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The policy of the state remains unchanged. We can only be friendly neutral. From the moment this war began, there was, for this state, only one policy possible, neutrality.

Éamon de Valera, Discours sur la neutralité de l’Irlande pendant la Seconde Guerre mondiale, 12 décembre 1941

En 2012, le Musée de l’Armée à Paris retraçait la longue histoire de la coopération militaire entre la France et l’Irlande, s’étalant du 17e siècle, lorsque la première brigade irlandaise s’engagea aux côtés des troupes de Louis XIV, jusqu’à l’opération Eufor Tchad/République centrafricaine (rca), en 2008-2009, lorsque les deux pays eurent la tâche de partager le commandement de cette opération de maintien de la paix de l’Union européenne (ue). L’exposition fut surtout l’occasion de rappeler comment l’engagement militaire international de l’Irlande avait toujours et avant tout servi son objectif politique d’indépendance et d’émancipation vis-à-vis du Royaume-Uni. C’est ce qui amena très tôt l’Irlande, une fois son indépendance acquise dans l’entre-deux guerres, à adopter une posture de neutralité militaire active qu’elle revendique encore aujourd’hui.

Au sein de la recherche consacrée aux stratégies de défense des petits pays, l’Irlande représente un cas intéressant, où l’interventionnisme militaire – c’est-à-dire le fait de s’ingérer entre les parties d’un conflit interne au moyen d’un mandat international (Berdal et Economides 2007) – agit comme un mécanisme de sauvegarde de la souveraineté. En effet, et comme nous le verrons plus en détail par la suite, si la neutralité implique de ne pas faire partie d’alliances militaires telles que l’Otan, dans le cas de l’Irlande elle ne doit pas être assimilée à une forme d’isolationnisme et de non-intervention dans les conflits internationaux, mais plutôt comme une façon particulière d’envisager cet interventionnisme, qui met l’accent sur la légalité de l’usage de la force, l’impartialité, l’absence d’intérêts particuliers et la défense des valeurs de l’ordre international. C’est ce que l’on retrouve dans le concept de neutralité « active » (Doherty 2002).

Par conséquent, si l’Irlande n’est pas membre de l’Otan (elle lui est cependant associée par l’intermédiaire du programme du Partenariat pour la paix, pfp), elle est un membre actif des opérations de maintien de la paix de l’Organisation des nations unies (Onu) depuis les années 1960. Elle est également partie prenante de la Politique de sécurité et de défense commune (psdc) de l’ue depuis 2000. Dans le programme de sa présidence tournante du Conseil de l’ue en 2013, le gouvernement irlandais rappelait d’ailleurs que « l’Irlande cherchera à renforcer les relations entre les organisations régionales et l’Onu, notamment par l’intermédiaire de l’engagement et de la participation de l’ue aux opérations de maintien de la paix des Nations unies » (Irlande 2013 : 18), réaffirmant ainsi ce lien étroit entre neutralité active et cadre d’action onusien.

Plusieurs questions viennent alors à l’esprit : comment combiner culture interventionniste et neutralité sans risquer de décrédibiliser cette dernière posture ? Comment transcrire dans la pratique l’interventionnisme avec les ressources militaires très limitées dont dispose un pays comme l’Irlande ? Quelle est l’articulation stratégique entre cette posture de défense et la sauvegarde de la souveraineté ? Cet article développera l’argument selon lequel la neutralité active est l’approche stratégique par laquelle l’Irlande a su acquérir une certaine influence dans la communauté de la sécurité internationale, en lui permettant de mettre en valeur des ressources (ou du capital, pour adopter un vocabulaire de sociologie politique) dont ses acteurs de sécurité disposent. Si l’on en juge par la faculté qu’a eue l’Irlande au cours de son histoire à siéger comme membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations unies (quatre fois au total), il semble que cette stratégie de neutralité active porte ses fruits.

Naturellement, cette influence reste limitée, eu égard aux faibles capacités humaines, financières et militaires dont le pays dispose, mais elle assure à l’Irlande un statut international qui dépasse ce que l’on pourrait attendre si l’on se contentait d’une lecture purement matérielle de la puissance. Reprenant la typologie bourdieusienne à notre compte (Bourdieu 1972), nous mettrons en avant trois types de capital – social, culturel et symbolique – que nous appliquerons au cas des pratiques irlandaises du maintien de la paix.

La principale section empirique de cet article illustrera l’argument à partir d’une étude du comportement de l’Irlande et de ses principaux acteurs impliqués dans l’opération Eufor Tchad/rca de 2008-2009, afin de mettre en lumière les ressources sociales, culturelles et symboliques mises en valeur par ces acteurs, et comment elles s’inscrivent dans une démarche stratégique plus large. À cette fin, 25 entrevues semi-dirigées, d’une durée moyenne de 45 minutes, ont été menées et enregistrées avec certains des principaux protagonistes politiques, diplomatiques et militaires de l’opération à l’époque, quelques mois après la fin de l’opération[1]. Les premiers sujets ont été sélectionnés à partir d’organigrammes et d’informations disponibles publiquement (ministères de la Défense, des Affaires étrangères, représentations diplomatiques permanentes à Bruxelles, principaux officiers militaires à la tête de l’opération). Les personnes interviewées par la suite l’ont été selon la méthode d’échantillonnage du réseau, dite également de la « boule de neige », dans laquelle les contacts sont fournis directement par les personnes déjà interrogées (Rathbun 2008). Cela nous a notamment permis de nous entretenir avec un certain nombre d’officiers et de militaires du rang qui étaient présents sur le terrain lors de l’opération.

D’un point de vue théorique et méthodologique, la démarche de l’article s’inscrit dans le courant pratique en Relations internationales (voir entre autres Adler et Pouliot 2011 ; Forget et Rayroux 2012 ; Adler-Nissen 2013 ; Cornut 2015 ; Bueger et Gadinger 2018), courant inspiré par la sociologie politique d’auteurs comme Pierre Bourdieu et Erving Goffman. Le courant pratique met l’accent sur les modes d’action privilégiés par les membres d’un groupe social (champ), modes d’actions caractérisés par leur aspect routinier, fondé sur des compétences et un savoir-faire acquis par l’expérience et répétés au fil du temps (habitus), et qui par conséquent correspondent aux attentes des autres membres de ce groupe social. Ces modes d’action s’appuient sur des ressources (capital) qui peuvent être matérielles ou idéelles, dont l’usage est reconnu comme approprié et légitime par l’ensemble des membres du groupe. Cet usage légitime se retrouve dans la notion de capital symbolique. Lorsque l’on parle de l’usage de capital et du développement de pratiques, il est bien important de noter que ceux-ci opèrent au niveau de l’acteur individuel (diplomate, fonctionnaire, officier militaire) en relation avec ses pairs, et non au niveau de l’État pris dans son ensemble.

