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Introduction

Le principe de non-discrimination dans l’enseignement et du droit pour chacun d’apprendre est acté dans les textes français, européens et internationaux[1]. Si les prescriptions institutionnelles posent clairement la lutte contre l’homophobie dans des dispositifs de prévention ainsi que dans les programmes scolaires, celle-ci semble pour autant parfois minorée ou restreinte par peur de réactions négatives des parents d’élèves, des personnels ou autres partenaires. L’homosexualité y apparaît constitutive d’une discrimination « discriminée » ou « infra-légale » (Dhume & Hamdani, 2013), bien souvent traitée au rythme de chaque politique d’établissement et en fonction des sensibilités propres aux équipes pédagogiques. Les acteurs de l’Éducation nationale peuvent en effet se sentir pédagogiquement démunis pour aborder cette thématique, sans nécessairement connaître les dynamiques argumentatives pour à la fois : répondre institutionnellement aux positions parfois réactionnaires des individus et rassurer certaines familles inquiètes face à ce type de sujet. En outre, la lutte contre l’homophobie à l’école apparaît de plus en plus comme le lieu privilégié de questionnements socialement vifs (Legardez et Simonneaux, 2006), notamment parce qu’elle est présente dans l’environnement social et médiatique, et que les individus en ont connaissance ; qu’elle suscite des débats dans les savoirs savants de référence ; et qu’elle apparaît comme délicate à aborder dans un contexte de formation.

Si peu d’études se sont intéressées à la façon dont les enseignants novices prennent en compte ce sujet encore si sensible de l’homosexualité à l’école, nous proposons d’interroger dans cet article la manière dont ces derniers appréhendent la lutte contre l’homophobie dans leur primo-pratique. Comment l’envisagent-ils ? Comment se positionnent-ils face à cette question ? Quels sont à la fois leurs leviers et leurs obstacles pour aborder cette thématique dans la mise en oeuvre des valeurs de la République qu’ils font vivre dans leur conduite de classe ? Pour instruire ces éléments, nous revenons dans un premier temps sur la manière dont ces problématiques ont progressivement été prises en compte par l’institution scolaire. Nous explicitons ensuite le cadre théorique de cette étude, reposant sur le principe que l’homophobie est à considérer comme la résultante d’une transgression normative et constitue, en ce sens, une déviance (Becker, 1985) face à l’hétéronormativité, agissant tel un modèle de patronage engendrant un ensemble de minorations et de sanctions sociales (Delor, 1999 ; Dulong et al., 2012). Les axes méthodologiques (focus group et entretiens semi-directifs à visée compréhensive) sont exposés dans un troisième moment. Les résultats sont présentés dans une dernière partie et se déclinent autour de deux principaux axes : l’inscription de la thématique de l’homophobie du côté du « tabou enseignant », s’ancrant notamment dans la peur du jugement parental pour les jeunes professeur(e)s ; le traitement enseignant des comportements à caractère homophobe, dans lesquels quatre types de positionnements opératoires peuvent être identifiés (d’évitement, de sensibilisation, préventifs et instrumentés).

Cadrage théorique de l’étude

La lutte contre l’homophobie à l’école : une préoccupation institutionnelle récente

Si la peur de l’homosexualité, sa violence et ses discriminations inhérentes n’ont été prises en compte que depuis récemment par l’institution scolaire, ces problématiques ont été considérées de manière indirecte d’abord dans le cadre des premiers dispositifs d’éducation à et pour la santé : en matière de sexualité visant à promouvoir les comportements et pratiques sexuels favorables en santé (notamment dans les programmes de biologie de 1987 dans un contexte d’épidémie du sida) ; en matière d’égalité filles/garçon et de prévention de tout préjugé lié au genre. C’est plus particulièrement la loi du 4 juillet 2001, par la sensibilisation d’associations thématiques extérieures, qui a généralement ouvert les possibilités d’expression des orientations sexuelles plurielles en dehors des schèmes hétéronormatifs ancrés dans le champ scolaire. Les élèves « outsiders » (Becker, 1985) pouvaient dès lors évoquer plus librement leurs parcours émotionnels et amoureux devant leurs pairs et les personnels éducatifs. Cette dynamique visant à poser un climat scolaire plus inclusif et plus globalement d’acceptation des différences et des singularités a été confortée institutionnellement par les circulaires des années 2008 et 2009[2]. Ces dernières, sous l’impulsion de l’Europe, posent l’homophobie comme une des discriminations prioritaires à traiter dans le système scolaire.

