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La tentation de déterminer quel individu, quelle entreprise ou quel pays est le plus puissant au monde s’est aujourd’hui banalisée. La presse tente ainsi chaque année d’établir des classements en ce sens. Pourtant, la notion de puissance est particulièrement difficile à cerner et ne peut se réduire à une accumulation de chiffres d’affaires ou de matériels militaires. La question est donc de savoir comment appréhender cette notion : est-il question d’influence, de pouvoir, de force, de contrainte, de contrôle, d’autorité ou de légitimité ?

L’ouvrage de Fabrice Argounès, Théorie de la puissance, livre les clés pour comprendre cette notion beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. La principale force de ce livre est de rendre accessibles les enjeux de sa définition, les contours des différentes approches théoriques, ainsi que l’évolution du concept à travers des travaux universitaires riches et abondants. Cet ouvrage vient assurément combler un vide dans la littérature scientifique francophone.

Spécialiste de géopolitique, Fabrice Argounès dépeint tout au long de l’ouvrage les nuances d’un concept qui semble pouvoir sans cesse se réinventer. Il s’agit en substance de la trame de ce livre.

À cet égard, la définition de « puissance », ne trouvant aucun consensus, oscille entre les approches agrégative, relationnelle ou structurelle. Autrement dit, la puissance peut tout d’abord être analysée comme une accumulation de ressources, aussi bien matérielles (force militaire, ressources naturelles, capacité industrielle, démographie, etc.) qu’immatérielles (morale nationale, caractère national, diplomatie et gouvernement) : c’est l’approche agrégative. Ce concept peut également être compris comme une volonté d’influencer autrui et de lui imposer sa volonté : c’est l’approche relationnelle. Enfin, la puissance s’exprime aussi par la capacité d’un acteur de façonner le système dans lequel il évolue : c’est l’approche structurelle.

Argounès rappelle que chaque définition représente une vision particulière du monde. Ces visions tentent à leur manière de décrire les évolutions géopolitiques de leur temps et sont, à ce titre, fortement politisées. Mobiliser le concept de puissance pour caractériser des politiques est un exercice de puissance en soi. Ainsi la théorie du soft power peut-elle aussi bien être employée pour démontrer l’attraction qu’exercent les États-Unis dans le monde que pour opposer une diplomatie chinoise non coercitive à une diplomatie américaine interventionniste.

Il est si complexe d’appréhender la puissance que cela se traduit aussi par la diversité des approches théoriques et par l’évolution de leurs réflexions. Historiquement considérée comme un moyen aux mains d’un État pour oeuvrer au sein du système international, la puissance est peu à peu devenue une composante de celui-ci. En effet, si les réalistes classiques, portés notamment par Thucydide ou Machiavel, considéraient la quête de puissance et de domination comme l’objectif ultime d’une cité-État ou d’un royaume pour assouvir ses ambitions, Edward H. Carr et ses successeurs décrivent la puissance comme un élément constitutif de la politique internationale et des relations entre États.

Au-delà des courants classiques d’analyse de la puissance – tels que le réalisme, le libéralisme ou le constructivisme –, d’autres théories (dites critiques) sont venues apporter de nouvelles réflexions sur le sujet et font apparaître de nouvelles formes ou relations de puissance. En dénonçant la masculinisation des concepts et la masculinité des relations internationales, les études de genre en sont un fort bel exemple. Les théories non occidentales ont quant à elles permis de déplacer le curseur d’analyse qui reflète dès lors les transformations de l’ordre international. Elles contribuent à leur tour à remettre en cause les approches dominantes de la puissance.

Une de ces transformations concerne notamment la diversité des acteurs. En effet, l’État n’est plus l’unique détenteur de la puissance. Il doit oeuvrer sur la scène internationale avec une myriade d’autres acteurs qui pèsent ou tentent de peser sur la marche du monde. Les organisations internationales – comme l’ONU, la Banque mondiale ou le FMI – ainsi que les institutions régionales – telles que l’Union européenne ou l’ASEAN – semblent participer activement à l’élaboration de politiques internationales et donc au changement de l’ordre mondial. À moins, comme semblent le penser les tenants d’une vision réaliste des relations internationales, qu’elles ne demeurent finalement qu’un lieu où s’expriment les rapports de force des États.

Au-delà des institutions précédemment citées, certaines réflexions sur la puissance considèrent que des acteurs transnationaux – tels que les ONG, les entreprises, les organisations criminelles – ou des individus, exercent également une influence majeure sur la scène internationale. Cette conception élargit la compréhension de la puissance puisque ces nouveaux acteurs démontrent, d’une part, que la politique internationale n’est plus réservée aux seuls États et, d’autre part, que les domaines économiques, sociaux et sociétaux dans lesquels ils évoluent représentent de nouveaux terrains où s’exprime la puissance.

Finalement, Théorie de la puissance offre au lecteur un guide utile pour saisir les enjeux et les limites du concept de puissance. Malgré l’absence de certaines références (comme celles de Thierry Balzacq ou Reinhold Niebuhr), les principales pistes de réflexions sur la puissance sont traitées. Relevons aussi l’originalité des encadrés qui apportent du dynamisme à l’ouvrage, comme « Jeux vidéo et guerre », « Pouvoir/Puissance symbolique », « Diplomatie du Star System » ou encore sur le thème d’Internet.

Cependant, Fabrice Argounès aurait pu approfondir certaines parties de l’ouvrage, au premier rang desquelles les théories non occidentales, notamment d’Afrique et d’Amérique latine, ainsi que la place de l’individu dans les relations internationales. Au rang des déceptions, l’auteur a décidé de faire abstraction de la dimension technologique de la puissance qui semble cependant pertinente, avec le domaine cyber, l’intelligence artificielle et la robotique. Une réflexion autour du terrorisme aurait également pu être développée.

En fin de compte, cet ouvrage ne permettra pas au lecteur de déterminer quel acteur est le plus puissant, mais il stimulera assurément ses réflexions sur la notion de puissance.