Dans le cadre d’une recherche portant sur les petits États, l’approche par les pratiques présente l’avantage de sortir la problématique d’un cadre d’analyse purement matérialiste, en montrant comment un acteur peut faire un usage stratégique d’un éventail de ressources – non uniquement matérielles ou institutionnelles – pour jouir d’une influence sociale et politique parmi ses pairs. Avant d’appliquer ce cadre d’analyse au cas des acteurs irlandais dans Eufor Tchad/RCA, cet article débute par une section qui décrit dans quelle mesure l’Irlande peut à juste titre être caractérisée comme un petit État en matière de défense, avant de revenir plus en détail sur la notion de neutralité active et la façon dont elle se transcrit dans l’approche irlandaise du maintien de la paix dans une deuxième section.

I – Un petit État en matière de défense : statut et stratégies

Traditionnellement, on peut aborder la définition et la classification des « petits » États à partir de critères quantitatifs, subjectifs ou contextuels (Guilbaud 2016). L’approche quantitative met l’accent sur des critères de puissance objectifs, alors que l’approche subjective relève souvent d’une auto-identification de la part des acteurs de l’État, qui mène à des stratégies d’action particulières. L’approche contextuelle observe la capacité d’influence d’un petit État dans un environnement spatio-temporel déterminé. Quelle que soit l’approche retenue, le statut de l’Irlande comme petit État en matière de défense ne fait pas l’objet de beaucoup de contestations.

D’un point de vue objectif et quantifiable, l’Irlande est un État dont les capacités sont très limitées. En 2019, on comptait environ 1500 employés au sein du ministère des Affaires étrangères et 13 000 au sein de la Défense, incluant les forces armées. D’après l’International Institute for Strategic Studies, les forces armées irlandaises d’active s’élevaient en 2016 à 9100 soldats (Banque mondiale 2019a). En 2017, selon le Stockholm Peace Research Institute, l’Irlande a consacré 990 millions d’euros à son budget de défense (Banque mondiale 2019b). À titre de comparaison, le budget de défense de la France pour les mêmes années était environ 50 fois plus élevé (51 milliards d’euros), et les forces armées environ 30 fois plus nombreuses (300 000).

De plus, non seulement l’Irlande dépense peu pour sa défense en termes absolus, mais également en termes relatifs – en proportion de son pib. En 2017, ce pourcentage n’était que de 0,4 %, soit un des plus faibles au monde. En revanche, et à titre de nuance, notons que l’Irlande déployait en 2018 648 soldats dans diverses opérations de maintien de la paix, en particulier au Liban (Finul ii) et sur le plateau du Golan (undof). Cela représente très peu en chiffres absolus, mais beaucoup en termes relatifs, si l’on rapporte le chiffre au total des forces armées. L’Irlande fait partie des nations au monde dont le taux de déploiement des forces armées dans des opérations extérieures est le plus élevé (proche de 10 %).

La faiblesse des effectifs dans les ministères affecte naturellement la conduite de la politique étrangère et de la politique de défense. Par exemple, la division « politique de sécurité » du ministère des Affaires étrangères emploie moins de dix personnes, qui ont en charge à la fois la Politique étrangère et de sécurité commune (pesc) de l’ue et la psdc (civile et militaire), les opérations de maintien de la paix de l’Onu, et le pfp de l’Otan[2]. En particulier, l’émergence de la psdc dans les années 2000 a profondément bouleversé la structure et les modes de fonctionnement des ministères, en raison du rythme des réunions à Bruxelles (plusieurs fois par semaine). Les fonctionnaires ont également dû acquérir une expertise nouvelle sur certains enjeux, comme la gestion civile des crises (par exemple la formation de policiers ou la réforme du secteur judiciaire)[3]. On a donc assisté, en Irlande comme dans d’autres pays de l’ue, à une européanisation du fonctionnement des affaires étrangères et de la défense, qui s’est traduite par une certaine pression administrative et politique, ainsi que par un renforcement des pouvoirs de l’exécutif (Tonra 2001 ; Laffan et O’Mahoney 2007).

Ces travaux sur l’européanisation ont également montré que les « petits » États tendent naturellement à subir le leadership politique des « grands » États. En raison de leurs capacités moindres, ces petits États n’ont d’autres choix que d’adopter des stratégies telles que : concentrer les ressources (administratives, humaines et financières) autour d’un certain nombre d’enjeux précis et bien ciblés ; agir comme médiateur cherchant à favoriser le consensus ; chercher à mettre en place des coalitions pour peser dans la prise de décision ; ou encore développer une expertise de pointe sur un enjeu particulier (Wivel 2005 ; Panke 2010). On retrouve ici l’illustration d’une approche plus subjective et relationnelle de la notion de « petit » État, où les principaux décideurs adoptent de façon consciente des stratégies d’influence en adéquation avec leur propre perception de leur niveau de puissance.

Par ailleurs, et pour adapter les propos de Sophie Jacquot et Cornelia Woll (2004) au cas qui nous intéresse, il est important pour les acteurs de ces petits États, dont les ressources sont limitées, d’afficher leur participation et leur présence, d’occuper le terrain, afin d’apparaître comme des acteurs crédibles et bien intentionnés et d’être ainsi susceptibles de défendre leurs intérêts nationaux lorsqu’un sujet sensible surgit dans les discussions. C’est ce qui relève d’une « logique de positionnement », par opposition à une « logique d’influence », plus fréquente chez les acteurs des grands États (Jacquot et Woll 2004 : 26).

Ces divers éléments des recherches en études européennes trouvent également un écho en Relations internationales, dans la production savante sur les petits États qui s’efforce d’identifier quels peuvent être les outils d’influence et de puissance de ces derniers. Là encore, les principaux éléments qui ressortent sont les suivants : développement et maintien d’une réputation positive ; rôle proactif dans la promotion des normes internationales (multilatéralisme, coopération internationale, approche globale de la sécurité) ; et rôle de médiation, cohésion et flexibilité administrative permettant une adaptation rapide (Browning 2006 ; Ingebritsen et al. 2006 ; Rickli 2008 ; Cooper et Shaw 2012). Visibilité, prestige, réputation deviennent alors des éléments centraux de la puissance, autant d’éléments qui portent vers une définition non objective, quantitative et mesurable de cette dernière. Comme nous le verrons dans les deux sections suivantes, cette approche de l’influence et de la puissance cadre parfaitement avec la démarche stratégique adoptée par l’Irlande, s’agissant de sa politique de défense.