Les rapports Debarbieux (2018) et plus spécifiquement Teychenné (2013) intitulé Discriminations LGBT-phobes à l’école. État des lieux et recommandations commandés par Vincent Peillon, alors ministre de l’Éducation nationale, renforcent cette dynamique d’action concernant les violences et les discriminations visant la communauté LGBT[3]. Dans le même mouvement, coordonnée en 2012 par Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des femmes et porte-parole du gouvernement Hollande, une mission gouvernementale constitue également une avancée majeure. Parmi six axes à investir, il est question de prévenir les comportements homophobes à l’école et d’inscrire la lutte contre l’homophobie dans les actions de santé publique. D’un point de vue social, l’engagement 31.1 du candidat Hollande à la présidentielle se concrétise par l’adoption de la loi ouvrant le mariage aux couples de mêmes sexes en mai 2013. Déjà, le projet de loi de novembre 2012 relatif au mariage pour tous engendre débats houleux et polémiques, mettant en lumière une homophobie latente, voire décomplexée. Les manifestations successives qui s’ensuivent rouvrent, après l’adoption du PACS[4], la question de l’orientation sexuelle dans la société et de facto au sein de l’institution scolaire. En toile de fond, les opposants clament la perte des valeurs familiales, voire civilisationnelles et l’effacement des sexes. Pour l’école, la loi d’orientation et de programmation du 8 juillet 2013 instaure « l’inclusion de tous les enfants, sans aucune distinction » et « la lutte contre les discriminations » tout en garantissant les conditions d’un climat scolaire serein et protecteur.

À ce niveau, le référentiel des compétences professionnelles de 2013 relatif au métier du professorat et de l’éducation ancre toute conduite discriminatoire à l’école contraire aux valeurs fondamentales de la République. Le 25 juin 2015, la lutte contre l’homophobie est ainsi inscrite dans les programmes d’enseignement moral et civique, de l’école élémentaire au lycée. Dans le même élan, la France ratifie en mai 2016 l’Appel à l’action de l’UNESCO visant à combattre les violences à caractère homophobe et transphobe dans le domaine de l’éducation. Par ailleurs, la Délégation Interministérielle à la Lutte Contre le Racisme, l’Antisémitisme (DILCRA) élargit en juin 2016 son champ d’intervention à la lutte contre la haine et les discriminations de minorités dites « sexuelles ». Elle devient ainsi la Délégation Interministérielle à la Lutte Contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Haine anti-LGBT (DILCRAH). Dans la même dynamique, le 12 février 2019, l’Assemblée Nationale française adopte en première lecture dans le cadre du projet de loi de « l’école pour la confiance » un amendement visant davantage à reconnaître l’homoparentalité. Ce dernier modifie dans les formulaires scolaires les mentions « père et mère » par « parent 1 et parent 2 ». Cette formulation, loin de faire l’unanimité, est encore en réflexion afin d’être « améliorée »[5].

De la fabrique « sociale » des sexes aux attentes normatives genrées

Les sociétés modernes et contemporaines occidentales ont érigé le modèle de la conjugalité hétérosexuelle exclusive comme la matrice de références. Les relations amoureuses et sexuelles sont alors dédiées à construire une famille, avec en filigrane l’objectif de la descendance (Veyne, 1982 ; Foucault, 1984). De ce point de vue, l’homosexualité transporte avec elle un ensemble de stigmates et d’attributs péjoratifs, voire négatifs (Goffman, 1975). Par-delà leur caractère plus ou moins saillant, ceux-ci contribuent de fait à poser une disqualification sociale (Paugam, 2000) aux personnes homosexuelles (ou susceptibles de l’être) et aux individus ne correspondant pas précisément aux attendus genrés. Cette identité sociale discréditée s’ancre dans un ensemble d’imageries stéréotypées davantage marqué par une hypersexualisation poussée de leur parcours de vie : frivolité, instabilité sentimentale, hypersexualité, nymphomanie, voire paraphilie (pratiques sexuelles vicieuses) et perversions. Si le stigmate de l’homosexualité assigne de tels attributs, il obscurcit également les différentes manières d’être et de se représenter individuellement et socialement en tant que personne homosexuelle (Adam, 1999 ; Rault, 2007 ; Costechareire, 2008). Les mécanismes de stigmatisation conduisent plus précisément à appréhender l’homosexualité dans un prisme homogénéisant, réduisant ainsi d’une part toute sa diversité et sa pluralité, et exacerbant d’autre part cette composante identitaire parmi tant d’autres (professionnelle, familiale, culturelle ou politique, par exemple).

Cette stigmatisation conduit selon nous à la déclinaison de deux dimensions dans les mécanismes homophobes. D’une part, un mouvement d’empathie cognitive favorise paradoxalement la peur d’un type de sexualité impliquant des partenaires de mêmes sexes. Autrement dit, l’individu transfère à sa réalité de vie des comportements sexuels jugés malaisants, singuliers, inappropriés, voire « contre-nature ». C’est ce qui est nommé l’homophobie sociale en ce sens qu’elle se base sur une hégémonie hétérosexuelle et positionne toute autre orientation sexuelle comme subordonnée, voire marginale (Connell, 2014). Ainsi, il apparaît envisageable d’éprouver des sentiments positifs, voire de l’amitié envers des individus homosexuels tout en considérant qu’ils ne doivent pas bénéficier d’un même traitement social. De cette idée, il est donc plus encore question de tolérer l’homosexualité de la personne en matière de pratique et de la dissocier de l’être humain qu’on côtoie. D’autre part, un élan empathique davantage affectif se concrétise par un certain effet miroir, dans lequel prédomine avant tout la peur des personnes homosexuelles (Hudson & Ricketts, 1980). Ici, la pratique sexuelle définit l’être et l’on parle alors d’homophobie individuelle.

