Filigrane
Écoutes psychanalytiques
Volume 29, Number 2, 2020 L’empire du faux : deuxième partie Sous la direction de Alexandre L’Archevêque and Élise Bourgeois-Guérin
Table of contents (10 articles)
Dossier
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Jean-Claude Romand, empereur du faux ou esclave de ses adeptes ?
Sébastien Chapellon
pp. 11–28
AbstractFR:
Autour de l’exemple de Jean-Claude Romand, un Français ayant réussi à se faire passer pour un médecin chercheur à l’Organisation mondiale de la santé pendant plus de dix-huit ans, ce texte interroge les logiques inconscientes conduisant certains individus à ériger le mensonge en véritable manière d’être. Il est montré que, contrairement à ce qui a pu être écrit, lesdits « mythomanes » ne croient pas à leurs mensonges. Seuls leurs auditeurs y adhèreraient. Le sujet leur propose à cette fin un discours qui entre en résonance avec leurs attentes. Or, cette faculté à saisir ce que les autres désirent pour s’attirer leurs faveurs interroge. La capacité d’empathie extrême, quasi surhumaine, qui caractérise le fonctionnement psychique de ces sujets, apparaît comme étant le corollaire d’une immense précarité psychique. Totalement dépendants du lien à autrui, leur « talent » relationnel témoigne de l’existence d’une problématique narcissique aussi sévère qu’imperceptible. En retour, le mensonge, conçu comme un mécanisme de défense, les préserverait de la menace fantasmatique que leur ferait vivre un lien, dont ils auraient à la fois tout à attendre et tout à redouter.
EN:
Based on the example of Jean-Claude Romand, a Frenchman who impersonated a medical researcher employed at the World Health Organization (WHO) for over eighteen years, this paper reveals the unconscious logic behind the psychic functioning of individuals for whom lying has become a way of life. Contrary to what has been written so far, it is argued that such “mythomaniacs” do not believe their own lies and that it is only the recipients of their lies who adhere to them because they are couched in a discourse that resonates with their expectations. This ability to discern what others want and use this knowledge to gain favour warrants examination. The incredible, almost superhuman, capacity for empathy which defines the psychic functioning of these subjects appears to go hand in hand with a high degree of mental insecurity. Totally dependent on their connections with others, their relational “abilities” reflect severe yet imperceptible narcissistic fragilities. Conceived as a defense mechanism, the lie serves to preserve them from the fantasied threat of a bond from which they expect everything, yet have everything to fear.
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La lettre au frère, ou c’est trop beau pour être vrai
Ghyslain Lévy
pp. 29–42
AbstractFR:
Chaque fois que la réalité est gênante et difficile à accepter, il est banal aujourd’hui de la contester, de la qualifier de fausse en se plaçant aussitôt dans le registre de la vérité, venant occulter le sentiment d’irréalité et de fausse perception qui s’y trouve impliqué. Relire la lettre de Freud adressée à Romain Rolland en 1936, « Un trouble du souvenir sur l’Acropole », sous l’angle du sentiment du faux permet d’explorer ce qu’il en est d’une psyché placée sous l’effet d’un déni post-traumatique, à partir de la constitution d’un faux-moi interne. Des hypothèses pourront être ici avancées sur la question fraternelle qui est au coeur de cette « lettre au frère », ouvrant sur une interprétation portant sur l’infigurable archaïque, au-delà de celle que suggère Freud autour du complexe paternel. Si « rien n’est vrai, et donc tout est permis », comme on l’entend aujourd’hui, c’est bien que la question fraternelle se trouve aujourd’hui posée comme celle du meurtre banalisé.
EN:
Whenever reality is inconvenient or difficult to accept, it is now commonplace to dispute it, to pronounce it false and align oneself quickly with the Truth, while concealing the sense of unreality and false perception this process implies. Rereading Freud’s letter to Romain Rolland, in 1936, “A Disturbance of Memory on the Acropolis,” with a focus on the sense of falseness, allows us to explore the characteristics of a psyche that is under the sway of post-traumatic denial, based on the construction of a false internal self. Hypotheses are formulated regarding the question of sibling relationships, which is central to this “letter to a brother,” leading eventually to an interpretation involving the unrepresentable archaic, extending Freud’s theorization around the father complex. If the belief today is that “nothing is true, therefore anything goes,” it is because sibling rivalry has been reduced to a trivialized murder.
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The Pianist, de Roman Polanski : un stratagème pervers ?
