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Outre les dialogues plus explicites avec Marx et Freud, Nietzsche fut sans aucun doute l’un des maîtres du soupçon les plus présents dans la pensée de Jean-Paul Sartre. Bien que ses oeuvres philosophiques semblent témoigner du contraire, ses oeuvres littéraires comptent presque toutes un personnage nihiliste, un insensé qui incarne les valeurs nietzschéennes. Dans Le nihilisme est-il un humanisme ?, Christine Daigle nous dit vouloir répondre à un manque de littérature comparative entre les philosophies de Nietzsche et Sartre en offrant une première étude sérieuse sur le sujet. Les deux philosophes y sont présentés comme des proches parents dont la convergence de pensée l’emporte sur la divergence en ce qui a trait aux problématiques générales du nihilisme, de la quête de sens et de l’éthique. Selon l’auteur, Nietzsche et Sartre composent, à partir du même nihilisme, une morale humaniste dont l’idéal est deviens ce que tu es. Ainsi, ils offrent deux réponses positives à la question du sens dans lesquelles l’être humain est posé comme créateur et attributeur de sens.

Le texte que nous livre Christine Daigle montre qu’une compréhension au premier degré de l’humanisme permet un rapprochement entre les deux auteurs. Dans L’existentialisme est un humanisme (1946), Sartre résume ce premier degré de compréhension lorsqu’il affirme qu’« il n’y a pas d’autre univers qu’un univers humain, l’univers de la subjectivité humaine » (EH, p. 93). Cependant, cette compréhension de premier degré est incomplète en ce qu’elle contient en son sein la liberté absolue du sujet et, par conséquent, la possibilité du mal moral. En effet, nous pourrions dire qu’il y a un anti-humanisme implicite à cette compréhension, car la liberté humaine peut vouloir le mal en s’exprimant. Pour être authentique, l’humanisme doit donc atteindre un second degré de signification en répondant à ce problème, bref, il doit dépasser le nihilisme et l’anti-humanisme qui le rongent de l’intérieur. Puisque nous ne retrouvons pas de réponse convaincante à cette question du mal dans l’essai, il semble que, pour l’auteur, ce n’est pas tant le nihilisme qui est un humanisme que l’humanisme qui est un nihilisme. Or, si tel est le cas, pouvons-nous vraiment parler d’humanisme ? La question peut sembler banale et pourtant, Nietzsche nous en a bien montré l’importance en situant, au coeur de ses réflexions, la profondeur de cette force vitale de l’humanité qui s’élève par-delà le bien et le mal. Mais la difficulté persiste. Malgré les arguments présentés, l’humanisme de Nietzsche semble, au profit de la volonté de puissance, conserver en son sein le problème du mal qui culmine dans la destruction humaine. En contrepartie, Sartre se confronte directement à cette difficulté puisque c’est précisément ce fait existentiel — les deux guerres en sont la preuve — qui lui a permis de déduire la mort de Dieu.

I. Le nihilisme : La mort de Dieu et la condition de l’homme

En réaction au nihilisme incomplet de la tradition métaphysico-religieuse qui « place le centre de gravité de la vie non dans la vie, mais dans “l’au-delà” » (Antéchrist, § 43) ou dans un « arrière-monde » fictif, Nietzsche répond à cette dévalorisation du monde humain par le nihilisme complet. Par l’annonce de la mort de Dieu, ce nihilisme se veut destruction des anciennes tables (tabula rasa) et construction de nouveaux fondements. Comme le soutient Daigle, Nietzsche et Sartre se sont tous deux interrogés sur l’impact de cette mort symbolique sur la condition humaine et, plus particulièrement, sur l’enjeu éthique ou moral occasionné par cette perte de sens. « Tout est permis si Dieu n’existe pas » (EH, p. 35-37), car, en l’absence d’un Dieu créateur de sa nature, l’homme se retrouve seul, injustifié et, n’étant déterminé par rien, se trouve être libre de tout. Ce raisonnement présent dans la célèbre conférence de Sartre, nous devons nous garder, comme le fait Stambaugh, de le pousser au point d’affirmer que « pour pouvoir agir […] l’homme doit tuer Dieu » (p. 112). Cette nécessité de tuer ou de détruire Dieu, si elle est présente chez Nietzsche, comme Daigle semble le soutenir, n’est pas pour autant présente chez Sartre. L’auteur nuance toutefois son propos en parlant du théisme possible de Sartre que l’on peut interpréter à partir de ce passage de L’existentialisme : « […] même si Dieu existait, ça ne changerait rien » (EH, p. 95). Malgré le fait que, pour l’existentialiste, « il est gênant que Dieu n’existe pas » — car, s’il existe, Dieu a un projet pour nous et, par là, donne une signification à notre existence — ce que Sartre veut mettre en évidence par son raisonnement est que Dieu, même s’il existe, ne change rien à notre liberté. Puisqu’il laisse le mal advenir sur terre, Dieu, s’il existe, est « non interventionniste » (p. 127). C’est pourquoi Daigle a raison d’avancer qu’« on pourrait également dire que Sartre n’a pas besoin d’être athée au sens strict du terme. Un théisme qui affirmerait que Dieu existe mais n’a aucune incidence sur le monde humain serait acceptable. Mais il est clair que le théisme traditionnel ne peut être acceptable, puisqu’il suppose une intervention du divin dans la vie de l’être humain » (ibid.). L’athéisme de Sartre, que l’on devrait plutôt qualifier d’athéisme moral, n’est donc pas la condition de l’action, mais vise plutôt à mettre en évidence la séparation entre Dieu et l’action humaine afin de redonner à l’homme toute sa responsabilité.

