Volume 37, Number 1, 2001 La construction de l’éternité Guest-edited by François Paré
Table of contents (12 articles)
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Mot du directeur. Études françaises au tournant du millénaire
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Présentation. La construction de l’éternité
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Cioran ou la maladie de l’éternité
Pierre Nepveu
pp. 11–21
AbstractFR:
Ennemie du temps, acharnée à refuser l’existence, l’oeuvre de Cioran est forcément vouée à entretenir un rapport intense et complexe avec l’éternité. Dans ses premiers écrits, Cioran paraît hanté par une éternité salvatrice, qui remédierait par des moments d’extase à la maladie du temps, exprimée dans un lyrisme du dégoût et de l’enlisement. En passant à la langue française et à son classicisme, il donne désormais à son refus du temps une sorte de frappe éternelle : son art devient pour de bon une pratique de la formule, qui dit l’éternité non comme salut mais comme maladie, apparentée à l’insomnie, à l’ennui et au mal de la langue elle-même, cherchant par une clarté digne du Grand Siècle à assumer et à surmonter le déracinement. S’il reste une éternité heureuse, elle se situe au-delà du langage, dans la musique de Bach. Par l’ensemble de ses réflexions sur l’histoire, le temps et l’éternité, le classicisme de Cioran paraît annoncer paradoxalement la postmodernité.
EN:
Hostile to time, devoted to the refusal of existence, Cioran’s work was destined to maintain an intense and complex relation with the notion of eternity. In his early works, Cioran’s obsession with eternity is linked with the hope of a salvation : time as a sickness, expressed in a lyric style of disgust and depression, could be cured by moments of ecstasy. By shifting to the French language in its classic form, Cioran can now give to his refusal of time an eternal stamp : his art becomes more than ever an art of the formula, which treats eternity not as a possible salvation but as a disease, close to boredom, insomnia and the sickness of language itself, whose classic clarity tries to assume and overcome strangeness. By its reflexions on history, time and eternity, Cioran’s work seems paradoxically to prefigure postmodernity.
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Les Oraisons funèbres de Bossuet : scénographie du langage et de la mort à l’âge classique
Gérard Bucher
pp. 23–32
AbstractFR:
En tentant de renouveler le genre de l’oraison funèbre, Bossuet l’articula sur une véritable scénographie du deuil au sein du langage. Celle-ci devient alors un moyen d’explorer les tensions entre foi et science et de saisir les liens « historiaux » entre le langage et la mort. Cette étude, d’abord intéressée par les Oraisons funèbres de Bossuet, s’ouvre donc éventuellement sur d’autres textes beaucoup plus récents et particulièrement importants dans l’histoire de la pensée occidentale, notamment ceux de Mallarmé, Claudel et Heidegger.
EN:
In renewing the genre of the « oraison funèbre », Bossuet sought to understand the scenography of mourning which is present in the experience of language itself. Through a carefully crafted poetic invocation of death, the tensions between faith and science as well as the « historial » links between language and death are explored. This paper offers a reading of Bossuet’s Oraisons funèbres, which in turn allows for a brief reflection on more recent Western texts on language by Mallarmé, Claudel and Heidegger.
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Immortalité contre éternité : machiavel et l’appel à la gloire civique
Danièle Letocha
pp. 33–49
AbstractFR:
Qu’advient-il si l’on prend le paganisme de Machiavel au sérieux ? On considère ici la différence radicale que cela introduit dans la conception du temps. Le texte des Discorsi de Machiavel manifeste cet écart partout d’une façon diffuse et l’énonce explicitement en II.II. D’abord, il emprunte assez servilement à Polybe sa doctrine de l’anacyclose pour appeler les Florentins de la fin du xve siècle à restaurer leur virtù antica. Il donne ensuite un traitement dilemmatique à la comparaison historique entre anciens Romains et Florentins renaissants. Par définition, le temps cyclique accentue l’exemplarité des temps héroïques : la répétition enferme toute l’activité humaine dans la sphère terrestre où elle ne peut durer que dans la mémoire collective et civique. Au contraire, le temps linéaire chrétien génère un dédoublement temporel : la conscience privée doit se désinvestir du destin terrestre pour s’identifier au sort éternel de l’âme promise à un au-delà. Gloire civique contre salut éternel. Citoyen virtuoso contre homo viator. Le paganisme du Florentin est une nécessité de sa pensée politique.
EN:
What is the consequence of taking Machiavel’s paganism seriously ? The present article studies the radical difference which the question creates in the conception of time, particularly in the Discorsi, in which Machiavel, following Polybius, tries to convince the Florentines of the late fifteenth century to go back to the virtù antica and compares the old Romans to the Florentines of the Renaissance. Cyclical time increases the exemplarity of heroic times : caught by repetition, human activity can only survive through civic and collective memory. On the contrary, the linear time of christianity produces a temporal split : private consciousness must disengage itself from its earthly destiny in order to identify with the eternal fate of the soul. In proposing civic glory and the figure of the virtuoso citizen against eternal salvation and the homo viator, Machiavel’s paganism seems to be a necessity of his political thought.
