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Au beau milieu du iiie siècle ap. J.-C., après onze ans passés auprès du platonicien Ammonius Saccas à Alexandrie, puis venant d’Antioche suite à l’impossibilité de faire l’expérience de la philosophie pratiquée chez les Perses et les Indiens, Plotin de Lycopolis (205-270) vient s’installer à Rome en 244, âgé de quarante ans[1]. Sans tarder, il y fonde une école de philosophie, axée sur la lecture et l’exégèse (ἐξήγησις) des textes des Anciens (παλαιοί), des Platoniciens essentiellement. L’empereur Gallien et son épouse Salonine ont pour Plotin, qu’ils connaissent, beaucoup d’estime et de vénération. L’on note que, pendant dix ans, le philosophe livre un enseignement oral : pas d’écrits ni de divulgation complète de ses opinions. Par la suite, il se résout à écrire des traités, de 254 jusqu’à la veille de sa mort, en 270, traités que Porphyre de Tyr arrangera en cinquante-quatre et éditera vers l’année 300 en leur imposant un ordre ennéadique, systématique ou didactique, en six neuvaines.

Voulant privilégier l’ordre chronologique des textes de Plotin, celui de leur rédaction, ordre que Porphyre divulgue aux chapitres 4 à 6 de sa Vie de Plotin, Pierre Hadot a entrepris depuis 1987 une nouvelle traduction française des traités séparés dans une collection particulière (« Les Écrits de Plotin ») qu’il dirige et qui compte actuellement (en janvier 2007) onze ouvrages, publiés aux Éditions du Cerf[2]. L’ouvrage de Gwenaëlle Aubry, le septième de cette collection, adopte pour l’essentiel le schéma de présentation proposé, pour chaque traité plotinien, par P. Hadot lui-même dans son avant-propos (qui est identique[3]) aux trois traités (38, 50 et 9) qu’il a déjà fait paraître.

Le livre de G. Aubry, écrit en un style limpide et captateur, se développe en trois principaux volets : l’introduction, la traduction et le commentaire, accompagnés de notes riches et éclairantes. La traduction d’Aubry (p. 63-105) est tout à fait nouvelle et fiable, comparativement à la vieille traduction de Bouillet, puis à celle de Bréhier reprise « à l’identique » par Jérôme Laurent dans son édition de la Première Ennéade parue en 1999 aux Belles Lettres dans la collection « Classiques de poche. Bilingue ». L’on pourra remarquer que G. Aubry tire profit de l’établissement du texte plotinien grec fait par Henry-Schwyzer et des progrès actuels dans la connaissance de l’oeuvre de l’Alexandrin. L’on remarquera également que son commentaire (p. 107-342) qui suit pas à pas les treize chapitres du Traité 53 développe les idées déjà annoncées dans l’introduction, idées concernant le statut du « nous », du ἡμεῖς (hêmeis), et l’acheminement de ce hêmeis vers son essence singulière et la compréhension de celle-ci.

Dans l’introduction (p. 15-61), G. Aubry expose le mouvement global du Traité 53 [I, 1], en décrivant sa structure et en cernant sa place et ses thèmes particuliers dans l’oeuvre de Plotin. Elle explique que Porphyre renverse l’édifice du philosophe en plaçant son avant-dernier traité au tout début des Ennéades. Non pas qu’il s’agisse, à première vue, d’un texte facile ni même séduisant, mais parce qu’il fait figure d’introduction non seulement aux traités éthiques de la Première Ennéade, mais à l’oeuvre de Plotin en son entier, ou si l’on préfère, parce qu’il joue le rôle pédagogique d’initiation et d’entrée en philosophie. En effet, sa visée est d’ouvrir à la connaissance de nous-mêmes et celle-ci doit guider toute autre investigation que nous voudrions engager[4]. Par là, le Traité 53 de Plotin est comparable au Premier Alcibiade de Platon, comme le notera également Olympiodore[5] dans son commentaire au même dialogue platonicien (p. 15-16). On comprend donc que Porphyre puisse « le placer à l’orée des Ennéades : son caractère initiatique tient autant à sa fidélité au Premier Alcibiade qu’à la façon dont il le réinterprète et s’approprie son projet » (p. 31).

Les treize chapitres du Traité 53 suivent un plan rigoureux : une introduction (chap. 1) et deux parties (chap. 2-7,6 et chap. 7,6-13). Le premier chapitre en son entier constitue l’introduction. L’on y perçoit la question centrale que Plotin entend décortiquer, à savoir non pas la question de l’animal ni de l’homme, mais celle du « sujet » aux prises avec le précepte delphique du « Connais-toi toi-même » (γνῶθι σαυτόν). En d’autres termes, Plotin ne demande pas « qu’est-ce que l’homme ? », mais « qui sommes-nous ? » (τίνες δὲ ἡμεῖς). Pour y répondre, il mène d’abord une enquête sur les différentes facultés humaines et aboutit à l’expérience du sujet incarné, sensible et passionné (1, 1-6). Tout de suite, il déplace cette enquête vers un questionnement réflexif, c’est-à-dire vers une interrogation sur le sujet lui-même qui mène cette enquête : « […] ceci même qui recherche, qui examine et tranche : qui peut-il bien être ? » (1, 9-11). Ainsi, au seuil du Traité 53, émerge une pure réflexivité capable de s’interroger sur ses opérations et son identité. Puis la première partie du Traité 53 (chap. 2-7,6) abandonne subrepticement la question du sujet et celle de son identité pour parler de l’union de l’âme et du corps, et de la théorie des puissances. Le sujet-conscience s’efface devant le sujet-substance. Ce détour est long et nécessaire pour pouvoir résoudre les apories relatives au rapport de l’âme et du corps ainsi que le problème de la participation, grâce à la notion de δύναμις (chap. 6). Ce n’est pas l’âme elle-même qui se mêle au corps pour l’animer, mais la puissance qui en émane. Cette théorie plotinienne de la puissance émanée du sommet de l’âme établit la possibilité de la transcendance dans l’immanence ou dans la présence contingente et assure une pensée nouvelle de l’union âme-corps comme don sans abandon, comme effet d’une surabondance. Ainsi Plotin réussit à penser le corps animé dans son irréductibilité à la matière inerte (Aristote), tout en maintenant l’existence d’une âme impassible, séparée et actuelle (Platon)[6]. Enfin, la seconde partie (chap. 7, 6-13) peut alors voir réapparaître la question du sujet caractérisé comme un sujet sans identité préconçue, comme une pure puissance d’identification : le « nous », le ἡμεῖς. Selon G. Aubry, l’argumentation plotinienne de la première partie est régie par la problématique du De anima d’Aristote, tandis que celle de la seconde partie est guidée par celle du Premier Alcibiade de Platon, deux problématiques auxquelles néanmoins Plotin fait subir d’importants déplacements.