Pour conclure cette première section, notons, car c’est un élément que nous retrouverons également dans la suite de l’analyse avec l’exemple d’Eufor Tchad/RCA, que ces contraintes de ressources peuvent être perçues à la fois comme un handicap et comme un atout du point de vue des acteurs de ces petits États, car elles permettent aussi une certaine capacité d’adaptation et de flexibilité. Lors d’une entrevue, le directeur politique du ministère irlandais de la Défense a par exemple décrit comment il n’avait d’autre choix que de porter de multiples casquettes, étant à la fois responsable des opérations de maintien de la paix dans le cadre de l’Onu, de la psdc, de l’Otan (en tant que partenaire associé), ou encore de l’osce[4]. De plus, il faisait partie de cette génération de fonctionnaires arrivés au ministère de la Défense au milieu des années 2000, lors de la mise en place de la psdc. Auparavant, il travaillait au sein du ministère des Finances, où il était chargé de la politique des fonds structurels de l’ue.

Les parcours professionnels tendent à être beaucoup moins spécialisés que dans l’administration publique des grands États, comme l’a confirmé un officier de la représentation militaire permanente à Bruxelles.

C’est une dynamique que vous retrouverez dans tous les petits États et toutes les petites forces armées. On acquiert un peu d’expérience dans plein de domaines. Sur une période de vingt, trente ans, on fait un peu de tout. Alors que dans les plus grosses armées, comme en France, vous suivez un canal unique. Et il y a une forte spécialisation, ce que nous ne pouvons pas nous permettre[5].

En réalité, ce que les acteurs perdent sur le plan de la connaissance fine des dossiers, par manque de temps et de ressources, ils tendent à le regagner sur le plan de l’adaptabilité et de la vitesse de circulation de l’information. Comme l’a noté un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères lors de son entrevue,

[q]uand vous êtes à Bruxelles, l’attitude des pays dans les rencontres de l’Otan et des mêmes pays dans celles de l’ue peut varier beaucoup. Parce que clairement, il y a un manque de coordination interne dans plusieurs de ces pays. Mais nous n’avons pas ce problème-là, car nous nous coordonnons avec nous-mêmes[6] !

La modestie des effectifs au sein du ministère des Affaires étrangères ou du ministère de la Défense a pour conséquence que tout le monde se connaît, et qu’il est facile pour un membre de la représentation permanente à Bruxelles de prendre le téléphone, parfois dix minutes avant une réunion importante, pour parler à quelqu’un à Dublin et résoudre rapidement un problème inattendu. Cette souplesse administrative peut s’avérer bénéfique, même s’il ne faut pas oublier qu’elle se fait au prix de la connaissance approfondie de certains dossiers et de la capacité de consacrer suffisamment de ressources à pousser des sujets en amont, à l’étape de la mise sur agenda, où les petits États restent souvent tributaires des plus grands.

Donc, aussi bien en termes de capacités matérielles que de stratégie d’action et d’utilisation des ressources, l’Irlande correspond largement à l’idée de la puissance que l’on se fait habituellement dans les travaux sur le sujet. En revanche, la posture de neutralité, que nous allons maintenant aborder, constitue un élément certes pas unique, mais distinctif.

II – Neutralité active et maintien de la paix

Avant de voir comment l’idée de neutralité active opère concrètement dans le domaine du maintien de la paix, il importe de revenir brièvement sur le concept et son origine historique, afin d’en comprendre la portée symbolique et le poids dans les décisions de politique étrangère de l’Irlande.

A – Le concept de neutralité active

L’histoire de la neutralité de l’Irlande est indissociable de sa lutte pour l’indépendance dans le contexte des deux guerres mondiales au 20e siècle. Alors que le territoire irlandais était intégré au Royaume-Uni depuis l’Acte d’union de 1801, la fin du 19e siècle et le début du 20e siècle ont vu croître l’influence du mouvement indépendantiste. L’Irlande acquit une première forme d’autonomie politique (parlement et gouvernement) à travers le Home Rule Act de 1914, tout en restant sous la tutelle de la Couronne britannique, mais cette solution de compromis ne satisfaisait ni les indépendantistes, ni les partisans de l’union avec le royaume britannique.

La Première Guerre mondiale mit le projet d’indépendance en suspens, mais elle ne fut pas sans conséquence sur le sentiment de la population irlandaise. En effet, alors que le gouvernement irlandais souhaitait se tenir à l’écart de la guerre, la conscription forcée, imposée par les Britanniques en 1918, rencontra une grande opposition populaire et contribua à asseoir le lien entre défense de la neutralité, souveraineté et nationalisme au sein de l’opinion publique (Gillisen 1995).

Le 21 janvier 1919, le Parlement irlandais (Dáil Éireann) nouvellement constitué par les députés indépendantistes du Sinn Féin, élus lors des élections générales britanniques de 1918, proclama l’indépendance de la République irlandaise. S’ensuivit une guerre d’indépendance et un conflit civil qui aboutirent à la création de l’État libre d’Irlande en 1921 (et au rattachement de la future Irlande du Nord au Royaume-Uni). Pas totalement indépendant, l’État libre d’Irlande resta un dominion de l’Empire britannique jusqu’à la prise du pouvoir par les indépendantistes républicains du Fianna Fáil, opposés à l’accord de 1921, et dont le fondateur Éamon de Valera devint président du conseil exécutif en 1932. L’indépendance complète de l’Irlande fut atteinte en 1938, après que De Valera eut soumis avec succès une nouvelle constitution, républicaine cette fois, et qu’ait été signé un accord de paix irlando-britannique qui rétablissait des relations commerciales complètes et restituait les infrastructures militaires portuaires aux Irlandais. L’Irlande quitta le Commonwealth dix ans plus tard, en 1948.

