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— […] Monsieur le poéticien, je vous vois mal parti.
— Mon cher Frédéric, ai-je dit que je partais ?

Gérard Genette[2]

Dans une introduction à ses préfaces, Borges écrit cette phrase qui invite à réfléchir : « Personne n’a encore, que je sache, formulé une technique de la préface. Cette lacune n’est pas grave, étant donné que nous savons tous de quoi il s’agit[3]. » Le savons-nous vraiment ? La longue étude que Gérard Genette a consacrée dans Seuils à la préface, terme qu’il étend à tout « discours produit à propos du texte qui suit ou qui précède[4] », montre bien que l’appareil préfaciel, aussi bien dans sa nature que dans sa fonction, est plus complexe qu’il y paraît. S’il est vrai que la préface est un « avant-dire » du texte et qu’elle lui est par là même étroitement liée, la variété des textes introductifs, et celle des enjeux qu’ils recèlent selon les genres et les modes, lui confèrent une identité propre, pouvant aller jusqu’à mettre la préface en concurrence avec le texte qu’elle a vocation à introduire. C’est ce qui fait dire à Borges que « [l]a préface de Montaigne à ses Essais […] est la plus belle page de ce livre admirable[5] ». Aussi, peut-être convient-il de parler de préfaces au lieu de la préface entendue comme un genre aux traits définis. La fonction, elle, du texte préfaciel semble toutefois justifier ce singulier, puisqu’en dépit de la variété que nous signalions, la préface a principalement pour objectif de « retenir et [de] guider le lecteur[6] ». On pourrait ajouter : retenir un lecteur potentiel et guider un lecteur potentiel ou effectif. Tel est le projet qui paraît investir les premières pages de Palimpsestes, publié en 1982 dans la collection « Poétique ». Sous-titré « La littérature au second degré », l’ouvrage se propose de classer et de théoriser les différentes relations pouvant lier deux textes (ou plus), et se donne pour principal objet de traiter de l’« hypertextualité », c’est-à-dire de la relation, fort complexe, par laquelle un texte (appelé « hypertexte ») « dériv[e][7] » d’un autre qui lui est antérieur, l’« hypotexte ». Exemples de cette « dérivation » : la parodie ou le pastiche. Il s’agit donc d’un livre de poétique et de critique, et une introduction, enrichie d’un « mode d’emploi[8] » du livre, n’en serait que plus utile, sinon nécessaire. Palimpsestes ne contient ni introduction ni préface, pas même un avant-propos. Telle est la singularité de ce texte, dans lequel le théoricien de l’hypertextualité paraît ne pas s’être prêté au « jeu ambigu des préfaces[9] », ou alors à un « jeu ambigu » tout court qui semble réinventer les clauses de ce que l’on pourrait appeler le « contrat critique ». Comment ce jeu est-il orchestré ? Quels en sont les principaux enjeux, et en quoi son ambiguïté éclaire-t-elle le projet poétique de Genette ? Tels seront les trois axes de notre réflexion.

Une introduction immanente

À la différence de Figures III qui contient une préface, un « Après-propos » et une introduction substantielle, Palimpsestes se présente sans appareil et, pour ainsi dire, sans bouclier préfaciel. Le cas est rare. Entre les années 1960 et 1980, les ouvrages de poétique, de critique et de linguistique sont le plus souvent accompagnés d’un discours introductif, et les auteurs les plus réticents offrent souvent un avant-propos sans titre. C’est le cas de La métaphore vive[10], de Nouveaux problèmes du roman[11] ou encore de Le langage, cet inconnu qui s’ouvre sur un bref paragraphe dans lequel Julia Kristeva expose les questions fondamentales ayant suscité sa réflexion[12]. Cette tendance était particulièrement forte dans les années 1960, pendant lesquelles la tentation de la scientificité exerçait un vif attrait sur les esprits[13].