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Christine de Pizan et l’édification de la cité éternelle
Claire Le Brun-Gouanvic
pp. 51–65
AbstractFR:
Christine de Pizan rompt résolument avec la tradition médiévale en envisageant explicitement sa postérité littéraire. Cette étude examine les valeurs et fonctions du concept d’éternité chez l’auteure en confrontant divers aspects de son ample oeuvre didactique : historiographie et réflexion politique, spiritualité, morale pratique, manifeste protoféministe. Dans l’analyse de ses ouvrages composés dans les deux premières décennies du xve siècle, une attention particulière est accordée à la mise en rapport originale des concepts d’éternité et de nature, qui permet à Christine d’intégrer les registres profane et religieux et d’imposer son personnage de femme écrivain, bâtissant une cité éternelle au champ des lettres.
EN:
In imagining for herself a literary afterlife, Christine de Pizan clearly breaks away from traditional medieval conceptions of time. This paper examines the values and functions of the concept of eternity in Christine de Pizan’s didactic works, and deals particularly with historiography, political thought, spirituality, morality, proto-feminism. Attention will be drawn to the relation between nature and eternity in the works written during the first two decades of the fifteenth century.
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Temps et digression dans les Pensées de Pascal
François Paré
pp. 67–81
AbstractFR:
Cet article vise à retracer, dans divers fragments des Pensées, une certaine conception du sujet pascalien devant les formes ouvertes de l’éternité. Cette conception prend d’abord racine dans une conscience du déclin de l’histoire qui s’inscrit sans doute dans l’héritage de la réforme calvinienne. C’est ainsi que Cioran d’abord, puis Goldmann lisent l’oeuvre de Pascal. Mais Pascal s’intéresse avant tout au statut du sujet moderne dans l’histoire et hors de l’histoire. Produit en quelque sorte du déclin, ce sujet ne peut être que projeté dans une digression sans fin. Il échappe donc, dans la forme béante qui lui est donnée dans les Pensées, aux contraintes du récit.
EN:
This paper studies various fragments of Pascal’s Pensées in search of a certain construction of the subject, shaped by an eternity without closure. This conception of the subject is rooted in the awareness of the decline of history, as intimated by Calvin and the Reformation. Twentieth-century readings of Pascal by Goldmann and Cioran confirm this interpretation. However, for Pascal, the status of the modern subject is at stake, within and beyond history. Itself a product of the decline of history, the Pascalian subject can only be deferred in an endless digression. Only in reference to the open-ended forms of eternity can this subject escape its own narrative constraints.
Échappées. Trois fictions
Exercices de lecture
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De l’infigurable visage ou d’un langage inconnu chez Lévinas et Blanchot
Patrick Poirier
pp. 99–116
AbstractFR:
Dans le face-à-face où m’incombe une responsabilité irrécusable, le visage d’autrui échappe à la représentation ; « il est la défection même de la phénoménalité », nous dit Lévinas. Hors phénomène, hors expérience — « abstraction », est-il dit ailleurs —, le visage du prochain ne pourrait-il pas être dit infigurable dans ce rapport où la proximité se fait approche, relation éthique ? Infigurable : c’est-à-dire dans la mesure où toute représentation, toute thématisation du visage le défigure, le dévisage et défait l’approche. « Le mode selon lequel le visage indique sa propre absence sous ma responsabilité, exige une description ne se coulant que dans le langage éthique. » C’est ce langage « étrange » et « inconnu » que l’auteur interroge à partir de l’entretien que Maurice Blanchot et Emmanuel Lévinas auront toujours soutenu dans l’amitié et comme en marge de leurs oeuvres respectives.
EN:
In the confrontation which invests me with a radical responsibility, the face of the other escapes all representation, it defies any phenomenological description according to Levinas. It is beyond experience — an « abstraction ». Could the face of my neighbour be said impossible to figure, its proximity being best described as an approach, an ethical relation ? Any representation, any thematisation of the face would actually disfigure it and would prevent the approach. « The mode in which the face shows its own absence under my responsibility, requires a kind of description which can only be ethical ». It is this « strange » and « unknown » language which the present article studies on the basis of the constant and friendly dialogue which Maurice Blanchot and Emmanuel Levinas had together, in the margins of their respective works.
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Silence et poésie chez Gustave Flaubert. Une étude de La tentation de saint Antoine
Étienne Beaulieu
pp. 117–132
AbstractFR:
À l’image quelque peu figée d’un Flaubert romancier, peut-être faudrait-il donner un pendant, celui d’un Flaubert poète, en montrant derrière l’ironiste le chercheur de silence. Une lecture conjointe de Blanchot et de La tentation de saint Antoine permet en effet d’entrevoir un silence qui donne lieu à l’oeuvre, qui en est la condition, mais par lequel les mots tentent de se confondre à ce rien dire initial, dans l’abolition de l’oeuvre, qui ne parvient selon Blanchot « à l’être qu’en disparaissant ».
EN:
To the somewhat stiff image of Flaubert the novelist, one should maybe give the counterpart of Flaubert the poet by showing beyond his irony, a silence seeker. Actually, the connected reading of Blanchot’s works and La tentation de saint Antoine allows to catch a glimpse of a silence that grounds the entire work, that makes it possible and is its condition. However, through this silence, the words tend to merge in the original « nothing to say », the impossibility of the literary works, which, according to Blanchot, only reaches actual existence by vanishing.