La spécificité du hêmeis plotinien, Aubry souligne ce fait avec force, c’est qu’il incarne la figure de la conscience réflexive : « […] le sujet philosophant prend pour objet d’investigation sa propre activité de pensée » (p. 26). Bien plus, le hêmeis est pris entre deux « nôtres », l’un « par le haut », l’intelligible, l’autre « par le bas », l’animal. Le premier l’excède, le second lui est soumis. C’est bien là sa situation concrète qui le caractérise, mais une situation toujours provisoire et mouvante : « […] c’est là, écrit Plotin en 7, 16-17, précisément, que nous sommes surtout » (p. 42-43), pouvant toujours déchoir ou monter (p. 221). Le hêmeis, selon Plotin, est essentiellement « mouvement », trouvant son identité profonde dans la ἡγεμονία (la maîtrise ou le pouvoir directeur du hêmeis sur l’animal), opposée à la sollicitude, et dans le progrès spirituel : d’où l’émergence de la dimension éthique du « nous », de la responsabilité et de la conversion (p. 55-59, 222-224 et 286-308).

Le hêmeis plotinien est ouvert constamment à deux devenirs possibles, à deux voies exclusives, c’est-à-dire à un dramatique « ou bien… ou bien » : ou bien l’animal, ou bien l’homme véritable. Son salut peut advenir en deux modalités : la διάνοια (chap. 7 et 9) et la pratique de la vertu (chap. 10). D’une part, c’est dans la réflexion (dianoia) qu’il faut voir la fonction propre du hêmeis (7, 22-23), la réflexion en tant que mise en relation des formes issues des objets sensibles avec les Formes intelligibles (9, 19-23). La dianoia est appelée à se dépasser en νόησις, en pure pensée. Le chapitre 10, 7-15 examine la seconde modalité : la pratique de la vertu. L’itinéraire vers la stature de l’homme véritable implique deux niveaux de vertu : les vertus qui proviennent non pas de la pensée mais de l’habitude et de l’exercice (vertus de l’ensemble) et celles qui sont de l’ordre de la pensée pure (vertus de l’homme véritable, de l’homme intérieur)[7]. Ici, G. Aubry évoque le Traité 19, plus systématique sur la question de la vertu : « Des trois niveaux de vertu distingués par le Traité 19, notre texte n’en mentionne que deux, se contentant d’opposer les vertus de l’homme véritable à celles de l’ensemble » (p. 280). L’auteur évoque aussi Aristote : quand Plotin stipule que les vertus du composé ou de l’ensemble proviennent de l’habitude ou de l’exercice, on pense forcément à « la caractérisation aristotélicienne de la vertu morale (êthikê) comme produit de l’ethos, de l’habitude (EN II, 1, 1103a17). Cependant, Plotin réserve à ce niveau inférieur de vertu la détermination d’hexis ou de diathesis, c’est-à-dire de disposition stable acquise au terme d’une pratique réitérée, qui, pour Aristote, définissait la vertu en général » (p. 281).

Texte inaugural, propédeutique ou initiatique, ou encore « texte efficace » (p. 59) en matière de « conversion à la philosophie » (p. 16), répétons-le, le Traité 53 peut bien être placé en tête des Ennéades. Il prépare, forme et transforme ; il « vise à susciter chez le lecteur l’état d’âme et d’esprit qui lui permettra de progresser dans les Ennéades » (ibid.) ; il enclenche un itinéraire à la fois éthique, intellectuel et spirituel (p. 58-59). Autrement dit, le Traité 53 joue si bien le rôle de « recherche préalable » (p. 17) dans le projet plotinien de la quête philosophique, du travail cathartique et de l’élévation spirituelle[8] que Gwenaëlle Aubry peut clore son commentaire sur ces mots : « Avec le Traité 53 s’achève l’initiation : nous sommes prêts, désormais, à lire les Ennéades » (p. 341). Enfin, ne l’oublions pas, le Traité 53 appartient à la dernière vague d’écrits de Plotin datant des années 269-270, constituée de quatre traités (51 à 54) : ces derniers écrits, Pierre Hadot les a qualifiés d’« ultimes soliloques[9] » qui, en dépit de leur style abstrait et impersonnel, montrent chez Plotin vieillissant et parvenu au terme de sa vie l’ardent désir de la vie complète et éternelle, et l’effort déployé pour parvenir à la sérénité (p. 15, voir la n. 1).