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Introduction

Le problème de l’intelligence et de son rapport au monde fait partie des classiques dans l’histoire de la philosophie. Son niveau de difficulté particulier réside dans le fait que l’intelligence s’y trouve à la fois juge et partie : non seulement constitue-t-elle « l’objet » de la question, mais c’est encore elle-même qui la pose.

L’on connaît bien la teneur du débat au sujet de la pensée humaine dans la tradition occidentale : l’intelligence est-elle capable d’atteindre le réel, les « choses telles qu’elles sont », ou si elle ne constitue pas un univers parallèle et clos, dont on ne peut espérer tirer une connaissance certaine et complète du monde ? Des Présocratiques (Empédocle, Parménide) jusqu’à la phénoménologie (Husserl, Heidegger), en passant par la profonde influence des écoles modernes (Descartes, Kant, Hegel), cette question demeure, tout en suscitant de vifs débats. La présente recherche entend s’inscrire dans cette lignée en s’intéressant à la réflexion du philosophe français contemporain Vladimir Jankélévitch. Dans la filiation de son maître Bergson, cet auteur a tenu des propos sévères sur l’intelligence, soulignant sa distance par rapport au monde et son retard sur la réalité toute vive, pour lui préférer l’intuition, selon lui capable d’une telle saisie unitive. Nous voudrions examiner ses opinions sur ce point et les considérer en face des thèses, centrales en Occident, d’Aristote, considérées à la lumière de réflexions contemporaines. Dans le but de faire la part des choses tout en rendant justice à la riche pensée d’un auteur contemporain trop méconnu, nous chercherons si de part et d’autre, il est réellement question de la même chose lorsqu’on parle « d’intelligence », et de là, ce qu’il faut penser de cette « intuition » ainsi posée devant elle. Quelles sont les réelles compétences de l’intelligence, confrontée à ce monde qui n’est certes pas elle mais dont elle participe à part entière ? Telle sera la question directrice de notre propos, qui implique en elle-même celle, incontournable, de la vérité.

Nous allons considérer en premier lieu les développements de Jankélévitch.

I. Jankélévitch : de l’intelligence à l’intuition

Celui que l’on appelle parfois « le philosophe du je-ne-sais-quoi » aborde plus particulièrement les questions qui nous intéressent dans deux ouvrages : Bergson et Philosophie première. Pour bien saisir l’esprit de son propos, il convient de commencer par une brève évocation de la manière dont il distingue trois niveaux distincts à propos du monde.

Dans Philosophie première, son seul ouvrage consacré systématiquement à la métaphysique, Jankélévitch explique qu’il ne faut pas prétendre fonder absolument l’univers sur les lois métaphysiques, mathématiques et autres qui le gouvernent, et que notre intelligence peut découvrir à partir de l’usage des sens, de l’expérience. En effet, avance-t-il, même au terme de cet établissement et si impeccable soit-il logiquement parlant, nous ne devons pas moins continuer de nous interroger sur l’origine de tous ces principes eux-mêmes. Il apparaît dès lors que ces éléments reposent de facto sur une contingence fondamentale. Certes, une fois que l’univers existe, il évolue réellement selon tous ces principes observés, lesquels sont alors nécessaires depuis l’intérieur. Mais nous gardons alors tout de même le pressentiment que tout cela aurait pu être autrement, ou même n’être pas du tout. Il en résulte selon le philosophe que l’univers ne peut pas être considéré comme le fruit d’un programme établi d’avance et réalisé de manière rigoureusement nécessaire. Son fondement, les lois qui le gouvernent, constitue quelque chose de gratuit, dont la pensée donne le vertige, ébranlant toutes les certitudes que l’on croyait avoir assises à son sujet… avec notre intelligence.

Jankélévitch pose ainsi que la vérité fondamentale de ce niveau premier n’est pas accessible à notre pensée, puisque celle-ci dépend tout entière des lois de l’univers dans son propre fonctionnement : « Il faudrait que la pensée humaine fût d’essence toute différente pour trouver quelque chose à penser dans la mise en question des principes mêmes qui règlent sa démarche[1]. » D’où cette distinction de trois niveaux à la réalité : l’empirie, domaine des sens, la métempirie, domaine de l’intelligible, et le métalogique, point d’origine de toutes choses. C’est de lui dont il est ici question, et l’auteur précise qu’il est le seul proprement métaphysique. À son avis, la métaphysique classique s’est en réalité résolument maintenue au seul niveau métempirique, dont le propre est de prendre comme acquis l’univers et ses lois, et de réfléchir sur eux comme sur autant de « donné ». Ainsi, l’espèce de « saut vertigineux » dans le plan métalogique n’aurait pas été accompli par les Grecs, notamment Aristote, de sorte que leur philosophie prétendument première serait en réalité demeurée seconde[2]. De la sorte, Jankélévitch associe l’intelligence à la dimension métempirique du monde, et l’intuition à sa dimension métalogique.

1. L’intelligence ; passivité et calcul formel

À partir de ce point de départ, le propos de Jankélévitch sur l’intelligence épouse essentiellement celui de Bergson. Il apparaît plutôt négatif, mais en tant qu’opposé à un mode de perception jugé supérieur.

Selon le philosophe, le propre de l’intelligence est de se tenir toujours à distance des choses pour les disséquer afin de les comprendre et d’établir des relations entre elles. Si utile et même essentielle que soit pareille entreprise, continue-t-il, la rançon de cette distance est que l’intelligence ne se trouve jamais directement et complètement avec elles, qu’elle n’est jamais en acte avec les objets qu’elle perçoit. Jankélévitch donne en ce sens l’exemple de la vision, en opposant sur ce point précis son organe propre à l’intelligence proprement dite : « L’intelligence voit la vision, mais seuls les yeux voient, intransitivement[3] ». Pour les choses naturelles, qui demeurent en réalité les plus courantes, les conséquences sont lourdes. Suivant la notion bergsonienne « d’illusion rétrospective », le philosophe avance que l’intelligence doit composer avec un risque d’erreur immanent à son travail, qui est de croire que l’ordre qu’elle observe à la fin d’un processus naturel était présent d’emblée à son début, et qu’il l’a commandé tout entier. Cela lui crée une impression de complexité profonde et de développement laborieux, là où il n’y a de fait qu’un acte volontaire infiniment simple et centrifuge par lequel le monde se réalise[4]. L’explication suppose en effet une composition que l’on déploie : le philosophe en dégage que du point de vue de l’intelligence, un modèle technique s’impose quant à la compréhension de la nature. Mais le problème est que cela ne correspond en rien à ce qu’il en est, d’où cette « contradiction tragique », typique dans sa pensée : « La tragédie de l’esprit consiste en ceci que notre connaissance des objets nous en obstrue, pour ainsi dire, la compréhension intime et centrale[5]. » En réalité, « avant le fait notre intelligence n’est jamais capable d’anticiper sur l’événement à venir. » La vie de la nature est commandée selon le philosophe par un « élan vital », qui consiste en une « allure de l’évolution, toujours harmonieuse, jamais prédestinée[6] ». Il n’y a donc jamais de but qu’en général dans la nature, et jamais en détail, de sorte que l’intelligence qui projette dans le monde sa propre habileté à relier et composer est victime d’une sorte d’hallucination, et ne fait que se considérer elle-même en réalité. Elle substitue au monde organique un univers mécanique de l’ordre de la teknei, et, dérisoirement, croit le découvrir ainsi.

