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[À propos des empires au XIXe siècle] Il fallait un certain sens de la prestidigitation pour rendre l’empire séduisant sous ce travestissement national.

Par leur nature même, tous les profonds changements s’accompagnent d’amnésies caractéristiques. De ces oublis, dans des circonstances historiques spécifiques, naissent des récits.

Benedict Anderson, L’imaginaire national. Paris, La découverte, [1996] 2002

Lorsqu’un chercheur ou le grand public recherche une image sur l’incendie du parlement de Montréal, il tombe d’abord sur des illustrations marquantes, dramatiques, notamment la peinture attribuée à Joseph Légaré, la gravure du London Illustrated News ou le dessin de Thomas Jefferys[2]. Or, ces dessins ne constituent pas des témoignages, les auteurs étant absents lors du terrible drame – les deux premiers étant à l’extérieur de Montréal, le dernier ayant vécu au siècle suivant. Pourtant, ces images servent en lieu et place du récit, elles en cristallisent les principales composantes de ce qui en est – et était – retenu.

Nous proposons de prendre un peu de recul par rapport à ce récit et de regarder les événements, tout tragiques qu’ils soient, dans une perspective un peu plus large. Ce récit de l’incendie lui-même ne peut être dissocié de ce qui surviendra dans les semaines suivantes, alors que sera fixée, à jamais pourrait-on dire, la lecture des événements dans l’imaginaire collectif. S’appuyant sur un récit canonique, érigé dans la foulée de l’incendie, une transformation sociopolitique majeure s’opère alors. Par le soutien sollicité de la population des deux Canadas au parlementarisme britannique et à l’Empire, toute séquelle des Rébellions est oblitérée et se créent alors les conditions pour le renouveau politique des années 1850.

En effet, au cours des six à huit semaines qui suivent l’incendie, une tourmente va frapper la province du Canada. Dans tous les recoins, assemblées et adresses vont se multiplier pour soutenir le gouvernement, la Reine et l’Empire ou, de manière très minoritaire, demander la révocation du gouverneur général. L’enjeu est majeur, car il y va de la survie du « gouvernement responsable[3] ». C’est donc sur ces quelques semaines et le déroulement de ces campagnes que nous voulons attirer l’attention.

Pour en reconstituer la trame, notre recherche s’appuie sur un faisceau de documentation permettant de dresser un portrait global de cette agitation, et plus spécifiquement au Bas-Canada[4], considérant l’imposante masse documentaire recueillie. Nous avons d’abord dépouillé la correspondance officielle, soit les pétitions ou adresses, résolutions d’assemblées et autres lettres transmises au secrétariat provincial du Canada-Est ainsi que les réponses, représentant un total de 168 dossiers de correspondance[5]. Ce corpus a été enrichi par le dépouillement de six journaux pour la période concernée, soit Le Canadien, The Montreal Gazette, La Minerve, L’Avenir, Le Journal de Québec et Les Mélanges religieux, auxquels se rajoutent les cahiers de coupures de presse de lord Elgin[6]. Finalement, la recherche a été complétée par la consultation de documents officiels, notamment la Gazette du Canada et les Parliamentary Papers déposés au Parlement de Londres, de différents ouvrages complémentaires, de même que certains fonds privés, notamment celui d’Allan McNab[7]. La combinaison de ces différentes sources nous a permis de constituer une liste des différentes adresses et assemblées ayant eu lieu au Bas-Canada, soit un total de 240 événements.

Mais auparavant, revenons sur le parcours proposé. Après un bref retour sur l’historiographie, dont notamment sur la question du gouvernement responsable, nous présenterons d’abord quelques caractéristiques globales ainsi que le déroulement d’ensemble de cette campagne, pour revenir ensuite sur les rôles respectifs de la presse, de l’Église et de l’État. Par la suite, nous aborderons la réaction tory ainsi que la réponse des « Rouges » pour terminer sur une brève conclusion. En somme, nous nous attarderons non pas au gouvernement responsable comme tel, à son interprétation ou encore aux troubles survenus à Montréal, mais plutôt aux diverses réactions à l’incendie qui surviennent au cours des semaines qui suivent, soit du 25 avril à la fin juin 1849.

Bilan historiographique

Le statut de capitale de Montréal est indissociablement lié, tant dans la mémoire collective que dans la production historienne, aux événements tragiques de 1849, et particulièrement à l’incendie du parlement. Puisant largement dans certains témoignages d’époque et les sources publiées – notamment la correspondance entre lord Elgin et lord Grey[8] – , le récit est en quelque sorte cristallisé depuis le XIXe siècle, mettant l’accent sur le déroulement de l’épisode, sur l’opposition Réformistes-Tories[9] ou sur le mouvement annexionniste. Cette historiographie a laissé de côté un certain nombre d’angles morts, dont la campagne d’adresses faisant immédiatement suite à l’incendie. Jacques Monet, dans son panorama de la décennie, en fait état mais l’intègre plutôt dans le débat sur l’annexion[10], alors qu’elle s’en distingue tant par ses objectifs que par son caractère populaire. De plus, dans la foulée de la mise en place du gouvernement responsable, la campagne assure la crédibilité de ce nouvel arrangement des pouvoirs et y apporte l’assentiment populaire, ce qui a pour effet de marginaliser les oppositions, qu’elles soient tory ou républicaine.

Or, si la trame interprétative des événements de 1849 est restée sensiblement la même, les transformations politiques survenues au cours des années 1840 ont fait l’objet de vastes investigations. Cet intérêt des historiens et des politicologues, tant au Québec que dans le reste du Canada, a eu pour effet, comme le faisait remarquer Arthur Lower, que « The years of experiment from Sydenham to Elgin (1839-1849) have been the subject of more writing than has any other period except that of the Conquest[11]. » Cette abondante littérature a donné lieu à d’importants débats, dont font état les bilans historiographiques, notamment celui d’Éric Bédard sur l’interprétation du mouvement réformiste et de son rôle dans la mise en place du gouvernement responsable[12].