Dans son chapitre sur le nihilisme, Daigle résume le raisonnement de Sartre comme suit :

Si Dieu existe

→   il y a un ordre de valeurs objectif

Si Dieu n’existe pas

→   il n’y a pas d’ordre de valeurs objectif.

p. 124

Selon elle, cet argument, quoiqu’il semble convaincant, est fallacieux. Il est tout à fait juste de dire que l’hypothétique absence de Dieu ne peut être un argument pour fonder l’absence de valeurs objectives. Par contre, ce qui est fallacieux, c’est d’attribuer cet argument à Sartre qui dirait plutôt que parce qu’il n’y a pas d’ordre de valeurs objectif, Dieu n’existe pas. En d’autres termes, parce qu’il n’y a pas de limites objectives antérieures à ma liberté, Dieu n’existe pas sur le plan moral. Ainsi, c’est la présence du mal dans le monde et, plus encore, la présence du mal possible au coeur de notre propre liberté qui nous apprend cette vérité. Sartre n’essaie pas, par un argument logique, de nous persuader de l’inexistence de Dieu. Il nous invite plutôt à valider cette idée dans l’existence, car c’est d’un constat existentiel que provient l’assertion « Dieu est mort » qui, pour Sartre et Nietzsche, représente l’origine de la morale.

II. La quête de sens : Deviens ce que tu es

Malgré le style incisif de Nietzsche qui donne à croire que sa pensée est taillée au couteau, une certaine ambivalence demeure quant à sa définition de l’homme. En effet, le « tu dois devenir qui tu es » (GS, § 270) de Nietzsche ne demeure pas sans paradoxe si on le met en rapport avec sa conception du surhomme, conception qui semble parfois mettre en péril l’humanisme de sa pensée. En réponse à Bernstein, qui affirme que la doctrine de l’inégalité parmi les hommes est l’un des axiomes les plus fondamentaux de l’anthropologie nietzschéenne, Daigle soutient que, si tel était le cas, « il serait difficile de parler d’humanisme nietzschéen » (p. 70). À quoi elle ajoute l’argument suivant :

Les faibles et les ratés dont il est question sont, certes, des êtres humains, mais ils ne sont pas vraiment des hommes : ils dénient leur propre nature, rejettent ce qu’ils sont au profit d’une image erronée de l’être humain, de l’homme-fiction. Seuls ceux qui vivent comme des êtres humains, c’est-à-dire comme des êtres de volonté de puissance, les forts, les supérieurs, mèneront à une élévation. Il est donc clair qu’un type d’être humain est préférable à l’autre. Mais pourquoi aller jusqu’à demander que les faibles périssent ? C’est qu’ils tentent toujours de faire entrer les forts dans leur « carcan », de les soumettre, de les empêcher d’exercer leur volonté de puissance. […] Cette raison est suffisante pour demander leur disparition si, bien sûr, ils sont incapables de se « convertir » à leur vraie nature.

