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Le 31 mars 2005 décédait à l’âge de 41 ans Theresa Marie (Terri) Schiavo. Elle avait été victime le 25 février 1990 d’un arrêt cardiaque qui la plongea dans un état végétatif qui s’avéra permanent. Selon Hook et Mueller[1], celui-ci pourrait avoir été causé par un déséquilibre des électrolytes lié à l’anorexie dont elle souffrait et par les procédures de reproduction assistée. Son incapacité à s’alimenter et à s’hydrater conduisit les médecins à installer un « PEG tube[2] ». Son mari et la famille de Mme Schiavo étaient évidemment d’accord quant à cette décision. Des possibilités réelles d’amélioration de l’état de Terri existaient. Elle bénéficia de services de réadaptation pendant cette période. Mais le temps passait et l’état de Terri stagnait, l’accord entre les parents de Terri et son mari s’étiola. En juillet 1993, la saga judiciaire s’enclenchait[3]. Les parents de Terri Schiavo tentaient de faire démettre Michael Schiavo de sa fonction de curateur. Suivirent de nombreuses procédures principalement au sujet du retrait du PEG tube.

Ils ne partageaient pas les mêmes vues quant aux volontés qu’aurait préalablement exprimées Terri à propos de niveau de soins qu’elle désirerait recevoir si elle se retrouvait un jour en pareille situation. Le mari soutenait qu’elle avait exprimé le désir, qu’en de pareilles circonstances, on la laisse mourir. Les parents, quant à eux, prétendaient que Terri, étant catholique pratiquante, aurait souhaité que son traitement soit en accord avec l’enseignement de l’Église catholique.

Il s’ensuivit une guérilla judiciaire qui atteignît son apogée quand le Gouverneur Jeb Bush fit adopter en catastrophe un projet de loi visant à empêcher un énième jugement autorisant que l’on retire le tube. La saga judiciaire se terminera le 30 mars 2005 lorsque la Cour d’appel du 11e « circuit » refusera d’entendre à nouveau la cause[4]. Theresa Marie Schiavo mourra le lendemain à neuf heures cinq.

L’enseignement moral de l’Église catholique se retrouvait au centre du débat légal et médiatique en vertu du cadre légal adopté aux États-Unis à l’occasion de l’affaire Quinlan. On se rappellera que Karen Anne Quinlan était, elle aussi, en état végétatif permanent. La décision rendue par la Cour Suprême du New Jersey en 1976 allait dessiner les grands traits du cadre légal qui serait confirmé et précisé par la suite. Cette décision donnait priorité au droit du patient de refuser un soin nécessaire à la vie sur l’intérêt de l’état à la préserver. Le patient inconscient ne devait pas être privé de ce droit en raison de son incapacité à faire valoir ses vues. Il revenait donc à ses proches d’informer les médecins de ce qu’aurait désiré le patient en pareilles circonstances[5]. Les positions de l’Église catholique devenaient pertinentes dans la mesure où Terri était décrite par ses parents comme une catholique pratiquante et qu’on présumait qu’elle se serait rangée derrière « la vision catholique ».

Mais quelle est-elle cette vision catholique ? L’objectif de cet article est précisément d’exposer le débat théologique américain à ce sujet et d’examiner la réception américaine des textes magistériels récents, en particulier le discours prononcé par Jean-Paul II le 20 mars 2004[6], à l’occasion d’un congrès organisé à Rome par l’Académie pontificale pour la vie et la Fédération Internationale des Associations Médicales Catholiques. Le thème du congrès était « Life-Sustaining Treatments and Vegetative State : Scientific Advances and Ethical Dilemmas ».

Le parcours de lecture que nous proposons est en trois temps. Nous présenterons le débat américain en deux parties : une première consacrée à la définition des concepts fondamentaux et une seconde à leur application au contexte de l’état végétatif permanent. Dans une troisième section, nous examinerons la réception du discours prononcé par Jean-Paul II sur cette question en mars 2004.

I. La discussion américaine

1. Première période : le travail sur les concepts fondamentaux

Avant de nous livrer à l’analyse de la discussion américaine contemporaine, il nous est apparu essentiel de présenter d’abord deux contributions auxquelles les auteurs actuels font constamment référence. Ce sont celles de Gerard Kelly et de Daniel Cronin.

1.1. Kelly : « Une possibilité raisonnable de succès »

En 1950 et 1951, le jésuite Gerard Kelly publie successivement dans Theological Studies[7] un article et des notes dans lesquelles il fait le point de la discussion catholique au sujet du devoir de préserver sa vie en cas de maladie grave ; il énonce également ses propres opinions à ce sujet. Conscient du caractère controversé de la question, il présente ses résultats comme préliminaires. Il précise néanmoins qu’il s’agit d’un travail mené sur deux ou trois ans ; la problématique de Kelly est éminemment pratique, sa démarche se situe dans le sillage des discussions qui avaient précédé la révision du Guide d’éthique des hôpitaux catholiques[8] et de questions qui lui avaient été personnellement adressées. Il estime urgent de progresser dans la réflexion à ce sujet et son article vise à stimuler positivement la discussion.

