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Introduction

Le problème de la définition et de l’application de l’éthique au domaine de la recherche scientifique[1] se pose de façon criante aujourd’hui en raison de l’accélération prodigieuse des possibilités technologiques concrétisées grâce aux progrès des sciences expérimentales et des conséquences de plus en plus déterminantes pour l’être humain et sa manière de vivre. De nouveaux moyens techniques dépassent largement le statut de simples outils prolongeant l’activité physique et intellectuelle du corps et de l’esprit et placent l’humanité devant un nouvel horizon de possibilités n’incluant plus désormais que l’assouvissement de ses besoins, de ses désirs ou de ses ambitions d’ordre personnel, social et politique, mais également la modification radicale de son mode d’être biologique et sociologique, voir philosophique.

Concurremment à cette évolution effrénée de l’appareil technologique se produit une valorisation globale de l’épanouissement individuel par l’acquisition de biens de consommation. Ce phénomène est accompagné d’un mépris souvent à peine voilé des différents gouvernements envers les individus et les sociétés ne participant pas à la boulimie consommatrice mondiale, par choix ou par manque de ressource.

On peut présumer que la racine du problème est la dépréciation de la culture et du questionnement philosophique dans des sociétés obnubilées par les passions que sont le pouvoir, la richesse ou le confort individuel, passions exacerbées par une technologie malléable et surpuissante. Si ce qui fait la culture est ce mélange, difficile à définir sans équivoque, de valeur accordée à l’art, à la philosophie, aux sciences et aux sports comme fins en soi (dignes d’être respectées pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’elles procurent ou permettent), et de valeurs religieuses, traditionnelles et historiques, et si la culture est le baromètre servant à mesurer la réussite d’une société humaine, comment réagir face au constat d’échec patent de notre modernité, dévalorisée et désorientée ?

On ne saurait prétendre que la cause du problème soit que l’être humain est naturellement mauvais, égoïste ou mal intentionné, mais on peut se demander s’il n’est pas foncièrement paresseux. Et pourquoi cela nous surprendrait-il ? La nature est elle-même dans son essence une grande paresseuse. C’est ce que révèle en physique mécanique le « principe de moindre action » qui dit que dans un système donné de corps et de champs de force, la nature agira toujours dans ses mouvements ou dans ses immobilités de façon à minimiser la dépense d’énergie. L’homme tend-il lui aussi irrémédiablement à la moindre action ? Pourquoi le souci éthique semble-t-il être une dépense d’énergie, un effort, trop exigeant ? Est-ce que la prise de conscience par l’homme qu’il n’est peut-être finalement qu’un amas de matière neuronale pourvu de membres moteurs et d’un instinct animal, qu’il « n’est que » le jouet de son inconscient et le prisonnier des jeux de langage et de pouvoir de son milieu, l’a mené à la conclusion cynique qu’il n’y a finalement de seule loi humaine que la loi du plus fort ? Si le devenir passif est le propre de la chose inerte et que la volonté et l’effort sont celui de l’être humain, on pourrait penser que la motivation humaine est en train de s’évaporer, de façon paradoxale, sous l’essor constant des valeurs individualistes.

Ces considérations sur la nature humaine sont au coeur du débat contemporain entourant l’application de valeurs éthiques dans l’exercice de la recherche scientifique et dans l’usage de la technologie que celle-ci rend possible. Sans cette technologie l’humain serait réduit à se comporter comme à une époque préhistorique, peinant à survivre, à se nourrir et à se vêtir. Sa manière d’agir serait probablement violente, son art serait fruste, ses moyens de communication uniquement verbaux et sa connaissance du monde limitée à son entourage. Et parfois il tuerait son voisin, ou même attaquerait les tribus voisines pour s’approprier leur butin. Aujourd’hui avec la technologie, l’humain sait tout sur ce qui se passe partout dans le monde, instantanément ; il peut voyager à des vitesses vertigineuses, peut propager ses idées et son art (ou sa bêtise et ses lubies) à des milliards d’individus et soigner (ou gaver) son corps comme seuls le faisaient jadis, dit-on, les dieux de l’Olympe. Il n’a plus besoin de se fâcher pour causer du tort, souvent même plus à suer pour faire souffrir. Et parfois il tue son voisin, ou même attaque des pays lointains pour s’approprier leur butin. Il est civilisé, il aime ce que lui permettent ses machines.

Mais l’homme pourrait en venir un jour à aspirer devenir lui-même une espèce machinale, une espèce dont l’individu « normal » serait débarrassé d’excès émotifs, de goût pour la dissidence et d’interrogations métaphysiques, car c’est plus efficace, plus rapide et plus rentable, et y parvenir à force de manipulations, de transformations ou de médications. Cette hypothèse n’est peut-être que le fruit d’un pessimisme délirant ou d’une nostalgie humaniste. Ou pas. C’est la tâche du philosophe d’y penser, de repenser la science et l’éthique avec le scientifique et non contre lui.

I. Éthique et science

Il est de plus en plus souvent question d’éthique dans notre quotidien. Les ordres professionnels peaufinent continuellement leur code d’éthique et de déontologie, on reproche parfois aux présidents de compagnie ou aux politiciens d’avoir manqué d’éthique, on se demande si tel comportement ou tel travail de recherche est « éthique ». Mais qu’est-ce que l’éthique ? Tous et chacun semblent avoir leur définition propre à leur occupation et à leur préoccupation, à commencer par les philosophes des diverses confessions ontologiques : les analytiques, les empiristes, les utilitaristes et les phénoménologiques pensent tous l’éthique selon des grammaires différentes. Les dictionnaires nous disent que l’éthique concerne les fondements de la morale et l’ensemble des règles de conduite, mais ils demeurent muets sur les bases qui permettent de conclure ou de déduire ces fondements.

