the article proceeds to examine the violent modes of cultural mobility present in the film’s themes, its narrative arc and finally, in its editing techniques. At the thematic level, Stone’s equation of the cultural and the biological taps into modern currents of reflection on violence proposed by theorists such as Michel Foucault (1975) and Yves Michaud (2002). At the narrative level, Stone’s killers are expelled like diseased bodies, consigned to the highways and back roads configuring the synaptic space between the fixed cultural centre that rejects them and the two emphatically mobile cultures that allow their malignancy to metastasize: an American frontier culture of human cast-offs and native nomads defined by the locomotion of the car, truck, trailer or caravan (Rapping 1999); and an international media culture that disseminates their image to the remotest corners of the globe. Finally, at the levels of cinematography and editing, an ethical question is asked with reference to the work of Baudrillard (1995): could the pathological “locomotion” prevailing in Stone’s narrative be read in tandem with a cinematic “media-motion” that is equally pathological and violent? Does Natural Born Killers draw the spectator into a flux of images and sounds that is artfully constructed to offend, to induce sickness? Can a flux of images and sounds be pathological, violent or criminal?
FR:
Le road movie à caractère violent occupe une place unique au sein du genre. Natural Born Killers (1994), le film controversé d’Oliver Stone dont il sera question ici, se présente, aux dires du réalisateur, comme un commentaire sur la violence en tant que véritable « mal social » de l’Amérique. À partir de cette notion de maladie, de pathologie organique, cet article se propose d’examiner les différents modes de mobilité culturelle engrangés par cette violence, à la fois dans les thèmes du film, dans sa trame narrative et dans son emploi du montage. Sur le plan thématique, le rapprochement qu’effectue Stone entre le culturel et le biologique fait écho aux réflexions modernes sur la violence, entre autres celles qu’ont proposées Michel Foucault (1975) et Yves Michaud (2002). Sur le plan narratif, les assassins, tels deux corps malades, se voient confinés aux autoroutes et aux ruelles, qui configurent l’espace synaptique entre un centre culturel les rejetant et les deux cultures foncièrement mobiles grâce auxquelles le cancer qui les habite pourra se répandre : d’une part, une culture de l’Amérique frontalière, celle des laissés-pour-compte et des nomades, définie par le déplacement des voitures, camions et autres caravanes (Rapping 1999) ; d’autre part, une culture médiatique internationale qui dissémine l’image des tueurs aux quatre coins du globe. Enfin, le traitement de l’image et du montage soulève une question qui fait référence au travail de Baudrillard (1995) : cette locomotion « pathologique » qui prévaut dans le récit de Stone ne témoigne-t-elle pas d’une médiamotion tout aussi pathologique et violente ? Natural Born Killers cherche-t-il à plonger le spectateur dans un flux d’images et de sons savamment construit de manière à l’offenser, à lui transmettre une maladie ? Un flux d’images et de sons peut-il devenir pathologique, violent, voire criminel ?
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Le road movie interculturel comme voyage mystique : Le voyage de Fernando Solanas
Walid El Khachab
pp. 123–142
AbstractFR:
Le voyage de Fernando Solanas est un road movie interculturel oscillant entre deux tendances opposées : souligner la diversité et la multiplicité irréductibles, et penser l’ultime unité au sein d’une même culture. Les images montrent l’extrême diversité géographique, ethnique, sociale et culturelle de l’Amérique latine, à travers le voyage du jeune Martin qui parcourt le continent sud-américain à la recherche de son père. La transparence du montage participe d’une utopie de l’homogénéité, renforcée au niveau narratif par l’unicité du thème de la quête du père. Cependant, l’hétérogénéité des espaces filmiques et la narration épisodique introduisent tension et hétérogénéité au sein du film. Ainsi, Le voyage réunit deux tendances majeures du genre road movie : la construction d’une utopie de l’unité nationale, grâce à la mystique de la nation imaginée, et la production d’une dystopie critique, soulignant les tensions, diversités et discontinuités.
EN:
Fernando Solanas’s The Journey is an intercultural road movie, oscillating between two opposite trends: underlining diversity and multiplicity; and thinking the ultimate unity within the same culture. The images show the extreme geographic, ethnic, social and cultural diversity of Latin America, through the travels of young Martin who is searching for his father across the South American continent. The transparency of editing proceeds from a utopian homogeneity, reinforced on the narration level by the unifying theme of the search for the father. Yet, the heterogeneity of cinematic spaces and the episodic narration introduce tension and heterogeneity in the film. Thus The Journey combines two major trends in the road movie genre: the construction of a utopia of national unity, thanks to the mystique of the imagined nation, and the production of a critical dystopia, underlining tensions, diversities and discontinuities.