Le travail présenté s’appuie sur les conclusions des auteurs classiques et des auteurs de manuels les plus influents : Alphonse de Liguori, Aertyns-Damen, Arregui, Ballerini-Palmieri, Busenbaum, De Lugo, Genicot-Salmans, Gury, Iorio, Jone-Adelman, La Cropix, Laymann, Marc-Gestermann-Raus, Merkelbach, Noldin-Schmitt, Ubach, Vermeersch et Wouter[9].

Il discerne, chez les auteurs étudiés, un large accord sur le sens de la distinction entre les soins ordinaires et extraordinaires. Celui-ci repose sur l’évaluation du fardeau imposé par l’intervention. De plus, ce fardeau est entendu dans un sens très large incluant des facteurs physiques, psychologiques et économiques :

Speaking of the means of preserving life and of preventing or curing disease, moralists commonly distinguish between ordinary and extraordinary means. They do not always define these terms, but a careful examination of their words and examples reveals substantial agreement on the concepts. By ordinary they mean such things as can be obtained and used without great difficulty. By extraordinary they mean everything which involves excessive difficulty by reason of physical pain, repugnance, expense, and so forth[10].

Si le sens de la distinction ne fait pas l’objet de discussion, c’est loin d’être le cas lorsqu’il s’agit de l’appliquer à des situations concrètes. Kelly rapporte que les auteurs divergent d’opinion sur le caractère obligatoire des chirurgies majeures, par exemple. Il met toutefois en lumière un critère qui, en dépit du fait qu’il ne soit pas couramment thématisé, comme c’est le cas de la distinction des soins ordinaires et extraordinaires, jette néanmoins un éclairage supplémentaire sur la question : il s’agit de la présence d’un espoir raisonnable de succès.

By implication at least, these authorities[11] seem to hold that no remedy is obligatory unless it offers a reasonable hope of checking or curing a disease. I would not call this a common opinion because many authors do not refer to it. But I know no one who opposes it, and it seems to have intrinsic merit as an application of the axiom, nemo ad inutile tenetur[12].

Soulignons que, de l’avis de Kelly, il ne s’agit pas d’une nouvelle formulation de la distinction précédente, car le principe s’applique abstraction faite du caractère ordinaire du moyen. Kelly offre à l’appui de sa thèse deux exemples tirés de De Lugo. Le premier concerne un homme condamné à mourir de faim et à qui ses amis pourraient faire parvenir un ou deux repas, le second est celui d’un homme condamné au bûcher et qui pourrait ralentir la propagation du brasier par quelques seaux d’eau. Dans les deux cas, la réponse de De Lugo est que ces moyens dérisoires n’offrent aucun espoir réel de salut et qu’en conséquence leur disponibilité ne crée pas pour autant un devoir de les utiliser.

Fait intéressant, Kelly se pose une question qui est en lien étroit avec la discussion contemporaine à propos de la distinction entre le traitement et le soin. On sait que Jean-Paul II considérera l’alimentation et l’hydratation artificielles comme des soins de base les faisant échapper ainsi au questionnement quant à leur caractère extraordinaire et donc facultatif. Kelly avait évité d’entrer dans cette problématique plus théorique considérant que le fait que ces moyens soient artificiels justifiait qu’on les considère, en pratique, comme des traitements.

One might ask : may all artificial means be considered as remedies ; or must they be distinguished into those which are intended as cures for disease (e.g., medicines, operations, etc.) and those which are primarily designed to supplant a natural means of sustaining life (e.g., intravenous feeding). There might be room for the distinction if we were discussing this question on a merely speculative basis. But the main purpose of this study is to arrive to a prudent, human evaluation of the factors involved ; and on this basis all artificial means of sustaining life seem to be remedies. All of them are used because of some diseased or defective condition. I suggest, therefore, that any principle which is applicable to remedies as such is applicable to the use of any artificial means of preserving life[13].

Kelly refuse donc de tenter une résolution « spéculative » de la question et rappelle que l’objectif de sa démarche est d’élaborer une solution prudentielle. Cette orientation était d’ailleurs nettement inscrite dans l’introduction de son travail :

The formulation of some definite rules concerning the duty of using these artificial means is not merely intriguing speculation ; it is also — if I may judge from the many questions asked me — a practical necessity[14].

Nous reviendrons en conclusion sur cette question de l’approche prudentielle, car nous croyons percevoir, sous-jacentes au débat pointu sur la question de l’alimentation et de l’hydratation artificielles des patients en état végétatif permanent[15] (EVP), des divergences importantes quant à la manière de mener la réflexion morale.

Contentons-nous, pour le moment, de remarquer que Kelly n’ajourne pas sa réponse, il ne la reporte pas à l’après de la résolution spéculative. Il ne propose pas, non plus, de décider sur la base d’une présomption générale en faveur de la vie. Tenant compte des principes qui sont communément reconnus et de l’avis des auteurs, il estime que, d’un point de vue moral, les moyens artificiels sont, dans le contexte de la maladie, assimilables à des traitements. L’obligation de l’usage de l’alimentation artificielle, considérée moralement comme un traitement, serait donc dépendante de sa capacité à offrir une chance raisonnable de succès.