Même si on pouvait se prononcer positivement sur ce qui permet d’aboutir à l’éthique, le contenu et la forme d’application de celle-ci semblent toujours échapper aux définitions rigoureuses et indubitables. Comme tout ce qui touche le vivant et principalement tout ce qui touche l’être humain, l’éthique possède un caractère d’inabouti, d’inconnu et de perpétuelle remise en question. Pourtant, on demande aux règles de l’éthique d’agir comme des balises, comme des références ou comme des limites rigides sur l’ensemble des actes que peut poser l’être humain. Il apparaît inadmissible que l’éthique devienne une quantité qui varie au gré des vents et des modes, si elle peut être appelée à se modifier avec les époques, ce processus ne peut être que lent et prudent, surtout en comparaison du rythme de vie de plus en plus rapide qu’impose une société très technicisée. Mais l’éthique ne peut pas non plus se fixer et se scléroser. L’éthique est à la fois notre mémoire, celle des ancêtres de nos ancêtres, et notre avenir, celui de nos enfants et de leurs enfants. L’éthique est garante de notre intégrité en tant qu’être humain, un acquis inestimable qui mérite d’être défendu. L’éthique se doit d’être tout aussi vivante que l’humanité qu’elle vise. L’éthique est ce qui nous reste du mythe à l’âge contemporain : aussi insaisissable qu’indispensable.

Un discours éthique détermine l’action humaine réglée selon une certaine logique causale, relative aux expériences passées et basée sur une prise de position métaphysique sur l’être humain et sa place dans le monde, incluant parfois son origine et sa finalité. Cette position métaphysique peut être appelée à être modifiée avec les époques et les sociétés et même les individus qui les composent. De par sa dépendance à une position métaphysique, l’éthique a donc le caractère d’une décision dans ce qu’elle a de plus réfléchi, de plus concertée et de plus rassembleur. Seule une société formée d’individus libres d’opinions et de pensées peut se doter d’une éthique, et encore est-ce au prix de maints efforts et de compromis. Une éthique de société ne peut pas être fondée sur une idéologie qui place les intérêts privés avant ceux de la communauté et encore moins sur celle qui permet aux dirigeants de la communauté de bafouer les libertés des individus pour un supposé bien commun. Une société éthique est une société consciente, patiente, indulgente, charitable, passionnée, cultivée et volontaire qui cherche à faire le « bien de tous les chacuns ».

Lorsqu’une société se dote d’une éthique globale, l’application de celle-ci dans les différents champs de l’activité humaine pose de nouveaux problèmes philosophiques. La question de l’application de l’éthique dans l’exercice de la recherche scientifique est un tel problème particulier, dont l’intérêt est immense, car la science est le domaine de l’innovation, et donc du renouvellement des questions éthiques. Dans le cas de la science, il ne s’agit pas seulement de déterminer si tout ce qui est possiblement connaissable doit être connu, mais aussi si tout ce qui est possiblement réalisable doit être réalisé, ce que Gilbert Hottois appelle « l’essai libre du possible[2] ».

Devant le règne absolu de la méthode scientifique sur la façon de conduire les sciences naturelles depuis près de quatre siècles, un règne établi et entretenu grâce à son efficacité interne (dans la science et pour la science), l’éthique est peu à peu devenue une quantité secondaire et même caduque dans le milieu de la recherche, car les considérations éthiques, comme toute autre forme d’anthropocentrisme, n’ont pas leur place dans la méthode scientifique. Mais une confiance trop absolue et trop rationnelle dans la méthode scientifique est une confiance aveugle et dangereuse, car c’est perdre confiance dans le genre humain, avec ce qu’il comporte d’émotivité, d’intuition, de sensation et de spiritualité. Renoncer à l’éthique au nom de l’efficacité scientifique revient à admettre que l’on aspire en dernière instance à traiter l’humain simplement comme une autre quantité physique : inerte, involontaire et quantifiable. La conséquence désastreuse d’une science qui oublie l’éthique et ne place plus l’humain au centre de ses préoccupations est une science inhumaine qui devient nécessairement une science insensée, car le sens ne vient pas des choses, il vient de l’esprit. Dans La dialectique de la raison, Max Horkheimer et Theodor Adorno arrivent à cette constatation :

Sur la voie qui les conduit vers la science moderne, les hommes renoncent au sens. Ils remplacent le concept par la formule, la cause par la règle et la probabilité. La cause n’était plus que le dernier des concepts philosophiques auquel se mesurait la critique scientifique, parce qu’elle était pour ainsi dire la dernière des idées anciennes qui se présentât à elle, l’ultime sécularisation du principe créateur[3].