Jankélévitch soutient de la sorte qu’en se plaçant à l’extérieur de l’objet perçu comme tel, en l’observant selon des catégories qui ne sont pas les siennes propres, l’intelligence se distingue en ce qu’elle retarde le mouvement de la vie au lieu de lui être contemporain, et qu’elle le transporte « sur d’autres niveaux », moyennant les symboles qu’elle fabrique[7]. Cependant, plutôt qu’une critique fondamentale ou une dénonciation, le philosophe parle plutôt d’un « mal nécessaire ». Nous avons en effet besoin d’une telle médiation pour nous aider à comprendre le monde, puis le modifier pour y vivre dans les meilleures conditions possibles. Tout de même, l’éloignement qui en résulte constitue un prix élevé, qui nous expose à l’erreur cruciale de prendre des « formes » isolées pour « la » réalité[8]. Dans ce dernier cas, nous sommes alors coupés de l’univers réel et en acte, et réduits à un monde purement formel.

C’est ainsi que l’intelligence est présentée par Vladimir Jankélévitch comme « virtuose en circonlocutions et périphrases ». Elle doit se limiter à tourner autour de son objet sans jamais réussir à entrer dans son intimité. « [Elle] ne comprend bien que ce qu’elle touche, et là où les choses sont trop loin pour être touchées, elle jette à travers le vide le pont des moyens termes », qui seront autant d’écrans entre elle et la chose toute vive. En ce sens, à strictement parler, il en résulte que l’intelligence ne peut rien connaître comme tel. Elle reste dans un univers général, jouant avec « des promesses d’existence qu’elle ne peut pas tenir sans perdre quelque chose de son universalité », celle-ci n’étant qu’un monde de symboles, de concepts, de signes qui n’ont pas leur fin en eux-mêmes[9].

Nous pouvons facilement voir comment notre auteur suit les traces de Bergson sur ces questions : dans L’évolution créatrice, ce dernier développe en effet clairement la thèse selon laquelle l’intelligence témoigne d’une « incompréhension naturelle » du vivant, son mode propre d’opération étant mécanique. Elle ne peut se représenter clairement que « l’immobilité » et le « discontinu », son mode d’action est « la puissance indéfinie de décomposer selon n’importe quelle loi et de recomposer en n’importe quel système », procédure qui n’admet ni ne supporte la nouveauté et l’imprévu. Son objet caractéristique est ainsi le « solide inorganisé », sur lequel elle travaille dans le but de l’organiser : nous reconnaissons bien là la teknei[10]. Bergson est net : « […] agir et se savoir agir, entrer en contact avec la réalité et même la vivre, mais dans la mesure seulement où elle intéresse l’oeuvre qui s’accomplit et le sillon qui se creuse, voilà la fonction de l’intelligence humaine[11] ». Du reste, ajoute Jankélévitch, il n’y aurait aucun problème avec l’intelligence si elle ne prétendait pas expliquer et posséder tout l’univers par le biais de son industrie propre : « L’intelligence est bien chez elle dans le monde des solides géométriques, et […] si elle bornait là son ambition, elle irait de succès en succès[12]. » Pour autant qu’elle ait assez de sens critique pour se maintenir à son niveau propre, l’intelligence trouvera par là sa place légitime et nécessaire dans l’expérience humaine tâchant de comprendre le monde. Du reste, dans L’ironie, le philosophe présente encore l’intelligence comme un « art d’effleurer », pouvant mettre en relation ce qu’elle veut dans un univers formel, où nous pouvons avoir, en un sens, le contrôle du monde puisque nous en connaissons alors le fonctionnement avec détachement. Il en résulte une grande liberté. L’ironie semble se révéler alors la figure particulière d’un pareil talent, dans sa capacité de passer subtilement par le contraire pour atteindre ce qu’elle désire. C’est ainsi que Socrate est capable d’asseoir par elle un vrai dialogue où l’objet recherché — le beau, l’éducation, etc. — est bien au centre, soumis à notre regard attentif : « L’ironie sollicite l’intellection[13] ».

Pour autant, selon Jankélévitch, elle n’est pas faite pour comprendre l’esprit proprement dit, le monde vivant et concret, parce qu’elle n’est pas encore assez subtile pour cela. Plus particulièrement, elle se trouve dépendante d’un outil beaucoup trop émoussé et approximatif qui est le langage, également critiqué par Bergson dans ses analyses du concept. Jankélévitch n’en soutient pas moins clairement qu’une « connaissance intellectuelle désintéressée » est possible, mais qu’il faut d’abord que l’intelligence « renonce une bonne fois à l’ambiguïté de sa démarche naturelle, qu’elle cesse de penser le mouvant avec l’immobile, le vital avec le mécanique, qu’elle cesse enfin de percevoir pour agir[14]. » Cette invitation à l’action directe, sans a priori distanciant, nous conduit à passer à l’autre mode d’appréhension du monde que nous possédons selon cet auteur, le plus complet et le plus sûr dans notre condition de finitude.

2. L’intuition comme saisie supérieure à l’intelligence ; types de connaissance

L’homme serait-il condamné à considérer l’univers de l’extérieur, sans jamais en percer les profondeurs comme il le désirerait tant ? Pour faire référence à une autre école de pensée, une distinction comme celle entre « noumène » et « phénomène », avec ses conséquences, serait-elle donc fondée ? Absolument pas, répond Jankélévitch. Mais la solution est à chercher ailleurs que dans l’intelligence comme telle. L’intuition est la clé.

Le mot « intuition » désigne chez lui une réalité aussi difficile à exprimer, aussi confuse dans sa formulation, que simple et certaine dans son expérience toute vive. Avec sa spontanéité fraîche et pure, elle constitue l’acte par lequel nous « communions » enfin avec le monde. Pareil détachement à son égard s’avère d’ailleurs précisément ce qui lui permet de le joindre et de le saisir tel quel, par opposition à l’intelligence qui cherche à y insérer ses concepts et schémas préfabriqués. Alors que l’intelligence est handicapée par sa distance et ses catégories, qui l’empêchent même de poser une seule existence concrète, l’intuition saisit pleinement et tel quel ce qui lui est présenté, sans qu’il y ait de distance : « L’intuition est l’abolition de la distance cognitive qui problématisait le tête-à-tête de l’objet et du sujet, elle volatilise ces intermédiaires dont le seul enchaînement retient déjà une pensée moyenne dans l’intervalle articulé[15]. » Sous le mode concret de l’intuition, nous ne cherchons plus à analyser et justifier à tout prix ce que nous observons du monde, mais nous recevons ses objets et ses phénomènes directement comme autant de donnés. Par suite, le défi à relever face au monde est celui de savoir s’oublier soi-même et de retrouver ainsi l’univers pour enfin le connaître autant que cela nous est possible[16].