1.2. Cronin : la norme de l’extraordinaire ne saurait être absolue

Moins de dix ans après la publication des articles de Gerard Kelly, un jeune prêtre américain, Daniel A. Cronin, terminait à la Grégorienne une thèse de doctorat intitulée The Moral Law in Regard to the Ordinary and Extraordinary Means of Conserving Life. Cette thèse, publiée d’abord à Rome en 1958, fera l’objet en 1989 d’une réédition lorsqu’elle constituera la première partie d’un ouvrage intitulé Conserving Human Life[16] publié par le Pope John XXIII Medical-Moral Research and Education Center. Cette réédition tient essentiellement à deux raisons. D’abord, la thèse s’appuie sur une enquête historique très fouillée et une analyse conceptuelle rigoureuse ; elle sera donc constamment citée par les auteurs subséquents. Ensuite, ce travail bénéficiera d’une attention particulière en raison de l’accession de son auteur à la charge épiscopale en 1968[17].

L’analyse de Cronin le conduit à identifier une série de caractéristiques que les auteurs[18] de la tradition morale catholique associent aux concepts de moyens ordinaires et extraordinaires. Nous reproduisons ici, sous forme d’un tableau synthétique, ces caractéristiques que nous présentons en reprenant les termes de Cronin lui-même.

L’examen critique de la tradition morale conduisait alors Cronin à proposer les définitions suivantes :

Ordinary means of conserving life are those means commonly used in given circumstances, which this individual in his present physical, psychological and economic condition can reasonably employ with definite hope of proportionate benefit.

Extraordinary means of conserving life are those means not commonly used in given circumstances, or those means in common use which this individual in his present physical, psychological and economic condition can not reasonably employ, or if he can, will not give him definite hope of proportionate benefit[19].

On remarquera, à l’examen de ces deux définitions, que la qualification des moyens allie des éléments objectif et subjectif. La décision morale ne peut faire abstraction de ce qui est « communément en usage », mais c’est toutefois la considération des circonstances propres à l’espèce qui est, au terme, déterminante. La bonne décision tiendra donc compte des caractéristiques physique, psychologique et économique de l’individu au moment de la décision. Cronin est d’ailleurs, on ne peut plus clair à ce propos dans ses conclusions : « A relative norm suffices in determining a means as an ordinary or an extraordinary means of conserving life ». Il poursuit en énonçant le corollaire suivant : « There is no absolute norm according to which certain means of conserving life are clearly ordinary for all men[20] ».

Les définitions de Cronin accordent à l’espoir raisonnable d’un bénéfice proportionné (definite hope of proportionate benefit) un rôle déterminant. Mais ce critère s’applique-t-il aux cas de patients en EVP ? Il semble bien que non puisque pour Cronin un moyen est ordinaire s’il satisfait l’exigence d’un espoir défini de bénéfice proportionné ou aide à la conservation de la vie.

The means and remedies employed, even though in themselves common means, must offer some hope of benefit or help to the conservation of life before they become obligatory ordinary means[21].

La conservation de la vie ne devient toutefois pas une valeur absolue puisque Cronin tient comme relative la norme générale selon laquelle l’usage des moyens ordinaires est obligatoire. Le principe souffre donc des exceptions. Il s’agit toutefois d’une forte présomption en faveur du devoir d’aider à la préservation de la vie. La question rebondit donc : quels motifs suffiront à renverser cette présomption ? Le principe de l’espoir d’un bénéfice proportionné peut-il être ici réintroduit ?

1.3. La formulation moderne de la doctrine des moyens extraordinaires par Pie XII

Avant même que la thèse de Cronin ne soit publiée, Pie XII prononçait le 24 novembre 1957 son discours sur les Problèmes religieux et moraux de la réanimation[22]. Ce discours, comme celui du 24 février précédent consacré aux Problèmes religieux et moraux de l’analgésie[23], allait devenir l’un des classiques de la littérature d’éthique médicale aussi bien séculière que religieuse. Le texte, rappelant le devoir de préserver la vie en précisait ainsi les limites de ce devoir :

Il n’oblige habituellement qu’à l’emploi des moyens ordinaires — suivant les circonstances de personnes, de lieux, d’époques, de culture — c’est-à-dire des moyens qui n’imposent aucune charge extraordinaire pour soi-même ou pour un autre.

La définition élaborée par Pie XII confirmait la thèse de Cronin : le jugement moral sur le caractère obligatoire d’un soin requiert la prise en compte d’un ensemble de circonstances définissant l’extraordinaire dans l’espèce. Examinons de près ce discours dont l’interprétation fait problème quand on l’applique aux patients en EVP.

1.4. Pie XII et la tentative de réanimation

Le texte de Pie XII est un discours de circonstance préparé spécifiquement pour l’audience spécialisée à laquelle il s’adresse : des médecins anesthésistes venus en congrès à Rome. Trois questions ont été précédemment transmises au pape par le Dr Bruno Haid et c’est à ces questions que Pie XII se propose de répondre.

D’abord, a-t-on le droit, ou même l’obligation, d’utiliser les appareils modernes de respiration artificielle dans tous les cas, même dans ceux qui, au jugement du médecin, sont considérés comme complètement désespérés ?

En second lieu, a-t-on le droit ou l’obligation d’enlever l’appareil respiratoire, quand, après plusieurs jours, l’état d’inconscience profonde ne s’améliore pas, tandis que, si on l’enlève, la circulation s’arrêtera en quelques minutes ? Que faut-il faire, dans ce cas, si la famille du patient, qui a reçu les derniers sacrements, pousse le médecin à enlever l’appareil ? L’extrême-onction est-elle encore valide à ce moment ?