La question de l’origine, de la cause, est parmi les plus pertinentes lorsqu’il est question d’éthique, car elle nous empêche de commettre à répétition les mêmes erreurs dues à notre ignorance des motivations premières, qui est ignorance de ce que nous sommes devenus. La question de l’origine est encore plus importante aujourd’hui, car plusieurs ont décidé qu’à défaut de pouvoir la résoudre de façon définitive, mieux valait l’ignorer. Entre l’oubli et l’ignorance il n’y a qu’un mince voile que le temps a vite fait de retirer. À force de trop vouloir fonder la recherche scientifique sur une supposée objectivité de la matière inerte, on en est venu à oublier que le chercheur lui-même est et sera toujours un sujet pensant. En oubliant l’aspect vivant du scientifique, l’objectivité de la science risque de se pervertir en une illusion de vérité, car « croire » en l’objectivité de la science au point d’en faire le seul critère de vérité n’est pas autre chose que de se camper avec des oeillères dans une position métaphysique foncièrement matérialiste et ignorante du souci moral, ce qui est inacceptable.

Mais avant de concevoir la résurgence d’une science naturelle éthique, on peut se demander comment la science, qui dès ses origines présocratiques était si profondément philosophique, a-t-elle pu perdre son point de vue moral. Quelle crise, quelle révolution ont causé un tel bouleversement ? Quand cela s’est-il produit, pourquoi n’a-t-on pas réagi et comment réagir maintenant ?

II. La technoscience

Le grand changement qui s’est produit dans la communauté scientifique au cours du dernier siècle est essentiellement que celle-ci est devenue une communauté technoscientifique. La technoscience (ou les technosciences si on considère séparément ses différents domaines de recherche) se définit essentiellement par ses méthodes, où prédomine l’outillage technologique de pointe, et ses buts, qui sont de produire de nouvelles technologies toujours plus efficaces, c’est-à-dire plus rapides, plus faciles, plus puissantes et plus durables.

Dans le milieu actuel de la recherche scientifique, ce qui est le plus désirable à investiguer est presque exclusivement d’ordre technologique. Il s’ensuit donc que la recherche scientifique la plus susceptible d’être financée est celle qui débouche le plus rapidement possible sur une technologie souvent utile à l’homme, mais surtout profitable à court terme. Il en résulte un dogme de l’efficacité à tous les niveaux de l’activité humaine, infiltrant les moindres fibres de la culture populaire et de la pensée politique, qui fait de la technoscience l’idéologie primordiale de toutes les sociétés industrialisées du début du xxie siècle.

Le terme « technoscience » a été répandu notamment par Gilbert Hottois dans ses écrits touchant la technologie, la communication et la bioéthique, depuis les années 1970. Selon lui, la technoscience n’a pas de définition unilatérale, mais on la comprend généralement selon deux conceptions principales, la première accentuant la position extra-culturelle de la technoscience :

La conception extra-culturelle de la technoscience placée sous le signe de la puissance va souvent de pair avec l’idée de l’autonomie de la technique et avec l’amoralité de l’impératif technicien. L’autonomie de la technique est la conception selon laquelle les hommes ne décident pas de l’orientation du développement technique ; ils le servent et travaillent à l’actualisation de ce qui est technoscientifiquement possible. L’impératif technicien enjoint, quant à lui, de réaliser tout ce qui est techniquement possible : expérimentations, inventions, découvertes, explorations, (re)constructions, etc.[4]

La seconde conception de la technoscience met en relief sa position plus symbolique et culturelle :

Une conception plus exigeante de la construction sociale et politique des technosciences demande que celles-ci soient délibérément subordonnées à un projet de société. Le socioconstructivisme qui immerge totalement les technosciences dans l’intersubjectivité sociale s’affirme, ainsi, aussi comme volonté politique de plus en plus exclusive : l’impératif est que la RDTS (Recherche et Développement Technoscientifique) soit toujours davantage subordonnée au sociopolitique[5].

Cette deuxième définition, plus exigeante, de la technoscience n’est pas nécessairement celle qui, en pratique, sert le mieux sa propre efficacité interne. C’est pourquoi laissée à elle-même, c’est-à-dire libre de définir ses buts, ses moyens et ses limites en fonction de la maximisation de son efficacité, sans interférences éthiques, politiques ou philosophiques, la technoscience relègue les considérations humaines et sociales au second rang de ses objectifs ou les ignore simplement. En d’autres termes, lorsqu’elle n’est pas encadrée par un souci éthique, la technoscience est une science amorale, jugée uniquement par sa rentabilité.

Une des conséquences les plus fâcheuses du paradigme technoscientifique est l’hyperspécialisation des domaines de recherche et des chercheurs impliqués. Cette hyperspécialisation des technosciences, qui en augmente l’efficacité au point de vue du temps impliqué et de l’argent dépensé pour la recherche, rend la véritable communication entre les scientifiques, celle qui dépasse un simple respect mutuel, difficile et le plus souvent impraticable, même entre chercheurs de domaines scientifiques connexes ou traitants d’objets semblables. Cette conséquence est due à la fois au fait qu’en privilégiant l’acquisition rapide d’une expertise pointue dans un domaine de plus en plus précis, le chercheur développe des carences de plus en plus marquées dans tous les autres domaines du savoir et de la culture, en même temps que le degré d’expertise requis pour espérer faire avancer les connaissances dans un domaine de recherche donné augmente continuellement. Dans La nouvelle ignorance, Thomas De Koninck exprime cette inquiétude face à la spécialisation scientifique :

L’expertise ira progressant, et, partant, le domaine concerné (toujours dans la meilleure des hypothèses), mais il est évident que l’expert, lui, en tant qu’individu humain, marquera une nette régression, de plus en plus grande, à mesure qu’iront en s’atrophiant, faute d’exercice, ses autres facultés, ses autres talents, et tout ce qui, chez lui, aura été laissé pour compte. Seule la culture, pourvu qu’il en ait et qu’il l’entretienne, pourrait à vrai dire sauver l’expert de son expertise[6].