Traditionnellement, la question du gouvernement responsable, comme le démontre admirablement Christian Blais[13], a été vue comme une transformation dans la prise de décision étatique, c’est-à-dire le passage du « old representative system » à l’instauration d’un gouvernement colonial local. Celui-ci se traduit notamment par le fait que l’exécutif soit composé de membres de la majorité parlementaire, que chacun de ses membres ait la responsabilité d’une partie de l’administration (ou ministère) et que tous soient collectivement responsables de la gestion de l’État.

Or, ce changement s’accompagne d’une reconfiguration du lien avec l’Empire britannique. Comme le mentionne Peter Burroughs, l’enjeu est double, car le projet d’accorder le gouvernement responsable vise

to give the colonists control over their own affairs, except for certain reserved subjects of imperial concern, and at the same time so adjust the practical operation of colonial government that the executive would become responsible to the popular voice in the legislature[14].

Dans ce projet, le maintien du lien impérial est tout aussi important que la réorganisation des pouvoirs. Pour Burroughs,

The major cause of friction in imperial relations would be eliminated, and the colonists would then be content to remain within the empire. « Responsible government » thus represented a means of preserving the British empire, because it seems to hold out the possibility of reconciling local autonomy and imperial unity [...]. This method of reconciling autonomy with unity was one of the earliest and clearest visions of an empire based on consent[15].

Pour sa part, Buckner abonde dans le même sens, indiquant que « They made a virtue out of necessity and granted a very considerable amount of self-government because they realized that this was the only way to retain the collaboration of the colonists[16]. »

Si le débat sur le gouvernement responsable et le lien impérial sont si cruciaux, c’est qu’ils sont étroitement liés aux mutations de l’État. Suivant en cela ce qui survient dans le monde occidental au cours de la première moitié du XIXe siècle, l’État se modernise. Au Canada, c’est au cours des années 1840 que ces changements décisifs s’opèrent. Amorcé alors que Kingston est capitale mais intensifié à la suite du déménagement à Montréal, le passage à l’État libéral moderne s’effectue graduellement dans un contexte marqué par le triomphe du libéralisme, auquel contribuent la victoire des Whigs en Grande-Bretagne et la mise en place du libre-échange, une décennie qualifiée par plusieurs de révolutionnaire[17].

Cette transformation de l’État est marquée par la naissance d’une administration publique, par la mise en place d’un processus décisionnel ou « machinery of government » ainsi que par la reconfiguration du lien colonial. Or, les recherches sur l’État au cours des dernières années ont permis d’étendre la compréhension des dynamiques politiques. Aux travaux de John Hodgetts, qui s’est intéressé à l’administration publique naissante, de nouvelles préoccupations sur la nature de l’État et le contrôle social se sont développées[18]. Comme le mentionnent Allan Greer et Ian Radforth, le gouvernement responsable est accompagné d’un renforcement considérable du pouvoir exécutif sur le législatif, en particulier par le biais de la structuration en partis politiques.

Ce renouvellement de l’historiographie, associé à une intégration de l’histoire sociale et culturelle à l’histoire politique, ont donné lieu à de nouvelles interprétations et perspectives, notamment la reconnaissance plus vive des composantes symboliques et culturelles des relations de pouvoir qui assurent à la société sa cohésion sociale. Comme le souligne Rainer Baehre, la croissance de l’État, dans la première moitié du XIXe siècle, est accompagnée d’une « cultural and political revolution which accelerated in the post-Rebellion era[19] ». Pour ce faire, comme le notent Greer et Radforth,

Their ability to regulate civil society was greatly enhanced, not only by the ramifying institutions agencies and institutions at their disposal, but also by the aura of legitimacy surrounding their action thanks to the doctrine of responsible government[20].

Au final, la mise en place du gouvernement responsable, accompagnée de cette administration publique moderne et de la redéfinition du lien impérial, vont requérir une forme d’endossement symbolique collectif[21]. En 1849 au Canada, ce consentement tant recherché résulte en fait d’une campagne systématiquement organisée et non pas d’un appui spontané des citoyens.

Le Bill d’indemnité et l’enjeu du gouvernement responsable

D’importantes transformations surviennent au sein de l’Empire britannique et dans la colonie canadienne au cours de la décennie 1840-1850. Il est notoire que l’élection de février 1847 au Canada se traduit par une majorité parlementaire pour l’équipe réformiste des Baldwin-La Fontaine, qui accède à l’exécutif et forme alors, le 11 mars 1848, le gouvernement. Cette date marque celle de la reconnaissance par lord Elgin du gouvernement responsable. C’est cette recomposition du partage des pouvoirs au sein de l’Empire qui sera mise à l’épreuve en 1849.

En janvier 1849, à l’ouverture de la session, le programme réformiste est imposant. C’est cependant à l’occasion du débat sur le Projet de loi d’indemnité pour les pertes subies pendant les insurrections de 1837 et 1838 que les discussions sont les plus virulentes. Le projet de loi est déposé le 13 février, contre lequel les Tories, farouchement opposés, multiplient les assemblées et pétitions dans les semaines qui suivent[22]. Finalement, il est adopté par l’Assemblée législative le 9 mars et par le Conseil législatif le 15 mars. Or, comme l’écrit Jacques Monet, une fois la loi votée, le gouverneur général

comprenait suffisamment bien la signification du gouvernement responsable pour savoir qu’il n’eût pas été à propos d’intervenir. Il démontra que, dès lors, il ne pouvait plus y avoir de conflit entre la volonté du Canada français et le fonctionnement de la constitution britannique[23].