Plus globalement, l’homophobie est une manifestation ancrée au croisement de dynamiques psychologiques et sociales, puisqu’elle ne concerne pas seulement les personnes homosexuelles (Duret, 1999). Elle touche à différents degrés toute personne qui manifeste des conduites et des comportements jugés non conformes aux attendus sociaux, alors moins définis par le sexe que par le genre[6]; ce dernier renvoyant à la « fabrique sociale » des sexes. Autrement dit, toute manifestation féminine chez un homme (et inversement) entraîne un processus d’homosexualisation de l’individu. Ce processus semble d’autant plus saillant lorsqu’il concerne les hommes, puisque les interactions sociales contemporaines s’inscrivent à la fois dans des schèmes androcentristes[7], mais aussi dans des mécanismes de hiérarchisation des masculinités (Connell, 2014)[8]. Le sexe de la personne homosexuelle aurait en ce sens un rôle non négligeable : les femmes plus ou moins éloignées des schèmes hétérosexuels véhiculeraient moins d’attributs négatifs, davantage restreints et suscitant donc moins de réactions vives que vis-à-vis des hommes (Kite & Deaux, 1986 ; Brambilla et al., 2011), même si certaines recherches plus actuelles nuancent cette idée (Nyberg & Alston, 1976/1977; Levitt & Klassen, 1974). Ces mécanismes s’expriment aussi bien dans l’explicite que dans l’implicite, à partir de tensions transgressives observées (ou supposées) quant à des attentes normatives genrées particulièrement opérationnelles. Ces situations de difficulté (voire d’impossibilité) à répondre à la norme entraînent des phénomènes de stigmatisation, de subordination et d’exclusion en fonction de la distance vis-à-vis du modèle genré de référence. Si l’homophobie répond à une certaine constance de caractéristiques, elle se distingue par ses dimensions sociotemporelles et sociospatiales, toutes deux interdépendantes. D’une part, elle accompagne la définition de la transgression d’une époque donnée et d’autre part, elle s’exprime de manière plus ou moins vive en fonction du contexte socioterritorial.

Des imageries stéréotypées enseignantes aux formes pédagogiques engagées

Lors de son passage du statut d’étudiant à celui de fonctionnaire d’État, le jeune enseignant se socialise professionnellement au sein d’un espace qui lui est déjà plus ou moins familier. Sa rencontre avec les premières réalités du métier l’amène à vivre des phases de fragilisation et de remise en question identitaire, au regard notamment de ses socialisations passées, de son vécu scolaire/disciplinaire et in fine de l’image sociale de l’école qu’il a pu construire, expérimenter et façonner. Comme la littérature scientifique sur le sujet l’a montré (Broccolichi & al., 2018), son entrée dans le métier constitue un moment privilégié où ses représentations se confrontent avec plus ou moins d’intensité à la pratique de la classe, au contexte d’action ainsi qu’aux attendus de l’institution scolaire.

Dans la perspective d’étudier la manière dont les enseignants envisagent et traduisent en pratique la question de la lutte contre l’homophobie, nous considérons ici que si les représentations (stéréotypées) constituent une vision globale, voire essentialiste pouvant être négative, elles comportent également des significations visant à comprendre plus aisément le monde environnant. Abric (1976) souligne quatre principales fonctions des représentations sociales : une fonction de savoir (comprendre et expliquer la réalité) ; une fonction identitaire (construction des identités personnelles, professionnelles et sociales) ; une fonction d’orientation des conduites et des comportements (production d’attentes et d’objectifs possibles dans un contexte social donné) et une fonction justificatrice (justification des choix et des attitudes). Appliquées à notre étude, elles mettent en lumière l’importance des représentations chez les néo-enseignants qui, à des fins de rassurement, peuvent précisément faire appel à la fois à des représentations de leur rôle et de leurs fonctions, mais aussi de la dimension genrée empruntées à plusieurs registres individuels de catégorisation comparative (Leyens et al., 1996).

Nous posons l’hypothèse que les enseignants novices traitent de manière plurielle le sujet de l’homosexualité à l’école. Ils composeraient à partir des prescriptions officielles et de leur environnement professionnel, qu’ils régulent ou étirent en fonction des rapports individuels à cette thématique. Certains enseignants en effet autorégulent, voire évitent d’évoquer cette question par conviction personnelle, certains l’évoquent timidement de peur de polémique quand d’autres professionnels évoquent librement ce sujet dans une dimension de progression et d’égalité sociales. Si l’homophobie n’a plus valeur d’opinion en droit, elle demeurerait une discrimination sous-hiérarchisée.