Le progrès dans n’importe quel domaine, et surtout dans l’avancement de la science dont la somme des savoirs s’accroît continuellement, ne peut s’opérer à tâtons, en réinventant continuellement la roue. La spécialisation du scientifique, qui est à la fois l’apprentissage de ce qui a été démontré historiquement et la familiarisation avec les idées novatrices de ses collègues dans son domaine de recherche, est une qualité essentielle de sa démarche professionnelle. Mais si cette spécialisation se fait aux dépens, ou en dépit, de sa culture générale, au point d’en faire un être qui connaît « presque tout » sur « presque rien », le prix de l’hyperspécialisation est trop élevé. Posséder un savoir et ne le partager qu’avec le cercle fermé d’une élite, ou qu’avec ceux qui financent la recherche et qui n’ont comme intérêt que leur propre avantage, c’est plus dangereux que de rejeter la quête du savoir, c’est faire régresser le savoir humain.

Une société moderne constituée d’hyperspécialistes ne communiquant pas entre eux au-delà de leur discipline propre, de techniciens produisant des biens et des services aveuglément grâce à une technologie largement incomprise, de consommateurs jouissifs et inattentifs des fruits de cette technologie et d’une classe dirigeante saisissant peu les besoins et les responsabilités des trois autres groupes n’est plus une société humaine, c’est le retour de la tour de Babel dans une version tristement peu allégorique. C’est pourtant la société vers laquelle semble se diriger une moitié de l’humanité à grands pas, avide de révolutions technologiques, de confort et de récréation. Pendant que l’autre moitié commence à douter non seulement de la libération éventuelle d’un asservissement sournois et déguisé par les sociétés plus technicisées, mais de sa simple survie. Une telle dichotomie planétaire ne peut que produire des résultats conflictuels nuisibles pour l’ensemble de l’humanité.

Pourtant, rien dans les origines de la science, il y a quelques millénaires, ne laissait présager qu’un jour celle-ci risquerait d’aller à l’encontre des intérêts de l’être humain. En fait, ce n’est que lorsque les possibilités de débouchés techniques provenant de résultats scientifiques n’ont été couplées à la puissance engendrée par la technologie de l’ère industrielle qu’un étrange revirement s’est produit. Les avancées d’une science « contemplative » (faites de théories non falsifiées par l’expérimentation pour expliquer la nature, pour reprendre la nomenclature de Karl Popper) n’engendrent plus désormais une technologie simplement dérivée, c’est plutôt la science elle-même qui est devenue entièrement dirigée et financée dans le but d’obtenir de nouvelles technologies. Le besoin de débouchés technologiques rapides est ce qui oriente maintenant presque exclusivement la recherche scientifique. Dans la plupart des pays, la communauté scientifique fonctionne grâce à un système de subventions provenant d’organismes gouvernementaux, elle est donc soumise à la politique à court terme d’élus toujours en quête de réélection, et donc essentiellement soumise aux lois du marché économique.

On ne motive guère plus aujourd’hui la science à cause d’un questionnement sur la nature et l’univers ou par émerveillement devant le cosmos, le vivant ou le microscopique. En fait, l’interrogation enthousiaste, pour ne pas dire naïve, et une soif de contemplation existent bel et bien chez bon nombre de technoscientifiques au début, ou à la toute fin, de leur carrière. Mais les conditions économiques, matérielles et sociales dans lesquelles doit s’opérer la recherche scientifique anéantissent souvent complètement ce sentiment, pourtant naturel chez eux. Et ceux qui persévèrent envers et contre tous dans la voie de la « science pour la science » ne manquent jamais de faire remarquer que si les débouchés technologiques de leur recherche ne sont pas évidents aujourd’hui, ils sont toujours possibles et même probables à l’avenir, comme si c’était la seule justification possible et rationnellement acceptable de la science. Pourtant, comme le fait remarquer Jacques Ellul dans son livre La technique ou l’enjeu du siècle, la technique est une entité qui n’est devenue que récemment entièrement dépendante de la science :

Chacun sait que la technique est une application de la science, et, plus particulièrement, la science étant spéculation pure, la technique va apparaître comme le point de contact entre la réalité matérielle et le résultat scientifique, mais aussi bien comme le résultat expérimental, comme une mise en oeuvre des preuves, que l’on adaptera à la vie pratique. Cette vue traditionnelle est radicalement fausse. Elle ne rend compte que d’une catégorie scientifique et d’un bref laps de temps : elle n’est vraie que pour les sciences physiques et que pour le xixe siècle. On ne peut absolument pas fonder là-dessus soit une considération générale, soit, comme nous le tentons, une vue actuelle de la situation[7].

Dans cet ouvrage, Ellul rappelle l’exemple de la machine à vapeur, une découverte technique, réalisée à tâtons successivement par Caus, Huygens, Papin, Savery, etc., au xviie siècle et qui n’a été expliquée que bien des décennies plus tard par la science[8]. L’inversion du rapport entre la science et la technologie est donc d’abord une affiliation coopérative suivie d’un asservissement de la science par l’esprit technique. Il en résulte une perte complète de liberté dans le domaine de la recherche scientifique, liberté qui était garantie par l’aspect interrogatif de la science, sa proximité respectueuse avec les questions relevant de la métaphysique et surtout son souci jamais négligé pour l’être humain.