L’auteur ajoute que c’est également de l’intuition que provient la conscience que nous avons de nous-mêmes, ce que nous pouvons comprendre dans la mesure où elle combine la clairvoyance et la pleine confrontation au monde, dont nous faisons nous-mêmes partie.

Jankélévitch tient à souligner combien la saisie intuitive est aussi brûlante que fragile : nous lisons que l’altérité de l’objet que nous percevons comme de l’intérieur ne peut que nous bousculer profondément, que cet événement est court, et qu’il laisse place à une certaine équivoque quand il est terminé, alors que nous n’avons plus ce contact tout vif. Le penseur du temps qu’est cet auteur explique alors que ceci a lieu dans l’événement fulgurant de l’instant : « […] dans la tangence très délicate de l’instant […], l’intuition se fait soudain contemporaine de ce Pendant inattingible et sans durée qui est toujours plus tard que le Pas-encore et toujours plus tôt que le Déjà-plus. » Elle est une étincelle, une « vie mourante », un « trouver-perdre » simultané[17]. L’auteur l’identifie à deux concepts centraux dans sa pensée : elle est comme un « je-ne-sais-quoi », qui à l’analyse se révèle comme « presque-rien », lequel fait toutefois toute la différence entre une existence endormie et ennuyeuse et une existence éveillée, passionnément unie au monde[18]. Voilà donc cette « soudaineté » si centrale, selon l’auteur, le plus que nous pouvons espérer dans notre condition de finitude, sous peine de prétention à l’angélisme. Mais ce presque-rien n’en est pas moins énorme, car l’intuition instantanée est miraculeusement capable de ce dont la pensée est incapable, à savoir de coïncider dans un acte de volonté (le fiat) avec son objet même. Un « il y a » est ainsi appréhendé, saisi au vol, qui n’est pas une « chose » comme telle, mais « ce » qui fait que toutes les « choses » sont. L’auteur donne l’exemple de la « vision » d’un paysage par un peintre, en l’opposant aux points de vue d’un militaire, qui y voit un lieu pour une bataille, d’un agronome, qui y décèle l’éventualité d’y établir une culture, ou d’un touriste, qui en considère le spectacle pittoresque[19]. Telle est selon l’auteur ce que l’on pourrait appeler la « connaturalité » entre l’intuition et la réalité même des êtres, leur existence vive et contemporaine. Plus précisément, nous accédons enfin par l’intuition à l’ordre tout autre et supérieur de ce qu’il appelle le métalogique, où nous pouvons saisir la radicale effectivité des choses, et qui n’est pas accessible à l’intelligence, prisonnière de la métempirie. La finitude humaine étant ce qu’elle est, il en résulte que l’intuition y demeure marquée par des limites fortes — la réduction dans la durée à l’étincelle de l’instant et dans la saisie à un « je-ne-sais-quoi » — mais cela n’en constitue pas moins un immense progrès, et le niveau le plus élevé que peut atteindre l’esprit humain. Ce dernier point va d’ailleurs plus loin : l’intuition ayant accès au niveau métalogique, elle est encore capable de saisir l’univers même dans son effectivité propre, de le « reposer » sympathiquement, à cette différence près que l’univers demeure, alors que l’espèce de recréation ainsi opérée par l’intuition n’est que fugitive, pour un instant dans une conscience.

Il est à noter que Bergson également, dans son texte sur « l’intuition philosophique », présente l’intuition comme un acte « infiniment simple », et indicible pour cette raison, la complexité des doctrines n’arrivant jamais à l’exprimer réellement[20]. L’intuition philosophique constitue un produit des forces mêmes de la nature que nous pouvons observer, et dont nous participons nous-mêmes : « [La] matière et la vie qui remplissent le monde sont aussi bien en nous ; les forces qui travaillent en toutes choses, nous les sentons en nous ; quelle que soit l’essence intime de ce qui est et de ce qui se fait, nous en sommes. Descendons alors à l’intérieur de nous-mêmes : plus profond sera le point que nous aurons touché, plus forte sera la poussée qui nous renverra à la surface. L’intuition philosophique est ce contact, la philosophie est cet élan[21]. » Cet « esprit de simplicité » désigne l’âme même de la philosophie, par opposition à la « construction » et la « complication », qui sont de l’ordre du « superficiel » et de « l’accessoire[22] ». Nous lisons clairement : de l’intelligence au sens déjà vu de ce mot, et en tant qu’isolée.

À partir de toutes ces considérations, Jankélévitch définit trois modes de connaissance.

Il déploie d’abord deux ordres, nommés en réutilisant des termes scolastiques : le quid, qui relève de la métempirie et de l’intelligence, explique ce que les choses sont ; et le quod, qui relève de l’intuition et donc du métalogique, constitue le surgissement, l’existence même des choses. Cela dit, notre condition de finitude nous privant de l’accès à la connaissance totale et définitive de quoi que ce soit, nous devrons néanmoins nous contenter de ce qu’il qualifie de « demi-sciences[23] ».

Dans l’ordre de l’empirie, nous avons la perception, qui se fait au moyen des sens et qui nous donne accès au quid des choses matérielles, lesquelles sont les « substances désignées par des substantifs ». Dans l’ordre de la métempirie, nous avons l’intellection, qui nous révèle le quid des choses non matérielles que sont les « relations formelles, rapports essentiels et vérité intelligibles ». Enfin, l’intuition complète le tableau dans la sphère métalogique, et est seule à saisir le quod. Si l’intellection va plus loin que la perception, « son indifférence à l’intuition de l’effectivité la retient sur le plan de la nécessité qui est, bien loin de toute origine radicale, le plan du déjà-là et de l’immanence immémoriale ou sempiternelle ». Quand à l’intuition, elle saisit le quod sans le quid. C’est pourquoi elle ne peut jamais être un état stable mais seulement une envolée subite aussitôt terminée, comme nous l’avons vu. L’auteur résume ces trois sciences comme étant respectivement celles de la « Chose », de la « Relation » et de « l’Acte[24] ».

