Volume 41, Number 3, 2005 Poésie, enseignement, société Guest-edited by Madeleine Frédéric
Table of contents (10 articles)
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Présentation. Poésie, enseignement, société
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Pratiquer la poésie/enseigner la littérature
Michel Murat
pp. 9–19
AbstractFR:
La thèse développée dans cet article est que la pratique dominant les études universitaires, celle de « l’analyse de la poésie », est vouée à l’inefficacité par le fait même qu’on ne lit pas la poésie comme un roman ou un essai, et qu’elle nécessite des procédures différentes d’appropriation. L’activité d’enseignement en est une, satisfaisante pour nous mais impossible à transmettre telle quelle. Pour faire pratiquer la poésie aux étudiants, on propose donc deux pistes : la fabrication d’anthologies (constitution de corpus, sélection et agencement du recueil, mise en page et confection du livre) et la déclamation orale, éventuellement « scénographiée », pratique mieux adaptée aux poèmes longs. La poésie doit aussi faire partie d’un enseignement de la littérature. Sur ce plan on suggère, sans renoncer à la stylistique et à la rhétorique des figures, de mettre l’accent sur la transmission et la transformation de la topique ; de travailler sur les variantes, en s’inspirant des récentes éditions « pluriversionnelles » ; de s’intéresser à la carrière des poètes et à l’activité des revues. Quant à la recherche universitaire, un bilan de la production récente des thèses de doctorat en France montre qu’elle est enfermée dans le cercle de la littérarité. Il est urgent de l’ouvrir à une histoire qui serait à la fois celle de la poésie, en tant que répertoire de thèmes et de formes, et celle des poètes envisagés comme hommes de lettres.
EN:
This article develops the thesis that the “analysis of the poem,” the dominant teaching method in universities, is bound to be ineffective. A poem is not read like a novel or essay and necessitates different means of possession. The activity of teaching is one means, satisfying for us but impossible as such to transmit. In order to get students to “practice” poetry, two paths are proposed: the fabrication of anthologies (constitution of a corpus, selection and arranging, layout and printing of the book) and the oral recitation, eventually “screenplayed,” a practice best adapted for long poems. Poetry has to be a part of the teaching of literature. This article suggests: stressing the transmission and the transformation of the topic without renouncing stylistic questions and figural rhetoric; studying the variants and taking inspiration from recent “pluriversional” editions; taking an interest in the careers of the poets and in the activities of literary magazines. Concerning university research, an assessment of recent doctoral dissertations in France shows that they are enclosed within a tight circle of littérarité. An urgent needs exists to open this circle to a history that would be at once that of poetry, as a repertory of themes and forms, and that of the poets seen as men of letters.
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Professeur de poésie ?
Gilles Marcotte
pp. 21–30
AbstractFR:
Il ne s’agit pas ici d’élaborer une pédagogie ou même, modestement, une théorie de la poésie, mais de tirer quelques leçons d’un enseignement de la poésie — le point d’interrogation du titre est essentiel — qui a duré une trentaine d’années. On insiste particulièrement sur la différence qui existe et doit exister entre l’amateur de poésie, qui peut se satisfaire d’impressions vagues, et le lecteur de poésie, celui (l’étudiant) à qui s’adresse l’enseignement. Cette lecture exige (d’abord du professeur) une certaine violence, un arrachement aux impressions purement subjectives et au sens premier. La lecture de la poésie, dans cette perspective, est toujours une relecture. Pourquoi une telle insistance sur la difficulté ? Pour le plaisir, répond T. S. Eliot. Mais la culture de la poésie, par le poète lui-même et son lecteur, est aussi, selon Eliot, un devoir, un devoir de sauvegarde, d’enrichissement et d’amélioration de la langue.
EN:
The author does not propose to develop a pedagogy or, modestly, a theory of poetry. Instead, this article presents some lessons gathered from the teaching of poetry — the question mark of the title is essential — over a period of thirty years. In particular, stress has been placed on the difference that exists, and must exist, between the amateur of poetry, who can satisfy himself with vague impressions, and the reader of poetry, he (the student) whom teaching addresses. This reading demands (from the professor) a certain violence, a tearing away from first and purely subjective impressions. Poetry reading, in this perspective, is always rereading. Why such an insistence on its difficulty? T.S. Eliot responds: for the pleasure. However, the culture of poetry, formed by the poet himself and his reader, is also, according to Eliot, a responsibility, a responsibility of preservation, of enrichment, and of improvement of the language.