Troisièmement, un patient plongé dans l’inconscience par paralysie centrale, mais dont la vie — c’est-à-dire la circulation sanguine — se maintient grâce à la respiration artificielle et chez lequel aucune amélioration n’intervient après plusieurs jours, doit-il être considéré comme mort de facto, ou même de jure ? Ne faut-il pas attendre, pour le considérer comme mort, que la circulation sanguine s’arrête en dépit de la respiration artificielle ?

Le discours est donc organisé autour de ces trois questions. Après les avoir rappelées, Pie XII décrit l’évolution de la pratique de l’anesthésiste devenu anesthésiste réanimateur et identifie les problèmes suscités par cette nouvelle dimension de la pratique. La problématique est suivie de l’exposé des principes généraux que Pie XII appliquera ensuite dans une dernière section consacrée à l’exposé des réponses spécifiques.

La problématique est, à certains égards, substantiellement la même que celle d’aujourd’hui : incertitude du pronostic, possibilité de divergences entre le médecin et la famille quant aux décisions de traitement. On note cependant deux différences significatives.

La première a trait au concept même de réanimation. Pour Pie XII, le patient qui respire à nouveau, après les manoeuvres appropriées et grâce au support d’un respirateur, n’est pas réanimé[24] ! Il le sera, s’il retrouve une fonction respiratoire autonome. La description de l’intervention médicale et des questions éthiques qu’elle suscite est, à ce sujet, instructive :

Pour gagner du temps et prendre avec plus de sûreté les décisions ultérieures, il appliquera immédiatement la respiration artificielle avec intubation et nettoyage des voies respiratoires. Mais il peut alors se trouver dans une situation délicate, si la famille considère ces efforts comme inconvenants et vient à s’y opposer. La plupart du temps, cela se produit non au début des tentatives de réanimation, mais lorsque l’état du patient, après une légère amélioration, ne progresse plus et quand il est clair que seule la respiration artificielle automatique le maintient en vie. On se demande alors si l’on doit, ou si l’on peut, poursuivre la tentative de réanimation, bien que l’âme ait peut-être déjà quitté le corps.

Si le patient ne peut retrouver l’exercice autonome de cette fonction, on devra donc conclure que le traitement est un échec en dépit du fait que la technique a permis de restaurer les échanges gazeux. Notons d’ailleurs que le concept de traitement de Pie XII est englobant et inclut d’emblée la nutrition comme un de ses éléments :

Il rétablit la respiration, soit par intervention manuelle, soit à l’aide d’appareils spéciaux, libère les voies respiratoires et pourvoit à l’alimentation artificielle du patient. Grâce à cette thérapeutique, en particulier par l’administration d’oxygène au moyen de la respiration artificielle, la circulation défaillante reprend et l’aspect du patient s’améliore souvent très vite.

On arguera sans doute que le texte ne porte pas sur la notion de traitement, que le débat sur le statut de l’alimentation n’était pas à l’ordre du jour. Nous en convenons. Néanmoins, nous retenons que Pie XII voit le traitement comme un tout et que son succès est lié à la réalisation de la finalité à laquelle ses divers éléments contribuent.

La seconde différence par rapport à la problématique contemporaine a trait à l’incertitude quant au moment du décès du patient. À l’époque où écrit Pie XII, le critère de détermination de la mort est l’arrêt respiratoire. Ce critère est on ne peut plus naturel dans une tradition religieuse où le principe de vie est associé au souffle. D’où le doute qui surgit devant un corps qui semble survivre parce que la technique aurait pris le relais du principe vital ! « On se demande alors si l’on doit, ou si l’on peut, poursuivre la tentative de réanimation, bien que l’âme ait peut-être déjà quitté le corps[25] ».

C’est dans ces termes étonnants que Pie XII poursuit la mise en place de sa problématique :

La solution de ce problème, déjà difficile en soi, le devient encore plus, lorsque la famille — catholique elle-même peut-être — contraint le médecin traitant, et particulièrement l’anesthésiologue, à enlever l’appareil de respiration artificielle, afin de permettre au patient, déjà virtuellement mort, de s’en aller en paix.

L’expression de Pie XII « virtuellement mort » manifeste le degré de perplexité, sinon de désarroi, qui peut s’emparer de celui ou de celle qui est au chevet d’un tel patient. L’apparente contradiction d’affirmer que le patient est « virtuellement mort » et de souhaiter, du même souffle, qu’il meurt en paix fait écho aux perceptions contradictoires que suscitent de tels patients chez les membres de la famille et les proches.

1.5. Les principes généraux

L’énoncé de la problématique est suivi de l’exposé des principes généraux dont on ne retiendra généralement que la distinction des moyens ordinaires et extraordinaires :

Mais il n’oblige habituellement qu’à l’emploi des moyens ordinaires (suivant les circonstances de personnes, de lieux, d’époques, de culture), c’est-à-dire des moyens qui n’imposent aucune charge extraordinaire pour soi-même ou pour un autre.

Ce passage est, lui aussi, en décalage majeur avec l’argumentaire offert à l’appui du devoir de préserver la vie dans la discussion actuelle. D’abord, l’obligation morale de préserver sa vie ne dérive pas d’un principe unique mais de multiples devoirs. Ensuite les arguments contemporains, souvent d’ailleurs perçus comme traditionnels, sont absents : ni référence au caractère sacré de la vie, au Don de la vie ni au bien fondamental qu’elle constituerait.

