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Alors que les années 1970 marquaient la mort du système de Bretton Woods avec la cessation de la convertibilité en or du dollar américain et l’introduction des taux de change flottants, plusieurs voix ont fait miroiter l’idée de faire un nouveau Bretton Woods à la suite de la crise économique de 2008. Forgotten Foundations of Bretton Woods paraît 70 ans plus tard que les accords célèbres signés dans cette ville du New Hampshire en juillet 1944 et qui ont permis la création des deux organismes chargés d’assurer l’ordre économique international, soit le Fonds monétaire international et la Banque internationale pour la reconstruction et le développement.
L’ouvrage, divisé en neuf chapitres excluant l’introduction et la conclusion, est le résultat d’une longue démarche historique échelonnée sur plus d’une décennie à l’aide de matériel d’archives. L’objectif avoué de publier un livre sur ces accords, et par ailleurs fidèle à certains autres écrits de l’auteur portant sur l’économie politique internationale, est d’offrir une perspective non conventionnelle. Ce caractère non conventionnel de l’ouvrage tient principalement au fait qu’il réinterprète les accords en tenant compte du dialogue Nord-Sud à une époque qui paraît pourtant bien éloignée des préoccupations actuelles d’une meilleure prise en compte des aspirations des puissances émergentes du Sud dans l’ordre économique international.
Malgré cet aspect atypique, l’auteur prend soin de nuancer le fait que les accords se sont appliqués différemment, surtout après l’arrivée de Truman au pouvoir, bien que les pays du Sud aient réellement été pris en considération lors des négociations. Autrement dit, en transférant ces propos en des termes propres aux politiques publiques, Helleiner ne s’intéresse véritablement qu’à la phase de formulation de l’accord et aux idées qui y sont associées et non pas à son application ou à sa mise en oeuvre.
Dès l’introduction, l’auteur présente et pourfend la vision conventionnelle voulant que le développement et les pays du Sud ne soient qu’un aspect trivial des accords, souvent représentés comme le résultat d’un compromis américain et britannique. À cet effet, un ouvrage récent traite explicitement de Bretton Woods sous cet angle, à travers les visions des deux protagonistes principaux, White et Keynes, négociant ainsi le transfert de la domination mondiale des Britanniques vers les Américains (Steil 2013). Pour Helleiner, cette vision erronée de l’histoire est principalement due au fait que la majorité des auteurs font du discours inaugural de Truman en 1949 le point d’origine du développement international.
En oubliant l’importance de ce sujet lors des négociations et en ne se concentrant que sur l’application de ces accords, il est évidemment facile d’associer Bretton Woods directement avec ce que Ruggie a nommé le libéralisme intégré (embedded liberalism) et avec l’avènement de la guerre froide. Loin de le montrer comme une simple conférence « bilatérale » ou un rite de passation de pouvoir, l’ouvrage d’Helleiner rappelle que quarante-quatre gouvernements y ont participé dont, vous vous en doutez bien, plusieurs pays en développement. De fait, le nombre de délégués des trente-deux pays du Sud impliqués dans les négociations était plus élevé que le nombre de délégués venant des pays industrialisés. À cet effet, il est surprenant d’apprendre que la délégation chinoise était deux fois plus nombreuse que la délégation britannique et que la délégation brésilienne était tout aussi nombreuse que celle du Canada !
Les trois premiers chapitres por- tent sur les relations de bon voisinage et sur des partenariats établis entre les décideurs américains et les décideurs latino-américains qui ont émergé vers la fin des années 1930. On y expose les motivations derrière ces partenariats à l’aide de deux initiatives : la négociation de 1939 sur la banque interaméricaine et la mission cubaine de 1941 et 1942. Par contre, c’est surtout l’expérience paraguayenne de 1943 et 1944 avec les conseils de la Réserve fédérale américaine au regard de ses projets de réforme qui aurait contribué à ce que plusieurs propositions liées au développement dans le cadre des négociations de Bretton Woods soient appuyées par les pays de l’Amérique latine.
Ces derniers n’étaient pas les seuls pays du Sud à être représentés à Bretton Woods. Les chapitres subséquents de l’ouvrage portent sur les pays sud-asiatiques, sur les réticences britanniques face aux propositions consacrées au développement, puis finalement sur l’Europe de l’Est et l’Inde. Il s’agit de chapitres fort intéressants, parce qu’il existe bien peu d’écrits sur le rôle qu’ont pu jouer certains de ces pays comme la Chine ou l’Inde au sein de ces négociations, alors qu’ils sont aujourd’hui des interlocuteurs incontournables. À cet effet, Helleiner montre, par exemple, que la Chine participait activement aux négociations et qu’elle était l’un des quatre rares pays à avoir préparé des solutions de rechange formelles aux plans de Keynes et White. Notons qu’une petite portion de chapitre porte sur l’alternative canadienne !
L’ouvrage se voulant descriptif et historique, l’auteur se garde de mobiliser les théories des relations internationales ou de l’économie politique internationale. Ce livre reste particulièrement rafraîchissant et met bien en perspective les fondements « oubliés » du développement international avec le rôle qu’ont pu jouer les pays du Sud dans le cadre des négociations de Bretton Woods face aux débats actuels liés à la gestion de leur quête de puissance dans l’ordre international. Toutefois, comme le conclut l’auteur, les attentes espérées des suites de l’accord ont vite fait place à l’amertume pour plusieurs participants, d’une part, à cause du rejet du multilatéralisme sous le plan Marshall et, d’autre part, en raison du refus du Congrès américain de ratifier la création de ce qui aurait été l’International Trade Organization.