Aujourd’hui la science se retrouve donc complètement au bout de la chaîne alimentaire sociale, son intérêt propre passant loin derrière les intérêts commerciaux et technologiques du moment. Cette inversion du rapport entre sciences et technologie est possiblement la pire aberration de ce jeune xxie siècle, pourtant déjà riche en contradictions. L’enjeu de ce siècle n’est donc pas celui du siècle dernier, qui était de découvrir ce qu’implique la technoscience, mais bien de ressusciter la science et lui redonner sa place dans la société moderne. Il est tout aussi primordial que la technologie retrouve sa juste place, qui en est celle d’un outil et non celle d’une finalité. On a besoin de la technologie, elle facilite la communication et sauve des vies. La renier ou l’oublier équivaut à commettre une grave erreur. Mais la technologie doit redevenir un moyen, non un but. Sinon, l’humain ne se ravalera pas au rang de la bête, ce qui serait peut-être un moindre mal, mais bien au rang de la chose involontaire, ce qui serait véritablement un drame anthropologique, comme l’entrevoit ironiquement Michel Henry dans la préface de son ouvrage La barbarie :

C’est aux ordinateurs qu’il revient de rétablir une « communication ». Ce que la pensée classique appelait « communication des consciences » et que la phénoménologie contemporaine désigne encore sous le titre d’« intersubjectivité » — ce bouleversement émotionnel en lequel quelqu’un, celui-ci ou celui-là, se faisait le contemporain d’un autre — se ramène à l’apparition de messages objectifs sur un écran. « Autoroute de l’information » en effet où, comme sur les autoroutes, on ne distingue aucun visage. Communication où personne ne communique avec personne, dont le contenu ne cesse de s’appauvrir en fonction de sa vitesse. Communication d’informations donc, multiples, incohérentes, coupées de toute analyse, de tout critère d’évaluation, de toute critique, de leur histoire, de leur genèse, de toute intelligibilité — sans rime ni raison. Il est grand temps d’introduire les ordinateurs à l’école. À eux de faire cours. Communication d’informations semblable à celle qui se produit entre les gênes. La « naturalisation » de l’homme sous toutes ses formes et à travers tous ses déguisements est le dernier avatar de l’a priori galiléen. L’homme n’est pas différent des choses[9].

Parce que la technoscience est impossible à contredire sur son propre terrain à cause de son efficacité interne, elle n’est donc critiquable que d’un point de vue philosophique ou humaniste ou anthropocentrique. Vivre sous le dogme de la technoscience choque l’intelligence, car elle la renie, alors au nom de quoi doit-on donc subir la technoscience ? Si la technoscience nous apporte un certain confort, une certaine puissance, elle exige en retour un prix exorbitant, celui de notre autonomie spirituelle, de ce qui motive l’être humain à vouloir savoir.

III. Vers les sciences naturelles dignes

La technoscience n’est donc pas la science telle qu’elle est souhaitable pour l’homme. Pour la remplacer, l’alternative raisonnable est le retour des sciences naturelles dignes qui sont, au sens très kantien du terme, les sciences de la nature redevenant elles-mêmes leur propre finalité, se réappropriant leur but premier, qui est l’avancement de la connaissance dans tous les domaines falsifiables expérimentalement. Une telle forme de recherche scientifique diffère radicalement de celle qui sévit sous le dogme technoscientifique sur trois points majeurs : elle est libérée du joug de l’avancement technologique à tout prix, elle est une science multidisciplinaire où la communication entre les chercheurs et avec la communauté en général est toujours privilégiée sur l’unique efficacité technique ou la rentabilité, et elle tient compte, au coeur de son activité, d’une éthique dictée par les positions métaphysiques de sa contemporanéité.

La science digne n’est pas la renaissance de la science ancienne, logothéorique et aristo-thomiste que Gilbert Hottois oppose à la technoscience contemporaine[10], c’est plutôt une science qui réalise la nécessité de sa filiation avec la philosophie. Dans le contexte d’expérimentation et de mathématisation qui est au coeur de la science moderne, le scientifique ne relègue pas l’éthique à une simple considération secondaire, non pertinente et ennuyeuse, mais lui redonne sa place, qui n’est pas celle d’esclave et encore moins de maître, mais bien d’égal dans la recherche du savoir.

La science digne est donc une résurgence de la science telle qu’elle est née dans l’Antiquité, avec ce que cela implique de pure interrogation et d’esprit contemplatif. Mais elle est aussi cette science qui a acquis l’expérience et la sagesse de plusieurs siècles de méthodes et de découvertes, et surtout la conscience de la dégénérescence que subit une science livrée exclusivement à la technique. Dans cette optique la technologie retrouve, elle aussi, sa juste place dans la structure de l’activité humaine, découlant de la science authentique plutôt que tentant de l’orienter, et soumise en dernière instance à l’éthique, redevenant précieuse et non plus dangereuse pour l’humanité.

Il faut que la science recommence à réfléchir sur elle-même et par elle-même au coeur de son agir quotidien, pas de façon constante, ce qui ne ferait que ralentir outrageusement sa marche, mais périodiquement elle doit avoir le temps et les moyens de remettre en question ses priorités, ses méthodes, ses fonctionnements internes et ses liens avec le reste de la société. En plus de maintenir son efficacité opérationnelle, la science doit aussi pouvoir se souvenir de ses fondements et considérer ses répercussions sur l’être humain. Dans cette remise en question, seul le scientifique a les outils, les connaissances et les expériences nécessaires à une critique réellement constructive de l’édifice scientifique en place, mais encore faut-il que l’on permette au scientifique de prendre le temps de faire cette critique, et non pas uniquement de courir de subvention en subvention.