La raison naturelle et la morale chrétienne disent que l’homme (et quiconque est chargé de prendre soin de son semblable) a le droit et le devoir, en cas de maladie grave, de prendre les soins nécessaires pour conserver la vie et la santé. Ce devoir, qu’il a envers lui-même, envers Dieu, envers la communauté humaine, et le plus souvent envers certaines personnes déterminées, découle de la charité bien ordonnée, de la soumission au Créateur, de la justice sociale et même de la justice stricte, ainsi que de la piété envers sa famille.

En lieu et place de ces principes, un ensemble de devoirs : devoirs envers soi-même et envers le Dieu créateur, devoirs en vertu de la justice sociale et même de la justice au sens le plus strict et enfin devoir à l’égard de sa famille.

1.6. La solution des problèmes particuliers

À la première question, concernant l’utilisation des appareils dans « les cas d’inconscience profonde, même dans ceux qui sont complètement désespérés au jugement d’un médecin compétent », Pie XII pose la légitimité de la respiration assistée mécaniquement mais n’en fait pas une obligation. Après avoir posé les principes particuliers de décision dans de tels cas, il répond à l’objection selon laquelle l’arrêt de l’assistance mécanique à la respiration serait un geste d’euthanasie. Sa réponse repose sur une analyse de l’intention dans un pareil cas :

Il n’y a en ce cas aucune disposition directe de la vie du patient, ni euthanasie, ce qui ne serait jamais licite ; même quand elle entraîne la cessation de la circulation sanguine, l’interruption des tentatives de réanimation n’est jamais qu’indirectement cause de la cessation de la vie, et il faut appliquer dans ce cas le principe du double effet et celui du voluntarium in causa.

Remarquons ici que l’analyse de la causalité effectuée par Pie XII fait de la cessation de la tentative de réanimation la cause indirecte de la mort. C’est l’incapacité du corps à assumer le contrôle autonome de son activité qui est ici considérée comme la cause directe. Dans le cadre du débat actuel, on ne peut que s’interroger sur les raisons pour lesquelles cette analyse de la causalité ne vaudrait pas également pour la cessation de l’alimentation et de l’hydratation.

À la seconde question, concernant « le droit ou l’obligation d’enlever l’appareil respiratoire, quand, après plusieurs jours, l’état d’inconscience ne s’améliore pas », Pie XII répond sans ambages dans l’affirmative. Le fait qu’on sache que la cessation causera presque inévitablement la mort ne le conduit pas à conclure que l’intention de causer la mort est présente. « Il faut répondre affirmativement à la première partie de cette question, comme Nous l’avons déjà expliqué ».

Enfin, à la troisième question qui impliquait la détermination de critères de la mort, Pie XII, ne répond pas. Cette question est renvoyée à la compétence de la médecine. « En ce qui concerne la constatation du fait dans les cas particuliers, la réponse ne peut se déduire d’aucun principe religieux et moral et, sous cet aspect, n’appartient pas à la compétence de l’Église ».

S’il est de la compétence de la médecine de déterminer les critères cliniques de la mort, ne revient-il pas, également à la médecine, de définir quelle intervention constitue un traitement ?

2. Deuxième période : tentative d’application des concepts fondamentaux dans le contexte de l’EVP

Nous accorderons une place majeure à l’examen des positions respectivement défendues par Kevin O’Rourke et William May, car ils sont des figures emblématiques du débat sur l’alimentation et l’hydratation des personnes en EVP. L’influence majeure qu’ils ont exercée et la sévérité des critiques dont ils ont fait l’objet exigent de donner à l’exposé et à l’analyse de leurs positions une attention particulière.

2.1. Le débat O’Rourke/May : le quasi-consensus de la société américaine et le débat interne à l’Église catholique

Le débat interne à l’Église catholique à propos de l’alimentation artificielle des personnes en EVP a ceci de particulier que son arrière-plan juridique et médical est un quasi-consensus à propos de la légitimité de son arrêt dans des circonstances définies par la jurisprudence[26] et par les lignes directrices adoptées par les associations médicales[27]. Ces lignes directrices témoignent d’ailleurs du fait que les associations médicales considèrent que l’alimentation artificielle est un traitement.

2.2. Kevin O’Rourke : la finalité spirituelle de la vie

Dans le volume II de son ouvrage intitulé Medical Ethics : Common Ground for Understanding, publié en 1989 en collaboration avec Dennis Brodeur, et édité par The Catholic Health Association of the United States, O’Rourke présente un état du débat et expose les raisons le conduisant à endosser la position favorable à la cessation de l’hydratation et de l’alimentation artificielles dans certaines circonstances.

Selon lui, la réponse à la question engage nos conceptions de la personne, de la médecine et des soins de santé : « One must address the assumptions made about the person, the profession of medicine, and healthcare[28] ».

Au sujet de la personne et de la détermination de la figure exacte du devoir positif de soutenir la vie, O’Rourke écrit, après une brève mise en garde contre le dualisme, que :

The person’s physical aspects must be seen as central since no person exists outside of a body. This concern is not necessarily the most important aspect of the person, since a person’s body exists to help that person attain or pursue other values — spiritual, social, familial, and so on. As a result, maintaining the physical part of human life is an important value and responsibility, but not necessarily the ultimate value[29].