Repères méthodologiques et caractéristiques sociales et identitaires des FES

Afin de mieux comprendre le traitement de l’homosexualité à l’école, nous avons sollicité un groupe de Fonctionnaires Étudiants Stagiaires (FES, n=21)[9] inscrits à l’INSPE Lille Hauts-de-France[10] ; témoignages permis dans les cours que nous proposons[11], ainsi que, pour certains d’entre eux dans le cadre de nos observations directes des stagiaires en pratique. Dans un premier temps, nous avons mené une série d’entretiens collectifs ou focus group (Duchesne & Haegel, 2004), qui a constitué une première stratégie de recherche. Cette approche est particulièrement adaptée aux thématiques concernant de manière plus ou moins directe des questions pouvant être perçues comme « sensibles ou délicates » ou liées à l’intimité et/ou à l’épaisseur relationnelle (Blanchet, 1985). Deux axes ont guidé l’intérêt de cette méthodologie d’enquête. D’abord, la dynamique de groupe favorise l’expression des personnes pouvant éprouver des difficultés à évoquer et se positionner librement sur tel ou tel sujet, d’autant plus lorsque les individus ne se connaissent pas ou très peu en début d’année de formation. C’est davantage le groupe qui pose son rythme (et moins l’enquêteur), fait vivre et stimule les différents éléments par la discussion[12]. Cette technique exerce un certain contrôle sur les biais issus des mécanismes de désirabilité dans le cadre d’entretiens entre deux individus (enquêté(e)/enquêtrice-eur) en permettant de donner plus de poids aux critiques et aux avis parfois controversés. Ensuite, la primo-pratique professionnelle favorise une certaine cohésion/dynamique pour des personnes vivant plus ou moins les mêmes expériences en classe.

L’entretien collectif a suscité l’échange des points de vue, des premiers ressentis et des pratiques novices du métier dans un espace commun et émotionnel. L’ensemble de ces éléments ont permis la divulgation de conduites et/ou d’opinions généralement tenues sous silence ou évoquées entre personnes de confiance. Au rythme des interactions thématisées, nous avons ainsi présenté l’objet de notre enquête en exposant les modalités d’organisation des échanges tout en mettant de l’avant l’importance de la participation de chacun pour obtenir un panel le plus diversifié possible en matière de positions individuelles. Nous les avons invités à capitaliser par écrit certains points issus des échanges afin d’étoffer leurs dires et leurs faires. Dans cette activité, nous avons à la fois été régulateur et spectateur des dynamiques à l’oeuvre. Nous avons en ce sens exploité les mouvements du collectif en dirigeant le plus possible les débats au service de notre coeur de recherche. Les échanges ont été guidés à partir des thématiques suivantes : leurs contextes d’affectation professionnelle (niveau et lieu d’affectation, ancrage socioterritorial, environnement socioaffectif, etc.) ; leurs découvertes du métier (parcours antérieur, reconversion professionnelle, représentations/imageries face à la primo-pratique) ; leurs positionnements et pratiques quant au sujet de l’homophobie à l’école ; leurs connaissances et dispositions quant aux prescriptions institutionnelles vis-à-vis de la lutte contre l’homophobie ; leurs vécus et expérimentations sur ces questions dans leur primo-pratique.

Dans un second temps, une série d’entretiens semi-directifs à visée compréhensive a été mise en oeuvre. Ce prisme nous a autorisé un certain « décentrement » (Arborio & Fournier, 1999) vis-à-vis de la logique institutionnelle, articulée autour d’une défamiliarisation professionnelle et facilitée par une attention particulière aux expérimentations des enquêté(e)s. L’entretien semi-directif a visé la compréhension du niveau microsocial, relationnel et interactionnel dans une recherche d’épaisseur du vécu. Il nous a autorisé à mettre en exergue les intentions et marges de manoeuvre des enquêtés concernant les actions et activités pédagogiques relatives à la prévention/promotion des valeurs républicaines au prisme de la lutte contre l’homophobie. Pour approcher au plus près la manière dont les FES donnent sens à leur « expérience », les analyses menées se sont inspirées de l’analyse phénoménologique interprétative (IPA) proposée par Smith (1995). De ce fait, l’étude fine des entretiens a fait émerger des grappes de thématiques que nous avons reprises sous forme de discussions thématisées permettant l’émergence de dynamiques de profils d’enseignants. Les thématiques principales dégagées, non forcément reprises dans cet ordre, sont les suivantes : les expérimentations professionnelles liées au sujet de l’homophobie ; les activités et séances pédagogiques proposées ; le champ des possibilités et les freins réels et/ou projetés ; le spectre de sensibilisation/prévention en classe ; le contexte environnemental et notamment de l’équipe pédagogique et de l’inspection académique ; les positionnements personnels relatifs au sujet.

Résultats

Tabou enseignant et peur du jugement parental

La grande majorité des enquêté(e)s positionne la thématique de l’homophobie comme un sujet particulier, « extraordinaire », quelque peu sensible, voire parfois tabou dans le sens où il suscite une certaine attention-précaution, un traitement différent par rapport à d’autres thématiques : « C’est un sujet pas comme les autres, un sujet on va dire nouveau, qu’on a pas forcément l’habitude d’entendre et de le traiter en quelque sorte à l’école » (Femme, 24 ans, exerçant en CM2). Plus des ¾ de notre échantillon évoquent d’ailleurs une certaine appréhension à évoquer cette question dans leur primo-pratique, par crainte notamment de réactions parentales négatives : « Il faut bien le préparer et prendre des pincettes pour ne pas avoir de mauvaises réactions, de plaintes des parents ou des choses de ce genre. (…) Il faut pas mal de précautions en fait » (Femme, 31 ans, CE2). Pour d’autres, les réticences s’inscrivent dans une crainte idéologique et notamment dans le registre de l’idée d’une propagande. « C’est pas un sujet comme les autres quand même. Il faut l’évoquer en faisant attention à ne pas passer pour quelqu’un qui fait une propagande par exemple pour les parents, les familles en général » (Femme, 24 ans, CE1).