Bien que faisant preuve de bienveillance envers les Alliés, l’Irlande de De Valera choisit de rester neutre pendant la Seconde Guerre mondiale, afin de préserver son émancipation nouvellement acquise. Président de l’Assemblée générale de la Société des Nations en 1938, De Valera était aux premières loges pour constater l’impuissance de cette dernière à contrer les visées expansionnistes de l’Axe, ce qui renforça sa conviction que la neutralité était la meilleure voie pour défendre la souveraineté (Kennedy 1996 ; O’Donoghue 2010). Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Irlande refusa également de se joindre à l’Otan, voyant dans l’appartenance à l’alliance Atlantique un soutien indirect au Royaume-Uni, qui était accusé d’alimenter les divisions internes en Irlande en soutenant la partition de l’île (Gillisen 1995 : 194).

Pour saisir la neutralité irlandaise, il faut donc bien comprendre qu’au-delà de son socle stratégique naturel – la non-participation aux alliances militaires comme l’Otan –, elle possède une dimension culturelle et identitaire fondamentale, marquée par un fort sentiment de fierté nationale. Dans sa politique étrangère et de sécurité durant la guerre froide, cette posture s’est traduite par le soutien marqué, au sein de l’Onu, à l’émancipation nationale et à l’anticolonialisme, ainsi qu’à la primauté du droit international, au désarmement et à la non-prolifération nucléaire, ou encore à la promotion de l’aide au développement international (Doherty 2002 ; Tonra et al. 2012).

C’est à ce titre que les spécialistes de la politique étrangère et de sécurité de l’Irlande évoquent une conception « active » de la neutralité (Doherty 2002 ; Agius et Devine 2009), c’est-à-dire une neutralité loin d’être impartiale, mais caractérisée par un activisme international fort, en dépit de ressources matérielles limitées, et par une implication significative des acteurs internes (partis politiques, organisations non gouvernementales) et de l’opinion publique dans les décisions de politique étrangère. Par exemple, toute décision de déployer des troupes dans une opération extérieure de maintien de la paix est soumise, outre à une résolution de l’Onu et une décision du gouvernement, à un vote obligatoire du Parlement. Comparativement aux autres pays européens qui ont adopté une culture stratégique semblable – Autriche, Finlande, Suède, Suisse – la neutralité irlandaise est plus proche de la conception libérale des relations internationales, où idées et acteurs internes jouent un rôle significatif, que de la conception réaliste, qui voit la neutralité essentiellement comme une posture dictée par les contraintes géopolitiques et matérielles (Jesse 2006).

B – Politique étrangère et maintien de la paix

Une autre particularité du cas irlandais tient à la forte intégration de la politique étrangère à la politique de défense, tant le maintien de la paix est vu comme un complément naturel de la politique étrangère. Concernant cette dernière, la politique anticolonialiste de l’Irlande durant la guerre froide a par exemple contribué à faire de la politique de coopération au développement un axe structurant des affaires étrangères. Selon les chiffres de l’ocde, l’Irlande a consacré en 2018 0,31 % de son revenu national brut à l’aide internationale au développement, ce qui classe le pays dans la fourchette haute des membres de l’ocde.

Toujours durant la guerre froide, l’Irlande s’était fortement opposée au soutien qu’apportaient les Français ou les Britanniques à un certain nombre de régimes autoritaires sur le continent africain, en particulier au régime pro-apartheid en Afrique du Sud (Tonra et al. 2012). Par conséquent, les ong irlandaises de coopération au développement ont rapidement été amenées à jouer un rôle crucial sur le terrain, car les fonds publics de l’organe gouvernemental Irish Aid transitaient fréquemment par ces dernières afin de contourner les gouvernements africains avec lesquels le gouvernement irlandais refusait de transiger[7]. Cette dimension humanitaire et de coopération au développement « sur le terrain » est d’ailleurs une tradition établie de longue date en Irlande, car les ong actuelles sont souvent les héritières contemporaines et laïques des missionnaires catholiques du 19e siècle.

Toujours en matière de politique étrangère, l’attitude irlandaise vis-à-vis de l’intégration européenne et de la politique étrangère commune de l’ue mérite également d’être mentionnée. L’Irlande s’est rapidement impliquée dans la Coopération politique européenne (ancêtre de la pesc) dans les années 1970, après être devenue membre de la Communauté économique européenne en 1973. Les priorités de la Coopération politique européenne en matière de développement international et de promotion des droits humains cadraient bien avec celles de l’action extérieure de l’Irlande, ce qui permit au pays de se faire une place dans la communauté diplomatique européenne (Tonra 2001 ; Alecu de Flers 2012). Par la suite, et sous le régime de la pesc en place depuis les années 1990, l’Irlande a continué à porter les dossiers liés à la coopération au développement, au désarmement, et à la coordination ue-Onu à Bruxelles.

Quant à la psdc, l’Irlande a toujours observé son développement avec précaution, bien qu’elle n’ait jamais décidé de s’y soustraire (comme l’a par exemple fait le Danemark). Dans son premier livre blanc sur la défense publié en 2000, année du lancement officiel de la psdc (alors appelé Politique européenne de sécurité et de défense – pesd), le gouvernement irlandais affirmait que « la participation aux missions de Petersberg [nom alors donné aux opérations de gestion de crise de l’ue] n’affectera pas notre politique traditionnelle de neutralité » (Irlande 2000 : 20). De fait, l’Irlande a participé à de nombreuses opérations militaires et civiles de la psdc. En 2020, elle comptait des soldats dans deux opérations militaires de l’ue (Eufor Althea en Bosnie-Herzégovine et eutm Mali) et du personnel dans huit opérations civiles de renforcement des capacités, de l’État de droit ou de surveillance des frontières.

En revanche, il est vrai que le développement de la psdc, tout comme celui du pfp de l’Otan, ont progressivement réduit le champ de définition officiel de la neutralité, le ramenant à une non- participation à une alliance militaire qui inclurait une clause de défense collective (Ferreira-Pereira 2007). La crainte de voir s’inscrire dans les traités de l’ue une clause de défense collective similaire à celle du traité de l’Atlantique Nord est un des éléments qui explique l’opposition de l’opinion publique lors des référendums sur les traités de Nice en 2001 et de Lisbonne en 2008 (O’Brennan 2009), témoignant là encore de l’importance identitaire de la neutralité dans l’opinion.

Plus fondamentalement, c’est bien l’Onu et ses opérations de maintien de la paix qui constituent le socle de la politique de défense de l’Irlande, les Nations unies s’étant affirmées dès le début des années 1950 comme l’enceinte privilégiée pour porter une vision active et idéaliste de la neutralité, qui serait axée sur la limitation de la violence internationale et la défense du multilatéralisme (Ingebritsen et al. 2006 ; Goetschel 2011). Alors que, depuis les années 1950 jusqu’à la fin de la guerre froide, les blocages au Conseil de sécurité et l’opposition entre les deux blocs avaient détourné les principales puissances du système onusien du maintien de la paix, les pays neutres en général y ont trouvé une façon d’affirmer leur rôle international.

