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L’expérience migratoire et le sentiment d’appartenance[Record]

  • Lucille Guilbert

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L’histoire de l’humanité est une histoire des migrations. Par ailleurs, on assiste à une complexification et à une diversification des trajectoires migratoires. Les catégorisations habituelles en types de migration — migration volontaire, migration forcée, migration économique — fondées sur les motivations en termes de facteurs de départ [push factors] et de facteurs d’attraction [pull factors] se conjuguent en des configurations flottantes chez un même individu ou un même groupe. Le modèle univoque de la migration d’un point d’origine à un point d’arrivée correspond peu aux situations contemporaines. La migration est un déplacement multidirectionnel et, comme le disent Droz et Sottas, « la conception d’un déménagement définitif ou d’un déplacement irréversible ne rend pas compte de la réalité sociale, car les phénomènes migratoires observables aujourd’hui sont — pour la plupart — bidirectionnels ou circulaires » (1997 : 70). Le plus souvent, les trajectoires migratoires sont ponctuées d’aller-retour, de va-et-vient fréquents entre divers lieux : pays natal ou pays de résidence, pays où sont installés des membres de la famille dispersée ou la collectivité en diaspora, pays d’adoption. Cette mobilité entraîne des réaménagements des identifications culturelles et sociales et des appartenances à des groupes ou à des réseaux locaux, nationaux ou transnationaux. Les problématiques prises en compte par l’ethnologie des migrations marquent une distanciation épistémologique avec l’anthropologie classique car elle rompt avec la conception harmonieuse de « l’interdépendance étroite milieu-environnement-société ». Dans ses analyses des immigrants et des réfugiés, des communautés diasporiques et des communautés transnationales, l’ethnologue Pierre Centlivres démontre que « si l’idée de sociétés vivant en rapport étroit avec leur environnement naturel et humain était juste, croire que c’est un rapport immémorial et intangible est faux » (Amiotte-Suchet et Floux 2002 : 9). Par exemple, les observations de Pierre Centlivres et Micheline Centlivres-Demont (2000) dans les camps de réfugiés du Pakistan ont révélé que les Afghans et les Turkmènes qui s’y trouvaient avaient été réfugiés plusieurs fois auparavant. Alessandro Monsutti approfondit cette perspective dans ses recherches sur les réseaux sociaux et les stratégies économiques des Hazaras d’Afghanistan. Il montre que le fait de se déplacer « pour chercher des emplois, pour échapper à une sécheresse ou fuir une guerre est une expérience commune en Afghanistan » (2004 : 54). Monsutti démontre que ces migrations ne dissolvent pas les appartenances communautaires ; souvent, elles les intensifient plutôt et les diversifient au fil des lieux traversés au point que ces appartenances constituent des ressources socioculturelles qui mobilisent la circulation d’information, d’argent et d’influences. Qu’elle soit volontaire en vue de la réalisation de projets personnels et promotionnels ou qu’elle soit forcée par des catastrophes naturelles ou par des conflits au sein du pays de départ, la migration entraîne le relâchement ou la rupture de certains liens sociaux affectifs et professionnels et la perte de repères géographiques, sociaux et culturels. Cette même migration suscite par ailleurs une construction de nouvelles alliances et rapports à l’Autre, une appropriation de nouveaux lieux physiques et symboliques. Une élaboration identitaire se profile en permanence et questionne les appartenances (Camilleri et Vinsonneau 1996 : 68-69 ; Vinsonneau 2002). Mucchielli définit l’appartenance comme un processus qui « implique une identification personnelle par référence au groupe (identité sociale), des attaches affectives, l’adoption de ses valeurs, de ses normes, de ses habitudes, le sentiment de solidarité avec ceux qui en font aussi partie, leur considération sympathique » (1980 : 99). Mais à l’ère de « l’homme flexible », pour reprendre l’expression de Frédéric de Coninck, où l’appartenance à une famille, un groupe de travail, une communauté, une nation, devient plus floue, moins durable et multiforme et est marquée …

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