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À une époque où les publications sur le chamanisme sont légion et où l’on note une véritable fascination pour cette thématique qui apparaît dorénavant dans toutes les disciplines — de l’histoire de l’art à la psychologie, de la préhistoire à la littérature, de l’ethnologie aux sciences des religions, cet ouvrage dirigé par trois spécialistes de ces systèmes tombe à point. Les auteurs qui ont dirigé ce collectif ont eu l’excellente idée de regrouper pour ce projet une série de textes présentés au colloque de Chantilly, organisé par Roberte Hamayon en 1997 dans le cadre des activités de l’International Society for Shamanic Research. Contrairement à bien d’autres ouvrages sur le chamanisme, celui-ci est d’une rigueur exemplaire. On ne trouvera donc pas ici de spécialistes du rock art affairés à prouver envers et contre tout la présence du chamanisme et d’hallucinations dans l’art pariétal. On ne lira pas davantage la thèse selon laquelle le chamanisme serait la plus ancienne religion de l’humanité, et encore moins celle qui entend faire des chamanes des pionniers en matière d’exploration des capacités de l’esprit humain ou de véritables visionnaires qui auraient accès à une conscience élargie de la réalité.

Le bref et rigoureux avant-propos de Roberte Hamayon donne le ton. L’auteur rappelle d’abord cette transformation majeure qu’a connue le chamanisme au cours des derniers siècles : le chamane n’est plus considéré comme un imposteur, un être démoniaque, un déséquilibré mental, mais au contraire comme un thérapeute, un sage et un visionnaire. Plus fondamentalement, poursuit cette spécialiste du chamanisme sibérien, les systèmes chamaniques présents dans de nombreuses régions du monde font preuve d’une étonnante résilience. Tous résistent ainsi de façon subtile aux empires les plus durs et aux multiples campagnes d’évangélisation. Adaptations et réinventions doivent par conséquent faire l’objet d’études minutieuses en tenant compte des contextes locaux et des spécificités sociohistoriques. À juste titre, Roberte Hamayon évoque enfin la diversité des chamanismes et des phénomènes qui lui sont associés se demandant, du coup, si le chamanisme peut encore ou non demeurer un objet de recherche. La qualité des contributions présentées dans cet ouvrage autorise une réponse affirmative. La notion de chamanisme y est utilisée avec souplesse et une certaine légèreté, tous les auteurs sollicités demeurant conscients que ce concept est avant tout une construction occidentale et en aucun cas une nouvelle religion. Dans les contributions du livre, on trouve par conséquent souvent utilisée la notion « d’esprits » et d’échange symbolique entre des mondes contrastés.

Le volume, d’une excellente qualité aussi sur le plan de l’édition, est divisé en trois parties. La première partie est consacrée au chamanisme en interaction avec les bouddhismes en Asie. Bénédicte Brac de la Perrière introduit brièvement cette section, rappelant ici la notion clé de « contact direct » et la coprésence dans cette région de pratiques chamaniques et de cultes de possession. Sept contributions figurent dans cette section. Per-Arne Berglie aborde la question de la possession rituelle dans le bouddhisme tantrique. Josiane Cauguelin traite des transformations du chamanisme chez les Puyuma de Taiwan en utilisant principalement des mythes comme matériaux empiriques. L’article de Nataliya Zhukovskaya privilégie une approche historico-biographique en suivant la trajectoire d’un chamane bouriate au cours de la période soviétique, un cas qui lui permet de mettre en perspective en quelques pages idéologie soviétique, christianisme et pensée chamanique. Christian Culas conduit le lecteur chez les Hmong d’Asie du Sud-Est où il analyse avec finesse la relation entre le chamane et le prophète messianique. Les Hmong établissent des différences importantes entre ces deux figures, mais l’auteur les compare pour faire ressortir des similitudes et des divergences à quatre niveaux : des transformations de statut, des espaces cosmologiques, des moyens d’action surnaturels et des objectifs. Hyun-Key Kim Hogarth s’est intéressé à la cohabitation entre le chamanisme et le bouddhisme dans la société coréenne contemporaine, le premier faisant l’objet d’une certaine dévalorisation, le second occupant une position dominante alors que le christianisme, récemment introduit, incarnerait lui la modernité. La contribution de Monique Sélim nous ramène au Laos contemporain, où l’auteur s’intéresse à l’évolution de l’imaginaire, à ses continuités et aux génies associés au pouvoir et au marché. La dernière contribution de cette section est celle de Didier Bertrand qui analyse une pratique médiumnique de possession dans le Cambodge contemporain.