Ce développement permet à l’auteur de revenir sur un point qui nous paraît central, celui de l’irrémédiable retard de l’intelligence sur le monde. Par analogie, nous pourrions dire que l’intuition est associée par Jankélévitch à un « point », condition qui la rend capable de saisir l’instant sans durée, alors que l’intelligence, davantage comparable à une « ligne », ou un « intervalle », ne le peut, étant donné son besoin de distanciation et de relation. Il en ressort chez l’auteur cette opposition entre savoir et comprendre : « Si la science subalterne [celle de l’intelligence qui connaît] consiste à savoir sans comprendre [elle connaît le quid mais pas le quod], la demi-gnose intermittente de l’instant [l’intuition qui saisit] consisterait plutôt à comprendre sans savoir, c’est-à-dire à deviner [elle saisit le quod mais pas le quid][25]. »

Cela dit, si nous sommes confinés à cette alternative dans notre condition de finitude, et que la gnose complète est à oublier, en revanche, l’auteur fait cette observation remarquable : en réalité, l’intuition est d’une certaine manière présente dans tous les mouvements réels de la pensée. Ainsi, l’intellection métempirique elle-même, qui semblait tout à fait étrangère au domaine vigoureux de l’intuition, se voit de la sorte gratifiée de sa présence dans sa vitalité propre : « L’intellection elle-même n’est intellective que par l’intuition qui est en elle ; l’intellection métempirique elle-même ne “comprend” les rapports que dans la mesure où elle implique, intérieures à l’automatisme discursif du raisonnement, les pulsions discontinues de l’intuition. » C’est elle qui est « postée aux articulations du discours », qui le « mobilise », « l’entretient » ou le « remet en marche » par rapport à la totalité appréhendée. D’une certaine manière, elle se trouve présente à l’intérieur de l’intelligence comme une invitation à ne pas s’en tenir à elle-même, à garder toujours à l’esprit le mystère du quod de l’objet analysé, par définition inaccessible aux concepts. L’intuition pique sans cesse l’intelligence pour qu’elle ne s’y laisse pas enfermer.

L’auteur associe même parfois le mot « intelligible » à l’intuition, qui alors ne serait donc pas enfermée dans la cécité inhérente à la saisie immédiate, sans distance ni lendemain. En fait, l’intuition selon lui n’est pas tant « gnostique » que « drastique », puisqu’elle « repose » l’objet plutôt qu’elle le comprend de fond en comble. Il y a donc bien une forme d’intellection dans cette opération mais différente. À l’opposé, comme nous avons dit, l’ordre distant et abstrait de l’intelligence ne constituerait qu’une « science négative », qui « parle-de » au lieu de « poser-avec », qui s’étend sur les épithètes au lieu du sujet, qui se tient à distance au lieu « d’être-avec » de plain-pied[26]. Alors que cette procédure a besoin d’une « chose » devant elle, avec laquelle entrer en relation, plus exactement pour la dissoudre en « relations intelligentes », l’intuition, elle, n’a pas besoin « d’altérité corrélative », et pose d’un seul coup, sympathiquement, l’effectivité d’une réalité qui n’est précisément pas res[27]. La dichotomie de la conscience et du monde se trouve dépassée, une unité — sans confusion — est retrouvée. Telle est la clé de l’intuition selon Jankélévitch pour ouvrir la porte du monde, non pas comme spectacle ou comme lieu d’exploitation, mais bien comme réalitéàvivre.

Dans de telles conditions, peut-on ajouter pour terminer, le défi de la philosophie selon Jankélévitch est de ne pas se muter en « périphilosophie », en « philosophie-à propos », qui demeure dans l’ordre abstrait de l’intelligence et ne fait que discourir sur le monde sans entrer en relation concrète avec lui[28]. Elle doit suivre l’impulsion de l’intuition, qui la protégera des illusions de l’ordre précédent et lui permettra d’ériger une philosophie de l’immédiat et à l’endroit, épousant le devenir du monde, une philosophie qui sera elle-même acte, plutôt que tergiversation abstraite sur fond de passivité[29].

Si ce modeste parcours ne peut rendre entièrement justice aux ramifications subtiles d’une pensée souvent déroutante, nous le jugeons néanmoins suffisant pour esquisser la manière dont cet auteur conçoit l’intelligence et perçoit notre capacité à comprendre le monde où nous vivons[30].

II. Aristote : l’intelligence en acte s’identifie à ce qu’elle pense

Nous allons maintenant poursuivre notre exploration en nous intéressant à Aristote. Abondamment commenté, pas toujours compris, et surtout référence à la fois incontournable et déterminante dans l’histoire de notre pensée occidentale, il convient hautement de chercher comment cet auteur a traité de cette faculté que nous avons de « saisir le monde ». Nous verrons dans quelle mesure l’univers qui s’en dégage pourrait ressembler à celui que nous venons de voir avec Jankélévitch, et quelles lumières ou difficultés cela vient poser. Nous lirons nous-mêmes le texte d’abord, puis irons recueillir les propos de commentateurs récents.

1. Le De anima : sur le noûs « devenant toutes choses »

Dans le troisième livre du De anima, qui retiendra ici notre attention, nous voyons le Stagirite avancer d’abord que l’objet recherché par l’intellect, ou « noûs », est la vérité, par opposition à l’erreur. D’autre part, il précise que cette dernière ne s’avère possible que dans la pensée, puisque la sensation est directe, et de ce strict point de vue, infaillible[31]. Ainsi, l’oeil lui-même ne se trompe pas en voyant la rame courbée dans l’eau, mais la pensée oui, si elle affirme qu’il en est réellement ainsi.

L’intelligence serait donc capable de recevoir du réel des données au même titre que le font les sens, mais à un niveau distinct : c’est la dimension dite de « l’intelligible ». C’est par elle que l’on peut saisir ce qu’est une table, ou un arbre, pour reconnaître ensuite, sous ce nom, ou par cet « être », les individus particuliers que nous appréhendons concrètement par l’expérience de nos sens. Aristote nomme « forme » (eidos) ces réalités intelligibles, et il pose l’intellect comme un principe « capable de recevoir la forme ». En outre, il précise que ce principe se doit d’être « sans mélange », c’est-à-dire dépourvu de toute prédétermination, afin de pouvoir réellement coïncider avec l’objet qu’il appréhende ; par exemple, il ne doit pas être lui-même coloré, afin de pouvoir percevoir telles quelles toutes les couleurs. De là, il lui est possible de « naître-avec » son objet, selon la suggestion du mot « connaître ». Il lui est également possible de « tout » saisir, par opposition aux sens ayant leur objet propre, et qui plus est immédiatement, sans écran entre lui et l’objet[32]. Néanmoins, comme nous savons bien que la pierre n’est pas réellement ou « matériellement » en nous lorsque nous la connaissons, et en outre que nous devons apprendre ce qu’est une pierre via l’expérience, que cela n’est pas inné, Aristote explique que la « partie » de l’âme par laquelle nous saisissons les formes intelligibles constitue un principe « tel en puissance que [la forme], mais qui n’est pas celle-ci[33] ». Le caractère direct de l’entreprise est de là patent, de même qu’une certaine idée de permanence à la suite de la saisie. En effet, l’objet connu l’est définitivement, à moins que la mémoire ne faillisse.