Si ces craintes ou obstacles déclarés s’ancrent en partie dans la thématique plus ou moins malaisante de la sexualité en école primaire, parler d’homosexualité en cristallise son exacerbation ; et d’autant plus lorsqu’il s’agit d’histoires d’amours gays entre deux garçons ou deux jeunes filles :

Ça peut paraître beaucoup pour les parents, choquant, surtout à cet âge, mais c’est aussi délicat pour nous. On sait pas trop comment faire en fait. J’ai peur d’en faire trop, d’aller trop loin, d’être accusée d’endoctrinement ou un truc comme ça !

Femme, 24 ans, CE1

Si ce positionnement est d’autant plus installé chez les FES qui déclarent ne pas avoir été confrontés (de près ou de loin) au traitement de cette question au cours de leur socialisation passée, le sujet de l’homosexualité semble transporter implicitement/explicitement (selon les rapports des personnes au sujet) une imagerie de sexualisation saillante :

Évoquer la question des homosexuel(lle)s dans ma classe, c’est super risqué ! Je suis en cycle 2 et je peux vous dire que si je parle de ça, j’aurais les parents sur le dos et ça va faire scandale je crois. (…) Déjà évoquer la question de l’intime c’est pas évident, mais la question de l’homosexualité, c’est directement la sexualité pure et dure quand même

Femme, 26 ans, CM1

Beaucoup des interrogé(e)s évoquent également leur manque de maîtrise et de formation sur ces questions et s’approprient au rythme de leurs possibilités les prescriptions institutionnelles souvent perçues comme floues :

On a bien les textes pour la lutte contre l’homophobie, mais je trouve que c’est pas très clair, on sait pas vraiment comme faire, comme s’y prendre. (…) ça reste général je trouve, d’autant plus que c’est un sujet qui divise encore. Par exemple pour le racisme, le sexisme, la lutte contre les discriminations en général, il y a déjà une sorte de protocole, une sorte de « savoir-faire », de recul, mais pour l’homophobie, c’est un peu « fais comme tu peux, voire fais comme tu veux »

Femme, 28 ans, CE2

Le traitement enseignant opératoire des comportements à caractère homophobe

De cette idée, notre étude met en lumière différents positionnements relativement appuyés pour lutter contre l’homophobie. Ces postures pour traiter une situation relevant d’un caractère homophobe, et que nous avons hiérarchisées en matière d’engagements de l’enseignant novice, peuvent être du registre des stratégies d’évitement, de sensibilisation, de prévention et de l’action pédagogique. Celles-ci ne sont pas forcément constantes, s’entremêlent et varient en fonction du contexte et de la ressource émotionnelle du moment du professeur stagiaire. Les enseignants novices seraient d’ailleurs parfois amenés à circuler de manière plus ou moins consciente entre ces différentes postures. Nous les avons regroupées selon leurs positionnements opératoires majoritaires.

Les positionnements opératoires dits d’évitement ou la minoration des comportements homophobes

Une minorité des interrogés (n=4/21) évacue certaines réactions envers les comportements à connotation homophobe (insultes principalement). Ils déclarent éviter dans la grande majorité la rectification du comportement selon deux scenarii observables. D’une part, ils font fi de la situation afin de ne pas exacerber le conflit ayant engendré une insulte à caractère homophobe.

Parfois, j’avoue, je fais semblant que je n’ai rien entendu pour que ça ne parte pas dans tous les sens et mettre de l’huile sur le feu (…) Je regarde quand même, je reste très attentive. Généralement c’est une insulte comme ça et ça se calme 

Femme, 27 ans

D’autre part, ils axent aussi leur intervention vers un trait de comportement réprimandable régulièrement observé chez l’élève concerné, afin de minorer le caractère homophobe de la situation. Ce sont généralement la bavardise, l’insolence, la perturbation ou l’agitation qui sont avancées :

Généralement, quand on a une insulte de type « pédé » ou d’autres insultes comme « tapette », je reprends l’élève et lui dis qu’on ne traite pas les camarades ! (…) Je les reprends souvent sur leurs mauvaises manies en classe. (…) Par exemple, la semaine dernière encore je m’en suis mordu les doigts encore ! Pour ne pas avoir un retour du père de l’élève que je connais bien, j’ai surtout insisté sur le fait qu’il n’arrivait pas à tenir en place, à se contrôler et que j’en avais assez de ça (…) J’ai vu la mère et lui dit que son enfant n’écoutait pas et qu’il faisait le pitre en classe !

Femme, 32 ans, CE2

Ces postures d’évitement sous-entendent un ensemble de pressions et de sanctions sociales projetées et/ou vécues par ces enseignants stagiaires qui les contraignent à ignorer ou à distordre certaines incarnations d’une homophobie érigée par l’injure. À ce niveau, on remarque que les enseignants qui adoptent ces postures d’évitement et de minoration des comportements homophobes orientent leurs interventions auprès des élèves en fonction bien souvent de préjugés/stéréotypes relatifs à certaines catégories telles que la classe sociale, le sexe, la religion, l’origine ethnique supposée, etc. Plus précisément, certaines formes de catégorisation constituent parfois des données « refuges » de non-traitement des comportements homophobes chez les élèves, en créant des effets d’attentes différenciés (et pas toujours conscientisés) à l’égard de ces derniers et des familles. Certaines imageries et représentations sociales des enseignants influeraient ainsi sur la prise de décision de s’engager (ou non) dans une intervention éducative du traitement des comportements homophobes.