C’est par la suite que survient l’enjeu décisif relativement au gouvernement responsable. En effet, le dernier recours possible pour en bloquer sa mise en vigueur était que le gouverneur général, en tant que représentant de la reine Victoria, réserve le projet de loi comme étant contraire aux intérêts de l’Empire. Il s’agit du premier test effectif du nouveau partage des pouvoirs : l’enjeu est de savoir si le gouverneur général doit respecter, sur les questions d’intérêt local, les volontés exprimées par le Parlement ou s’il doit au contraire faire valoir les prérogatives royales et réserver le Bill d’indemnité. Or, le 25 avril 1849, lord Elgin donne l’assentiment royal à la loi, ce qui déclenche une furieuse réaction des Tories : il s’ensuit l’incendie du parlement dans la soirée puis, dans les jours suivants, des troubles persistants dans la ville de Montréal[24]. Ainsi, comme le mentionne lord Elgin dans sa missive à lord Grey (et déposée au Parlement de Londres dès le 5 mai 1849), « that it is not the passage the Bill by an overwhelming majority of the representatives of the people, or the acquiescence of the Council, but the consent of the Governor which furnishes the pretext for an exhibition of popular violence[25] ».

Or, même si le gouvernement Baldwin-La Fontaine est en place dès 1848, sa situation demeure fragile. Certes, la composition parlementaire donne une nette avance aux Réformistes[26], mais comme le souligne encore Jacques Monet,

To achieve responsible government, however, LaFontaine needed to accomplish two things. He had to achieve the unified assent of his people to British parliamentary democracy ; and secondly, to persuade his people to unite with the Reformers of Upper Canada[27].

Si la collaboration entre réformistes du Bas et du Haut-Canada est fermement établie, il en va différemment de l’assentiment populaire au nouveau modèle de pouvoir, car ce dernier subit les critiques tant des libéraux, Papineau dénonçant le gouvernement responsable comme arrangement colonial[28], que des Tories.

L’incendie du parlement constitue, dans cette stratégie politique, une occasion de construire ce pacte ou consensus social (« consent to be governed ») et, du même coup, éloigner les menaces républicaine[29] et tory, car comme on le lit dans The Globe : « The insane spirit of the Montreal rioters must be condemned and put down[30]. » Pour ce faire, un appel au peuple est lancé en faveur d’une campagne systématique d’assemblées et d’adresses en soutien au gouverneur général lord Elgin.

La campagne d’endossement, une vue d’ensemble

Comme le mentionne Monet,

Avant même que les cendres des immeubles [sic] du Parlement n’aient eu le temps de refroidir, LaFontaine avait rencontré Mgr Bourget et d’autres notables de la capitale pour solliciter leur appui. Pendant ce temps, Cartier et Drummond avaient rédigé un message à tous les citoyens du Bas-Canada[31].

La décision est prise rapidement de convoquer partout des assemblées « pour approuver l’administration de notre excellent gouverneur ». Dès le 27 avril, un appel en ce sens est disséminé à travers la province, notamment par le biais d’une circulaire de Mgr Bourget[32]. Le Canadien soutient cet appel dans son édition du même jour, indiquant

Les Canadiens-français [sic], nous pouvons le dire, seraient heureux de donner des marques de leur loyauté, de leur attachement envers la gracieuse souveraine, et de laver l’injure que leurs ennemis, les loyaux d’aujourd’hui, leur ont jeté [sic] à la face si souvent et si mal à propos. Nous conseillons aux citoyens influents de cette ville de convoquer une assemblée pour prendre les démarches qu’ils jugeront nécessaires dans cette occasion. Par exemple, il serait à propos, ce nous semble, d’exprimer nos sympathies envers le représentant de Sa Majesté[33]

Pour sa part, le Globe du 2 mai donne d’autres indications concernant les assemblées à convoquer :

All you have to do is to meet in every town and hamlet, and send addresses of confidence to the Governor General, and his administration. This is your bounden duty, and we know you will joyfully discharge it. Let all the meetings be those of Reformers only […] Meet promptly – be firm – be peaceable[34].

Dès les 29 et 30 avril, les premières assemblées sont tenues et des adresses rédigées. Elles proviennent de partout, notamment de Québec[35] et de Saint-Gervais, Saint-Lazare et Saint-Raphaël, comté de Bellechasse, au Bas-Canada, ainsi que de Prescott au Haut-Canada[36]. Démontrant par leur rapide et large diffusion le caractère systématique et organisé de la campagne qui s’amorce, elles seront suivies d’une véritable déferlante dans les semaines qui suivent, touchant l’ensemble des deux Canadas et produisant un effet choc sur la population. Au Bas-Canada seulement, 240 événements ont lieu pour amener la population à prendre position sur ce qui est survenu à Montréal. À l’exception d’une infime minorité soutenant les revendications tories, soit 10 activités ou 4 % du total[37], l’immense majorité d’entre elles (96 %), soit 186 adresses, 35 assemblées suivies d’une adresse et 9 assemblées seules, soutiennent le gouvernement et le gouverneur général.

Ce qui frappe d’abord est le caractère organisé de la campagne. Ainsi, les premières adresses, davantage improvisées, insistent sur l’indignation. Elles laissent place rapidement à une organisation plus structurée : des modèles sont imprimés ou distribués, puis utilisés directement – parfois même en utilisant une coupure de presse – ou encore recopiés minutieusement. Ces modèles mettent l’accent sur le soutien au gouvernement et à la Reine, une standardisation des adresses et un formatage de l’opinion que dénonce rapidement l’Avenir[38]. Au final, six modèles, dont certains sont proposés dans les deux langues, sont utilisés à travers le Bas-Canada, totalisant 111 adresses, soit 57 % du total des 195 pour lesquelles on dispose de données. Si certains modèles n’ont qu’une diffusion régionale, notamment dans Portneuf et sur la rive nord de Montréal, les modèles proposés par les circulaires de Mgr Signay de Québec et de Mgr Bourget à Montréal, par contre, seront largement diffusés et endossés. De fait, la couverture géographique est très large, car adresses et résolutions touchent tout le territoire.