Dès 1956, lors de la crise de Suez, puis en 1960 au Congo, l’Irlande a pris part aux premières opérations de l’Onu, avant de s’impliquer significativement au Liban (Ishizuka 2004), où elle était d’ailleurs toujours présente en 2020 (elle a été présente de façon quasi continue dans la finul ii pendant plusieurs décennies). D’un point de vue militaire, la participation aux opérations de maintien de la paix s’est imposée comme la « raison d’être » de l’armée irlandaise et le moyen par lequel elle est parvenue à se moderniser et à développer des bonnes pratiques et de l’interopérabilité au contact d’autres forces armées internationales (Murphy 2012). Plusieurs officiers irlandais rencontrés au cours de la recherche ont évoqué cette dimension « d’entraînement en conditions réelles » (real-time learning) lors de la participation aux opérations[8].

Ainsi, la participation aux opérations de maintien de la paix de l’Onu fait partie intégrante de la stratégie de défense de l’Irlande. Dans le cadre d’un accord dit United Nations standby arrangement system (unsas), le pays s’engage à mettre en permanence 850 soldats (soit 10 % environ de ses forces armées) à disposition des Nations unies, afin qu’elles puissent être déployées dans diverses opérations (Irlande 2015 : 26). Encore une fois, ce chiffre est faible en termes absolus mais très élevé en proportion du total des forces armées.

Depuis les premières opérations de la psdc en 2003, il a été décidé que ces troupes pourraient également être mises à la disposition de l’ue afin de servir son Objectif global militaire, ce qui s’est par exemple produit lors de l’opération Eufor Tchad/rca. Puisque le cadre organisationnel dans lequel les forces armées irlandaises sont déployées s’est progressivement élargi, avec l’ue, l’Otan ou encore l’osce, il n’est pas rare que les officiers irlandais expriment des craintes quant à la façon dont cette diversification pourrait à terme heurter la stratégie irlandaise de neutralité. En témoigne la déclaration suivante :

Tant qu’elle n’aura pas évolué davantage, [l’ue] ne sera pas en position de jouer réellement un rôle d’acteur global dans la résolution des conflits. […] De nombreuses parties prenantes aux conflits en Asie ou en Afrique voient encore l’ue comme un agent du colonialisme et restent sceptiques quant à ses intentions réelles lorsqu’elle intervient dans les conflits. C’est cet élément de légitimité qui souligne notre préférence pour une présence de sécurité de l’Onu (Hearns 2008).

Neutralité active et maintien de la paix sont donc étroitement liés dans la stratégie de défense de l’Irlande. Après avoir posé les bases générales de cette articulation entre le concept et son application pratique, la section suivante se penche sur un cas concret d’intervention militaire dans lequel l’Irlande a joué un rôle important : Eufor Tchad/République centrafricaine (ci-après Eufor Tchad/rca).

III – L’Irlande dans Eufor Tchad/rca

Comment un petit pays comme l’Irlande parvient-il à faire preuve d’influence et à défendre ses intérêts stratégiques lorsqu’il se retrouve impliqué dans la conduite d’une opération de maintien de la paix ? Quelles sont les stratégies mises en oeuvre et les ressources utilisées par ses représentants ? Comment l’intervention est-elle mise à profit pour renforcer le statut du pays vis-à-vis de ses pairs ? Cette section mettra en avant les stratégies sociales utilisées par les acteurs irlandais impliqués dans Eufor Tchad/rca à travers trois axes, qui correspondent à trois types de ressources, ou capital, que l’on retrouve fréquemment dans la sociologie politique bourdieusienne : capital social, capital culturel et capital symbolique.

Pour Bourdieu (1972), il existe en réalité quatre formes de capital, incluant le capital économique en plus des trois susmentionnés. Alors que ce dernier se définit par l’ensemble des revenus et du patrimoine dont dispose un individu, le capital social consiste en l’ensemble des réseaux de relations sociales de ce dernier, et le capital culturel en la somme de ses diplômes, savoirs et surtout savoir-être dans une situation sociale particulière. Quant au capital symbolique, il n’est pas une forme à part de capital, mais plutôt toute forme de ces trois autres types de capital dès lors que leur usage est perçu comme légitime par les membres du groupe social. Synonyme d’honneur, de prestige ou de reconnaissance, il est ce qui détermine la position sociale de l’individu dans le groupe, ce qui lui permet de maintenir ou changer les règles du jeu en faisant passer ce changement pour naturel (voir aussi Pouliot 2010 : 34).

L’objectif de cet article étant d’étudier le comportement des acteurs des petits États, moins bien dotés en ressources matérielles, le capital économique sera ici laissé de côté car il est moins intéressant pour notre propos. Cependant, avant de nous pencher sur la manifestation des trois formes de capitaux qui nous intéressent, un bref retour contextuel sur Eufor Tchad/rca s’impose.

A – L’Irlande dans Eufor Tchad/rca

L’opération Eufor Tchad/rca a officiellement été autorisée en septembre 2007 à la suite du vote de la résolution 1778 du Conseil de sécurité de l’Onu. Dans le contexte de la guerre du Darfour, à l’ouest du Soudan, cette résolution prévoyait le déploiement de deux opérations : la Minurcat (Mission des Nations unies au Tchad et en République centrafricaine), dont le but était de former les forces de police tchadiennes dans et aux alentours des camps de réfugiés et de déplacés internes, favorisant ainsi le retour chez elles des populations, et Eufor Tchad/rca donc, opération militaire de transition, d’une durée d’un an, destinée à sécuriser les territoires de l’Est du Tchad et du Nord-Est de la Centrafrique, avant que la Minurcat ne soit opérationnelle. Cette mission de sécurisation consistait alors principalement à dissuader les groupes rebelles et de bandits de recruter dans les camps, de menacer les travailleurs humanitaires et surtout de piller les villages dans ces zones largement désertiques.

Au plus fort de l’opération, en septembre 2008, environ 3600 soldats ont été déployés, provenant de 26 pays, dont deux non-membres de l’ue (Albanie et Russie) (Seibert 2010). Mille neuf cents de ces soldats, un peu plus de la moitié donc, étaient français, alors que l’Irlande constituait le second contingent en taille, avec environ 450 soldats. Au quartier général de l’opération, situé dans des bâtiments de l’armée de terre française au Mont-Valérien, près de Paris, on trouvait environ 70 Français, 20 Irlandais et 60 militaires d’autres pays européens.