Le premier signe d’ouverture, dans Palimpsestes, est, au centre de la page, un chiffre romain qui indique le chapitre liminaire du livre. Voilà qui ne manque pas de rappeler une tradition fort ancienne, celle des textes aristotéliciens. Mais écoutons, d’abord, ce que le texte nous dit. Dès la première phrase, nous sommes engagés, ex abrupto, dans une entreprise introductive où se déclinent, un à un, tous les éléments du genre : « L’objet de ce travail est ce que j’appelais ailleurs, “faute de mieux”, la paratextualité. J’ai, depuis, trouvé mieux – ou pire : on en jugera. Et mobilisé “paratextualité” pour tout autre chose. L’ensemble de cet imprudent programme est donc à reprendre. / Reprenons donc » (P, 7). De cet incipit découle, page après page, le programme théorique de Genette : objet de l’ouvrage, définition des termes, état de la recherche et, enfin, exposition du plan. Suivant un mouvement progressif qui va des notions principales aux subsidiaires, l’auteur de Palimpsestes conduit le lecteur d’arrêt en arrêt, jusqu’à la notion maîtresse du livre, l’hypertextualité. Parvenu à ce point, il entreprend de définir la parodie, expose les origines de celle-ci, commente son évolution, pour étudier ensuite les notions qui lui sont proches, finalement rassemblées dans un « Tableau général des pratiques hypertextuelles » (P, 45). Tel est le point d’aboutissement du mouvement introductif du livre, mais aussi, à en croire cette phrase, celui où la démonstration commence : « Tout ce qui suit ne sera, d’une certaine manière, qu’un long commentaire de ce tableau » (P, 44). C’est alors que le plan du livre est annoncé, comme l’indiquent, entre autres signes, de nombreux verbes à l’infinitif (voir P, 47). Telle est, esquissée à grands traits, l’introduction de Palimpsestes.

Lorsqu’on s’apprête à s’engager dans ce que l’auteur appelle « la suite » (P, 47), on découvre qu’on est déjà au seuil du chapitre VIII. En vérité, la démonstration annoncée avait été entamée, au moins au chapitre III, voire dès le premier mot du texte. Dire que l’on « découvre » n’est qu’une façon, subjective, de reconstituer une réception du texte en aval du parcours critique, car il paraît difficile, lors d’une première lecture, de prendre conscience de ce qu’il faudrait bien appeler une ruse de l’auteur. En effet, le texte file en douce, glissant insensiblement sous nos yeux, et l’on n’attendait pas mieux que d’être pris, de ne pas voir le seuil. On pourrait cependant objecter qu’il existe des textes préliminaires faisant partie du texte lui-même : les prologues homériques, par exemple. C’est ce que Genette appelle « la préface intégrée[14] ». Tel n’est pas le cas de notre texte, car le parcours introductif, délimité par l’annonce du plan, contient déjà le texte « substantiel ». Autrement dit, pré-texte et texte se chevauchent et, plus justement, se confondent, ce qui autorise Genette à dire, dans l’annonce même du plan de son livre, qu’il s’apprête à « en finir avec la case, déjà plus qu’à moitié explorée, de la parodie classique et moderne » avant de « passer » (P, 47) aux autres notions.

Pourquoi Genette a-t-il évolué d’un appareil préfaciel développé dans Figures III (1972) à un texte relativement court et sans intertitre dans Mimologiques (1976), puis, dans Palimpsestes, à ce que l’on peut à présent appeler une introduction immanente ? Aurait-il, comme Michel Foucault et comme tant d’autres (Beckett, notamment), le « désir de n’avoir pas à commencer[15] » ? On se souvient des phrases par lesquelles le nouvel élu au Collège de France avait ouvert sa leçon inaugurale le 2 décembre 1970 :

Dans le discours qu’aujourd’hui je dois tenir, et dans ceux qu’il me faudra tenir ici, pendant des années peut-être, j’aurais voulu pouvoir me glisser subrepticement. Plutôt que de prendre la parole, j’aurais voulu être enveloppé par elle, et porté bien au-delà de tout commencement possible. […]

J’aurais aimé qu’il y ait derrière moi (ayant pris depuis bien longtemps la parole, doublant à l’avance tout ce que je vais dire) une voix qui parlerait ainsi : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer […] »[16].