p. 70

Comme nous pouvons le constater, Daigle défend une position radicale quant à la doctrine de l’inégalité chez les hommes. Et même si cette doctrine dépend d’une conception supérieure de l’homme, nous sommes tentés de lui demander si un tel « humanisme » constitue une « raison suffisante » pour éliminer des hommes sous prétexte qu’ils sont faibles, laids ou handicapés. En fait, le paradoxe nietzschéen se situe dans sa conception du surhomme qui, comme le décrit Daigle, est un idéal éthique qui ne peut être atteint que par une transfiguration radicale de l’homme. En s’appuyant sur une description de cette métamorphose dans De la vision et de l’énigme, Daigle affirme : « Cet être humain est donc tout autre que 1’“homme”. Ce n’est pas d’une élévation de l’humain dont il s’agit avec le surhomme mais bien d’une transfiguration radicale » (p. 191). Il semble donc que le surhomme visé par l’éthique de Nietzsche soit, en fait, un homme dénaturé ou, pour reprendre les termes de l’auteur, un « homme-fiction ». Toutefois, pour être juste envers Nietzsche, nous devons tenir compte des concepts de volonté de puissance et d’éternel retour qui définissent, en quelque sorte, le surhomme. Mais avant de nous attarder sur ces notions, nous pouvons nous pencher sur l’opposé du surhomme, le dernier homme. Selon Daigle, le dernier homme qui se réjouit du fait que « si Dieu n’existe pas, tout est permis », constitue la pire réaction possible face au nihilisme et à l’absence de sens. Par son aspect improductif, cette réaction s’oppose à la seule solution valable qui consiste à « trouver un nouveau fondement au sens, une nouvelle réponse à la question du sens et de construire un nouveau système de valeurs et, donc, une nouvelle éthique lui correspondant » (p. 142). À la question de savoir si la nouvelle réponse à la question du sens est plus réaliste que 1’ancienne, Daigle ajoute qu’« il peut très bien se faire qu’il s’agisse d’une illusion au même titre que l’ancienne qui s’est révélée en être une, mais que cette “nouvelle” réponse correspond à notre degré d’évolution » (p. 142). À ce stade-ci de sa réflexion, l’auteur n’apporte pas d’arguments pour appuyer cette « évolution » et la question que nous voulons dès lors lui poser est : en quoi le remplacement d’une illusion par une autre constitue une évolution et, parallèlement, en quoi le surhomme est-il meilleur que le dernier homme ? La réponse que Daigle explicite davantage par la suite est : la création. Selon son point de vue, la création, pour Nietzsche et Sartre, constitue « la clé de la réponse à la question du sens » (p. 158). Cette idée lui permet de ramener le surhomme sur terre en situant son élévation dans l’immanence. À partir de sa description du surhomme basée sur les paroles de Zarathoustra — « Le surhomme est le sens de la terre » (Z, « Prologue », § 3) — Daigle tente une explication du paradoxe entre l’élévation du surhomme et le rejet de la transcendance nietzschéenne. Selon elle, « il ne s’agit pas d’une élévation par la transcendance mais bien par l’immanence » (p. 155). Voici le passage sur lequel elle s’appuie : « L’homme est une corde, entre bête et surhomme tendue […]. Ce qui chez l’homme est grand, c’est d’être un pont, et de n’être pas un but : ce que chez l’homme on peut aimer, c’est qu’il est un passage et un déclin » (Z, « Prologue », § 4). Il est tout à fait juste de soutenir que, pour Nietzsche et Sartre, l’homme se définit comme un devenir et non comme une finalité ou une essence prédéterminée, car l’homme est, d’abord et avant tout, libre de se choisir, de se créer. Par contre, une divergence majeure se situe au niveau de l’orientation de ce devenir, car, pour Sartre, l’homme se définit en tant que projet transcendant (pour-soi) alors que Nietzsche situe dans l’immanence (en-soi) l’aspect le plus élevé de la nature humaine.

La thèse de Daigle consiste à dire que pour Nietzsche et Sartre, « le monde sans l’être humain n’a pas de sens, car c’est l’individu qui est l’attributeur de sens » (p. 159) et, par conséquent, la création du sens par l’homme devient la clé de la réponse à la question du sens. L’auteur fait toutefois preuve de nuance concernant Sartre en citant l’explication de Philip Knee sur le fait qu’il ne s’agit pas de créer ex nihilo le sens et les valeurs éthiques, mais bien dans le rapport qu’entretient l’homme (pour-soi) avec le monde (en-soi). L’extrait de Qui perd gagne cité par Daigle résume bien la position de Sartre : « Le sens du monde, c’est à la fois la découverte du monde comme donné, déjà là, comme un ensemble d’ustensiles où je découvre ma place, ma fonction, mes valeurs ; et c’est mon rapport intentionnel au monde, où je me saisis moi-même comme origine absolue et comme donateur de sens dans la solitude et l’angoisse » (p. 177-178). Ce qu’il faut comprendre, c’est que le monde est insensé ou contingent pour l’homme (pour-soi) et non en lui-même (en-soi). Sartre soutient que : « […] c’est pour l’homme que ce rapport existe, donc pour l’homme que l’Être peut n’avoir pas de sens » (p. 170). Partant, cette conception du monde affecte la création du sens, car il ne s’agit plus d’inventer le monde, de le transfigurer ou de le défigurer, mais de créer à partir de celui-ci. Voici comment Daigle énonce la difficulté qui consiste à créer un monde imaginaire sur le vrai monde : « L’éthique, en tant qu’ensemble de prescriptions morales, en tant qu’ensemble de règles de conduite, ne semble pas possible dans un monde où chaque individu se crée soi-même dans le monde qu’il s’est créé, un monde qu’on pourrait qualifier de schizophrène » (p. 160).