La philosophie, de son côté, ne peut plus agir indépendamment de la science, elle se doit de rétablir et d’entretenir un dialogue constant avec elle. Ce dialogue entre philosophes et scientifiques est aujourd’hui quasi inexistant de façon concrète, ou sinon seulement en marge de leur exercice respectif. La réunion des communautés scientifiques et philosophiques se doit d’aller au-delà des colloques multidisciplinaires que l’on voit à l’occasion poindre sur les campus universitaires, mais devenir un échange quotidien, pour ne pas dire un échange banalisé, un échange normal et fréquent et non une anomalie ponctuelle.

L’idée d’une science digne, d’un renouveau de la science et de la philosophie, et de l’urgence de ce renouveau pour la société contemporaine n’est pas une idée nouvelle, depuis toujours ces deux domaines de l’activité humaine sont reliés par leurs racines. Ce qui n’en fait pourtant pas une idée très répandue dans les milieux philosophiques et encore moins dans les milieux scientifiques. Cependant, des penseurs de plus en plus nombreux argumentent pour un renouveau (ou plutôt une renaissance) de la science, par exemple Dominique Lecourt :

Il est grand temps de rouvrir la question de l’union de la science et de la philosophie. On aura compris que cette question ne relève pas de l’épistémologie : c’est une des questions névralgiques ou, si l’on veut, stratégiques, de la modernité. Cette réouverture demande que nous arrachions notre pensée de la science au positivisme qui la domine, et que nous délivrions corrélativement la technique des conceptions technicistes qui masquent à nos contemporains l’extraordinaire aventure humaine — intellectuelle, culturelle et sociale — dont elle est le théâtre[11].

Le remplacement graduel du paradigme technoscientifique par un nouveau paradigme scientifique n’est pas un retour à une mentalité pré-Lumières ou pré-industrialisation. Au contraire, c’est parce que les conséquences d’une position résolument matérialiste et/ou positiviste ont été mal interprétées il y a de cela deux ou trois cents ans, que la technoscience a pu proliférer et devenir dangereuse pour l’humanité. Professer la science digne n’est pas commettre l’erreur inverse, qui est la même, d’imposer une idéalité philosophique abstraite à la réalité technique, politique et économique de la recherche scientifique. C’est justement en ayant pris conscience de ce qu’impliquent les débordements technologiques sur la vie des hommes qu’il faut maintenant détrôner la technologie du sommet d’où elle semble diriger aveuglément la destinée de la science et mettre à sa place une vision où la science et la technologie aident l’homme au lieu de l’asservir.

Il est probablement défendable de soutenir qu’historiquement la science devait se séparer de la philosophie (et du dogmatisme religieux) il y a quelques siècles pour s’épanouir dans ce qu’elle avait de plus riche à proposer à l’humanité. Mais pour la science, comme pour l’adolescent rebelle qui doit pour s’émanciper quitter le domicile familial, lorsqu’une certaine maturité l’habite il devient déraisonnable de continuer à renier ses parents. De même, la science doit reconnaître, comprendre et réassimiler ses origines philosophiques pour mieux progresser. La science a de toute évidence réussi à se soustraire de l’emprise dogmatique et politique qui la menaçait à une certaine époque de l’histoire. Mais après quelques siècles, elle est maintenant devenue technoscience, elle-même dogmatique, car se refusant d’être contredite ailleurs que sur son propre terrain mathématique et matérialiste, et donc néfaste, car refusant à l’homme les aspects spirituels, émotifs, sociaux ou mystiques de son essence. En fait, la simple mention d’une nature humaine est devenue anathème pour le technoscientifique.

Pour qu’un équilibre scientifique remplace le déséquilibre technoscientifique, d’étroites relations, et surtout un dialogue constant, doivent s’établir entre la science (incluant à la fois les sciences naturelles et les sciences humaines), l’éthique, les positions métaphysiques sur l’homme et le droit civil et légal. Ces relations prennent la forme d’un carré de dépendance réciproque entre les quatre domaines, relations qui loin d’être purement théoriques, ne prennent leur sens que dans la pratique, par exemple dans l’exercice de la recherche scientifique. L’éthique résulte d’une prise de position métaphysique sur l’homme. La science est soumise à l’éthique et aux lois de la société qui balisent son champ de recherche et ses méthodes. Finalement, la dépendance est complétée quand certains aspects de la position métaphysique deviennent à la longue falsifiés ou indéfendables par les découvertes de la science. La position métaphysique doit alors être révisée pour redevenir irréfutable face à la science, de même que l’éthique qui en découle. Ce processus itératif vise l’élimination des débordements qui surgissent quand l’exercice de la science est complètement indépendant de celui du questionnement philosophique ou, à l’inverse, lorsque se fige trop dogmatiquement la conception de ce qu’est l’être humain, en dépit du savoir scientifique. L’éthique ne peut rester figée, pas plus que la science, à défaut de dépérir.

IV. Éthique au coeur des sciences

L’éthique, la visée de la vie bonne, et la morale, la norme définissant l’agir humain, sont au coeur de tous les débats de ce jeune xxie siècle. Ces débats sont encore plus criants dès que l’on pénètre dans le domaine de la recherche scientifique et du développement technologique. Quels sont les rôles du philosophe, de « l’éthicien » et du scientifique dans ce débat ? Le philosophe doit-il agir en gardien de la sagesse face à la rationalité du scientifique ? Faut-il bien plutôt penser que seules des lois provenant des pouvoirs politiques et juridiques et des déontologies autoprodiguées par les ordres professionnels puissent définir les normes morales de la recherche scientifique ?