De ce fantasme, on trouve bien la trace dans l’« Après-propos » de Figures III : « Même ‒ ou surtout ? ‒ quand il se tait, le critique en dit toujours trop. Le mieux serait peut-être, comme le récit proustien lui-même, de ne jamais “finir”, c’est-à-dire en un sens, de ne jamais commencer[17]. »

Si cela est vrai, ce rêve de parole immanente ne peut aller sans le désir, peut-être plus fort chez le poéticien, de retenir et de convaincre. Certes, en 1982, la réputation de Genette est déjà fondée, et son lectorat est effectif. On rappellera à titre indicatif qu’en 1966, date de publication de son premier livre (Figures), Genette faisait partie des organisateurs et des contributeurs de l’important colloque de Cerisy sur « les tendances actuelles de la critique[18] » qui fit date et qui réunit quelques-uns des plus grands noms de la Nouvelle Critique. Toutefois, l’enjeu porte en 1982 sur la réception d’un texte de théorie littéraire, et l’on sait que la tâche du lecteur peut être ardue. C’est dire la particularité de ce genre, mais c’est rappeler aussi l’exigence de son discours préfaciel, sommé à la fois de retenir et de convaincre. Si le préfacier d’une oeuvre littéraire peut se permettre la finesse de n’offrir qu’une entrée en matière, un argument qui puisse attirer le futur lecteur, celui d’un discours critique, a fortiori théorique, ne peut sacrifier la rigueur qu’au prix de son abdication. Dans le même temps, à vouloir ne conserver que la rigueur, le risque est grand que le lecteur s’ennuie, délaissant et le livre et le critique, fût-il le plus ingénieux des théoriciens. Cela, l’auteur de Palimpsestes le sait bien, et loin de nous fournir une plate introduction didactique, fût-elle immanente, il s’est mis en devoir de lui donner tous les attraits d’une préface inventive. Voici comment.

Un rhétoricien accompli

Nous avons cité l’étrange début de Palimpsestes, étrange pour un livre de poétique. Si le sujet grammatical de la première phrase confirme l’intention critique du livre, la suite, d’emblée rétrospective, ne laisse pas de susciter la surprise. Genette présuppose-t-il que le lecteur de Palimpsestes connaît le sens qu’il avait donné, dans d’autres livres, au mot « paratextualité » ? La démarche est en réalité plus subtile. À ce début abrupt dans lequel on peut voir un clin d’oeil au lecteur familier succède aussitôt un élargissement de l’auditoire. C’est alors que commence (pour les autres lecteurs) ce qu’il faut bien appeler un exorde. En effet, dès les premières lignes, se trouvent condensés les principes d’une rhétorique savamment instillée que l’on essaiera de restreindre à trois points.