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Des rumeurs d’une culture mondialisée. Réflexions sur le film Historias Mínimas
Ludmila Brandão
pp. 143–163
AbstractFR:
Historias Mínimas, du cinéaste Carlos Sorín, a pour cadre la Patagonie argentine, et narre trois histoires qui se croisent légèrement entre des habitants de la région se déplaçant du petit village de Fitz Roy vers la ville de San Julián. L’objet de cette étude a pour but d’analyser, d’un côté, le genre cinématographique connu comme road movie et de l’autre, le phénomène d’interculturalité que le genre semble favoriser. En dépit du fait qu’Historias Mínimas ne résiste pas aux deux analyses — du point de vue de l’échelle des déplacements, le film ne peut pas être considéré comme un road movie « classique » et du point de vue des situations de l’interculturalité, il ne peut pas non plus être entièrement classé comme road movie interculturel —, le film se révèle compatible avec le genre, dans la mesure où il présente la même matrice compositionnelle et permet de plus l’analyse du phénomène interculturel dans sa forme moderne provoquée par les processus « globalisateurs » et leurs flux mondiaux d’images, d’idées et de technologies, outre les flux classiques d’argent, de marchandises et de personnes.
EN:
Carlos Sorín’s film Historias Mínimas is set in Argentina’s Patagonia region and tells three somewhat interlocking stories about inhabitants of the mall village of Fitz Roy travelling to the city of San Julián. In this article, the author examines the film genre known as the road movie on the one hand, and on the other the phenomenon of interculturality that it seems to promote. Despite the fact that Historias Mínimas does not stand up to both analyses—from the point of view of the scale of the characters’travels, it cannot be seen as a “classic” road movie, and from the point of view of its intercultural situations, it can not be entirely classified as an intercultural road movie either—the film is compatible with the genre to the extent that it presents the same compositional matrix and makes possible an analysis of interculturality in its modern form, brought about by globalizing forces and their worldwide flow of images, ideas and technologies, in addition to the classic flows of money, merchandise and people.
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On the road to Kandahar
Pierre Kadi Sossou
pp. 165–190
AbstractFR:
Voyage, rencontre de cultures, double identité du personnage Nafas constituent des éléments qui fondent Kandahar, le film du réalisateur iranien Mohsen Makhmalbaf (2001), comme road movie interculturel. Prenant pour prétexte la quête d’une soeur à sauver à Kandahar, le film fait de la narration de la route un expédient pour promener le spectateur dans les méandres de l’Afghanistan des Talibans. Sur cette route qui oriente vers les clivages entre hommes et femmes afghans, Nafas n’a de cesse d’enlever et de mettre son voile (burqa), donnant ainsi lieu de s’interroger sur la posture du dévoilement, au sens propre — enlever la burqa — comme au figuré — révéler au monde les conditions de vie des Afghans. Ce geste de dévoilement se veut symbole d’une liberté qui s’oppose aux canons du fondamentalisme religieux.
EN:
The Iranian filmmaker Mohsen Makhmalbaf’s film Kandahar (2001), a sort of intercultural road movie, is built around journeys, cultural encounters and the dual identity of the character Nafas. Taking as its starting point the search for a sister who needs to be saved in Kandahar, the film uses travel narration as an expedient to lead the viewer through the nooks and crannies of the Taliban’s Afghanistan. On this road of cleavages between Afghan men and women, Nafas is constantly raising and lowering her veil, or burka, giving rise to questions about the act of unveiling in both the strict sense of the term—removing the burka—and the figurative—revealing Afghans’living conditions to the world. This gesture of unveiling is the symbol of a freedom that is contrasted with the canons of religious fundamentalism.
Hors dossier / Miscellaneous
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Le cinéma et les automates. Inquiétante étrangeté, distraction et arts machiniques
Jean-Pierre Sirois-Trahan
pp. 193–214
AbstractFR:
Plusieurs auteurs, abordant le problème de l’ontologie du cinéma, ont construit des analogies entre le cinéma et des créatures fantastiques (la momie, le fantôme, le vampire, la créature de Frankenstein). L’hypothèse proposée dans cet article est celle d’une analogie entre ces deux arts machiniques, à la fois techniques et esthétiques, que sont les automates mécaniques et le cinématographe, afin de questionner le topos du « cinéma, art du mouvement et de la vie ». Ce questionnement conduit l’auteur à aborder le concept de l’« inquiétante étrangeté » de Freud et l’épistémè de ce que Villiers de L’Isle-Adam appelait le « positivisme énigmatique ». L’auteur établit également un lien entre le cinéma pensé comme automate et le problème esthétique de la « distraction », traité à la fois par Henri Bergson dans Le rire et Walter Benjamin dans son article « L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique ». À la lecture de ces deux auteurs, il appert qu’excès et absence de distraction forment les deux bornes fixées par la perception moderne. Le sujet de la modernité est clivé, partagé entre conscience et inconscience, entre liberté et automatisme — et ce sujet est aussi le sujet spectatoriel du cinéma. Par ailleurs, l’automate permet de comprendre en quoi le romantisme fantastique peut être l’épistémè du cinématographe. Le cinéma, comme l’automate, est le lieu d’un balancement, d’une incertitude. Aussi, l’automate sera-t-il au centre d’une définition possible de la modernité. Quant à l’image mouvante, elle traduirait, selon Benjamin, comment la modernité fut marquée par l’avènement d’une perception nouvelle.