Les positionnements opératoires de « sensibilisation »

Contrairement aux postures d’évitement, ici les enseignants novices (majoritaires) n’écartent pas la dimension homophobe du comportement à rectifier, mais ne la sanctionnent pas exclusivement (n=9). Même s’ils ne la dissimulent pas, ils l’englobent dans le registre de l’insulte :

J’essaie d’être assez vigilant sur ça. Il y a 2 ou 3 semaines, un élève a dit à un de ses camarades « sale pédé » et « tarlouze ». J’ai tout de suite repris en demandant qu’il s’excuse et qu’on ne disait pas ça ! (…) Je n’hésite pas à leur rappeler le respect de la diversité et que les mots employés peuvent blesser des gens et notamment les homosexuels ! Je les sensibilise quand même, c’est surtout voire uniquement à l’oral sans support, mais on en discute parfois

Femme, 27 ans, CM1

Si le caractère homophobe semble ne pas être écarté, ici les jeunes enseignants ne mettent pas en place des actions ou des activités de prévention. Ils autolimitent leur concours à la lutte contre l’homophobie à partir de l’apparition de l’événement discriminatoire. Une stagiaire de 24 ans, exerçant en CE1 illustre cette idée :

Je fais tout mon possible pour ne rien laisser passer en matière de propos homophobe. C’est dans mes valeurs, je ne supporte pas la discrimination, mais de là à mettre en place des actions concrètes, j’en suis pas encore là. J’essaie de les faire réfléchir, mais c’est, c’est vrai toujours en informel.

Les positionnements opératoires préventifs : vers la lutte informelle contre l’homophobie

Certains fonctionnaires stagiaires (n=5) inscrivent la lutte contre l’homophobie dans leur action pédagogique de manière plus prononcée. Ils la consignent dans le spectre des discriminations à l’instar de la lutte contre le racisme ou l’antisémitisme. Ces postures identifiées par l’enquête montrent qu’ici les enseignants novices saisissent de front cette question indépendamment de l’apparition des phénomènes à consonance homophobe, c’est-à-dire qu’ils ancrent de façon plus ou moins structurée des actions ou autres interventions pédagogiques visant à éviter la survenue de comportements homophobes. Ces dimensions de prévention peuvent s’illustrer à travers les outils de préparation des enseignants stagiaires (fiches de préparation notamment) même si elles ne sont pas toujours expressément désignées en tant que telles :

J’essaie de bien spécifier ces choses-là par des petits trucs, des petites notes et j’ajoute par exemple de ne pas oublier l’homophobie quand je parle du racisme dans ma prép’ en EMC. (…) J’ai la chance d’avoir ma binôme qui fait déjà ça. (…) C’est moins compliqué en fait de noter ces choses-là dans un document de travail. On a quand même la liberté pédagogique. (…) En fait, pour moi, c’est aussi pour ne pas oublier car ça reste un sujet quand même un peu tabou et même avec les élèves

Femme, 25 ans, CM2

Les postures de lutte contre l’homophobie mobilisées ici dépassent le traitement univoque du phénomène homophobe en cours. S’exprimant en amont dans la préparation des séances pédagogiques, fussent-elles parfois de manière télégraphique, ces enseignants débutants l’institutionnalisent en l’insérant de façon plus ou moins franche dans certains outils pédagogiques qu’ils mobilisent au quotidien.

Dans de tels contextes parfois inconfortables pour le néo-professeur, ces derniers négocient au mieux les prescriptions institutionnelles au rythme des contraintes perçues et/ou réelles de leur environnement professionnel. C’est certainement une des raisons pour lesquelles ils privilégient l’oralité pour concourir à la lutte contre l’homophobie :

C’est clair que les documents que je distribue ou les supports que je mobilise ne traitent pas directement de l’homosexualité. Je passe beaucoup par l’oral. C’est un peu bête, mais c’est comme si je ne voulais pas qu’il y ait des preuves. (….) Je sais que c’est légal de parler de ça et que ça fait partie aussi des valeurs de la République et du programme qu’on doit enseigner, mais c’est toujours un peu délicat quand même. (…) Au moins avec de l’oral, c’est plus facile de recevoir les retours des parents d’élèves si certains le voient d’un mauvais oeil

Homme, 29 ans, CM1

Les positionnements opératoires instrumentés de lutte contre l’homophobie

Le dernier positionnement opératoire identifié pour lutter contre les comportements à caractère homophobe s’inscrit pleinement dans les actions pédagogiques des jeunes enseignants concernés (n=3). Ils incorporent cette thématique dans leur pratique, aussi bien dans leur gestion quotidienne de classe et notamment dans la rectification des comportements à connotation homophobe que dans les séances d’apprentissages : 

Je travaille actuellement avec mes élèves sur le sujet de l’acceptation de l’homosexualité à partir d’un support québécois super bien. C’est un guide d’animation de séances appelé Homophobius. C’est très bien fait et ça donne plein de petites astuces, des outils pour sensibiliser les élèves aux stéréotypes et aux clichés sur les homosexuels. (…) J’ai un CE2 et j’ai eu quelques retours de parents. La grande majorité c’était plutôt positif. Il y a 2 parents qui étaient assez réticents et qui ont interpellé la directrice, mais ça s’est arrêté là, c’est pas allé plus loin 