On parle fréquemment du « regard de l’éthique sur les sciences », autant dans le monde philosophique et dans celui de la recherche scientifique que dans les médias, sur les arènes politiques et lors de conférences universitaires et publiques. Les discours entendus allant d’un extrême à l’autre, de l’exaltation du « monde meilleur » promis par les nouvelles découvertes technologiques jusqu’au catastrophisme d’une humanité réifiée par cette même technique scientifique. Pourtant, une prémisse fondamentale de tous ces discours ne semble jamais être remise en question, celle que le regard de l’éthique sur les sciences doit être extérieur aux sciences elles-mêmes, comme si la science et les scientifiques étaient incapables de questionnement éthique. Il est pourtant possible de proposer une autre approche : l’intégration du questionnement éthique dans la formation scientifique et celle de la décision morale dans l’exercice de la recherche scientifique. La place de l’éthique peut s’avérer aussi importante que celles des mathématiques, des théories scientifiques et des méthodes expérimentales dans la formation du scientifique, au prix d’un certain sacrifice d’efficacité technique.

Si ce sacrifice d’efficacité dans le domaine de la recherche scientifique au profit de l’éthique est justifiable et envisageable, reste alors une question cruciale : quel cursus philosophique pour la formation scientifique ?

Ni la science ni la logique ne peuvent à elles seules démontrer ou expliciter la moralité. Et la philosophie, gardienne de l’horizon éthique dès les débuts, peine à rester cette gardienne tout en devenant en même temps l’auteur d’un discours résolument moderne, post-métaphysique et convaincant sur l’éthique. Ce ne sont cependant pas les tentatives qui manquent. Tout philosophe qui se respecte aujourd’hui fait de l’éthique. Parmi toutes ces tentatives de refondation moderne de l’éthique, les discours normatifs, kantiens, aristotéliciens et autres, ne sont plus à la mode philosophique, on les lit plus par souci historique que soucieux devant l’avenir. Car on veut une éthique qui soit tout aussi libérée « d’a priorisme » que les consciences modernes se sont jadis libérées de « catéchisme ». Mais la tâche n’est pas simple et laisse souvent un goût amer au fond de l’âme. On voudrait plus convaincant, comme la science est convaincante, mais aussi plus de sensibilité humaine, comme l’art est sensible.

Dans le foisonnement actuel des discours éthiques, qu’un consensus général est loin de démêler, quatre familles de discours apparaissent pourtant particulièrement plus susceptibles de provoquer une réflexion sérieuse, et ce malgré leurs limites théoriques et pratiques, limites impossibles à éviter dès qu’il est question d’éthique. Chacune de ces familles relevant autant du sérieux de la démarche critique nécessaire à la philosophie que de la sensibilité nécessaire à l’approche du phénomène humain. Le « programme éthique de la formation scientifique » présentée ici ne peut être considéré que comme une simple ébauche de réponse aux défis éthiques contemporains de la recherche scientifique. Néanmoins, voici ces quatre paradigmes éthiques différents et complémentaires, dont la pertinence dans l’horizon philosophique n’est plus à démontrer, et qui, en s’ajoutant aux sources éthiques classiques, kantiennes et aristotéliciennes (et religieuses ?), formeraient une base au développement du questionnement éthique et à la formation de la rigueur nécessaire au choix moral professionnel du scientifique, voire de tout citoyen :

  1. L’éthique de l’appel, de la promesse et de la responsabilité, inspirée des philosophies d’E. Lévinas, P. Ricoeur et H. Jonas, qui instaure une grammaire d’engagements pour l’avenir en réponse à l’appel d’autrui, à son visage et à sa vulnérabilité, engagements fondateurs de sa propre identité et garants des générations à venir.

  2. L’éthique de la discussion dans un modèle communicationnel, inspirée des philosophies de J. Habermas et de K.-O. Apel, qui place l’espace communicationnel, la discussion que celui-ci permet et l’entente qui en résulte au premier plan de l’élaboration de l’éthique, supplantant les approches purement normatives ou déontologiques.

  3. La morale d’un « matérialisme serein », inspirée des philosophies de M. Conche et d’A. Comte-Sponville, qui en renouant avec certaines traditions antiques, tels l’épicurisme ou le taoïsme, renouvelle le projet de ce qu’il convient d’appeler, selon le terme même de M. Conche, un « oecuménisme philosophique[12] », à la fois conscient de la condition humaine et lucide devant les progrès théoriques et techniques de la science.

  4. L’éthique suivant l’exemple moral transmis par la culture, principalement à travers les mythes antiques, tragiques et religieux, relus selon les perspectives critiques de F.W.J. Schelling et d’E. Cassirer et les perspectives psychologiques de S. Freud, C.G. Jung et P. Diel, suivant cette idée que le mythe parle sans se « dévoiler ».

Une étude exhaustive de chacune de ces avenues éthiques remplirait, et remplira sans doute dans un proche avenir, de nombreuses thèses universitaires. Par souci de respect envers des oeuvres qui clairement le méritent, il n’en sera fait ici ni critique hâtive, ni louange impertinente. Qu’il soit simplement dit que l’immensité et la difficulté du questionnement éthique permettent la cohabitation de toutes ces approches sans que le sentiment critique inhérent à toute saine démarche philosophique n’en soit moindrement flétri.