En soulignant l’aspect « individualiste » de la réponse existentialiste à la question du sens, Simone de Beauvoir, dans Pour une morale de l’ambiguïté (1947), apporte une nuance importante qui marque la différence entre Nietzsche et l’existentialisme. À propos de l’existentialisme, elle nous dit qu’il ne s’agit pas d’un solipsisme « puisque l’individu ne se définit que par sa relation au monde et aux autres individus, il n’existe qu’en se transcendant et sa liberté ne peut s’accomplir qu’à travers la liberté d’autrui » (MA, p. 225). Comme le souligne Daigle, de Beauvoir s’adresse plus particulièrement à ceux qui voudraient confondre la pensée nietzschéenne et existentialiste, lorsqu’elle dit : « Selon cette interprétation [celle provenant de ceux qui assimilent “l’existentialisme à un solipsisme qui exalterait, comme Nietzsche, la seule volonté de puissance”], aussi répandue qu’erronée, l’individu, se connaissant et se choisissant comme créateur de ses propres valeurs, chercherait à les imposer à autrui ; il en résulterait un conflit des volontés adverses, enfermées dans leur solitude » (ibid., p. 103). Après avoir cité ce passage, Daigle formule en une question un « problème majeur » concernant la pensée de Nietzsche : « Y a-t-il dépassement de l’individu ou enlisement dans le solipsisme ? » (p. 176). L’erreur de l’auteur consiste à voir, dans cette importance centrale qu’a autrui pour de Beauvoir, une différence de principe avec Sartre qui fait dire à Roquentin dans La nausée (1938) : « Jamais un existant ne peut justifier l’existence d’un autre existant » (N, p. 249). Ce que nous devons comprendre de ces propos est que Sartre, par l’entremise de Roquentin, met en évidence l’antériorité de la liberté et de la subjectivité par rapport à autrui quant à la signification de l’existence. Toutefois, l’égocentrisme sartrien n’est pas pour autant synonyme d’égoïsme, car c’est situé dans un monde avec autrui qu’un existant peut se définir au plus haut point comme libre. Et même si Sartre s’est davantage appliqué à présenter l’aspect aliénant du rapport à autrui et la mauvaise foi qui s’y déploie, c’est toujours en vue d’un rapport authentique à autrui dans lequel il s’agit, comme le personnage de Goetz dans Le diable et le bon Dieu (1951), d’être « un homme parmi les hommes » (Di, p. 245). L’essentiel pour l’existentialiste n’est donc pas tant l’art pour l’art — ce qui est plutôt vide de sens — que le dévoilement, par la création de la liberté, de ce qui est, c’est-à-dire de la signification existentielle qui n’est pas uniquement inventée ou construite, mais révélée.

Daigle nous dit s’accorder avec l’interprétation de Gerhardt qui, dans Nietzsches Frage nach dem Sinn (1992), insiste sur l’individualisme radical de la réponse à la question du sens chez Nietzsche lorsqu’il affirme : « S’il doit, somme toute, y avoir un sens, alors il vient de l’individu et demeure avec lui. Le sens de l’existence est ainsi mis à la remorque de l’individu » (NF, p. 357). Non seulement le sens est-il immanent, ajoute Daigle, mais il est « relatif à chaque individu, à chaque créateur » (p. 155). Inversement, pour Sartre, l’homme n’est rien en-soi et, par conséquent, se définit en tant qu’il est pour-soi. La conscience (pour-soi) « n’a pas de “dedans” ; elle n’est rien que le dehors d’elle-même » (Sit. I, p. 32), c’est-à-dire qu’elle est de part en part transcendance. De même que le miroir qui ne peut se définir comme miroir sans les objets qui se reflètent sur lui, l’homme ne peut être libre et créateur sans les objets du monde qui lui permettent de se définir comme tel, de s’élever, devrait dire Nietzsche. Si nous comprenons cette nécessité, nous comprenons a fortiori la nécessité de la reconnaissance d’autrui. En effet, pour Sartre, « L’Autre […] brise le cycle de l’immanence » (Cahiers, p. 556), c’est-à-dire que par-delà la mauvaise foi qui consiste à voiler notre contingence et notre liberté, autrui m’apprend que je ne suis pas seul et que je m’inscris dans un monde dont ma liberté dépend. Pour Sartre, comme pour de Beauvoir, l’autre n’est pas uniquement synonyme d’aliénation puisqu’il est nécessaire à la définition de mon être.