1. La disposition éthique du poéticien : une modestie sans malice

« J’ai, depuis, trouvé mieux – ou pire : on en jugera. » Cette phrase est exemplaire, chez Genette, de ce qu’on pourrait considérer comme un habile dosage de la présence du sujet parlant et de celle du récepteur. Par l’emploi immédiat du « je », le sujet s’affirme comme maître du discours, tout en cédant la priorité à son auditoire (« Moi, je pense que j’ai trouvé mieux, mais c’est à vous, lecteur, que revient le dernier mot »). Énoncée à la suite d’une justification que ce dernier n’attendait pas (« C’était imprudent de ma part, semble signifier l’auteur, d’avoir avancé ce terme aussi hâtivement »), cette phrase initiale achève de capter notre attention, et nous voici tout disposés à écouter la suite : le nouveau, le prudent, cette fois, « programme ». C’est bien la classique captatio benevolentioe, doublée de ce qu’Aristote appelle la « disposition éthique de l’orateur[19] ». Il s’agit en somme d’« inspire[r] confiance[20] » au public, et cette disposition, nous dit le Stagirite, est « quasiment […] le moyen de persuasion le plus puissant[21] ». Ainsi, en nous accordant la faveur de juger de sa « trouvaille », puis en critiquant sa propre démarche, Genette fait montre d’une modestie qui, de la part d’un homme de savoir, ne peut qu’« inspirer confiance ». De cette attitude apparemment humble, on trouve de nombreuses expressions : adverbes dévalorisants (« grossièrement », P, 7 ; « approximativement », P, 8), le verbe « emprunter » pour indiquer les exemples puisés chez Dumarsais et Fontanier (P, 9 note 1), la référence à Julia Kristeva qui, la première, a théorisé la notion d’« intertextualité » (P, 8) et, surtout, ce qui est un trait constant chez Genette, le fait de dire que ce qu’il nous dit n’est « ni exhausti[f], ni définiti[f] » (P, 8).

Cet usage stratégique de la modestie s’illustre de manière particulièrement efficace dans la partie allouée à la prévention de la critique, qui apparaît – c’est significatif – dès la fin du premier chapitre. Sur un ton mi-modeste mi-affirmatif, Genette attaque de front et, par quelques coups bien portés, réfute les objections de ses contradicteurs présumés. Voici l’orchestration de l’offensive (la meilleure défense est l’attaque), comment se déroule l’opération :

On pourrait assez justement m’objecter que le second exemple n’est pas plus complexe que le premier, et que simplement Joyce et Virgile ne retiennent pas de l’Odyssée, pour y conformer leurs oeuvres respectives, les mêmes traits caractéristiques […]. Cette opposition […] n’est pas fausse en l’occurrence (encore qu’elle néglige un peu trop l’analogie partielle entre les actions d’Ulysse et d’Énée), et nous en retrouverons l’efficacité en bien d’autres occasions. Mais elle n’est pas d’une pertinence universelle, nous le verrons aussi, et surtout elle dissimule la différence de complexité qui sépare ces deux types d’opération.

P, 15 ; nous soulignons

C’est ainsi que, feignant d’abord de concéder un point à son adversaire, Genette s’empresse de le lui retirer progressivement, avant de frapper d’estoc et de taille : un exemple qu’il offre au paragraphe suivant doit achever (de convaincre) le contradicteur malheureux – et l’on est tenté de dire pour le compte.

On reconnaît ici la fonction que Genette baptisera, en se référant à l’écrivain et physicien allemand Lichtenberg, « paratonnerre[22] ». Il est significatif que ce même mot figure en tête de l’Anthologie de l’humour noir de Breton, où il fait office de titre à la préface de ce livre[23] dont l’édition définitive a été publiée la même année que Figures. Cette commune référence nous fournit le passage au deuxième élément de la rhétorique que nous étudions : l’humour.

2. De la « plaisanterie » en poétique

Le sérieux de l’entreprise genettienne ne va pas sans l’agrément, encore une fois, bien mesuré, de quelques traits d’esprit qui nous promettent une lecture agréable tout en suggérant que l’auteur de « ce livre […] que tu es censé, Lecteur infatigable, tenir présentement entre tes mains » (P, 549), n’est pas un plat didacticien ni un savant livresque, mais un homme qui a de l’esprit. Rappelons qu’Aristote consacre un chapitre entier, dans sa Rhétorique, à l’importance de l’agréable[24]. Cicéron, de même, fait parler ses orateurs de l’utilité de la « plaisanterie[25] », enseignant que « la gaieté rend l’auditoire bienveillant à celui qui l’a fait naître[26] » et que « la plaisanterie […] révèle dans l’orateur un homme du monde, cultivé, de bon ton[27] ». Parmi les nombreuses boutades disséminées dans les premières pages de Palimpsestes, on a déjà croisé la toute première (« J’ai trouvé mieux – ou pire »). De nouveau, l’incipit de Palimpsestes est bien plus dense qu’il y paraît, et nous n’avons pas fini d’y retourner. Ce trait est bientôt suivi d’une pointe, en note de bas de page, dans laquelle Genette « se repent » d’une inadvertance, celle d’avoir contourné l’emploi par Louis Marin du terme « architexte » : « Il serait temps qu’un Commissaire de la République des Lettres nous imposât une terminologie cohérente » (P, 7). Justifiant enfin un point de méthode, l’auteur se plaît, lui aussi, à forger des parodies de proverbes : « L’inconvénient de la “recherche”, c’est qu’à force de chercher, il arrive qu’on trouve… ce qu’on ne cherchait pas » (P, 8).