Nous touchons ici du doigt l’argument central de la position d’O’Rourke : la vie est un bien relatif, elle est le fondement nécessaire à l’exercice des activités et valeurs spécifiquement humaines. Quand l’exercice des activités et la poursuite des valeurs humaines ne sont plus raisonnablement envisageables, nous n’avons pas le devoir de suppléer à l’incapacité de l’organisme humain de se maintenir en vie de façon autonome. Nous verrons plus loin que l’affirmation du caractère relatif du bien de la vie donnera lieu à l’accusation de dualisme de la part de May.

Un article publié la même année dans Issues in Law & Medicine[30] offre une nouvelle version de son argumentation. Elle tient cette fois en sept points. La référence au but spirituel de la vie clôt sa synthèse de la position catholique et donne à ce dernier argument un statut privilégié :

Cette synthèse, exception faite d’une référence au théologien John R. Connery, s’appuie essentiellement sur le discours de novembre 1957 de Pie XII et sur la déclaration de 1980 de la Sacrée congrégation de la doctrine de la foi. Examinons-en les éléments.

O’Rourke invoque au premier chef le devoir positif de préserver la vie et de faire en sorte qu’elle porte des fruits. À l’appui de cet énoncé, il cite, sans cependant le commenter, ce passage de Pie XII que nous avons examiné plus haut :

Ce devoir, qu’il a envers lui-même, envers Dieu, envers la communauté humaine, et le plus souvent envers certaines personnes déterminées, découle de la charité bien ordonnée, de la soumission au Créateur, de la justice sociale et même de la justice stricte, ainsi que de la piété envers sa famille.

Les principes deux et trois sont consacrés à la question de l’intention. Le second principe rappelant l’interdit du meurtre et de l’euthanasie est l’occasion de citer la définition de l’euthanasie formulée par la Sacrée congrégation de la doctrine de la foi (SCDF) dans son document de 1980[31]. La SCDF avait alors expressément insisté sur le rôle décisif de l’intention lorsqu’il s’agit de déterminer si un acte constitue un geste euthanasique. La SCDF réagissait alors contre un malentendu constant dans le débat sur l’euthanasie : définir l’euthanasie essentiellement en référence à la modalité par laquelle la mort intervient. Dans cette perspective, l’omission, devient synonyme du « bien agir ». Le caractère fallacieux du raisonnement se révèle néanmoins rapidement lorsqu’on fait le parallèle avec le droit criminel qui réprime et punit l’omission coupable et la non-assistance à personne en danger.

La présentation des principes traditionnels, aussi bien en trois qu’en quatre, fait intervenir une typologie des traitements qui jouera un rôle majeur dans la suite de l’argumentation : « One have the ethical right to determine whether the means to remove, circumvent, or alleviate the pathology will be utilized[32] ».

O’Rourke distingue donc trois finalités possibles au traitement : objectifs de guérison (remove), de soulagement (alleviate) et de suppléance (circumvent). Il introduit ainsi dans le débat une typologie d’une valeur heuristique certaine. La trilogie « remove », « alleviate », « circumvent » marque bien la différence de nature entre l’action du chirurgien lorsqu’il excise une tumeur, le soulagement qu’offre le rhumatologue à l’arthritique et la suppléance de la fonction rénale que propose à son patient le néphrologue lorsqu’il recommande la dialyse.

En introduisant la notion des soins dont la visée serait de contourner les conséquences de la maladie, de suspendre, momentanément ou pour une longue période, ses conséquences naturelles, O’Rourke vise évidemment des procédures telles la respiration assistée et la nutrition/hydratation artificielles.

Le principe quatre reprend la doctrine de Pie XII à propos de la distinction des moyens ordinaires et extraordinaires. Il évite toutefois soigneusement cette terminologie objectivante, lui préférant le concept traditionnel de proportionnalité avalisé par la déclaration de 1980 de la SCDF. Il insiste, de concert avec la SCDF, sur l’intention présidant à la prise de décision : cesser un traitement devenu inutile ou dont les bénéfices sont disproportionnés au fardeau qu’il impose. Il précise que la mort est le résultat de la pathologie sous-jacente[33].

On pourrait pour illustrer la distinction dans un tout autre domaine, donner l’exemple de la pierre dont on a interrompu le mouvement sur le flanc de la montagne. Celui qui cesserait de la retenir ne serait que la cause indirecte de sa chute ! La cause directe étant bien évidemment la force de gravité !

Le principe cinq associe la proportionnalité au but de la médecine. Il s’agit d’une interprétation, au premier abord étonnante, du principe de proportionnalité exposé par la SCDF et auquel le développement se réfère en note. Rappelons les termes de la Congrégation pour mémoire :

On appréciera les moyens en mettant en rapport le genre de thérapeutique à utiliser, son degré de complexité ou de risque, son coût, les possibilités de son emploi, avec le résultat qu’on peut en attendre, compte tenu de l’état du malade et de ses ressources physiques et morales.