De partout au Bas comme au Haut-Canada, les réponses positives à la campagne affluent. Celles-ci prennent diverses formes, notamment des adresses officielles d’organisations ou de conseils municipaux, comme celle de la Ville de Montréal[39], des lettres, comme celle des chefs Micmacs de Restigouche[40], des pétitions, ou encore des procès-verbaux d’assemblées, comme celui de Saint-Charles comté de Richelieu. Cette vague touche même les villages qui avaient été le lieu d’affrontements lors des Rébellions, notamment Saint-Denis[41], Saint-Charles[42] ou Deux-Montagnes. Ces témoignages de soutien montrent bien comment le consensus en faveur du gouvernement est établi fortement et permet de mettre à distance les événements marquants qui y sont survenus 12 ans plus tôt seulement.

Le processus généralement utilisé repose sur l’adhésion des élites locales : à l’appel du député, du curé ou d’autres personnalités, un comité est parfois formé pour solliciter les signatures ou organiser une assemblée. Lors de la messe ou de l’assemblée, le curé, le député et d’autres membres de l’élite locale interpellent la population et l’invitent à appuyer les résolutions ou à signer les adresses. Traversant les communautés linguistiques et religieuses, ce soutien au gouvernement, à la Reine et à l’Empire est sollicité et endossé. Car c’est de cela dont il est question. Ainsi, adresses et assemblées reprennent en choeur et sur tous les tons une dénonciation de l’incendie du parlement et de ses conséquences, notamment la perte des archives et de la bibliothèque. On y évoque les « insultes inouïes » qu’a subies lord Elgin et les activités des Tories, présentées comme déloyales et menant à l’anarchie. On y affirme, a contrario, la volonté de soutenir la constitutionnalité telle qu’elle est exprimée par les actions du gouverneur général et le désir de maintenir le lien impérial ainsi que la fidélité à la reine Victoria, tout en apportant son soutien au gouvernement et à sa résolution de maintenir l’ordre.

Le soutien indéfectible de la presse

La presse joue un rôle extrêmement actif dans le déroulement de la campagne. Dans la foulée de l’appel du Canadien du 27 avril vont suivre ceux des journaux The Pilot et The Provincialist, le 30 avril, Les Mélanges religieux, le 1er mai, The Globe, le 2 mai, ainsi que l’Écho des campagnes, The Examiner et L’Avenir dans les jours qui suivent[43]. En somme, l’appel est général.

De plus, les journaux suivent avec une attention soutenue le déroulement de la campagne. Cette fébrilité est d’autant plus remarquable qu’elle se déroule sur une période très courte, car c’est au cours des huit semaines qui suivent l’incendie que ce mouvement d’adresses se déploie : dès juillet, la presse ne rapporte plus que les réponses de lord Elgin[44].

Seulement pour les 6 journaux dépouillés[45], du total de 457 articles recensés entre le 26 avril et le 17 juillet, plus des deux tiers reproduisent in extenso adresses, lettres et résolutions d’assemblées adressées à lord Elgin, ainsi que les réponses de James Leslie, secrétaire provincial du Canada-Est, ou de lord Elgin lui-même. Fait significatif, si 32 % (148) reproduisent le texte de résolutions ou d’adresses, un nombre encore plus imposant reproduit les réponses de lord Elgin ou du secrétaire James Leslie, soit 37 % (159).

Outre les adresses et leurs réponses, on suit avec attention le développement de la campagne afin de montrer la puissance du mouvement « populaire », notamment en compilant les adresses ainsi que le nombre de pétitionnaires. Par exemple, en plus des diverses adresses reproduites, La Minerve publie la liste des adresses et le nombre de signataires les 21, 24 et 31 mai ainsi que le 8 juin. Pour sa part, Les Mélanges religieux, de loin le journal le plus actif[46], publient ces informations sous une rubrique intitulée « Ce que le peuple pense ». The Montreal Gazette, qui pour sa part soutient les revendications tories, prend le contrepied de la campagne. Il s’ensuit de cette campagne un effet de réverbération continue : adresses, réponses et commentaires occupent alors une large partie de l’espace public.

L’engagement actif de l’Église

Cette campagne profite également d’une participation intensive de l’Église catholique. Dès le 27 avril, comme le mentionne Monet : « L’après-midi même où il eut sa rencontre avec LaFontaine, Mgr Bourget convoqua les leaders du clergé, leur ordonna d’appuyer les adresses dans toutes les paroisses, puis il se rendit avec eux auprès de Lord Elgin[47]. » La journée même, il émet une circulaire enjoignant les curés à soutenir le mouvement. Il précise

Vous ne manquerez pas de maintenir le peuple dans la fidélité qu’il doit à son gouvernement. […] J’apprends qu’il va se faire des assemblées pour approuver l’administration de notre excellent gouverneur. […] Nous devons donc, sans prendre aucune part aux questions politiques, témoigner publiquement nos sympathies à ce généreux et sincère ami de notre pays[48].

Cet engagement est recherché et soutenu par les membres du Conseil exécutif. René-Édouard Caron, qui en est le président, écrit à l’abbé Charles-Félix Cazeau, de l’évêché de Québec, pour solliciter son aide, en soulignant qu’il considérerait

Comme de la plus grande importance que tous les gens qui veulent maintenir la paix dans le pays et la connexion avec l’Empire fassent une démonstration énergique désapprouvant les scènes qui viennent d’avoir lieu à Montréal, approuvant le gouverneur et son administration et exprimant de la confiance dans l’administration[49].