III. L’éthique humaniste : Le nihilisme et le problème du mal

Cette différence d’orientation entre Sartre et Nietzsche pose un problème plus grave encore, celui du mal. En effet, l’immanence et l’égoïsme nietzschéens, malgré l’échelle de valeurs qu’ils instaurent en réaction au nihilisme, peuvent mener à un anti-humanisme. Toutefois, le paradoxe réside en ce que, si l’homme est fondamentalement mauvais, l’humanisme véritable consiste à « devenir ce qu’il est » et, par conséquent, à faire le mal. Pour expliquer en quoi la créativité est à la base de l’éthique nietzschéenne, Daigle cite ce passage de l’Antéchrist :

Qu’est-ce qui est bon ? Tout ce qui exalte en l’homme le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance même.

Qu’est-ce qui est mauvais ? Tout ce qui vient de la faiblesse.

Qu’est-ce que le bonheur ? Le sentiment que la puissance croît, qu’une résistance est en voie d’être surmontée. Non d’être satisfait, mais d’avoir davantage de puissance. Non pas la paix, mais la guerre. Non la vertu, mais la valeur.

AN, § 2

Ce à quoi elle ajoute sa formulation du principe fondamental de l’éthique nietzschéenne : « Est bon tout ce qui affirme, crée, augmente la vie (“puissance” étant entendue comme “force de la vie”) et est mauvais tout ce qui nie, diminue et détruit la vie (destruction dont le seul but est de détruire et non de reconstruire) » (p. 197). De ce premier principe, elle déduit la règle morale suivante : « Agis de telle sorte que tu affirmes, crées et augmentes la vie et toi-même en tant qu’occurrence de cette vie » (ibid.). Puisque Daigle ne présente pas d’argument contre l’individualisme de Nietzsche et laisse la question ouverte, la création comme valeur première soulève le problème du mal moral et donc celui du mal fait à autrui. Cet élan vital qu’est la volonté de puissance peut mener, s’il est mal compris, à la guerre, à la négation de soi, de l’autre et de la nature humaine dans un dépassement perpétuel. Malgré son désaccord, Daigle cite Deleuze qui, dans Nietzsche et la philosophie (1962), considère l’irresponsabilité comme étant « le plus noble et le plus beau secret de Nietzsche » : « Le produit de la culture n’est pas l’homme qui obéit à la loi, mais l’individu souverain et législateur qui se définit par la puissance sur soi-même, sur le destin, sur la loi : le libre, le léger, l’irresponsable » (NP, p. 157 ; Daigle, p. 181). En réponse à cette difficulté, nous pourrions voir dans la « transfiguration » du surhomme de Nietzsche une certaine orientation vers le bien. Ainsi, la transfiguration ne serait pas une élévation vers la finalité de l’homme, mais pour l’homme, par-delà sa nature mauvaise et pour sa conservation.