En dépit de la crainte forte selon laquelle Eufor Tchad/rca pouvait représenter une opération « française » affublée d’un drapeau européen – élément sur lequel nous reviendrons ci-dessous – deux éléments ont convaincu l’Irlande de s’impliquer dans l’opération : le contexte humanitaire lié au Darfour et le besoin de prendre part à une nouvelle opération de maintien de la paix. Il faut bien noter ici, comme l’a expliqué un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères lors de la recherche, que le Tchad et la rca n’étaient pas des pays dans lesquels l’Irlande était traditionnellement impliquée en matière de coopération au développement.

L’Afrique est le continent pour lequel nous avons probablement le plus grand intérêt de politique étrangère. Tout simplement parce qu’environ 60 % de notre budget de coopération au développement est dépensé de façon bilatérale, à travers des programmes-pays, et tous ces programmes concernent l’Afrique, à part le Timor oriental et le Viêt Nam. […] Mais le Tchad n’a jamais été un partenaire traditionnel de notre coopération. Nous avons eu tendance à nous concentrer plutôt sur l’Afrique de l’Est, l’Afrique anglophone, et un peu sur l’Afrique lusophone avec le Mozambique[9].

En premier lieu, c’est l’argument de la guerre humanitaire au Darfour qui a contribué à mobiliser les décideurs irlandais, en raison de la pression venue de l’opinion publique, des médias et des ong.

Le Darfour était un gros enjeu. On avait cherché à contribuer à la mission de l’Onu au Soudan au moment où elle était devenue hybride [Onu-Union africaine], mais dans les faits le Soudan avait un veto sur les différentes forces armées qui pouvaient y contribuer, et nous n’étions pas les bienvenus. Donc en termes d’alternatives, il n’y avait pas beaucoup d’options, et le Tchad est arrivé juste à ce moment-là. […] On ne pouvait pas aller au Darfour, donc le Tchad est devenu, en quelque sorte, l’alternative au Darfour[10].

Deuxièmement, les autorités civiles et militaires cherchaient une opération de maintien de la paix à laquelle contribuer, car ils se désengageaient alors de leur intervention au Libéria (Minul) et ils avaient besoin de maintenir leur niveau de déploiement dans le cadre de leur accord unsas.

On cherchait des options pour un contingent de 400 à 500 soldats, car c’étaient les effectifs qui quittaient le Libéria. […] Et on cherchait en Afrique, parce que c’est là que les gens s’attendent à voir aller nos troupes. Et… pour ainsi dire... le Tchad est arrivé… sans qu’on s’y attende, au moment précis où on cherchait une opération pour cette taille de contingent[11].

Eufor Tchad/rca a donc permis à l’Irlande de maintenir une contribution conforme à ses engagements et aux attentes de ses partenaires, en plus de renforcer et mobiliser l’expertise du maintien de la paix en Afrique développée depuis plusieurs décennies, tout en se posant en défenseur du multilatéralisme et des normes internationales dans un contexte de conflit humanitaire. Pour ces différentes raisons, l’opération correspond pleinement à la description de la neutralité active dont il a été fait mention ci-dessus.

B – Capital social

S’agissant de l’importance des réseaux de relations sociales lors de la conduite de l’opération Eufor Tchad/rca, la série d’entrevues menées auprès des acteurs irlandais a fait ressortir deux éléments : d’une part, l’usage de l’opération comme terrain d’apprentissage et de diffusion de bonnes pratiques au contact d’autres forces armées, et d’autre part, les atouts que pouvait représenter la multiplicité des expériences professionnelles passées des officiers sélectionnés.

Comme nous l’avons évoqué ci-dessus, les opérations de maintien de la paix de l’ue, tout comme certaines de l’Onu, sont souvent considérées comme un terrain de mise en pratique pour les forces armées. Comme la psdc n’avait que quelques années d’ancienneté au moment d’Eufor Tchad/rca, la dimension opérationnelle de l’opération, sur le terrain, pouvait permettre de valider ou invalider certaines réflexions stratégiques en cours. S’agissant de l’Irlande, petite armée faiblement dotée en capacités matérielles, Eufor Tchad/rca présentait un certain nombre de défis. C’est par exemple la première fois que les troupes irlandaises étaient amenées à construire une base militaire à partir de rien ou à mettre en place des patrouilles sur de longues durées, plusieurs semaines, dans des zones désertiques très étendues. Ces défis opérationnels confirment l’idée de test grandeur nature et sans égal que constituait l’opération pour les forces irlandaises[12].

Dès lors, le partage d’expérience au côté des autres forces armées, au sein de bataillons multinationaux, devenait un élément clé de ces apprentissages. Ici, les soldats irlandais se sont retrouvés au coeur d’un système où ils apprenaient de l’expérience de certains et partageaient leur propre expertise avec d’autres. Par exemple, plusieurs officiers interrogés sur le terrain et au ministère de la Défense ont dit avoir développé au contact des Français et du commandant de la force sur le terrain, le général Jean-Philippe Ganascia, des modes d’action « à la française » dont ils n’étaient pas nécessairement familiers auparavant, tel que les longues patrouilles par hélicoptère et sur plusieurs jours, ou le fait de consacrer une partie importante des patrouilles dans les villages à s’asseoir autour d’un repas partagé avec les anciens, afin de gagner de la confiance et de l’information.

À l’inverse, grâce à leur expérience du maintien de la paix onusien en Afrique, les soldats irlandais ont eux-mêmes partagé des bonnes façons de faire auprès de troupes moins expérimentées. Par exemple, à deux reprises, des militaires interrogés ont mentionné le fait que des soldats des forces spéciales polonaises, slovènes ou croates étaient arrivés dans Eufor Tchad/rca avec des pratiques héritées de leur déploiement au sein de la Fias (Force internationale d’assistance et de sécurité de l’Otan en Afghanistan), qui étaient peu appropriées dans le contexte de l’opération, comme par exemple se présenter avec casques et mitraillettes aux réunions de coordination avec les ong humanitaires[13]. Tout comme d’autres bataillons rompus au maintien de la paix, les Irlandais ont pu contribuer à partager leurs façons de faire afin de diffuser les bonnes pratiques.