En conséquence, le clergé de Québec signe une adresse à lord Elgin le même jour dans laquelle non seulement il exprime sa « vive confiance dans la justice et l’impartialité qui caractérisent l’administration du représentant de Votre Majesté en cette province » mais aussi son inquiétude. Après avoir mentionné leur crainte de voir survenir « l’anarchie et une séparation violente de cette colonie d’avec la mère-patrie », les membres du clergé indiquent

Nous osons assurer Votre Majesté qu’ils regardent comme un bienfait de la divine providence de vivre sous le gouvernement de Votre Majesté, dans un temps où presque toutes les nations civilisées sont en proie aux révolutions, et à tous les malheurs qui en sont la suite inévitable[50].

Le sort de cette adresse, une des premières à être rédigée, est aussi révélatrice des forces en présence. D’une part, elle reçoit un soutien manifeste des politiciens, car Caron écrit à l’abbé Cazeau le 3 mai que : « Tout ce que vous avez fait est excellent, votre adresse au gouverneur ne pourrait être meilleure, votre adresse à la Reine aura un excellent effet[51]. » Mais il y a plus. L’adresse est également envoyée comme lettre circulaire aux curés[52]. Ceux-ci sont invités à solliciter leurs paroissiens pour qu’ils en produisent de semblables. L’adresse est, de plus, relayée avec abondance dans la presse[53]. Elle reçoit un accueil des plus favorables du gouvernement : dans sa réponse, non seulement lord Elgin remercie-t-il Mgr Signay et son clergé, mais donne son assentiment au mouvement en cours, en concluant par ces termes : « J’espère pourtant [malgré les événements] que tous les gens de bien réuniront leurs efforts pour le maintien de l’ordre et de la paix[54]. » Finalement, l’adresse est transmise, imprimée et déposée au Parlement de Londres le 25 mai[55], ce qui témoigne d’une reconnaissance et d’un soutien officiel de lord Elgin et du gouvernement britannique.

L’engagement du clergé va plus loin. Dans le diocèse de Québec, deux circulaires sont envoyées aux curés à quelques jours d’intervalle. La première, datée du 2 mai, appelle ces derniers à organiser des assemblées et donne des indications précises sur comment le faire :

Vous voudrez bien vous aboucher pour cela sous le plus court délai, avec ceux de vos paroissiens qui ont coutume de montrer le plus de zèle pour la chose publique, et d’aviser avec eux, aux moyens de préparer une assemblée, dans laquelle on décidera de présenter à Son Excellence une adresse exprimant les sentiments que je viens d’énumérer. Vous trouverez dans l’imprimé ci-joint un modèle de cette adresse, sauf à vous de faire dans sa rédaction tels changements que vous jugerez à propos[56].

La circulaire comprend donc un modèle d’adresse accompagné d’indications précises sur ce qui doit être fait pour authentifier les signatures des personnes illettrées, la transmission au gouvernement et surtout sur le maintien de l’apparence d’un mouvement spontané, mentionnant ainsi aux curés qu’« il est à propos de ne pas livrer la présente à la publicité[57] ». Ce modèle sera par la suite imprimé et largement distribué. Une seconde circulaire, envoyée cinq jours plus tard et également imprimée, a pour objet de rappeler que : « Pour les motifs que je vous ai fait connaître dans ma lettre du 2 du courant, je n’hésite pas à vous recommander d’employer votre zèle à faire couvrir cette adresse de nombreuses signatures[58]. »

L’évêché de Montréal n’est pas inactif dans cette campagne, bien au contraire. Dès le 27 avril, Mgr Bourget exhorte ses curés à y participer activement. Si au début mai il fait part à Mgr Turgeon de sa réticence à faire préparer une adresse signée par le clergé montréalais seulement, il n’en demeure par moins qu’il l’informe qu’

Une circulaire s’imprime aujourd’hui pour recommander aux prêtres de prêcher la paix, et en cas d’insurrection, de maintenir le peuple dans la fidélité au Gouvernement et enfin d’encourager les démonstrations publiques qui vont avoir lieu dans les paroisses[59].

Tout comme celle de Québec, cette proposition d’adresse est reprise alors à de moult occasions. Comme bien d’autres, elle est signée puis republiée dans différents journaux. Notamment, sa version française a été imprimée et utilisée à Contrecoeur, listée dans La Minerve et publiée avec la réponse dans la Gazette du Canada[60].

Un rôle effacé mais actif du monde politique

Le monde politique dans son ensemble est également mobilisé dans cette tourmente. Notons en premier lieu la mobilisation de l’ensemble de la députation réformiste qui sollicite et organise les assemblées et pétitions. Selon Monet,

Avant même que la malheureuse session ne fut prorogée le 30 mai, presque tous les députés du parti réformiste uni avaient demandé à leurs électeurs et partisans de tenir des assemblées et d’y faire adopter des messages de loyauté[61].

Le caractère systématique et organisé du soutien des députés est illustré par les préparatifs pour la tenue d’une assemblée à Saint-Hyacinthe tel que le rapporte un lecteur de L’Avenir, en l’occurrence Louis-Antoine Dessaules. Il écrit qu’une assemblée préparatoire a été convoquée pour débattre d’une proposition d’adresse « qu’on leur avait envoyé accompagné [sic] d’une lettre imprimée dont la rédaction est très remarquable ». Cette lettre circulaire du député Thomas Boutillier est datée du 2 mai et précise :

Je n’ai pas besoin de vous dire qu’à la nouvelle de ces actes […], vous avez senti le besoin d’offrir votre appui aux autorités constituées. […] PLUS VOUS DONNEREZ D’APPUI, MIEUX VOUS ACCOMPLIREZ VOTRE DEVOIR DE CITOYEN[62].

Et le député de conclure que sinon le vaisseau de l’État sera abandonné à des mains ennemies ou à l’anarchie et à la guerre civile…

Cet engagement généralisé des députés ministériels est également dénoncé par The Montreal Gazette. Le 27 avril, le journal reprend un texte du Montreal Transcript, qui mentionne que

Every member of the Ministry was busy yesterday in urging forward an address to the Governor General, approving of his course relative to the Rebellion Losses bill, and of confidence in the Administration. The address was left at Government House and hawked all over the city[63].