Ce processus suggère déjà bien que dans l’acte même de connaître, il y a réellement coïncidence avec l’objet appréhendé, et encore conscience de soi pour l’intellect[34]. Pour rendre compte du phénomène, Aristote suggère une analogie avec la lumière : si l’intelligence n’est pas stricto sensu la chose qu’elle connaît, en un autre sens plus profond, elle la fait apparaître d’une manière unique qui n’existerait pas autrement, sinon au même titre que la couleur d’un objet coloré peut exister dans l’obscurité complète. L’intelligence jette une lumière sur les choses qu’elle appréhende, et manifeste, « actualise » leur intelligibilité propre, leur forme propre, « ce » qui fait qu’elles sont ce qu’elles sont. Et cette manifestation, qui déploie en plénitude la réalité ou la vérité de ces choses, de leur « être », n’a lieu nulle part ailleurs que dans l’intelligence même, au même titre que la couleur réelle, mais non vue, d’une pomme rouge, ne devient manifestée, « en acte », que dans l’oeil qui la regarde. Voilà comment le Stagirite peut soutenir que l’âme est ou devient, en un sens, « toutes choses », cela d’une manière plus vraie, plus totale, que l’existence même de ces choses, dépourvue d’intelligence pour actualiser pleinement leur « réalité » même. D’une certaine manière donc, l’âme est ou devient toutes choses et d’une autre, elle les produit[35]. Traditionnellement, ce discernement entre une « partie » de l’intelligence qui reçoit les choses et une autre qui les « éclaire » en quelque sorte, a été rendu par les expressions « intellect possible » et « intellect agent ».

Le Stagirite précise encore que la forme ainsi saisie est indivisible, et que l’acte de l’intelligence l’est aussi, tout comme le temps dans lequel il a lieu. Ce par rapport à quoi l’acte de pensée doit être divisé pour le comprendre ne fait figure que d’accident en regard de l’opération elle-même qui est et demeure une. Il ajoute qu’il faut également opérer une distinction entre ce que l’on fait par le biais d’une énonciation, et l’action même de l’intelligence. L’énonciation dit quelque chose d’un sujet, en vérité ou en fausseté, alors que l’opération intelligente a le pouvoir de saisir « ce qu’est une chose conformément à son essence », auquel cas ce qu’elle pose s’avère « vrai, sans dire quoi que ce soit d’un sujet[36] ». Nous retrouvons ainsi une différence analogue à celle entre le sens de la vue qui perçoit une couleur, et la discussion de savoir par exemple quel est l’objet en question et s’il est vraiment de cette couleur.

Nous pouvons voir les implications audacieuses de pareilles propositions, et le philosophe grec les affirme franchement : « […] la science en exercice s’identifie à ce dont elle traite ». Autrement dit, il y a identité entre l’intelligence et son objet : « [L’]intelligence qui est en activité s’identifie aux affaires qu’elle pense[37]. » Elle peut certes séparer des objets du monde sensible pour les penser comme tels, ainsi que le montre l’exemple du camus que l’on peut penser, « peser » abstraitement en tant que concave, et cela sans référence au nez, à la chair. Pourtant, et « en tant que tel », le camus de ce nez-ci, que l’on peut observer par les sens, « se pense sans séparation ». Selon l’étymologie latine, « intelligence » fait référence à « intus legere » ou « inter legere », « lire dedans » ou « parmi ». Aristote explique ici comment il faut comprendre ce pouvoir de « lire dans » les choses, cette idée que l’intellect est « en puissance [les] objets » que l’on peut connaître par lui, plus exactement la forme de ces objets[38].

À cet égard, il est intéressant de remarquer que ce n’est pas la vue, qui implique la distance, que le Stagirite fait intervenir en guise d’analogie pour clarifier son propos, mais bien la main, le toucher, qui comporte l’immédiateté en plus de l’efficacité propre à la teknei : « […] l’âme ressemble à la main. La main, en effet, constitue un instrument d’instruments et l’intelligence, de son côté, une forme des formes, ainsi que le sens une forme de sensibles[39] ». Pareille intimité entre notre esprit et les choses semble d’ailleurs bien s’associer avec l’idée que nous participons nous-mêmes, avec notre intelligence, de cet univers où nous vivons. Il n’y a pas ici d’univers parallèle avec chacun sur sa route, dans l’impossibilité de se rejoindre. Répondant à Platon, Aristote précise que l’intelligible que nous saisissons ainsi, et qui est universel — « table » s’applique à toute table — réside bien dans les individus sensibles et non dans un monde séparé, et que c’est forcément par le biais de l’expérience des sens que l’on peut apprendre quoi que ce soit[40].

Il peut être intéressant pour nous d’ajouter que l’auteur évoque également une distinction entre l’intelligence « qui raisonne en vue d’un but et qui est propre à exécuter l’action » et l’intelligence « spéculative », dont nous comprenons qu’elle vise à connaître pour connaître, dans la lignée de la célèbre première phrase de la Métaphysique.

Mentionnons enfin rapidement que dans les Seconds analytiques, Aristote explique que le travail dialectique de la raison ne s’opère pas dans le vide de tout présupposé, qu’il y a bien des « préconnaissances », telle l’idée « que la chose est » ou encore ce que signifie un terme utilisé[41]. À partir des sens, puis du travail de l’intelligence, s’établissent des principes qui permettent de connaître certainement des vérités sur les choses que nous appréhendons du monde[42]. Seulement, ajoute l’auteur, nous ne sommes pas condamnés en cette matière à la seule approche démonstrative dont il est ici question. À la fin de l’ouvrage, alors qu’il cherche à comprendre comment nous pouvons connaître les tout premiers principes des choses, sur lesquels se fonde tout le travail discursif mentionné et qui ne peuvent donc pas relever de lui, il pose l’idée d’une « intuition ». Il ne peut y avoir de « science » des principes susnommés, mais de la même manière que le principe de la démonstration n’en est pas lui-même une, ainsi l’intuition pourra être vue comme le principe de la science comme telle, en fait du principe lui-même[43].

Nous allons maintenant poursuivre notre analyse de l’intelligence aristotélicienne en considérant les propos de deux commentateurs contemporains.

2. Rémi Brague : Aristote et la saisie d’un « il y a » par l’intelligence

Dans un ouvrage sur la pensée d’Aristote où la question est abordée sous un angle phénoménologique des plus appréciables, Rémi Brague n’est pas sans considérer les développements que nous venons de voir. À son avis, tout le travail d’Aristote vise non pas à « assimiler » le réel dans un univers conceptuel parallèle, mais bien à appréhender de lui son élément le plus mystérieux : le fait qu’il existe. Le Stagirite montre bien selon lui son souci de ne pas tomber dans le piège mentionné, non sans manifester simultanément que l’expérience que nous avons du monde est en même temps expérience de soi, d’où l’intimité établie entre la « présence » du monde et la nôtre à l’instant même :

Nous pouvons […] saisir quel est le phénomène qu’Aristote cherche à exprimer dans son système de concepts — non sans que celui-ci n’y induise des effets déformants qui le portent au point de rupture […] il y a parmi les choses ce qui n’est pas une chose. Il y a au milieu des choses une « chose » qui n’est pas en continuité avec elles, qui ne fait pas nombre avec elles, et que l’afflux de celles-ci ne saurait donc obstruer, puisqu’elle n’est là que pour leur céder la place. Cette « chose », l’âme, est la présence même des choses. La théorie aristotélicienne de la perception est la théorie de la présence dans le monde de ce qui n’est pas du monde : la présence elle-même, qui n’est pas présente comme une chose parmi d’autres. Cette présence est notre présence : c’est un seul et même acte que celui de ce qui perçoit et de ce qui est perçu [44].