Alexandre L’Archevêque
pp. 43–55
AbstractFR:
Le but du présent texte consiste à proposer une brève analyse du film The Pianist (2002) de Roman Polanski. Cette adaptation cinématographique tirée du récit d’un survivant – Wladyslaw Szpilman – nous apparaît comme le fruit d’une possible démarche de dissimulation demeurée, pour ainsi dire, inaperçue. En plus de servir Polanski, elle est également le prototype d’une rhétorique susceptible d’être employée par toute personne en position d’abuser autrui. Nous établirons deux distinctions essentielles : la première concerne les deux auteurs, celui du livre The Pianist et celui du film du même nom, chacun ayant sa motivation propre à partager un tel récit ; la deuxième porte sur Polanski et l’ensemble de son oeuvre, et ce, en réfléchissant à la place à accorder à cette dernière alors que son auteur est la cible de diverses accusations d’inconduites sexuelles. Nous discuterons ensuite d’implications en lien avec le cancel culture et le révisionnisme historique.
EN:
The aim of this paper is to provide a brief analysis of the film The Pianist (2002), by Roman Polanski. This film adaptation of a survivor’s story—Wladislaw Szpilman—appears to us to reveal an unconscious process of concealment, which may well have gone unnoticed. The rhetoric employed in the film is typical of that which could potentially be used by abusers. We will establish two essential distinctions: first, between the different motivations underlying the creation of the literary work, The Pianist, and its film adaptation by Polanski, and second, between Polanski, the man, and his body of work, to determine whether Polanski’s accusations of sexual misconduct should bear on the appraisal of his art. We will then discuss implications in regard to cancel culture and historical revisionism.
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Psychothérapie et sciences humaines
André Jacques
pp. 57–71
AbstractFR:
Voici une contribution à un débat qui a cours actuellement, tout au moins dans le pré carré des psychothérapies au Québec, mais aussi partout où se pratique cette sorte d’intervention. D’aucuns s’y réclament des « données probantes » telles que définies par des critères scientifiques, selon une certaine acception du mot « science ». D’autres mettent l’accent, sans pour autant vouloir faire l’économie de la rigueur, sur l’aspect relationnel de l’acte psychothérapeutique. Les réflexions qui suivent tenteront d’aller à la racine de cette opposition, ou du moins à l’une d’entre elles. J’aurai recours pour ce travail à des penseurs préoccupés par la nature de la science et par l’effet de la pratique de celle-ci sur les deux grandes catégories d’objet : la nature et l’humain.
EN:
This paper is a contribution to a debate that is currently taking place in the well-defended field of psychotherapy in Quebec, but also wherever interventions of this nature are practiced. Some are claiming “evidence-based practice” as defined by scientific criteria, in accordance with a particular definition of the word science. Others emphasize the relational dimension of the psychotherapeutic act, but without sacrificing its rigour. The reflections that follow will attempt to get to the root of this opposition, or at least to one possible source. As a part of this task, I will resort to thinkers preoccupied with the nature of science and the effect of its practice on the two major object categories: nature and human phenomena.
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Le désoeuvrement du thérapeute et la suprématie du connaître en psychothérapie
Julie Dauphin
pp. 73–89
AbstractFR:
Le travail de supervision amène le constat que de plus en plus de cliniciens éprouvent un malaise profond face à la pertinence de leur profession. Nous appellerons désoeuvrement clinique cette succession d’états (par exemple fatigue, doutes, perplexité) pouvant culminer en une crise identitaire sur le plan professionnel, et pouvant faire l’objet d’une demande de supervision. Ce texte amorce une réflexion quant aux contributions du modèle scientifique-professionnel qui prévaut dans la formation en psychologie, et ses impacts sur le champ thérapeutique. En particulier, le message implicite selon lequel seul le fait empirique a de véritable valeur risque d’entraîner une recherche de certitude qui se veut rassurante. Cette vision se perpétue dans les milieux de pratique, publics notamment, au travers de la notion de données probantes. L’intolérance à l’incertitude et sa contrepartie, la conviction de la certitude, tant au plan organisationnel qu’individuel, entraînent des impacts psychiques délétères chez le clinicien. À son insu, ce dernier est aux prises avec le poids de ce qu’il imagine devoir savoir. Paradoxalement, sa recherche maîtrisée par la « connaissance des faits » risque d’entraîner un appauvrissement de sa capacité à penser de manière créative pour et avec le patient en psychothérapie.
EN:
The work of supervision shows that more and more clinicians have troubling doubts about the relevance of their profession. A combination of experiences (eg. fatigue, doubts, perplexity), which we have dubbed clinical futility, can culminate in a professional identity crisis, prompting a request for clinical supervision. This paper proposes a reflection on the contributions of the scientific-professional model which prevails in clinical training, and its impact on therapeutic practice. In particular, the implicit notion that only empirical facts are of value as sources of information leads to a reassuring quest for certainty. This way of thinking is perpetuated in health care settings, particularly public ones, through the notion of evidence-based practices. The intolerance of uncertainty, and its counterpart, the conviction of certainty, at both organizational and individual levels, has a deleterious impact on the clinician’s psychic functioning. Unwittingly, the latter is grappling with the weight of what s/he imagines s/he should know. Paradoxically, the search for mastery through knowledge of the facts leads to an impoverishment of the capacity to think creatively, both for and with the patient.