Quelques jours plus tard, on rajoute que « copies of the same [Model Address to the Queen, in favor of Lord Elgin] have been transmitted, by post, at the public expense, to all parts of the country[64] ».

Mais il y a davantage. Si lord Elgin et l’administration coloniale jouent un rôle relativement effacé, ils s’avèrent néanmoins beaucoup plus actifs que certains le laissent penser. Ainsi, cette campagne est l’objet d’un véritable dialogue, car la plupart des adresses et lettres reçoivent une réponse personnalisée : 200 réponses ont été répertoriées ou publiées, soit un taux de réponse de 83 %, dont 34 sont de la main de lord Elgin lui-même[65]. Après avoir remercié les citoyens, la plupart mentionnent l’importance de ce soutien au gouvernement. Par exemple, lord Elgin écrit aux résidents du comté de Saint-Hyacinthe :

J’espère que ceux qui ne cherchent que dans l’émeute et l’anarchie le triomphe de leurs principes ou de leurs projets ambitieux seront arrêtés au bord de l’abime par l’appui moral que le Gouvernement reçoit de la masse du peuple et de toutes les parties de la province et de toutes les origines[66].

Outre ces échanges symboliques significatifs, les réponses encouragent les citoyens à poursuivre le mouvement. Dans sa réponse aux habitants de Prescott qui furent parmi les premiers à répondre à l’appel, il soutient clairement le mouvement :

Let all good men, whatever be their minor differences, unite as you have done, to support the cause of order and Constitutional Government, and their evils will speedily be repaired – peace and prosperity be established in Canada, and the indignities which I have personally undergone will be at once effaced from my recollection [67].

Si certaines de ces réponses sont plus détaillées[68], d’autres connaissent un plus grand retentissement : la réponse de lord Elgin à l’adresse envoyée par les citoyens du district de Victoria, comté de Hastings, est publiée le 19 mai. Il y soutient la constitutionnalité de son action et le fait que

the people of Canada have much at stake in the solution of the question which the foes of their liberties have attempted to raise, and the unanimity with which they are coming forward in support of the Government, shows that they are conscious of its importance and real character [69].

Or, les Tories y répondent non seulement en la reproduisant dans The Montreal Gazette le 22 mai, mais aussi par le biais d’un pamphlet[70]. Finalement, publiée dans les documents parlementaires du 7 juin, cette même lettre de lord Elgin est mentionnée par Londres dans sa réponse négative aux revendications tories[71].

De nombreuses délégations viennent à Montréal, au Château Ramezay ou à Monklands, pour remettre en main propre à lord Elgin les dites adresses ou encore les comptes rendus d’assemblées. Uniquement le 9 mai, il reçoit une délégation de la Ville de Montréal qui dépose une adresse signée par 7866 personnes, puis une autre de Trois-Rivières, dont l’adresse est signée par 638 personnes[72]. Ces rencontres ne sont pas sans irriter l’opposition : le 9 mai, un groupe de Tories fait irruption à l’hôtel Têtu, où se trouve une délégation provenant du Haut-Canada. Ils tirent dans la salle et blessent trois personnes avant d’être dispersés par l’armée[73].

Au-delà de l’acte protocolaire, ces rencontres permettent de consolider l’adhésion au gouvernement responsable des élites locales. Par exemple, voici comment on rapporte à Bytown (Ottawa) la réception de sa délégation :

His Excellency [...] made many enquiries regarding the Ottawa County, and stated that Bytown had, long before he came to Canada, been described as in the midst of the finest scenery. [...] During the interview his Excellency displayed a knowledge of Canadian Politics which surprised and delighted all who heard him. The Deputations went away highly gratified with their reception[74].

Finalement, l’aspect le plus significatif de cet endossement est son officialisation par la publication de la plupart des adresses et réponses dans la Gazette du Canada, le journal officiel du gouvernement du Canada. Cette pratique inhabituelle débute dès le premier numéro à paraître après l’incendie, fait l’objet de numéros spéciaux et totalise plus de 240 pages, témoin de l’importance qu’il leur accorde. Sauf de très rares exceptions, ces documents sont tous en soutien à lord Elgin et expriment cette loyauté recherchée. De plus, très rapidement, des documents sont déposés au Parlement de Londres. Trois Parliamentary Papers[75] sont ainsi remis aux députés londoniens, donnant la perspective officielle sur les événements, particulièrement la missive de lord Elgin à lord Grey qui relate les événements (et qui servira de fondement au récit des événements) ainsi que nombre d’adresses avec les réponses qui leur ont été envoyées.

La réponse tory

La vague d’adresses et d’assemblées exerce une pression immense sur l’opposition, car elle vise à l’isoler. Les Tories vont se lancer dans une contre-campagne demandant à la Reine de désavouer la loi et de révoquer lord Elgin. Pour ce faire, avec le soutien notamment des journaux The Montreal Gazette et Montreal Herald, on tente de faire signer des contre-pétitions tout en dénonçant la campagne en faveur de lord Elgin.