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« La poésie ne s’enseigne pas » : pistes méthodologiques contre une idée reçue
Jean-Pierre Bertrand
pp. 31–39
AbstractFR:
Cet article a pour objectif d’aller à l’encontre d’une idée reçue, largement répandue, selon laquelle la poésie ne s’enseigne pas et ne s’analyse pas, sous peine d’être dénaturée. À l’appui d’une expérience pédagogique menée depuis une dizaine d’années à l’Université de Liège, je propose quelques pistes méthodologiques et théoriques pour l’enseignement de la poésie, en me fondant sur une double articulation. Le poème comme énoncé, d’une part : considéré comme texte doté d’un dispositif formel, sémantique et rhétorique spécifique ; le poème comme énonciation, de l’autre : appréhendé, y compris à travers l’activité particulière qui consiste à « l’expliquer », comme acte de parole qui engage non seulement la vision du monde de son auteur, mais aussi les dispositions de celui qui le lit.
EN:
This article argues against the widely held idea that poetry is neither teachable nor analyzable without being distorted. Supported by a pedagogical experience of ten years at the University of Liège, the author proposes several methodological and theoretical approaches to the teaching of poetry, supporting them by a double articulation. On the one hand, the poem as statement (énoncé): considered as a text endowed with a formal system and a specific semantic and rhetoric; on the other hand, the poem as utterance (énonciation): apprehended, including through the particular activity that consists of “explaining it,” as a speech act that engages not only the world vision of its author but also the capacities of those who read it.
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La soupe aux choux : ingrédients et méthode
Pierre Popovic
pp. 41–61
AbstractFR:
Sur la base d’une lecture précise d’un poème de Paul Vincensini portant sur « la soupe aux choux », cette étude décrit ce que peut être le programme d’un enseignement de la poésie inscrit dans le cadre plus large de l’histoire des représentations littéraires et sociales.
EN:
Based on a close reading of a poem about “cabbage soup” by Paul Vincensini, this study outlines a program of poetry teaching that could be placed within the wider framework of the history of literary and social representations.
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Le poème philosophique ou « l’hérésie de l’enseignement »
Dominique Combe
pp. 63–79
AbstractFR:
À travers le « poème philosophique », genre majeur depuis l’Antiquité, la poésie a partie liée avec l’enseignement. Mais ce genre fait l’objet d’une suspicion dans la seconde moitié du xixe siècle, au même titre que l’épopée à laquelle il est d’ailleurs apparenté et, d’une manière plus générale, le « poème » long, narratif, descriptif ou discursif. C’est principalement au nom de « l’hérésie de l’enseignement » que Baudelaire, puis Mallarmé condamnent toute poésie d’idées. Alors qu’une certaine poésie du xxe siècle affiche, plus que jamais, ses ambitions philosophiques, elle doit donc éviter le « prosaïsme ». Non plus « exposer » des idées, une « thèse », un « message », jugés étrangers à l’imagination poétique, mais penser poétiquement, en images, tel est l’idéal du « poème philosophique moderne », qui rompt le lien historique entre la poésie et l’enseignement.
EN:
Because of the “philosophical poem,” a major genre since Antiquity, poetry and teaching have been enduringly associated. This genre, however, fell under suspicion in the second half of the nineteenth century, as did the epic to which it is related, and, in a more general way, the long — narrative, descriptive or discursive — “poem.” It was principally in the name of “the heresy of teaching” that Baudelaire, then Mallarmé, condemned the poetry of ideas. While a poetic current in the twentieth century displays, more than ever, its philosophical ambitions, it has had to avoid the prosaic. No longer does the poet “set out” ideas, a “thesis,” a “message,” judged to be alien to the poetic imagination. Instead, to think poetically, in images, this is the ideal of the “modern philosophical poem,” thus breaking the historical link between poetry and teaching.