La conduite de l’opération au niveau du quartier général a par ailleurs mis en évidence la façon dont le profil typique des représentants des petits États – habitués à multiplier les expériences professionnelles variées et à faire preuve de flexibilité – avait pu constituer un atout. Un cas particulièrement intéressant est celui du général irlandais Patrick Nash, qui commandait l’opération depuis le Mont-Valérien. Selon ses propres mots, Nash représentait le modèle du professionnel irlandais « multi-casquettes », agissant davantage comme un gestionnaire et un directeur des ressources humaines que comme un officier militaire[14]. Cette analogie n’est pas innocente si l’on songe qu’en sociologie militaire, il n’est pas rare de considérer les quartiers généraux d’opérations comme des organisations très bureaucratiques, beaucoup plus proches du fonctionnement d’un ministère que d’un quartier général de force situé sur le terrain, au coeur de l’action (Soeters et al. 2006).

Ainsi, le général Nash a par exemple expliqué comment sa formation en comptabilité lui avait permis de prendre rapidement un certain nombre de décisions quant au financement des infrastructures qui étaient nécessaires à la mise en place de l’opération, évitant ainsi les délais supplémentaires. Lui et son équipe ont également comptabilisé que Nash s’était rendu près de 50 fois à Bruxelles sur la durée de l’opération, soit environ une fois par semaine en moyenne, pour gérer directement divers dossiers liés par exemple à l’obtention d’hélicoptères sans lesquels l’opération ne pouvait atteindre sa pleine capacité opérationnelle[15]. C’est donc une réelle activité de lobbying qui s’est mise en place lors de l’opération, l’objectif étant également de décharger le général Ganascia et ses troupes sur le terrain de ces tâches administratives et bureaucratiques.

C – Capital culturel

Du point de vue du capital culturel, deux éléments ont influencé la position des acteurs irlandais au cours d’Eufor Tchad/rca : la maîtrise de la langue anglaise et l’attitude de neutralité à l’égard des parties sur le terrain. Ces deux éléments peuvent facilement être rapprochés de la maîtrise des savoir-faire qu’évoque Bourdieu dans sa définition du capital culturel.

Sans surprise, l’anglais est souvent la lingua franca des militaires lors des déploiements d’opérations de paix multinationales, ce qui ne va pas sans poser de problèmes, en particulier aux soldats du rang, lorsqu’il ne s’agit pas de leur langue maternelle. D’un point de vue général, maîtriser la langue anglaise constitue donc un atout et un outil d’influence dans ces déploiements (Coops et Tresch 2007).

Lorsque les Irlandais sont arrivés au quartier général d’Eufor Tchad/rca, après avoir obtenu le commandement de l’opération à l’automne 2007, ils ont pris le relais de la phase de pré-lancement de l’opération et de la production des documents qui l’accompagnait (par exemple le Conops – Concept d’opération d’Eufor), qui avait été gérée principalement par des civils et des militaires français installés sur place. Une des premières décisions prises par le général Nash et son équipe a donc été de faire traduire tous les documents importants de l’opération en anglais et de forcer les officiers du quartier général (dont la moitié étaient français, rappelons-le) à présenter des briefings matinaux en anglais devant leurs collègues. Cette stratégie était une façon pour les Irlandais non seulement de se faire une place au sein du quartier général de l’opération, mais aussi de marquer symboliquement la dimension « européenne » (c’est-à-dire de facto souvent anglaise en ce qui a trait aux pratiques linguistiques) de  ette dernière[16].

Dans la même veine, Nash et ses collègues ont réorganisé le quartier général.

Pendant un certain temps, les Français de l’état-major avaient l’impression que je n’étais pas leur chef. Que le vrai chef était dans le centre de Paris. Donc j’ai dû marteler que c’était moi qui donnais les ordres. […] J’ai mis des personnes clés aux endroits clés. Pas nécessairement à la tête des différentes cellules, mais des personnes clés, qui avaient de l’influence et véhiculaient ma philosophie et mon approche[17].

Comme l’a confirmé l’un de ces collaborateurs,

[d]ans chacun des principaux « J » [nomenclature des cellules d’un quartier général : J1- Personnel, J2- Renseignement, etc.], il y avait un officier irlandais. L’impression au départ, c’est qu’on était un peu les espions du commandant de l’opération. Mais je crois qu’après un moment, c’est devenu clair qu’on n’était pas là pour faire des rapports à son attention[18].

Cette phase de mise en place a pu au départ créer un certain nombre de questionnements et de tensions, mais comme l’a montré une étude menée par un officier suédois qui était impliqué dans l’opération et s’est penché sur les dynamiques de socialisation au sein du quartier général (Ekman 2012), au final cette « européanisation » a été largement perçue comme bénéfique pour les différents contingents présents, au sens où elle permettait un réel sentiment d’appartenance commun.

Quant au terrain, le savoir-être irlandais a largement tourné autour de l’enjeu de la neutralité, dont il fallait impérativement faire la démonstration qu’elle n’était pas qu’un principe théorique défini et promu à Dublin. Dès le départ, il a été clair pour le général Nash comme pour l’état-major à Dublin que la réputation de l’armée irlandaise dépendait étroitement de cette capacité à véhiculer l’image traditionnelle du pays.

Conscient que l’Irlande était vue comme un intermédiaire impartial dans les relations internationales et que les forces de défense irlandaises avaient une réputation durement acquise de bons soldats de la paix partout à travers le monde, Nash était préoccupé par le fait d’éviter de devenir un pion dans la politique d’une ancienne puissance coloniale[19].

Cette tension a atteint son comble en juin 2008, lorsque qu’un groupe de rebelles a attaqué et pillé la ville de Goz Beida et que les soldats irlandais ont dû évacuer 200 civils et travailleurs humanitaires présents sur place et les recueillir dans leur camp de base (Camp Ciara), alors que l’armée nationale tchadienne intervenait dans le même temps contre les rebelles. Ayant réussi à protéger les populations locales et les travailleurs internationaux sans tirer de coup de feu, les soldats Irlandais d’Eufor Tchad/rca ont alors pu donner du crédit à leur rôle sur place, vis-à-vis des populations locales comme auprès des humanitaires, en démontrant qu’ils ne se préoccupaient pas des groupes rebelles et de la protection du gouvernement d’Idriss Déby.