L’élément clé de la contre-campagne est l’adresse des Tories de Montréal, qui fait suite à une assemblée de 3000 à 4000 personnes tenue le 30 avril sur le Champ de Mars. Présidée par George Moffat, l’assemblée approuve cinq résolutions, toutes dénonçant la sanction royale donnée par lord Elgin. Ainsi, les résolutions mentionnent que puisque ce dernier « has violated a fundamental law of our Provincial Constitution, by disobeying the Royal instruction, to reserve all bills of an unusual character », il est donc requis d’invoquer le « duty to petition the Queen, to disallow the said bill, and recall the Governor ». Le texte de l’adresse est alors approuvé par l’assemblée[76]. Le même jour, The Montreal Gazette appelle les citoyens à signer cette adresse dans une quinzaine de lieux. Cet appel est répété à de nombreuses reprises, notamment les 2, 7, 8 et 14 mai. Un comité est mis sur pied pour recueillir les signatures à travers Montréal et pour coordonner le tout. Des discussions ont lieu sur les meilleures manières de transmettre l’adresse à la reine Victoria, et il est finalement convenu que les pétitions tories, plutôt que de transiter par lord Elgin, seront remises directement à Londres par MacNab[77]. D’autres assemblées et signatures d’adresses ont lieu dans les deux parties du Canada, que The Montreal Gazette se presse de rapporter. Il n’en demeure pas moins qu’au final, il ne s’agit que d’un nombre limité d’événements : au Bas-Canada, on en compte tout au plus 10, incluant Montréal, Missisquoi et Stanstead[78].

Parallèlement, on tente de discréditer la campagne de défense de lord Elgin. D’abord, on attaque le nombre de pétitionnaires « constitutionnels » en reprochant notamment le fait que des enfants ou des soldats aient signé les adresses, mais aussi que les ministres forcent leurs compatriotes à le faire et y ajoutent même de faux noms[79]. Le summum est rapporté le 24 mai, alors que, reprenant un texte publié dans le Montreal Herald, The Montreal Gazette rapporte qu’un prêtre de Montréal aurait baptisé un nourrisson puis lui aurait fait apposer une croix à une pétition en faveur du gouverneur. Pour donner crédibilité à cette abracadabrante histoire, The Montreal Gazette souligne : « we are inclined to believe the above[80] ».

Ensuite, on dénonce l’implication des autorités gouvernementales et des curés dans cette campagne. The Montreal Gazette insiste sur cet engagement des membres du gouvernement et du clergé. Par exemple, le 11 mai, le journal reproduit et commente la circulaire et une partie du modèle de pétition envoyé par Mgr Bourget aux paroisses francophones en mettant de l’avant l’argument voulant que la question n’est pas « locale » et doit donc être référée à Londres et en raillant les serments de fidélité au gouverneur général et à la Reine[81]. Cette dénonciation de la campagne est reprise plusieurs fois et sur tous les tons : le 12 mai, le journal publie une lettre à la rédaction qui insiste sur cet engagement des ministres, car si le gouvernement distribue des adresses imprimées, lord Elgin

no doubt believes all these addresses of condolence, Etc. etc. , to be spontaneously expressed sentiments of so many men, while, in fact, the whole originates with the Ministers themselves, who actually coerced the weak-minded countrymen into getting a few signatures to their own address, and adding (to make it appear passable) a few fictitious ones[82].

De même, on reproche aux délégations de notables des localités de la province venues déposer les adresses au gouverneur général de ne représenter qu’elles-mêmes ou d’être composées d’inconnus non représentatifs[83].

Mais les résultats sont loin du compte : malgré les déclarations de The Montreal Gazette que « petitions to the Queen for the disallowance of the Rebel-rewarding Bill, the recall of Lord Elgin, etc., are pouring into Montreal from all quarters[84] », cette campagne donne de faibles résultats. Certes, la décision de transmettre directement les pétitions à Londres explique leur absence relative tant dans les archives que dans les publications officielles[85]. Cependant, les traces qui en subsistent indiquent bien ce caractère restreint : si le dépouillement des journaux n’a permis d’identifier que deux adresses en provenance du Bas-Canada, les archives de sir McNab n’en recèlent qu’un nombre limité[86].

MacNab quitte Montréal pour Londres le 21 mai. Là-bas, il n’a guère de succès : il doit rencontrer lord Grey le 9 juin, mais ne peut le faire et il doit laisser à son attention les adresses qui « viennent des habitants de Toronto, de ceux de Kingston, de ceux de Weston et des environs, de ceux du district de Newcastle, de ceux du district de l’Ottawa et de ceux de la ville de Montréal[87] ». Il est aussi reçu par certains hommes politiques, dont lord John Russell et Robert Peel, mais est évité par Gladstone et ne réussit pas à voir Disraeli[88]. La réponse est implacable : dans une lettre datée du 13 juin, le secrétaire de lord Grey lui fait parvenir une fin de non-recevoir. Non seulement réfute-t-il tous les arguments des Tories, mais il conclut en indiquant que

Lord Grey m’ordonne d’exprimer son espoir que cette déclaration officielle des vues du gouverneur-général du Canada, laquelle est entièrement approuvée par les conseillers de Sa Majesté, fera disparaître le blâme et calmera l’indignation auxquels, par suite d’une fausse interprétation de son caractère et de ses objets, cette mesure a donné lieu. […] [Lord Grey fait appel] au sentiment de loyauté des pétitionnaires [...] et à votre propre dévouement bien connu à la couronne britannique [...] pour seconder les efforts du gouvernement de Sa Majesté pour maintenir la paix publique, et l’autorité de la loi, et pour calmer l’agitation existante qui fait tant de préjudice au commerce, au crédit public et à tous les intérêts les plus importants du Canada[89].

Peu après, le Bill d’indemnité est endossé à Londres par un vote de 291 à 150. MacNab rentre au Canada vers la mi-août, mais ce sera déjà le début de la fin pour les Tories qui, défaits, entreprennent par la suite leur campagne annexionniste. Cette dernière traduit cependant à la fois leur isolement et leur radicalisation résultant de leur éviction effective du champ politique. En somme, leur chant du cygne…

Pression sur les rouges

Si par cette campagne les Tories sont mis hors d’état de nuire à toutes fins utiles, la pression s’exerce aussi sur l’opposition républicaine ou « papineauiste ». Encore plus minoritaire, elle n’en exprime pas moins une perspective différenciée, qu’illustrent surtout les événements de Saint-Hyacinthe, concernant l’organisation et la tenue de l’assemblée en vue de faire signer l’adresse par les résidents de ce comté.