Femme, 34 ans, CE2

Ils projettent également de faire appel à des associations spécialisées sur la question afin d’optimiser l’impact pédagogique d’une telle initiative éducative. C’est justement le cas d’une enseignante débutante de 29 ans exerçant en CM1 :

J’ai fait appel à l’association SOS Homophobie pour une intervention en lien avec ma binôme. (…) Même si c’est un sujet qui me tient à coeur comme toutes les discriminations en fait, j’ai pas toujours les compétences on va dire pour bien traiter l’homophobie de manière pédagogique. Dans cette asso, ils ont l’habitude de sensibiliser sur ce sujet, ce sont des spécialistes quand même et ils donnent beaucoup de conseils, des clés pour résoudre et surtout prévenir des attitudes homophobes.

Ce profil d’enseignants novices privilégie davantage une philosophie pédagogique du droit à l’indifférence au droit à la différence, ce qui démontre un certain recul-effort réflexif sur les dimensions hétéronormatives de la question sociale et scolaire : « J’essaie de parler de l’homosexualité comme de l’hétérosexualité ; c’est-à-dire une histoire de sentiments, d’amour entre deux personnes, une fille et un garçon, deux garçons ou une fille et une fille » (Femme, 24 ans, CM1).

Discussion

À partir de nos résultats et analyses, différents points peuvent être soumis à discussion. Il convient en premier lieu de préciser que le niveau d’affectation des enseignants novices semble jouer un rôle non négligeable dans le spectre d’actions mis au possible par les positionnements opératoires dégagés précédemment (d’évitement, de sensibilisation, préventifs et instrumentés). Considérant l’âge des élèves, l’enquête menée tend à montrer que le cycle 3 facilite pour le jeune enseignant le champ des possibles dans la lutte contre l’homophobie. C’est à partir de ce cycle que le positionnement opératoire de type préventif se trouve le plus solidement ancré dans la pratique quotidienne de la classe. De plus, les actions pédagogiques « franches » dans le cadre de la lutte contre l’homophobie semblent portées par des enseignants en mesure de désexualiser d’abord l’homophobie, à savoir de déconstruire avec le public l’ensemble des mécanismes de stéréotypages et de stigmatisation à l’oeuvre, se nourrissant de l’hypersexualisation du comportement des personnes homosexuelles. À ce titre, la recherche déployée donne à voir l’enjeu (auto-)formatif que représente la lutte contre l’homophobie à l’école. En effet, la grande majorité de nos enquêtés explorent presque de manière insulaire cette question et se retrouvent très souvent, malgré toute leur bonne volonté, démunis face à un sujet encore très polémique (Richard, 2014). Le manque de formation et la peur (projetée et/ou réelle) conduisent bien souvent les FES à inventer et bricoler des pratiques « sur le tas », à tâtons et au gré de leur environnement professionnel. Ces logiques d’action génèrent chez eux le sentiment de vivre dans un « entre-deux » professionnel : arrimés d’un côté aux prescriptions institutionnelles générales (peu opératoires), animés de l’autre par les raisons vocationnelles de liberté et d’égalité chères à leur entrée dans le métier. 

Comme à d’autres niveaux, les FES semblent de fait tiraillés et déstabilisés par un contexte prescriptif paradoxal. D’une part, ils ont connaissance des injonctions qui leur sont adressées en matière de prévention de l’homophobie, d’autre part ils ont conscience de ne pas réellement savoir comment la mettre en oeuvre d’un point de vue communicationnel et pédagogique. Certains contextes peuvent d’ailleurs parfois les amener à développer un sentiment de « souffrance éthique »[13] (Dejours, 1998) dans le traitement de cette dernière ; mettant en place des mécanismes de protection de leur soi professionnel. Ce processus semble exacerbé d’un côté par des prescriptions institutionnelles qui posent l’homophobie comme un délit au sens juridique du terme (l’Éducation nationale suivant le droit français et européen sur ces questions), et de l’autre par de jeunes enseignants confrontés à un public qui n’est pas toujours au fait d’une réalité d’homophobie ordinaire (et potentiellement à des parents qui considèrent qu’il s’agit encore d’une opinion qui leur octroie un droit de retrait). Notre recherche montre ainsi l’entremêlement « négatif » que peut favoriser le traitement de cette question en classe, en déplaçant la lutte contre l’homophobie vers une lutte contre l’homosexualité plus ou moins conscientisée. Certains enseignants entrent dans des positionnements de négation du phénomène, faisant in fine le jeu (sans en avoir forcément l’intention) des opinions factices et des stigmates encore bien vivants dans la question scolaire. Bien souvent, le traitement de l’homophobie conduit d’ailleurs à aborder la question du genre à l’école. En amalgament simultanément homosexualité et genre, les prescriptions de l’Éducation nationale complexifient d’autant plus les positionnements opératoires des FES face à deux thématiques vives. Si ces thématiques sont connexes (car elles sont toutes deux les résultantes d’un traitement social), elles sont bien distinctes et indépendantes dans leur vécu expérientiel.