On passe, à la faveur de la synthèse d’O’Rourke, de la proportionnalité du fardeau par rapport au bénéfice escompté pour le malade, à la proportionnalité eu égard au but de la médecine. Il développe ainsi le principe de proportionnalité de façon à engager la réflexion sur les buts de la médecine.

Ce faisant, le cinquième principe est en lien étroit avec la question du succès du traitement discutée plus haut. En effet, l’évaluation d’un traitement ou d’un plan de traitement suppose, à tout le moins implicitement, des critères directement liés aux finalités assignées à la médecine.

On peut également croire qu’en citant ce texte, O’Rourke désire contrer la tendance à réduire l’évaluation du fardeau à ses aspects physiques. Celui-ci explicite en effet la notion de fardeau auquel Pie XII faisait appel quand il écrivait en 1957 :

Mais il n’oblige habituellement qu’à l’emploi des moyens ordinaires (suivant les circonstances de personnes, de lieux, d’époques, de culture), c’est-à-dire des moyens qui n’imposent aucune charge extraordinaire pour soi-même ou pour un autre.

S’appuyant donc sur le texte de la Sacrée congrégation, il insiste : l’évaluation du fardeau du traitement doit tenir compte des dimensions économique, psychologique et spirituelle. Le but de la médecine étant le bien total de la personne, l’évaluation de la pertinence ou du succès de son action exige une telle perspective.

Le principe six prend à nouveau appui sur le texte de la SCDF pour rappeler une longue tradition de prise en compte de facteurs tenant à l’individualité du sujet moral : peur, répugnance, dégoût. La tradition morale associe depuis cinq siècles le critère du « communément en usage » à celui de ce qui est possible pour l’individu. La bonne décision suppose donc une double prise en compte : d’abord du contexte culturel et historique, ensuite de la dimension idiosyncrasique de la réponse à une situation singulière.

S’appuyant également sur le texte de Pie XII, il insiste sur l’aspect très circonstancié de la décision morale et juge non pertinente toute tentative de déterminer, in abstracto, ce qui est moralement requis dans une matière aussi complexe : « There is no moral meaning to statements which assign specific methods of care or withdrawal of care to general categories of patients[34] ».

Le principe sept, selon lequel le but spirituel de la vie est le critère ultime pour juger de la proportionnalité du traitement, est la thèse fondamentale d’O’Rourke. Sa présentation des six principes que nous venons d’examiner, pave la voie pour inférer de la hiérarchie traditionnelle des biens rappelée par Pie XII que nous n’avons pas le devoir d’alimenter de façon artificielle celui qui est dans l’impossibilité permanente de poursuivre le but spirituel de la vie.

The spiritual goal of life is the ultimate criterion to measure whether means are proportionate or disproportionate. Hence, when determining whether a means to prolong life is ineffective or imposes a grave burden, one must consider its effect upon the spiritual goal of life. Pope Pius XII, when speaking about life support systems, declared : « Life, health, all temporal activities are in fact subordinated to spiritual ends ». Thus, when the potential for spiritual function is no longer present, then it seems that all treatment or care efforts which would sustain physiological function are ineffective[35].

Deux situations justifieraient donc l’interruption du traitement : son inefficacité ou le fardeau qu’il impose. Mais peut-on dire d’un traitement qui prolonge une vie humaine réduite à l’inconscience qu’il est efficace ?

La réponse dépend de présupposés philosophiques ayant trait, en premier lieu, à la définition de la personne et, en second lieu, à la conception du rôle de la médecine. Si, en effet, on adopte une vision ontologique, comme c’est le cas de la perspective magistérielle catholique, c’est la présence d’une âme rationnelle qui est constitutive de la personnalité. La discussion de la question de l’avortement par la SCDF illustre de façon éloquente ce fait. Si, par contre, on adopte un cadre de référence post-métaphysique, le concept d’âme pourrait perdre toute signification. La personnalité serait alors définie en rapport à la présence de caractéristiques envisagées, non comme des indicateurs ou des manifestations de personnalité, mais comme des constituants essentiels à celle-ci. Dans une telle hypothèse, la capacité de mener ou de développer une vie caractérisée par la conscience réflexive pourrait être retenue comme condition sine qua non pour bénéficier du statut éthique de personne. L’adoption d’une telle perspective conduirait à juger le traitement radicalement inefficace et sans objet, car s’adressant, dans les faits, à une personne déjà décédée. Cette perspective est toutefois totalement étrangère au point de vue d’O’Rourke qui ne met jamais en doute que l’individu en EVP soit encore une personne. Sa question est plutôt de déterminer quels sont nos devoirs spécifiques à l’égard de ces personnes.

Pour O’Rourke, il n’est pas de la mission d’une médecine d’orientation personnaliste d’intervenir pour prolonger une vie humaine n’ayant plus aucun potentiel d’exercice des fonctions spirituelles vers laquelle la vie humaine est orientée. L’exposé de sa thèse est ici rédigé de manière à éviter les malentendus et les interprétations excessives.

Because the mind is necessary for spiritual function, at least the potential for cognitive-affective function in some degree must be present to justify sustaining physiological function. If the cognitive-affective potential is nonexistent, the person is still a human being, but a human being toward whom we do not have an ethical obligation to prolong life. Persons who have weak cognitive-affective function are still capable of spiritual activity. The author’s position rules out inducing the cause of death, but it does envision allowing the fatal pathology to progress naturally when there is no spiritual benefit for the patient and family if death is delayed[36].