Cette idée d’une conservation de l’homme et de sa volonté de puissance, nous pouvons la retrouver dans le concept de l’éternel retour. Dans une section intitulée « L’éternel retour comme principe éthique », Daigle définit l’éternel retour comme « une expérience de pensée au service de l’éthique » (p. 202). En d’autres termes, l’éternel retour est à comprendre essentiellement comme une hypothèse. Pour appuyer cette idée, elle cite Deleuze qui, à partir de l’aphorisme 341 du Gai savoir, déduit la règle pratique suivante : « Ce que tu veux, veuilles-le de telle manière que tu en veuilles aussi l’éternel retour » (NP, p. 77). Daigle n’est pas d’accord avec Sartre qui, dans Saint Genet, fait de l’éternel retour une forme d’expression du nihilisme lorsqu’« il écrit que c’est la même chose de ne rien vouloir que de tout vouloir et qu’en voulant tout, tout a de la valeur, ce qui revient au même qu’une dévaluation, car sans discrimination, il ne peut y avoir aucune valuation » (p. 63). Pour cette raison, elle voit une divergence entre Nietzsche et Sartre. Cependant, nous pourrions y voir une certaine convergence si l’on considère l’éternel retour non pas comme une vague hypothèse, mais plutôt comme un principe existentiel concret. En effet, ce que Nietzsche veut mettre en évidence par l’aphorisme 341 est le poids de l’éternité qui pèse sur chacun de nos choix. Nous pourrions voir dans ce concept une réplique à l’adage Einmal ist keinmal (une fois ne compte pas), car, lorsque je choisis, je choisis une fois pour l’éternité. C’est l’interprétation que semble défendre Magnus dans Nietzsche’s Existential Imperative (1978) lorsqu’il soutient qu’il importe peu que l’éternel retour soit vrai ou faux « parce que le fait demeure que nous choisissons une fois et une fois seulement, que ce que l’on choisit une fois revienne ou pas. Le problème est de choisir et non de choisir pour l’éternité » (NE, p. 191 ; Daigle, p. 204). De même qu’il importe peu que Dieu existe ou non pour Sartre, il importe peu que l’éternel retour soit vrai ou faux, car ce qui importe, c’est la dimension existentielle que ce concept met en évidence. En misant sur l’aspect hypothétique de l’éternel retour, Daigle néglige cet aspect concret qui aurait permis un rapprochement entre Nietzsche et Sartre. Et ce que Sartre rejette dans Saint Genet est justement la compréhension abstraite de l’éternel retour qui dévalue l’existence en ce qu’elle banalise le poids véritable de l’éternité qui se situe au niveau de l’action concrète et du choix originel. Ainsi, vouloir être ce chemin, cette potentialité qu’est l’homme, c’est accepter et affirmer dans un choix, l’inachèvement et la puissance éternelle. L’homme, Sartre l’a souvent répété, ne pourra jamais être tout ce qu’il est (être Dieu ou être en-soi-pour-soi) et, comme le soutient Philip Knee dans Qui perd gagne, c’est précisément cet échec qui le rend humain.

En guise d’ouverture à sa conclusion, l’auteur répond par l’affirmative à la question : Le nihilisme est-il un humanisme ? Parce que l’humanisme a besoin du nihilisme pour voir son projet se réaliser, nous dit-elle, « l’humanisme authentique est donc, d’abord et avant tout, un nihilisme » (p. 240). Pour Nietzsche et Sartre, la morale débute avec le nihilisme compris comme l’absence de sens et de valeurs que symbolise la mort de Dieu. Malgré cette convergence et le fait que nos deux auteurs orientent leur quête de sens vers une création du sens, nous avons pu constater des différences majeures concernant le rapport au monde, le rapport à autrui et la réponse au problème du mal. Or, ces différences semblent remettre en question le sens de l’humanisme présenté par l’auteur. En effet, ce n’est pas le nihilisme qui est présenté comme un humanisme authentique, mais plutôt l’humanisme qui est réduit au nihilisme. Pour cette raison, la réponse donnée à la problématique ne nous a pas semblé convaincante. Toutefois, nous ne pouvons douter de la pertinence de cette question et surtout du rapport entre Sartre et Nietzsche que l’auteur bâtit à partir de celle-ci. Il n’est pas intéressant de simplement dire que Sartre est l’équivalent de Nietzsche ou vice versa. Or, même si l’argumentation de Christine Daigle va davantage dans le sens d’une convergence de pensée entre les deux philosophes, l’essai démontre que chacun des auteurs apporte un éclairage nouveau sur l’autre, sur son originalité propre.

Le fait que la réponse apportée à la problématique ne soit pas convaincante peut s’expliquer par l’argumentation traditionnelle de l’auteur. En effet, la référence aux commentateurs, bien qu’impressionnante de par sa quantité et sa qualité, occasionne parfois une dilution de la pensée des auteurs présentés. Plutôt que d’utiliser un style argumentatif logique, Daigle appuie davantage sa thèse sur les écrits de la tradition, ce qui rend ses propos moins convaincants. Mais nous devons passer outre ce détail méthodologique et saluer l’effort de Christine Daigle d’avoir mis en évidence le dialogue moins évident de Sartre avec ce maître du soupçon et d’avoir préparé le terrain pour d’autres réflexions.