EN:
Several authors, in their discussions of the problem of the ontology of the cinema, have drawn analogies between the cinema and fantastic creatures (mummies, ghosts, vampires, Frankenstein’s creature). The hypothesis of the present article is that an analogy can be drawn between the two mechanical arts the automaton and the cinematograph, arts which are both technological and aesthetic, as a way of examining the topos “cinema, art of movement and life.” This analysis leads the author to address Freud’s concept of the “uncanny” and the episteme of what Villiers de L’Isle-Adam called “enigmatic positivism.” The author also establishes a link between the cinema, seen as an automaton, and the aesthetic problem of “distraction” as discussed both by Henri Bergson in Laughter and Walter Benjamin in his article “The Work of Art in the Age of its Technological Reproducibility.” Reading these texts, it appears that an excess and an absence of distraction form the two boundaries fixed by modern perception. The subject of modernity is cleaved, divided between the conscious and the unconscious, between freedom and automatism—and this subject is also the spectatorial subject of the cinema. In addition, the automaton enables us to see how fantastic Romanticism may be the episteme of the cinematograph. The cinema, like the automaton, is the site of a balancing, of uncertainty. The automaton may also be at the centre of a possible definition of modernity, in the same way that the moving image, for Benjamin, conveys the emergence of the new forms of perception associated with it.
Hors dossier / Miscellaneous
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A Madison for Outcasts: Dance and Critical Displacements in Jean-Luc Godard’s Band of Outsiders
Svea Becker and Bruce Williams
pp. 215–235
AbstractEN:
In light of Timothy Corrigan’s discussion of the cult film as “adopted child,” Godard’s Band of Outsiders (Bande à part) can be viewed as a film which has transcended its original destiny and opened doors to diverse critical and spectatorial receptions. Drawing upon pulp fiction and the “B movie” genre, Godard’s original intent was to make a mainstream film. But it was precisely the film’s homage to the American mainstream that soon led to its cult status in non-mainstream cinema. Based on a pulp fiction novel by Delores Hitchens, Band of Outsiders celebrates dance and movement from American popular culture and, in particular, American jazz dance as popularized in Europe in the early 1960s. In one sequence, the protagonists break into the Madison, a line dance that quickly moved from the African-American community to the white mainstream through such television shows as American Bandstand and to Europe through the work of such performers/teachers as Harold Nicholas. The freedom of movement within a structured environment, which defines the Madison, recalls the director’s own approach to filmmaking as well as his high regard for the physical dexterity of his actors. Inasmuch as each dancer dances the Madison “solo,” the dance allows individual characters to articulate through movement their mental and emotional states. At the same time, it permits the three protagonists to function as a synchronized group, a “band of outsiders.” The Madison sequence, moreover, presents a microcosm of many of the ideological and aesthetic premises of the Nouvelle Vague and is particularly reflective of Godard’s love of Americana. This dance, itself synonymous with the film, is the sequence that generates the most intricate intertextual references as well as the most divergent critical response. The Madison has thus become the vehicle through which Band of Outsiders has come to stand in for non-mainstream cinema at large.
FR:
Dans la perspective de Timothy Corrigan, qui définit le film-culte comme un « enfant adopté », Bande à part de Jean-Luc Godard peut être pensé comme un film ayant transcendé sa vocation initiale et ouvert la voie à différentes réceptions critiques et spectatorielles. Attiré par la littérature de gare et les films de série B, Godard avait comme intention première de faire un film grand-public. C’est précisément parce que Bande à part rend hommage au cinéma populaire américain qu’il est devenu un film-culte du cinéma marginal. Adaptation d’un roman de gare de Delores Hitchens, Bande à part rend hommage à la danse populaire américaine, et en particulier à la danse jazz, popularisée en Europe au début des années 1960. Dans une séquence du film, les protagonistes exécutent un Madison, une danse en ligne d’abord populaire au sein de la communauté afro-américaine, mais que les Blancs se sont rapidement accaparé par le truchement d’émissions de télévision comme American Bandstand et, en Europe, grâce au travail d’interprètes/enseignants comme Harold Nicholas. Cette liberté de mouvement au sein d’un environnement structuré, qui est propre au Madison, on la retrouve également dans la démarche de Godard, notamment dans l’importance qu’il accorde à l’agilité physique de ses acteurs. Dans la mesure où chaque personnage de la séquence du Madison danse « en solo », on peut dire que cette danse leur permet d’exprimer leurs émotions et états d’âmes respectifs. Mais le Madison leur permet aussi de s’affirmer en tant que groupe, et de faire en quelque sorte « bande à part ». Par ailleurs, cette séquence offre une synthèse de ce que représente la Nouvelle Vague, tant sur le plan esthétique que sur le plan idéologique, et est particulièrement représentative de la grande estime qu’a Godard pour la culture américaine. En termes de références intertextuelles, la séquence du Madison est la plus chargée du film, et c’est par ailleurs celle qui a suscité les réactions les plus variées chez la critique. Le Madison peut donc être considéré comme le véhicule grâce auquel Bande à part a pu devenir un archétype du cinéma marginal.