Le texte regorge de ces pointes, qui rendent, il faut bien le reconnaître, la lecture d’une matière ardue agréable. Il en est même qui provoquent le rire, mais on laissera à chacun le soin d’en juger[28].

3. Une « écriture parlée[29] »

Si l’on n’est pas insensible à l’humour de Genette, il est difficile de rester indifférent à cette autre tactique qui consiste à exposer une théorie comme on fait la conversation. Dans la rhétorique ancienne, la parole de l’éloquence (contentio) et celle de la conversation (sermo) sont bien distinctes, la première relevant du domaine public, la seconde du domaine privé[30]. Dans Palimpsestes, et c’est notamment ce qui fait sa modernité, les deux styles, simple et élevé, courant et soutenu, se conjuguent constamment, liant le sérieux de l’intention à l’éveil de l’attention. Loin de s’adonner à un monologue, l’auteur, d’entrée de jeu, emprunte le ton de l’échange, interpelle son lecteur par « on » et par « nous », s’entretient avec lui dans un langage familier. En témoigne une foule de locutions qui relèvent de la parole courante : « bien sûr », « à la limite », « comme on dit », etc. – autant d’expressions qui semblent dire : « Entrez, la poétique est pour tous. » Cette sollicitation permanente du récepteur s’accompagne d’un recours massif aux parenthèses, auxquelles Genette confie quantité d’informations, tout en donnant au lecteur l’impression de pénétrer dans le cercle intime de la pensée de l’auteur. Le procédé – la figure –, réitéré dans tout le livre, nous ramène à la poétique d’Aristote, dans laquelle les nombreuses incidentes, ainsi que le souligne André-Jean Festugière, ont « valeur de preuve[31] ». Chez Genette, le discours parenthétique a aussi une valeur argumentative, mais lui est également confiée la délicate tâche d’agir sur la disposition psychique du lecteur, en ménageant un espace à des apartés qui réunissent plus intimement les deux instances du discours que sont, ici, le critique et son lecteur.

Entraîné de la sorte dans le flux de cette « écriture parlée », le lecteur devient le spectateur d’une pensée en cours dont l’émetteur n’a de cesse de souligner le caractère, nous l’avons dit, « provisoire » (P, 13), et ce, jusque dans la conclusion (P, 552). Cette manière, tout en affirmant l’authenticité du discours critique et l’honnêteté de son auteur, ne manque pas de rappeler la notion précieuse de « trajet critique[32] » par laquelle Starobinski s’était proposé, en 1970, de remettre en question une certaine acception, traditionnelle, de la méthode : « L’oeuvre critique, certes, peut très honorablement s’astreindre à l’application d’un programme préétabli. Mais il vaut mieux qu’elle ressemble au voyage de ceux “qui partent pour partir” […].[33] » Au « programme préétabli », Genette semble avoir préféré la « non-méthode[34] » qui non seulement conjugue les « divers impératifs méthodologiques[35] », mais remplit les trois fonctions de l’art oratoire selon Cicéron : instruire, plaire, émouvoir.