En effet, la coopération avec les humanitaires a également été un enjeu de taille de l’opération, dans la mesure où ces derniers voyaient eux aussi d’un mauvais oeil la forte présence d’un contingent français au sein de l’opération. Alors que les Irlandais étaient habitués dans leurs déploiements onusiens à jouir d’une grande proximité avec la communauté des travailleurs humanitaires, dans le cas d’Eufor Tchad/rca la confiance a au contraire été progressivement gagnée en se distanciant le plus possible de ces derniers. Les rencontres étaient limitées excepté pour les réunions de coordination consacrées notamment au partage d’informations concernant la présence de groupes armés et les zones de patrouilles militaires à venir. Par exemple, le commandement de l’opération a mis un point d’honneur à limiter au maximum les activités de type Cimic (coopération civilo-militaire) qui consistent pour les militaires à participer à la (re) construction d’infrastructures civiles sur le terrain (Kollies et Reck 2011).

D – Capital symbolique

Comme on le voit à la lumière des deux sections précédentes, au-delà des dimensions sociales et culturelles des ressources ou du capital mobilisé, ce qui importe avant tout, c’est le fait que leur usage soit perçu comme légitime par les autres acteurs du groupe. C’est tout l’intérêt du concept de capital symbolique que nous abordons ici pour terminer.

Dès le départ, le choix de confier le commandement de l’opération à l’Irlande a en partie témoigné de ces considérations de légitimité. Pour les Français, dont la diplomatie onusienne avait travaillé activement pour confier à l’ue une opération de maintien de la paix au Tchad, il était indispensable de se reposer sur un acteur à la réputation neutre et désintéressée en Afrique. Les Français ont d’abord essayé de convaincre la Suède d’accepter de prendre le commandement, avant de se tourner vers les Irlandais à la suite du refus du ministre suédois des Affaires étrangères Carl Bildt[20]. Pour les forces armées irlandaises, et pour le général Nash, cette responsabilité représentait une forme de consécration de la stratégie de neutralité active alimentée depuis plusieurs décennies.

De la même manière, si les mesures prises par Nash et son équipe lors de leur arrivée au sein du quartier général, exposées ci-dessus, ne se sont pas heurtées à davantage d’opposition, c’est bien parce qu’elles ont été perçues comme légitimes par les autres membres du groupe – ici, le personnel du quartier général. Cette légitimité a elle-même vraisemblablement eu beaucoup à voir avec le fait que les officiers sélectionnés par Nash étaient expérimentés, ayant servi dans d’autres quartiers généraux d’opérations de l’Onu ou de l’ue auparavant. Plusieurs avaient été impliqués au sein du commandement de l’opération Eufor République démocratique du Congo en 2006, d’autres avaient pour habitude de coopérer étroitement avec plusieurs nationalités également présentes au Mont-Valérien, notamment les Finlandais (bataillon commun dans la Finul ii au Liban en 2006-2007) ou les Suédois (force de réaction rapide conjointe dans la Minul au Libéria en 2004-2006). À l’inverse, comme l’a noté un officier irlandais,

[b]eaucoup d’autres nationalités n’avaient pas le même niveau d’expérience acquise au cours de leur carrière. Les Français avaient beaucoup d’expérience de déploiements extérieurs avec des opérations françaises, mais pas tellement d’expérience multinationale. Donc je pense que du point de vue de la socialisation, nous les Irlandais, ça nous a donné un coup d’avance au départ, parce qu’on savait comment opérer dans un environnement multinational[21].

Invité lors de l’entrevue à fournir un indicateur de cette légitimité acquise par le quartier général, le général Nash a mentionné qu’il avait pu constater qu’au total, 450 officiers avaient été envoyés au Mont-Valérien par leurs états-majors nationaux sur la durée de l’opération, pour occuper les 150 postes nécessaires. Ainsi, le quartier général a été utilisé comme une sorte « d’établissement de formation » par ces états-majors, permettant la diffusion de façons de faire et d’une culture européenne du maintien de la paix au sein des armées nationales.

Finalement, on retrouve dans le capital symbolique appliqué aux forces armées une forme de traduction théorique de la notion de leadership militaire, fréquente en études stratégiques et en sociologie militaire. En effet, le leadership militaire n’est rien d’autre que la capacité à influencer les officiers et soldats sous son commandement en imposant une conduite des opérations et en insufflant une motivation du groupe de façon naturelle et légitime. Convaincu d’avoir oeuvré en ce sens lors de son commandement de l’opération, et après avoir pris sa retraite des forces armées après cette dernière , le général Nash a d’ailleurs consacré une partie de sa carrière professionnelle à l’enseignement pratique du leadership et à l’apport des méthodes de gestion dans un contexte militaire, en particulier à la Folke Bernadotte Academy en Suède, une académie militaire affiliée au Collège européen de sécurité et de défense.

Ces différentes observations empiriques permettent de conclure que les acteurs irlandais présents au sein d’Eufor Tchad/rca sont parvenus à faire un usage vu comme légitime et naturel de leurs ressources privilégiées – relations sociales avec les forces armées étrangères et les travailleurs humanitaires, connaissance du terrain, expertise en matière de maintien de la paix, maîtrise des codes du multinationalisme en contexte de déploiement militaire, flexibilité… – usage qui au final a servi la posture stratégique de la neutralité active du pays.

Conclusion

Pour terminer, rappelons que cet article n’a pas pour objectif de démontrer que les petits États sont en mesure d’imposer leur agenda de politique de défense aux plus grandes puissances. Leurs ressources matérielles limitées, qu’elles soient militaires, financières ou humaines, restent un frein qui oblige à mettre en place des stratégies de spécialisation, de coalitions et de médiation qui leurs sont propres et limitent leur champ d’action.

En revanche, l’exemple de la politique irlandaise du maintien de la paix montre bien, à travers l’analyse d’un cas comme Eufor Tchad/rca, que les petits États disposent d’autres ressources qu’ils peuvent mobiliser avec succès au service de leur posture stratégique, à savoir, dans le cas de l’Irlande, la promotion de la neutralité active. L’usage des ressources sociales, culturelles et symboliques par les acteurs irlandais impliqués dans le déroulement de l’opération montre concrètement comment un petit État, un poids plume, peut parvenir à tirer son épingle du jeu et à boxer dans la catégorie de poids supérieure (on dirait en anglais punching above its weight). En d’autres termes, et pour généraliser le propos, le fait d’investir dans des politiques de défense qui contribuent à soutenir les règles du système international – maintien de la paix, multilatéralisme, neutralité – ne doit pas être vu uniquement comme une posture idéaliste et normative (une fin en soi), mais aussi et surtout comme un moyen au service de l’intérêt stratégique et national.