Heteros
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L’Homme aux rats : une lecture de la complexité des enjeux d’une névrose obsessionnelle
Eve Delmas and Marie Hazan
pp. 93–109
AbstractFR:
Cet article propose une relecture du cas de l’Homme aux rats (Freud, 1915) dans le but d’éclairer le clinicien aux prises avec la symptomatologie de la névrose obsessionnelle. Cette catégorie diagnostique et nosographique aujourd’hui un peu délaissée au profit des troubles de personnalité, des états limites, de la perversion narcissique et surtout de la psychopathologie vue sous l’angle du DSM, est pourtant encore très présente dans la pratique. Sa symptomatologie tortueuse et complexe peut laisser le thérapeute dans le désarroi : alternance infernale de pulsions contradictoires, ressassement, cogitations, incapacité d’accéder au compromis, doute généralisé, comportements marqués par l’annulation rétroactive… Ces patients tentant sans relâche de concilier l’irréconciliable ont vite fait d’égarer l’intervention dans les dédales de leurs défenses. Cette contribution cherche, en retraçant pas à pas les méandres complexes et parfois opaques de l’histoire de l’Homme aux rats, à aider le clinicien aux prises avec un transfert, des associations et des symptômes à la fois typiques et confus.
EN:
This article proposes a rereading of the “Rat Man” (Freud, 1915), to provide the clinician with a deeper understanding of the symptomatology of obsessional neurosis. Nowadays, obsessional neurosis has been set aside as a diagnostic and nosographic category, overshadowed by attention to personality disorders, borderline states, narcissistic perversion and, especially, psychopathology that is understood from the point of view of the DSM. However, it is nevertheless very present in our clinical practice. Its tortuous and complex symptomatology, with its infernal alternation between contradictory impulses, rumination, obsessions, omnipresent doubt, undoing, and the inability to reach a compromise can be confusing to the therapist. In their relentless attempt to reconcile the irreconcilable, these patients may quickly lose the clinician in the maze of their defences. By retracing the complex and sometimes opaque twists and turns of the Rat Man case history step by step, this article seeks to help the clinician grappling with transference, associations, and symptoms that are both typical and confusing.
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Éloge de la fugue ? À propos d’une « fugue incestueuse », vecteur de lutte contre l’effondrement, et d’un « petit équilibre psychique »
Olivier Jan
pp. 111–125
AbstractFR:
Après avoir rappelé la tentative de réaménagement psychique que peut représenter le recours à l’acte de fuguer, cet article propose une lecture de la trajectoire adolescente marquée par ce type d’expérience. La psychothérapie de Sophie, qui s’est déroulée sur une quinzaine d’années, autorise une observation en après-coup d’une trajectoire de fugue adolescente. Il pourrait être tentant de parler ici d’une forme de résilience. Toutefois, il apparait plus juste d’évoquer l’accès à une « relativement bonne adaptation sociale » sur des personnalités restées en souffrance, au bord de décompensations, au-delà de leur adaptation. La discussion porte sur les effets positifs ou délétères d’un tel recours à l’acte, en insistant sur la différence fugue/errance ainsi que sur l’intérêt de la psychothérapie d’inspiration analytique dans l’après-coup de tels contextes extrêmes, à forte occurrence limite.
EN:
After an overview of the ways in which running away can be conceptualized as a move toward psychic reorganization, this paper proposes to explore the impact of an adolescence marked by such an experience. Spanning about 15 years, Sophie’s psychotherapy serves as the lens through which to observe the deferred impact of her adolescent runaway experience. It is tempting to think in terms of a form of resilience. However, it may be more accurate to refer to a “good enough adaptation” in personalities that continue to suffer and are at frequent risk of decompensation. The discussion centres on the positive and adverse future consequences of this form of acting out—while making a distinction between running away and truancy—, and on the potential benefits of an analytic-type psychotherapy to work on the aftermath of extreme experiences combined with borderline dynamics.
Bouquinerie
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Recension de Quelques motifs pour la psychanalyse. À partir des travaux de Laurence Kahn / O. Bombarde, F. Neau et C. Matha (dir.) (2020), Quelques motifs pour la psychanalyse. À partir des travaux de Laurence Kahn. Paris : Les Belles lettres
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Recension de L’art du mensonge : tous mythos ? Quand mentir devient la (nouvelle) norme / Catherine Monroy (2020), L’art du mensonge : tous mythos ? Quand mentir devient la (nouvelle) norme. Paris : Larousse