Nous en arrivons ainsi au troisième volet de notre propos, qui entend développer à la fois un dépassement et un commentaire de la question préfacielle, c’est-à-dire l’essentiel. De fait, s’arrêter à la rhétorique préfacielle de ce livre serait manquer le projet, plus subtil ou plus ambitieux, et de Palimpsestes et de son ouverture, celle-ci n’étant pas seulement la tribune d’une défense et illustration du texte, pas seulement le lieu d’une représentation au sens judiciaire, mais l’espace d’une poétique.

Poétique du palimpseste

Revenons aux premières lignes de Palimpsestes et allons plus loin : « L’objet de la poétique, disais-je à peu près, n’est pas le texte, considéré dans sa singularité (ceci est plutôt l’affaire de la critique), mais l’architexte, ou si l’on préfère l’architextualité du texte […]. Je dirais plutôt aujourd’hui, plus largement, que cet objet est la transtextualité […] » (P, 7).

Que fait ici Genette ? On le voit bien, il efface. Se référant à son livre précédent, Introduction à l’architexte, il efface le terme « paratextualité », pour lui substituer celui d’« hypertextualité », puis il efface « architextualité » et le remplace par celui, « plus large », de « transtextualité ». N’est-ce pas là la juste définition du palimpseste, reproduite en quatrième de couverture : « Un palimpseste est un parchemin dont on a gratté la première inscription pour en tracer une autre, qui ne la cache pas tout à fait, en sorte qu’on peut y lire, par transparence, l’ancien sous le nouveau » ? L’analogie est d’autant plus frappante que le geste de l’auteur ne cache pas l’ancien objet sur lequel porte ladite « transtextualité », puisque la trace en subsiste à la faveur d’un rappel. C’est donc de ce geste d’effacement et de réécriture que naît Palimpsestes et qu’il commence, ce qui en fait, dans sa substance même, dans son « être même[36] », un palimpseste. Introduction à l’architexte en est, alors, l’hypotexte[37].

Si donc Palimpsestes n’a pas de préface « officielle », déclarée, on peut – c’est une deuxième hypothèse – supposer que c’est aussi parce qu’il s’inscrit dans la continuité d’une autre entreprise théorique, et cependant la même : définir la transtextualité, qui est, selon Genette, « l’objet de la poétique ». N’est-ce pas le principe de l’hypertextualité que de faire de l’autre avec du même ? Au dernier chapitre de Palimpsestes, qui en est aussi la conclusion[38], Genette revient à ce principe de création, redéfinissant l’hypertextualité comme « l’art de “faire du neuf avec du vieux” » (P, 556). Ce théoricien de l’hypertextualité ne fait pas autre chose lorsque, justifiant sa méthode, et comme s’excusant de devoir « établir une (nouvelle) liste » (P, 8), il écrit, dès la deuxième page de ce Palimpsestes censé nous parler de « palimpsestes », cette phrase que nous avons déjà citée : « L’inconvénient de la “recherche”, c’est qu’à force de chercher, il arrive qu’on trouve… ce qu’on ne cherchait pas » (P, 8).

Parodiant la vieille expression française « avoir du pain sur la planche » en la conjuguant avec une citation approximative de Jules Laforgue, l’auteur de Palimpsestes entend nous signifier les limites de son enquête : « [C]ela nous fait déjà, comme dit à peu près Laforgue, assez d’infini sur la planche » (P, 19). Ce jeu hypertextuel prend des proportions inattendues lorsque l’auteur parodie son propre discours. Le « Post-scriptum du 13 avril 1983 » qui clôture la réédition de Palimpsestes en format de poche nous en fournit un exemple drôle, unique, dans lequel le poéticien, voulant corriger un passage où il avait à tort déploré qu’un livre de Bruce Morrissette n’ait pas été traduit en français (« l’absence de traduction française en dit long sur nos moeurs éditoriales » ; P, 218), écrit, résorbant l’erreur par la mimèsis : « Cette bévue en dit long sur la qualité de mon “érudition” » (P, 573 ; nous soulignons). On se souvient du bel article de La Quinzaine littéraire dans lequel Roland Barthes avait déclaré Genette « écrivain » :