Une réunion est tenue le 4 mai, à la suite de l’appel du député, « pour aviser [sic] des moyens de faire signer par les habitants du comté une adresse[90] ». À cette rencontre, Louis-Antoine Dessaulles, maire de la ville et connu pour sa défense de son oncle Papineau[91], soulignant que s’il « était d’une grande importance, dans les circonstances actuelles, de faire appuyer le gouverneur général par l’universalité [sic] des citoyens du pays », recommande que les adresses, telle celle de Québec, « ne froissent aucune opinion politique [et alors] seraient universellement signées sans la moindre objection ». Cette opinion est rejetée par le comité, qui propose de faire signer la proposition d’adresse imprimée envoyée par le député qui soutient le gouvernement.

Lors de l’assemblée, tenue deux jours plus tard, comme le rapporte un lecteur de L’Avenir qui ne serait que Dessaulles lui-même, l’avocat réformiste Louis-Victor Sicotte et le curé de Saint-Hyacinthe se font les promoteurs du projet d’adresse. Malgré l’intervention de Dessaulles, le projet est approuvé, bien qu’une grande partie des participants auraient refusé de signer. En somme, note Dessaulles, on « entend profiter de la stupeur générale pour essayer, par des voies souterraines, d’escamoter […] un vote d’approbation [au gouvernement], à la faveur de l’indignation que tout le pays devait ressentir à la nouvelle de pareils excès ». De plus, on espère aussi tourner la page des rébellions et de l’influence de Papineau : tant le député Thomas Boutillier[92], qui a pris part à la bataille de Saint-Denis mais qui se range du côté des réformistes au début des années 1840, que le curé, qui a béni ceux qui partaient se battre à Saint-Denis, se rangent maintenant du côté du gouvernement pour garantir le soutien du comté au gouverneur général et à la reine Victoria[93]. Qui plus est, aux arguments de Dessaulles soumis à l’assemblée du 6 mai, on répond en tentant de discréditer Papineau.

Cette résistance se traduit également par un changement de perspective du journal L’Avenir. Au départ, le journal appuyait le mouvement d’adresses et soutenait l’indignation générale. Cependant, on perçoit vite le caractère organisé du soutien au gouvernement, qu’on définit comme « l’incroyable intrigue ourdie à Montréal par les amis de ces mendiants de votes de confiance qu’on appelle les ministres responsables[94] ». Le 12 mai, un éditorial de Jean-Baptiste Éric dénonce avec vigueur cette manipulation : il jette « le blâme le plus sévère sur les intrigues déplacées et inconséquentes dont les ministres forment aujourd’hui leur occupation la plus importante », car le « ministère » « a exploité la situation pour tâcher d’escamoter çà et là quelques votes de confiance arrachés à la faveur de l’indignation soulevée chez les canadiens-français [sic] par les derniers événemens [sic][95] ». L’éditorialiste dénonce non seulement le « loyalisme outré » et la célébration de la connexion avec l’Empire, mais aussi le fait que le gouvernement ait fait imprimer les adresses et les envoie dans les comtés. Ce cri ne sera que faiblement entendu, devant une machine bien organisée et huilée.

En guise de conclusion

En juillet 1849, toute cette campagne prend fin : le débat au Canada est clos, et la position d’Elgin confirmée par Londres. À sa suite, les oppositions tories et républicaines vont livrer un dernier baroud d’honneur sous la forme du débat sur l’annexion, car leur marginalisation mènera à leur radicalisation et à la poussée annexionniste de l’automne 1849.

Mais revenons aux événements. Pour Jacques Monet,

Lorsque l’attaque contre Lord Elgin fut déclenchée, ils [les Canadiens] comprirent que toutes les insultes et tous les oeufs pourris qu’on lui lançait étaient en réalité lancés contre eux. Une fois de plus, l’honneur du Canada français était lié à celui de la couronne britannique, et tous les journaux de langue française s’empressèrent de le souligner[96].

Cette interprétation, nous l’avons vu, reflète bien le point de vue de la majorité des acteurs de l’époque mais fait l’impasse sur les tenants et aboutissants de ce « mouvement spontané ». Certes, l’incendie du parlement et l’agitation tory à Montréal suscitent une indignation qui secoue l’ensemble de la province. Cependant, s’appuyant sur ce sentiment, une mobilisation massive de la plus grande partie de l’élite, avec l’encouragement manifeste des journaux, de l’Église et de l’État, permet de cristalliser le récit, consolidant ainsi l’imaginaire social et l’engageant en soutien au gouvernement responsable. Si cette campagne a fixé le regard sur les événements et le rôle joué par les différents acteurs dans l’incendie et ses suites, ce récit mérite aujourd’hui d’être nuancé et replacé dans son contexte global. Au final, par le soutien sollicité de la population des deux Canadas au parlementarisme britannique et à l’Empire, toute séquelle des Rébellions, comme de l’influence tory, est oblitérée.

Se concentrant sur cette image forte du parlement incendié et des troubles à Montréal, le récit cristallisé appuie l’émergence d’une nouvelle communauté politique fondée sur un consensus social fermement établi autour du gouvernement responsable et du maintien du lien impérial. Sont alors en place les conditions pour le renouveau politique des années 1850, marqué par la disparition ou transformation des protagonistes : Papineau se retire, Baldwin et La Fontaine démissionnent, les Réformistes se transforment ou plutôt révèlent leur dimension plutôt conservatrice et les Rouges se radicalisent[97]. Dans ce contexte, Montréal perd son statut de capitale et les ruines du parlement sont rapidement démolies. Il ne reste alors que le souvenir amer des événements, un souvenir exacerbé par cette campagne d’adresses qui, elle, a disparu des mémoires.