Âme, III, 2, 425b 26s

L’auteur expose ainsi le lien intime posé entre nous-mêmes, en tant qu’être pensant, et les choses, ou le monde. Le mystère inhérent au monde que nous saisissons comme existant n’est donc pas séparable du mystère de notre propre existence, du fait que nous sommes là, et qui plus est capables de ce genre d’expérience. Il n’y a rien là d’une relation de causalité entre nous et le monde, précise Brague, dans la mesure où nous ne faisons que percevoir les choses qui se donnent à nous. Nous ne les modifions en rien, ce qui nous conduit d’ailleurs à constater « que les choses n’ont pas besoin de nous » pour exister en fait. C’est la chose qui doit être là, hors de nous, pour que nous puissions vivre l’expérience de la percevoir. Et alors, nous nous joignons en quelque sorte à sa présence : « L’âme n’apporte aux choses rien d’autre que la présence, que sa propre présence, qui devient la leur dans l’acte de percevoir. Cette présence n’ajoute rien aux choses. » Elle peut donc très bien se retirer, voire être tout à fait absente, sans la moindre conséquence de ce côté. L’âme ne peut donc pas être une « chose » au même titre que les autres.

L’auteur commente également l’idée de l’intellect « sans mélange », en disant qu’étant dépourvu d’organes sensoriels, qui lui imposeraient par le fait même des manières précises assorties de limites, « il est le seul à réaliser l’impassibilité », tout au moins dans sa partie dite active, ou « intellect agent[45] ». L’intellect possible, comme cette appellation classique en fait foi, doit être regardé purement comme puissance, tant que la pensée en acte, où l’intellect devient ce qu’il pense, n’est pas « présente ». C’est donc lui-même qui constitue un « pur lieu pour les formes », qui sont éventuellement « en lui » dans la mesure où « il les devient ». Quant à l’intellect agent, il souligne que selon Aristote, il n’agit pas selon le mode de la teknei, mais plutôt selon celui de « l’art » lui-même, « agent sans matière », se trouvant présent dans l’artisan pour lui permettre de pratiquer la teknei correspondante. C’est cette espèce « d’action-état » qui est comparée à la lumière par le Stagirite, en tant qu’elle éclaire et ainsi fait apparaître, mais sans fabriquer elle-même. Il s’agit bien de quelque chose de mystérieux, en même temps que simple dans l’expérience, et Aristote se réfère à l’idée de « présence » pour l’exprimer. Une présence qui n’est pas une chose, donc une présence « sans rien de présent ». Toute la richesse de l’analogie de la lumière réside d’ailleurs en ce point délicat : « La lumière comme phénomène est, d’une certaine façon, de soi ontologique », et c’est à elle que le philosophe grec recourt pour expliquer l’action de l’intelligence en relation avec les choses. Brague apporte ainsi une importante distinction entre fabrication — dans la matière, que l’on fait progresser vers une fin visée, et production — où l’on ne fait que montrer ce qui existe déjà. Il est clair pour lui que l’intelligence aristotélicienne est de ce second ordre, faisant « apparaître tout entier et tel quel » ce qui est[46].

Aristote ne se compromet donc en rien, selon ce commentateur, dans un idéalisme auquel l’on pourrait reprocher une coupure d’avec l’expérience concrète du monde. Il fait au contraire corps avec cette dernière, pour soutenir que son effectivité radicale est posée par cette faculté que nous appelons l’intelligence. L’intellect est tout bonnement « le fait qu’il y ait des choses, le “il y a” ultime », et il est ainsi à comprendre comme « fait dernier » :

L’intellect, dans sa dualité (agent-patient) est la réponse fournie par Aristote au phénomène de la présence. La présence comporte deux aspects inséparables : les choses sont là, et nous sommes là — nous sommes le des choses. Les choses sont là pour nous et nous affectent : nous sommes, dans cette mesure, passifs ; mais elles sont là parce que nous sommes là pour nous laisser affecter par elles, et nous sommes de la sorte actifs.

L’intellect est le lieu où ce qui ne naît pas peut apparaître comme tel, en tant qu’il ne naît pas[47].

Le dernier mot d’Aristote sur l’âme est donc « le fait brut de la présence, le “que” irréductible » à propos de ce que nous appelons, en nous comprenant tous, le « monde »… Brague soutient que le Stagirite a bien pris acte de ce point et l’a affirmé tel quel, sans chercher à le « ramener à un autre principe[48] ».

C’est ainsi que Rémi Brague explique que le philosophe grec soutient la thèse d’une saisie directe des choses par l’intelligence. Mais il vaut la peine d’introduire un second commentateur, dans l’espoir de nous rapprocher encore davantage de l’expérience concrète, vécue, « organique », de ce que nous cherchons à comprendre.

3. Thomas De Koninck : l’intelligence comme forme de vie

À la fin de son livre La nouvelle ignorance, alors qu’il s’inquiète à bon droit des dégâts néfastes que peut avoir sur la culture une manière de penser exclusivement abstraite et mécanique, Thomas De Koninck vient rappeler que « [ce] n’est ni par hasard ni par métaphore vaine que tant de mots clés relatifs à l’activité intellectuelle renvoient à la vie biologique en ses manifestations les plus élevées, celles qui ont trait à la création d’êtres nouveaux ». Dans la foulée de ce que nous venons de voir, il fait alors ces précisions à propos du logos, cette riche réalité propre à l’homme, qui lui permet de dépasser l’univers qu’il perçoit et de communiquer avec ses semblables. Il fait remarquer comment ce logos est de fait « engendré en l’intelligence », au même titre que « le concept est conçu ». Cela révèle combien les réalités dont nous parlons ainsi sont réellement vivantes en un sens, qu’elles ont un dynamisme propre, et de là d’ailleurs, un devenir ; autant de points déjà bien visibles dans le processus décrit par le De anima. En ce sens, il faut comprendre, explique cet auteur, que le réel ne nous est accessible que par l’intermédiaire de ce logos, sans quoi nous demeurons enfermés en nous-mêmes et endormis, comme morts. Et c’est la culture au sens réel et fort du terme qui doit nous éveiller à cet univers qui nous ouvre la porte à l’univers[49].

L’auteur évoquait déjà ces idées dans son ouvrage antérieur De la dignité humaine, où il soulignait combien c’est par le modèle de la vie et non le modèle technique que l’on peut espérer comprendre quelque chose à l’activité propre à l’esprit humain. L’acte intellectuel est bien une lecture, qui consiste en la reconnaissance et la traduction de signes, et non une histoire de calculs et de relations logiques. L’analphabète qui n’a pas la clé pour déchiffrer les symboles placés sous ses yeux n’y comprendra jamais rien… tant qu’on ne lui aura pas appris la procédure, la disposition qui donne de posséder cette clé. De Koninck mentionne que dès l’origine, le mot grec pour désigner l’intellect, noûs, renvoyait à l’idée « d’une prise de conscience soudaine » à propos du monde, des choses, ceci ayant lieu « à l’occasion d’une perception ». De là, il indique bien comment Aristote marque la différence entre noûs et logos, « intelligence » et « raison ». Alors que le premier saisit réellement le monde pour le « peser » — ce que signifie « penser », le second en reste au seul discours, qui peut parfaitement tourner à vide en respectant de manière impeccable l’ordre « mécanique » propre à la logique. Si les énoncés réduits au seul logos, sans référence au réel, sont « logiques », en revanche ils sont « vides », indique clairement Aristote cité par l’auteur (« logos kai kenos »). L’intelligence doit donc être privilégiée dans la vie de l’esprit, et la dimension logique mise à son service[50].