La seconde partie du livre, la plus longue, aborde les chamanismes et les mouvements chrétiens en Amérique latine. Cette section est ouverte par Jean-Pierre Chaumeil qui rappelle l’éclatement du religieux et ses multiples formes contemporaines, les chamanismes étant réceptifs au changement et dorénavant inséparables d’autres traditions. Il en résulte un paysage recomposé, un chamanisme moralisé et une contestation des formes classiques du christianisme qui fait de l’Amérique latine un laboratoire idéal pour l’analyste intéressé à mieux saisir les transformations et les résistances du chamanisme. Les textes qui suivent ne portent pas tous sur le contemporain. La toute première et excellente contribution signée par Danièle Dehouve traite du schème de la mort symbolique dans l’initiation chamanique et la conversion chrétienne. Les matériaux ethnographiques proviennent ici du Mexique des xvi et xviie siècles. Sylvie Pédron-Colombani présente ensuite un article bien documenté sur le pentecôtisme et la recomposition de pratiques anciennes au Guatemala, faisant valoir la capacité du pentecôtisme, dans un contexte de crise économique, à reléguer les croyances et pratiques ancestrales chamaniques au rang de superstitions du passé. Montserrat Ventura I Oller nous conduit ensuite chez les Tsachila de l’Équateur qui, en dépit de leur conversion et de la christianisation, perpétuent certains éléments de leurs traditions chamaniques, leur réception du christianisme ayant été sélective. Dans une région plus au sud, dans la province péruvienne de Lambayeque, Pablo Isla Villar s’est intéressé aux cures chamaniques qui ont eu lieu au village de Salas, « la Mecque de la sorcellerie », et ce, dans une perspective psychanalytique qui dénote du reste des contributions plus anthropologiques. Dans un texte plus substantiel mettant en perspectives des données tirées des sources historiques avec des données de terrain, Virginie de Véricourt traite de la christianisation de l’élection chamanique dans les Andes boliviennes. L’analyse du discours des chamanes yatiri et de leurs métaphores langagières laisse apparaître un univers symbolique pétri d’éléments chrétiens. Jean-Pierre Goulard poursuit la réflexion comparative sur les liens entre chamanisme et messianisme à partir du cas des Ticuna d’Amazonie qui possèdent plusieurs types de chamanes aux rôles complémentaires. Il documente également plusieurs mouvements messianiques contemporains en suggérant que ces idées influencent maintenant une nouvelle forme de chamanisme qui déborde la région ticuna. Les deux contributions qui suivent concernent aussi le Brésil. Didier de Laveleye traite de l’apport des cultes afro-brésiliens et du catholicisme populaire dans le chamanisme des Négros-Caboclos du Maranhao, au Brésil. Robert Crépeau analyse quant à lui avec beaucoup de talent la pratique du chamanisme chez les Kaingang du Brésil méridional. Il se saisit de la question du dualisme pour comparer la configuration kaingang (dualisme concentrique avec deux moitiés) à celle des Bororo (dualisme diamétral), étudiée jadis par Crocker et Lévi-Strauss. En conclusion, il réfère enfin à l’existence de formes hybrides de chamanisme imprégnées d’éléments chrétiens.

La dernière partie du livre, plus courte, examine différents cas d’interaction entre le chamanisme et l’islam que Denise Aigle, dans une remarquable introduction, présente comme deux univers divergents, incompatibles, l’un étant axé sur la médiation et une idéologie du prélèvement, l’autre sur la soumission et un culte fidèle aux dogmes. Les combinaisons décrites dans certaines régions de l’Asie centrale exigent alors un accommodement réciproque et des concessions des deux côtés. Contrairement à ce qui s’est souvent produit avec le christianisme, il est intéressant de noter que les esprits chamaniques ne sont pas pour autant relégués dans l’hérésiographie islamique. La première contribution de cette partie est celle d’Anne-Marie Vuillemenot. Au terme d’une analyse remarquable de l’espace rituel, le lecteur saisit ici comment les danses rituelles kazakhes sont le fruit d’un mélange subtil de chamanisme et de soufisme. À partir du cas de Malika-Apa, Vladimir Basilov aborde la question de la diversité du chamanisme, reprenant à son compte le modèle du kaléidoscope qui permet de comprendre la multiplicité des combinaisons à partir d’un même stock. Patrick Garrone poursuit la réflexion sur le chamanisme islamisé d’Asie centrale en analysant ses formes, sa permanence et sa transformation, voire sa disparition ou son édulcoration programmée dans les régions où les conditions socioéconomiques se dégradent. En se concentrant sur l’aire turque, Thierry Zarcone insiste sur les processus d’interpénétration, avançant l’idée qu’on peut à la fois évoquer un chamanisme soufisé et un soufisme chamanisé. La contribution de Liliane Kuczynski nous fait sortir de l’Asie centrale et du chamanisme stricto sensu pour nous plonger dans les rues de Paris où les marabouts africains sollicitent abondamment les génies animaux ou humains. Cette contribution laisse bien apparaître la plasticité des pratiques musulmanes. Bertrand Hell prolonge l’analyse des génies en contexte islamique en abordant avec talent divers aspects des cultes de possession chez les Gnawa du Maroc.

Au terme de ce parcours très riche, le lecteur est satisfait. Il aurait toutefois été souhaitable d’inclure une conclusion dans laquelle les trois auteurs qui ont dirigé l’ouvrage auraient pu imaginer des pistes à envisager pour les recherches à venir. Le débat entre chamanisme et possession, par exemple, mériterait d’être repris à la lumière de tous ces cas. La conversion comme processus devrait également faire l’objet d’une nouvelle réflexion. À certains égards, il est enfin dommage de ne pas avoir inclus des contributions sur des cas de chamanismes en Afrique noire et en Océanie. Cela dit, cet ouvrage bilingue demeure riche et substantiel. Il fait connaître les travaux de jeunes chercheurs et montre en définitive que l’étude des chamanismes a encore de beaux jours devant elle.