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Musset, « quatorze fois exécrable » ? Lecture méthodique d’un « Sonnet »
Steve Murphy
pp. 81–95
AbstractFR:
Dans le panthéon des têtes de Turc des années 1860, on a gratifié Musset d’une place de choix. La « révolution du langage poétique » (Kristeva) se ferait contre Lamartine et contre Musset, « quatorze fois exécrable » (Rimbaud). Aux yeux des Baudelaire, Rimbaud, Flaubert et autres écrivains modernes, Musset incarne en effet tout ce que le romantisme a de plus détestable : le jaillissement spontané, l’étalage des sentiments, voire la sincérité. Ces préjugés perdurent aujourd’hui, alors qu’on refuse à Musset poète l’intelligence et le travail qu’on reconnaît volontiers à l’auteur de Lorenzaccio. La poésie, en effet, n’est plus guère lue ni étudiée, tandis que le théâtre est toujours mis en scène, figure encore dans les programmes scolaires, en plus de faire l’objet de travaux savants. Le présent article veut battre en brèche cette perception pour le moins négative qui colle à la poésie de Musset. Par l’analyse d’un sonnet, il tâchera de montrer qu’un poème de cet écrivain romantique peut être aussi rigoureux que celui de tout autre poète du xixe siècle. L’étude du sonnet conduira aussi à une illustration des mélanges de tons qui, dans cette oeuvre, ajoutent une distance critique à l’expression de l’émotion. La poésie de Musset permet en effet exemplairement de saisir la manière dont le lyrisme à la première personne, loin d’être la simple expression directe d’un moi, présente une « voix » qui simultanément est et n’est pas celle du poète. Cette étude montre enfin la nécessité de relire les oeuvres du passé sans se laisser enfermer par les jugements qu’on a pu porter sur elles.
EN:
Among the literary artists placed in the Pantheon of Scapegoats during the 1860s, Musset occupies a special position. The “revolution in poetic language” (Kristeva) of that decade was conducted against Lamartine and Musset, “loathsome fourteen times” (Rimbaud). In the eyes of Baudelaire, Rimbaud, Flaubert and other modern writers, Musset was the incarnation of everything that was most detestable in Romanticism: spontaneous outburst, the indecent display of emotion, worse, of sincerity. These prejudices endure to our day; critics still refuse to recognize the craft and intelligence in Musset’s poetry while they unhesitatingly bestow these qualities on the author of Lorenzaccio. In effect, Musset’s poetry is little read and studied, while his plays are often produced and still figure in school syllabuses, as well as being objects of scholarly enquiry. The goal of this article is to undo the negative impression that has attached itself to Musset’s poetry. By analyzing one of his sonnets, it works to demonstrate that a poem by this romantic author can be as rigorous as that of any other poet of the nineteenth century. A close examination of Musset’s sonnet illustrates the blending of tones that, throughout his oeuvre, adds a critical distance to its emotional expression. Musset’s poetry permits, in effect, an exemplary opportunity to understand how first person lyricism, far from being the simple and direct expression of an “I,” presents a “voice” that simultaneously is and is not that of the poet. This study also demonstrates the necessity of rereading past literary works without being trapped in the judgements that have been applied to them.
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La poésie à l’école buissonnière
Madeleine Frédéric
pp. 97–108
AbstractFR:
Pour tenter de contrecarrer l’effet de résistance et de réticence à l’apprentissage de la poésie qui tend à s’instaurer dans l’enseignement, il peut être intéressant de suivre certains poètes sur les chemins de traverse. Ainsi le mouvement surréaliste, né de la fracture irrémédiable de la guerre 1914-1918, n’hésite pas à faire jouer le système scolaire, comme le montre le traitement très particulier que Desnos et Nougé réservent à la conjugaison, ou encore Chavée à la dictée et à l’encyclopédie. Ces jeux formels ne sont nullement gratuits et permettent de voir comment le travail sur le matériau poétique peut répondre à des moments forts de l’histoire de l’humanité : s’écrivant résolument dans les marges de l’Institution, dont le récent carnage a montré la faillite, ces poèmes visent à saper l’ordre en place. Outre leur dimension contestataire, voire révolutionnaire, tous ces textes offrent par ailleurs une dimension ludique indéniable, susceptible de décaper une certaine image de la poésie dans les classes.
EN:
Resistance to poetry instruction and reticence about that resistance are established tendencies in the teaching profession. In an effort to reverse this “resistance-reticence,” the author follows several poets down some less-taken crossroads. For example, the surrealist movement, born from the irreparable fracture of the war of 1914-1918, does not hesitate to make use of the educational system, as shown by the treatment that conjugation receives at the hands of Desnos and Nougé or by Chavée’s use of dictation and the encyclopedia. The formal games of these poets are not disinterested; they permit us to understand how the shaping of poetic material can also be a response to important moments in mankind’s history: written determinedly on the margins of an Institution whose failure the recent carnage had demonstrated, these poems aim to undermine the established order. One of their dimensions is that they inspire protest, even revolutionary protest. In addition, they posses an undeniably playful dimension whose likely effect will be to change the classroom image of poetry.