Les éléments énoncés ici présentent une zone de limites, notamment car ils mettent en avant les pratiques et initiatives pédagogiques (plus ou moins institutionnalisées) de FES volontaires à participer à l’enquête, traduisant potentiellement une autosélection et un positionnement en faveur de la lutte contre l’homophobie à l’école. Pour autant, au moins deux segments d’argumentation concernant ce choix méthodique peuvent être avancés. Premièrement, l’homosexualité en France détient toujours une part de tabou, quand elle ne demeure pas un sujet polémique, et ce, au niveau national de l’hexagone (plus particulièrement lorsqu’elle s’inscrit dans le domaine de l’éducation). Ainsi, un nombre non négligeable de stagiaires expriment encore quelques réticences à évoquer « publiquement » la question de l’homosexualité dans la sphère solaire. Le débat entre sexe biologique et genre en tant que fabrique sociale du sexe est toujours présent en France[14]. Secondement, l’année de titularisation, cruciale pour les enseignants-apprenants, est généralement vécue comme une épreuve, chronophage, voire un exercice d’équilibriste (Bailleul & Obajtek, 2018) face à une réalité de classe et des demandes institutionnelles et universitaires parfois jugées éloignées du terrain. En filigrane de notre hypothèse matrice, nous avons ainsi souhaité interroger la marge d’appropriation très variable de ce sujet par les enseignants novices malgré leur avidité à échanger sur cette question ; nos visites in situ pouvant montrer quelques décalages entre leurs narratifs et leurs pratiques.

En ce sens, notre enquête montre très certainement un versant mélioratif et édulcoré du traitement scolaire de la question de l’homophobie. Pour autant, ces limites peuvent vraisemblablement dénoter un sentiment de peur d’être « happé » par un traitement scolaire plus ou moins compétent à traiter cette question. Toutefois, elles posent aussi les tensions et difficultés de certains à déconstruire leurs propres représentations de la question homosexuelle.

De ce fait, l’explication raisonnée d’une représentativité masculine de notre échantillon peut s’illustrer également dans le traitement scolaire des genres et de ses stéréotypes. L’Éducation nationale n’échappe pas en effet aux mécanismes extérieurs et sociétaux qui posent et questionnent la masculinité hétérosexuelle, à savoir (1) un processus d’homosexualisation plus ou moins saillant de tout agent ou acteur luttant contre l’homophobie, (2) une hypersexualisation de l’individu, voire (3) un comportement sexuel déviant issu du concept de la masculinité hégémonique (Connell, 2014). L’année de stagiairisation constitue un enjeu majeur dans le contrôle du comportement autant pédagogique que social des FES. Évoquer ou traiter l’homosexualité dès sa première année dans le métier constituerait un faisceau de prises de risques supplémentaire face aux enjeux de la titularisation et face à des prescriptions relatives à la lutte contre l’homophobie (peu opératoires, très hétérogènes, voire opaques en fonction des territoires).

Éléments de conclusion

Cette recherche permet d’interroger les formes plurielles que les enseignants novices déploient pour traiter le sujet de l’homosexualité à l’école. À partir des prescriptions officielles et de leurs possibilités professionnelles, ils développent des stratégies diverses au regard de leurs rapports à cette thématique. Une minorité d’enseignants stagiaires (n=4) développe en effet des positionnements opératoires d’évitement, voire de minoration des comportements à caractère homophobe. Une majorité de notre échantillon (n=9) mobilise des positionnements de « sensibilisation » en rectifiant et sanctionnant parfois toute attitude homophobe, lorsqu’une autre partie des professeurs des écoles novices de l’enquête met en oeuvre des positionnements dits « préventifs » (n=5) et « instrumentalisés » (n=3) en incluant plus ou moins cette thématique dans leur pratique quotidienne de classe.

Évoquer la thématique de l’homophobie au prisme des primo-pratiques des enseignants stagiaires ne renvoie pas intrinsèquement à parler d’une orientation sexuelle subordonnée. Elle permet d’interroger un ensemble de pratiques, d’identités renvoyées et perçues, d’expériences de vie et de socialisations individuelles et collectives (Chauvin et Lerch, 2013), ensemble régi en partie par une hétéronormativité différemment conscientisée par les acteurs de l’éducation. Les tensions, voire certains paradoxes possibles entre les prescriptions nationales françaises et les accompagnements académiques plus ou moins développés des stagiaires dans des contextes de réalités plurielles, ne favorisent pas toujours la clarté des zones d’appui et des procédures/sanctions à mobiliser devant des comportements et attitudes homophobes dans leur primo-pratique, ce qui peut restreindre globalement l’efficacité de la lutte contre les discriminations et notamment envers les personnes LGBT (Lelievre et Lec, 2005). Ainsi, dans un tel contexte, au rythme de leurs ressources personnelles et professionnelles, les enseignants stagiaires développent des stratégies plus ou moins actives face à la lutte contre l’homophobie. À différents degrés, ils oeuvrent à penser, voire à déconstruire de façon plus ou moins formelle les stéréotypes d’une sexualité encore marginalisée, voire déviante (Rubin, 2010) face à la promotion implicite de l’hétérosexualité dans la société (Le Mat, 2014).