De là, Thomas De Koninck remarque combien l’intelligence, au sens que nous venons de voir, « présuppose [en fait] les autres formes de connaissance en nous ». Il reprend l’analogie aristotélicienne du toucher pour faire ressortir le caractère naturellement non possessif, désintéressé de l’intelligence, qui est ce qui la rend capable de devenir en un sens ce qu’elle appréhende, au même titre que ma main plongée dans l’eau froide est en même temps elle-même et cette eau froide-ci, alors qu’à l’inverse son engourdissement la rend aussi insensible à tout toucher de quelque objet extérieur qu’à elle-même[51]. Il semble donc qu’il faille comprendre ceci, toujours dans la lignée du Stagirite, que l’intelligence n’existe au sens plein du terme qu’en percevant quelque chose d’autre, et encore au moment où elle le perçoit. Ce qu’elle perçoit est alors réellement posé, actualisé en elle, et elle-même vit ipso facto. D’où ce propos : « Elle [ici : la pensée] ne peut s’atteindre elle-même qu’en constatant son rapport aux choses et à leurs natures, à la totalité de ce qui est, à l’être en ce sens[52]. » Thomas De Koninck se rapporte d’ailleurs à Rémi Brague pour parler de la supériorité du toucher sur la vue (intuitus), dans le but de comprendre la conscience de soi inhérente à la perception aussi bien qu’à la pensée[53].

Il fait encore remarquer que l’intelligence est ce qui affirme en nous, ce qui prétend à une vérité, fût-ce pour la nier[54]. Si vagues que puissent être des mots comme « tout » et « rien », elle n’en est pas moins capable, moyennant ces signes, de posséder en un sens l’univers entier, et cela dans une saisie directe ; d’où, selon cet auteur, les propos du Stagirite sur l’intellect identique aux choses et l’âme comparable à la main. Du reste, si l’intellect ne peut tout atteindre sous le mode de la « réponse », il le peut en revanche sous le mode de la « question ». Et par les questions supposant la présence simultanée en soi des contraires — par exemple « est-ce noir ou blanc ? », à propos d’un objet déterminé — l’intelligence montre encore son caractère spirituel, les contraires s’excluant l’un l’autre dans la matérialité. Bref, c’est par l’intelligence, qui demande depuis les origines ti esti et ti to on, que je sais que les choses sont, que le monde existe, en tant qu’autre que moi-même, mais non sans pouvoir « être avec » lui au sens fort. Par elle, j’ai un accès direct au réel, mot qui vient de res, « chose[55] ». Voilà bien une aptitude et une vitalité absolument étonnantes, prodigieuses et mystérieuses. Ajoutons rapidement que Thomas De Koninck, évoquant Wittgenstein, mentionne encore que le rapport que nous avons à notre corps, et d’où nous viennent les données sur lesquelles notre intelligence opère, n’a rien de conceptuel, mais qu’il est direct, concret, et qu’en ce sens, il est impératif de revoir la méthode d’analyse philosophique que nous avons depuis Descartes[56]

Toutes ces brèves considérations que nous venons de voir présentent ainsi l’intelligence comme une faculté de connaître le monde au sens originel du terme, et ainsi d’être d’emblée et en même temps avec lui et avec soi-même.

L’univers mécanique et formel vu avec Jankélévitch, auquel était opposé celui de l’éclair fulgurant et fugitif de l’intuition, semble céder sa place à un monde organique, vivant, dont on aurait bien envie de s’interroger sur les éventuelles relations avec le second proposé par le philosophe français. Et que penser des premiers propos vus sur l’intelligence ?

III. L’intuition et l’intelligence. Rapprochements et tensions

Il convient de revenir maintenant à notre question de départ : cette faculté que nous appelons l’intelligence est-elle ou non capable de « com-prendre » le monde ? Que faut-il entendre par ce terme, cette idée de « lire-dedans » ? Un coup d’oeil sur ce point, avec quelques interrogations et hypothèses issues de notre parcours, conclura notre réflexion.

L’élément qui ressort avec le plus d’évidence de l’ensemble de nos analyses est la portée différente conférée au mot « intelligence ». L’on a vu que Vladimir Jankélévitch, à la suite de Bergson, assimilait l’intelligence à sa dimension strictement logique, dont le propre est de calculer et de mettre en relation ce qui tombe sous son emprise de manière formelle et en restant à distance, afin de nous aider à vivre le plus clairement et le plus efficacement possible dans le monde. Il rayait ainsi de son domaine toute possibilité de « poser » à part entière les choses que nous percevons, réservant cette dernière capacité à l’intuition. L’intelligence se révélait par là non seulement utilitaire mais encore passive en regard du monde concret. Au contraire, chez Aristote, nous avons vu que c’était cette capacité même de saisir activement les choses qui était nommée « intelligence », sa dimension discursive n’en étant qu’une partie, dont il dit bien du reste qu’elle tourne à vide si on l’isole. Et du reste, tandis que le Stagirite associe la conscience de soi au noûs, Jankélévitch le fait aussi avec l’intuition.

De là, la question s’impose : avons-nous bien affaire ici à deux thèses contradictoires, ou y aurait-il plutôt malentendu dans la lettre, lequel en définitive ne cacherait pas de désaccord sérieux sur le fond quant aux capacités de l’esprit humain à saisir le monde ?

Le dossier ne pourra évidemment pas se régler en quelques lignes. Nous n’avons qu’à prendre en considération la différence de culture et d’époque, qui joue forcément un rôle majeur dans le fait que des termes soient lus d’une manière si différente. Pour autant, le critère de l’expérience ordinaire, avec le dessein de chercher un minimum d’unité dans le propos visant à en rendre compte, peut conduire à certaines suggestions.