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Manipulations poétiques : autour de La guerre au Luxembourg de Blaise Cendrars
Michèle Touret
pp. 109–125
AbstractFR:
L’enseignement de la poésie doit-il s’orienter vers la perception de la « réussite » singulière, celle de la spécificité des textes et de leurs procédés propres ? Doit-il se fonder sur l’admiration et l’approbation ? Ou, au contraire, ne peut-il pas passer par la perception des conditions externes d’existence d’un langage qui procède par manipulation des possibles, s’y prêtant lui-même, à l’occasion ? Le présent article essaie de montrer la pertinence de la dernière option, en étudiant La guerre au Luxembourg (1916) de Blaise Cendrars, long poème narratif qui se démarque des discours sur la guerre de 1914, en les déplaçant, en transformant les regards sur l’événement. Les paroles des enfants se mêlent avec celles d’anonymes (combattants ou gens de l’arrière) et s’y fondent, rendant incertaine l’interprétation. On verra, par ailleurs, que les formes les plus répandues alors de la littérature sur la guerre s’y mirent, inversées. Un exemple d’utilisation immédiate et tronquée de ce poème dans un livre à la gloire des combattants donne toute la mesure de l’ironie latente du poème. Enfin, de ces « manipulations », que le texte opère et subit, peut se déduire une lecture poétique qui « peut être comprise non en soi, comme une essence, mais comme un moment de mise à l’épreuve du degré de vérité ou de validité des discours disponibles, comme une manière de contourner un objet de parole, de signaler le poids des conventions […] et que sa valeur tient en effet aussi à la circonstance ».
EN:
Should the teaching of poetry be oriented towards the “successful” perception of the specificity of the text’s own practices. Should it be founded on admiration and approval? Or, on the contrary, could the teaching of a poem instead be based on a perception of language’s external conditions advancing by the manipulation of possibilities and lending itself on occasion to those possibilities? This article tries to show the pertinence of the second option through a study of Blaise Cendrars’ La guerre au Luxembourg (1916). By the displacement of common terms, this long narrative poem distances itself from the discourse surrounding the war of 1914 and thus transforms how the event is seen. Children’s words mix with those of anonymous voices (combatants, people behind the lines) and fuse, rendering interpretation uncertain. In addition, the reader sees the most clichéd forms of the period’s war literature presented, but from a reversed angle. An example of the poem’s immediate use in a truncated form is its presence in a book dedicated to the glory of the combatants that shows all the value of its latent irony. Finally, from the “manipulations” that the text carries out and has suffered is inferred a poetic reading that “can be understood not in itself as an essence, but as a probationary moment for the available ways of speaking, for their degree of truth or validity, as a manner to by-pass a speech object, to signal the weight of convention […], and that its value is due in effect also to its situation.”
Exercice de lecture
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Philippe Jaccottet, la transparence, l’image et l’amour de l’insaisissable
Reynald André Chalard
pp. 129–151
AbstractFR:
Philippe Jaccottet appelle souvent de ses voeux une poésie sans images. En effet, l’image poétique lui apparaît comme un obstacle à la transparence. Mais qu’est-ce qu’une image poétique ? Comment définir la transparence ? L’auteur de cet article avance l’hypothèse que l’image n’est pas seule en question : elle est le point sensible d’un conflit qui comprend et dépasse l’écriture. Il essaie d’évaluer les principaux enjeux d’une telle démarche, en ébauchant le procès du conflit qui oppose la transparence et l’image, et en montrant comment l’écriture poétique de Jaccottet intéresse tout particulièrement la poésie de la deuxième moitié du xxe siècle.
EN:
Philippe Jaccottet’s aim is to write a poetry without images because, for him, poetic images are a barrier to transparency. But what is a poetic image? And how to define transparency? The author of this article hypothesizes that it is not image alone that Jaccottet’s approach calls into question: the image is the bone of contention in a conflict that goes beyond writing. The author evaluates the principal issues that his hypothesis raises by describing the conflict between transparency and image and by demonstrating how Jaccottet’s ideas have influenced poetry in the second half of the twentieth century.