Non seulement la poétique inclut dans son champ le récit […] et sans doute demain l’essai, le discours intellectuel […], mais aussi, se retournant sur son propre langage, elle consent, elle s’oblige à se considérer elle-même, d’une certaine manière, comme objet de poétique. Ce retour, qui est bien plus qu’un simple élargissement, tend à faire du poéticien un écrivain, à abolir la distance hiérarchique entre le “créateur” et le “glossateur”[39].

L’idée forte qui se dégage de ce passage comme de tout le texte de Barthes, est, insistons-y, que le poéticien serait écrivain, pourrait être écrivain, parce que la poétique « se retourn[e] sur » – littéralement : « changer de position en se tournant dans un autre sens[40] », différent de celui qu’elle était censée prendre – « son propre langage ». Autrement dit, et pour résumer, il y a, selon Barthes, « retour du poéticien » parce qu’il y a création de mots nouveaux, « d’objets verbaux subtils et nets[41] ». Nous ne sommes pas seule à l’avoir compris ainsi, bien que nous ne partagions pas la lecture, par trop tranchante, que Franc Schuerewegen fait de ce texte lorsqu’il écrit que Barthes « rédui[t] l’ouvrage de Genette à un pur prétexte » pour se « lance[r] des fleurs […] à lui-même[42] ». Même s’il porte sur le seul Figures III, l’éloge réservé par Barthes à Genette nous paraît réduire fâcheusement, mais pour d’autres raisons que celle-ci, l’envergure du faire genettien, qui, bien avant Palimpsestes, avait annoncé sa couleur, et révélé bien plus qu’un poéticien « terminologue[43] », bien plus qu’un retour de la poétique « sur son propre langage » : un retour de la poétique sur le langage de son objet même. Voici qui semble plus complexe.

Le faire de Genette dépasse en effet le seul aspect lexicologique pour s’étendre à plus d’un niveau du texte. Ce que Barthes appelle « le grand romanesque critique[44] » nous paraît illustré, dans Palimpsestes, outre « le courage […] néologique[45] », par une pratique de la langue qui excède ostensiblement le cadre d’une certaine écriture critique (celle de l’« écrivant[46] » selon Barthes) pour verser, par moments, dans le romanesque. Donnons pour exemple de cette « déviance[47] », une phrase au moyen de laquelle Genette clôture, à la fin du chapitre VII, le futur programme de son livre : « [I]l sera alors temps de conclure et de ranger nos outils, car les nuits sont fraîches en cette saison » (P, 47-48). L’humour n’est certes jamais loin chez « ce diable » de poéticien[48] : ici, il se combine à des tentations de fiction.

Cette « déviance » prend une tout autre dimension lorsque le poéticien s’accorde la licence de l’ambiguïté, et ce, au coeur d’un « impératif méthodologique » exigeant la clarté, l’annonce d’un plan. En vérité, cette démarche est « la suite » (P, 47), après un passage digressif, d’un commentaire qui accompagne le tableau récapitulatif des pratiques hypertextuelles (P, 45). C’en est « la suite », certes, plus circonstanciée, mais c’en est surtout, telle que nous la lisons, une deuxième mouture, mieux, une deuxième « épreuv[e][49] » dont le ton et l’esprit sont sensiblement différents de ceux du commencement. Qu’on en juge à la lecture du passage en question, que nous citons cette fois plus longuement (et donc sans risque d’égarer notre lecteur) : « Tout ce qui suit ne sera, d’une certaine manière, qu’un long commentaire de ce tableau, qui aura pour principal effet, j’espère, non de le justifier, mais de le brouiller, de le dissoudre et finalement de l’effacer » (P, 44).