Ainsi, la vision mécaniste de l’intelligence opposée à celle de l’élan vital, d’où jaillit notamment la critique de la finalité dans la nature au nom de l’illusion rétrospective, constitue un décor très différent de celui où l’on part de l’expérience des sens pour saisir un « il y a » dont le caractère lisible par le noûs n’a rien de mécanique, au contraire, et ne gêne en rien son caractère de jaillissement étonnant et en définitive ineffable. L’on pourrait alors se demander, par exemple, si, dans le premier cas, le caractère mécanique conféré à l’intelligence n’était pas en quelque sorte « transféré » sur l’univers lui-même à partir de la vision de l’intelligence proposée, contre quoi viendrait réagir ensuite la position d’une dimension supérieure à l’ordre dit métempirique — le métalogique — pour rendre justice à un univers dont l’expérience montre bien qu’il est infiniment plus qu’une mécanique formelle. Cette division achèverait de rendre complètement abstraits et « seconds » les fruits propres à l’intelligence, à commencer par les concepts et ce que l’on appelle « l’universel », désormais univers parallèle nous séparant de la saisie flagrante du singulier concret. Confronté à cette distance irrémédiable, on n’aurait alors que faire de notions comme celle d’« un principe tel en puissance que la forme », explicitée par une analogie avec la lumière faisant apparaître une chose extérieure, déjà là a priori

Pourtant, lorsque nous voyons une table et que nous la regardons comme telle en comprenant que c’est une table, la distance naturelle qui nous en sépare nous enlève-t-elle quoi que ce soit de cette connaissance, et le caractère « ordonné » et « stable » de cette dernière enlève-t-il quoi que ce soit à la foncière gratuité de son existence ici et maintenant dans mon expérience, tout comme celle de mon existence propre que j’ai l’occasion de saisir en même temps ? Pourquoi donc toute res appréhendée par notre logos serait-elle par le fait même réduite à un « objet » figé, statique, en contradiction avec une réalité palpitante, en dernière analyse toujours mystérieuse et d’une certaine manière toujours contingente ? Nommer n’est-il pas la manière humaine privilégiée « d’être-avec » ?

Cela dit, nous sentons bien au coeur des deux thèses l’intention proprement philosophique de rendre justice à l’expérience ordinaire. De là, les nombreuses et incontestables similitudes entre le noûs aristotélicien et l’intuition chez Jankélévitch s’avèrent remarquables.

Ainsi, si le philosophe français soutient que la saisie même de quelque chose est une étincelle ne révélant qu’un je-ne-sais-quoi réservé à l’intuition, son idée de « reposition sympathique » n’est pas sans rappeler le « devenir toutes choses » du De anima, où l’objet est en un sens reçu et en un autre produit par l’intellect. Certes, l’intelligence n’étant pour lui que passive et utilitaire, on le comprend bien de la séparer de ce genre de saisie, mais d’autre part, comme nous l’avons vu, Aristote dit bien que le seul univers discursif et logique ne peut rien « poser » comme tel, et tourne complètement à vide si on l’isole.

Surtout, il ne faut pas oublier que Jankélévitch pose la présence de l’intuition dans la vie concrète de l’intelligence elle-même, comme ce qui lui donne un souffle et la pousse à ne pas s’isoler dans son exercice. Nous l’avons vu utiliser alors le mot « intelligible » à propos de l’objet de l’intuition lui-même, que nous « posons-avec » lui quand il se présente à nous. La res saisie par le noûs aristotélicien semble de la sorte pouvoir être rapprochée de ce que nous avons vu comme le quod. Rappelons-nous en ce sens les développements de Brague sur le De anima, quand il précise comment l’on sait que les choses n’ont pas besoin de nous, qu’un « il y a » est appréhendé en elles, et que l’intellect agent ne fonctionne pas comme la teknei, qu’il s’agit d’une disposition active faisant apparaître ce qui existe. Les propos de Thomas De Koninck, notamment sur la distinction entre le noûs saisissant soudainement et le logos qui discourt, ou encore l’analogie du toucher où l’idée de désintéressement est nette, vont aussi dans cette même direction.

Dans ce cas, en reprenant les termes du philosophe français, ne pourrait-on pas suggérer qu’en même temps qu’il saisit le quid de la table, l’intellect saisirait aussi son quod ? Selon cette approche, l’on pourrait alors suggérer que les ordres du quid et du quod ne sont pas aussi drastiquement séparés qu’il le prétend, mais que le premier ne peut être saisi qu’à l’occasionde la saisie du quod dans l’expérience commune ; ainsi, « table » à l’occasion de « cette table-ci ». L’on pourrait même proposer que le philosophe se trouve, ce faisant, à dénoncer non pas un déplorable état de fait dans l’esprit humain mais plutôt une dangereuse virtualité à éviter, une erreur que l’on peut commettre avec l’intelligence, et qui s’appelle le réductionnisme. En réduisant le monde aux seuls raisonnements et aux relations logiques, l’on se séparerait alors réellement de son effectivité concrète, éventualité grave et hélas trop fréquente. Ce ne serait donc pas tant l’intelligence en elle-même, mais bien une certaine intelligence moderne, dans la lignée de la tradition cartésienne, qui serait visée par ces critiques, un retour aux positions aristotéliciennes, éclairées au surplus par une approche phénoménologique, comportant la possibilité de conforter davantage ces éléments, moyennant un discernement attentif[57].

Puisqu’il convient de conclure de manière affirmative, au risque de négliger des nuances d’autre part légitimes, nous pourrions avancer : Jankélévitch, à la suite de Bergson, a procédé à un morcellement de l’intelligence pour la réduire ensuite à une seule de ses parties, ce qui l’a poussé à introduire une autre notion, l’intuition, pour rendre justice à ce que montre d’autre part l’expérience commune de la vie de l’esprit. En revanche chez Aristote, à partir des sens jusqu’aux éléments pointus des intellects possible et agent, nous avons un portrait de l’intelligence présentant l’avantage d’être plus unifié et en ce sens plus concret, mais dont la pensée du philosophe français constitue une superbe occasion de repenser sérieusement et d’analyser de manière critique les thèses centrales, dans l’espoir de comprendre davantage cette étrange et remarquable capacité qui nous est propre.

Conclusion

La comparaison des deux lignes de pensée que nous avons survolées sur la question de l’intelligence nous a conduits à un curieux mélange de ressemblances et d’antinomies. Cela vient bien résumer ce que nous posions au départ : le caractère très simple dans l’expérience et très complexe dans le discours de ce dont nous avons parlé. Aussi jugeons-nous être parvenus à avancer. Les analyses amorcées ici sont bien sûr à poursuivre, comme le débat, tant dans le sens des suggestions avancées que pour les critiquer. Nous le voyons bien : la modeste contribution de notre réflexion ne fait que montrer du doigt un champ qui continue d’appeler de sérieuses études, d’où pourraient jaillir des lumières fort intéressantes et des plus actuelles, en lien intime avec nos racines culturelles.

Du reste, il est bien posé que rien ne remplace l’expérience ordinaire, comme le disent unanimement les auteurs étudiés ici, et qu’en dernier ressort, ce qui y est vécu sera toujours le plus important, et sera en outre finalement indicible, disons réductible à un « je-ne-sais-quoi ». Quelle différence y aurait-il donc entre la connaissance dans le discours de ce qu’est ce « je-ne-sais-quoi », par exemple d’un champ ou d’un arbre en fleur, et son expérience toute vive ? Il pourrait être intéressant de parcourir le De anima et la Métaphysique avec à l’esprit cette question très actuelle, et qui a tellement hanté Vladimir Jankélévitch.