Cela dit, on peut penser que l’éthique de l’appel, de la promesse et de la responsabilité est un peu trop ontologique, que les présupposées de l’éthique de la discussion sont un peu trop utopiques, que les certitudes métaphysiques sur la nature de l’homme du matérialisme sont un peu trop hardies ou qu’une relecture des discours éthiques de la mythologie et de la religion est un peu trop spirituelle. Soit. Une certitude demeure, c’est que l’éthique ne peut vivre que par sa propre remise en question, et ce questionnement ne peut survivre qu’avec l’apport de réponses vraisemblables et actuelles, réponses toujours imparfaites, mais nécessaires, aux défis sans cesse renouvelés de l’éthique contemporaine et à venir, précisément ce que ces quatre approches proposent. Le chercheur scientifique ne peut devenir que plus lucide à leur contact.

Conclusion

Comment faire la science demain ? Probablement pas comme elle se fait aujourd’hui. L’intégrité de l’humanité dépend d’une résurgence saine de l’authenticité originale de la science et de sa réunion avec la philosophie en une science digne intégrant au coeur de son activité le questionnement éthique au lieu de simplement le subir de l’extérieur. Nous avons reconnu la technoscience pour ce qu’elle est et pour les dangers qu’elle engendre pour l’humanité. Une réhabilitation de la technologie comme moyen et non comme une fin en soi, est non seulement souhaitable mais nécessaire.

Tel Polyphème, le cyclope de l’Odyssée d’Homère, l’humanité sous le dogme de la technoscience voit le monde d’un seul oeil : l’oeil matérialiste de l’efficacité technique et industrielle et du confort qu’il procure, se souciant trop peu des affamés ou des injustices. Jadis, telle Circée la magicienne, la société médiévale occidentale sous le dogme religieux voyait le monde à travers le mystère et le sacré, se souciant trop peu des affamés ou des injustices. Dans les deux cas, c’est commettre une erreur de jugement, qui revient à privilégier soit l’esprit soit la matière aux dépens de l’autre. Peut-être serait-il temps de comprendre qu’il n’y a pas de primauté ni de l’esprit ni de la matière, il n’y a que notre humanité à sauver de notre propre ignorance. Carl Gustav Jung l’a bien exprimé dans L’homme à la découverte de son âme :

La disposition incoercible à puiser de préférence des principes explicatifs dans l’ordre physique correspond à l’extension horizontale de la conscience au cours des quatre derniers siècles. Cette tendance horizontale est une réaction due à la verticalité exclusive de l’ère gothique. C’est une manifestation de la psychologie des peuples qui, à ce titre, se déroule toujours en marge de la conscience individuelle. Exactement semblables aux primitifs, nous agissons d’abord de façon totalement inconsciente, ne découvrant le pourquoi de notre action que longtemps après son accomplissement. Entre-temps nous nous contentons d’une foule de rationalisations approximatives. Si nous avions conscience de l’esprit de notre temps et davantage de sentiment historique, nous reconnaîtrions que c’est en raison des recours abusifs adressés dans le passé à l’esprit que nous donnons préférence aux explications puisées dans l’ordre physique. Cette prise de conscience exciterait notre verve critique. Nous nous dirions : il est probable que nous commettons maintenant l’erreur inverse, qui est au fond la même. Nous surestimons les causes matérielles et nous nous figurons dès lors avoir trouvé le mot de l’énigme, bercés que nous sommes par l’illusion de connaître mieux la matière qu’un esprit « métaphysique ». Or la matière nous est tout aussi inconnue que l’esprit. Nous ne savons rien des choses dernières. Seul cet aveu nous restitue l’équilibre[13].

Au lieu de penser la matière venant de l’esprit ou l’esprit venant de la matière, il faut apprendre à penser l’esprit et la matière comme les deux faces d’une même pièce de monnaie. Mais au-delà des concepts d’esprit et de matière, l’être humain doit réapprendre à penser l’autre, à redécouvrir l’autre. « L’autre » ce n’est pas un individu imbu de liberté personnelle, et ce n’est pas non plus une société anonyme et fonctionnelle, l’autre c’est le juste milieu aristotélicien entre les deux. La science, tout comme le reste de l’activité intellectuelle humaine, ne peut plus ignorer cet apprentissage nécessaire à notre modernité en devenir, ce réveil à la raison qui dépasse le simplement rationnel et rejoint aussi l’émotif et le spirituel.

Ainsi, le défi actuel de la science et de la technologie n’est plus de faire plus efficace, plus gigantesque, plus fort et plus rapide, tout cela est déjà désuet pour l’humain, tout cela n’est déjà plus à son échelle, tout cela n’est plus nécessaire, n’est plus utile pour l’homme. Le défi actuel de la science et de la technologie est plutôt de faire plus sage, plus compréhensif, plus compatissant et plus humble. Pour mener à bien ce défi, peut-être ne faudrait-il pas effacer trop vite les traces culturelles, mythologiques, religieuses et traditionnelles que nous a livrées le passé.

La réinvention de la science ne peut se faire qu’à travers l’éveil personnel et professionnel au questionnement éthique, autant chez le physicien et le philosophe que chez le politicien. Le comité d’éthique contemporain n’est somme toute rien d’autre que la mise en commun de ce questionnement éthique qu’il importe de développer sainement, au coeur de la recherche scientifique comme au coeur de toute profession.