Genette se jouerait-il de nous ? Il y a bien lieu de le penser. Cependant, sous ce ton apparemment badin, au moins ludique au premier abord, s’exprimerait une intention sérieuse, et un projet, celui de faire en sorte que le schéma dégagé dans le tableau récapitulatif ne soit, pour le lecteur, qu’un schéma appelé à être dépassé dans la suite de l’exposé (cette méthode nous ramène à la stratégie de l’incipit). Toujours est-il que cette première déclaration programmatique est équivoque, à tel point qu’elle a pu susciter l’« agacement » de certains lecteurs venus « y cherch[er] un usage pédagogique[50] », et seulement pédagogique. Dans la suite de ce commencement, qui en est aussi une première variante, le ton est « plus » sérieux, plus indicatif du genre (didactique). Ses premiers mots suffisent à en indiquer l’esprit : « La suite annoncée consistera donc à regarder de plus près chacune des cases de notre tableau » (P, 47). Ici, pas de surprise, nul trouble, si ce n’est celui que peut provoquer la boutade « romanesque » des « outils à ranger » et des « nuits fraîches ».

Vient donc le moment de s’interroger : que se passe-t-il entre les deux passages, entre le premier et le deuxième mouvement de cette annonce ? Répondre à cette question paraît simple à présent : l’assouvissement d’un désir double, celui du théoricien et celui de l’écrivain[51]. En termes jakobsoniens, dans un premier temps, la fonction poétique tend à l’emporter sur la fonction référentielle ; dans un deuxième temps, à l’inverse, l’impératif didactique désembue l’ambiguïté et reprend ses « droits ». Nous voici, insensiblement, face à un trait de style éminemment genettien, qui consiste à avancer deux figures d’une même idée, deux jugements d’un même fait, comme dans l’épanorthose déjà citée : « J’ai, depuis, trouvé mieux – ou pire : on en jugera » (P, 7). On peut même dire, en l’occurrence, que le syntagme ajouté « ou pire » est une épanorthose doublée d’une épiphrase, et l’on voit bien que le « mieux » n’est qu’en apparence évacué (effacé) par le « pire » : sa trace demeure, et dans le sens et dans l’esprit, bien qu’au « pire » ait été donné le dernier mot. Quant à l’ordre de ces « options », on remarque qu’il varie selon les besoins de l’éloquence et de l’argumentation, qui font avancer ou renvoyer à l’un ou l’autre terme. Ce dédoublement élocutoire peut prendre des formes diverses, ce en quoi nous voyons une preuve supplémentaire de l’épaisseur – disons-le à présent – de cette oeuvre.

Ne pouvant sacrifier l’écriture à la théorie ni risquer la théorie dans l’écriture, le poéticien ne pouvait qu’entrer dans un « jeu ambigu » qui n’est plus alors, et de bien loin, simplement celui « des préfaces » : en fait, celui-ci participe d’un jeu de plus haute gravité, celui de l’écriture. Dans « Raisons de la critique pure », texte augural qui annonce le Genette de Palimpsestes et le retour (cette fois au sens de revenir) du poéticien-écrivain, celui-ci conclut par ces mots :

Ce qui définit pour nous l’écrivain – par opposition au scripteur ordinaire, celui que Barthes a nommé l’écrivant –, c’est que l’écriture n’est pas pour lui un moyen d’expression, un véhicule, un instrument, mais le lieu même de sa pensée. [… L’]écrivain est […] celui qui sait et éprouve à chaque instant que lorsqu’il écrit, ce n’est pas lui qui pense son langage, mais son langage qui le pense, et pense hors de lui. En ce sens, il nous paraît évident que le critique ne peut se dire pleinement critique s’il n’est pas entré lui aussi dans ce qu’il faut bien appeler le vertige, ou si l’on préfère, le jeu, captivant et mortel, de l’écriture[52].

On se plaira à penser que c’est pour cette raison aussi – ou seulement – que Palimpsestes peut bien se passer de préface.