D’abord, il précise que sa position ne repose pas sur la négation du statut de personne des patients en EVP. Il considère que celles-ci sont toujours des personnes bien qu’elles n’aient plus le potentiel pour exercer des activités spirituelles. La question est donc de déterminer nos obligations à l’égard de ces personnes. Ensuite, pour contrer l’objection selon laquelle sa position implique un affaiblissement de la protection des personnes handicapées mentalement, il restreint en pratique sa position à celles qui sont totalement dépourvues d’activité cognitive. Enfin, il décrit la décision de façon à mettre en évidence que l’intention est de mettre fin à des traitements qui suppléaient aux conséquences de la maladie. Cesser ces traitements c’est, dans sa perspective, tout simplement cesser de faire obstacle aux conséquences naturelles de la maladie.

2.3. William May : le bien intrinsèque de la vie

Dans cette section consacrée à la pensée de William May, nous nous efforcerons d’identifier les points de rupture, les divergences, qui le conduisent à formuler des conclusions opposées à celles d’O’Rourke et des auteurs favorables à la cessation de l’alimentation artificielle des patients en EVP. Nous nous en tiendrons, comme nous l’avons fait jusqu’ici, à l’analyse de l’argumentation. L’argumentaire de May faisant régulièrement appel à des arguments médicaux, il pourrait être tentant de le suivre sur ce terrain pour évaluer la solidité de ses arguments. Nous résisterons pour une raison fort simple. Nous n’avons pas la compétence d’arbitrer les débats scientifiques ! Nous examinerons néanmoins de façon critique sa façon d’en appeler à la science ou d’argumenter à propos des questions scientifiques.

Comme le faisait remarquer May dans son ouvrage intitulé Catholic Bioethics and the Gift of Human Life[37], bien que les auteurs catholiques souscrivent aux mêmes principes généraux, ils en tirent néanmoins des conclusions opposées, d’où la controverse qu’on observe.

The relevant criteria for determining whether artificial feeding of patients is morally required are clear : such feeding is obligatory unless it is either useless (offering no reasonable hope of benefit) or excessively burdensome. But applying these criteria to persons said to be in the « persistent vegetative state » […] is a matter of serious controversy among both Catholic bishops and moral philosophers and theologians[38].

L’exposé que consacre May à la question dans Catholic Bioethics and the Gift of Human Life est divisé en cinq parties. L’intention déclarée de la première est descriptive, la seconde est consacrée aux recommandations des diverses associations médicales, vient ensuite l’exposé des positions divergentes de l’épiscopat américain. Celui-ci est enfin suivi de la synthèse des positions théologiques favorable et défavorable à la poursuite de l’hydratation et de l’alimentation artificielles lorsque la condition clinique est jugée irréversible.

Après avoir décrit en quelques lignes les causes organiques sous-jacentes à l’état végétatif, May écrit :

As a result, persons in this condition may open their eyes and sometimes follow movements with them or respond to loud or sudden noises (although such responses will not be long sustained nor are they apparently purposeful). It is commonly held[39] that persons in this condition have no consciousness experience and are incapable of experiencing pain[40].

Quelques lignes plus loin, il écrit :

It is important to note that persons in this condition can, in fact, be fed orally in the beginning. However, those caring for them will usually prefer not to feed them orally because it is quite time-consuming, particularly if there are other persons for whom they must care[41].

Ces éléments de description sont factuellement exacts. Ils prêtent toutefois à des interprétations contradictoires. On peut y voir : soit des indications du caractère faillible et limité de la connaissance scientifique et de la lourdeur du fardeau que suppose le soin des personnes en EVP, soit des indications du caractère arbitraire des décisions médicales et du manque de bienveillance des soignants à l’égard de ces personnes absolument incapables de revendiquer le respect des exigences fondamentales du respect de leur dignité.

L’exposé de Cranford qui suit, un médecin engagé dans le débat éthique, nous donne une idée plus précise des difficultés inhérentes à l’alimentation de ces personnes :

Because PVS patients often have an intact involuntary swallowing reflex in addition to intact gag and cough reflexes, it is theoretically, and in rare cases practically possible, to feed these patients by hand. However, this usually requires an enormous amount of time and efforts by health care professional and family. If the patient is positioned properly, and food is carefully placed in the back of the throat, the patient’s involuntary swallowing reflex will be activated. However, the overwhelming majority of patients are given fluids and nutrition by nasogastric tubing, gastrostomy, or other medical means[42].

May introduit la conclusion de cette section consacrée aux faits par la considération suivante : « Since persons diagnosed as being in the PVS condition are by no means in danger of death[43] and since their lives can be protected, perhaps for several years, the moral question is […] ».

Cette affirmation, en apparence simplement descriptive, esquive une question fondamentale en posant, comme une évidence imparable, que ces personnes ne sont pas en danger de mort. En fait, on peut estimer que ces personnes sont en danger de mort à la suite des séquelles majeures provoquées par un traumatisme crânien ou par un problème médical telle une hémorragie cérébrale. D’ailleurs, plusieurs de celles-ci seraient déjà mortes si elles n’avaient pas bénéficié, dans les minutes et les heures qui ont suivi l’événement initial, de traitements spécialisés. C’est l’espoir d’une issue positive du traitement, allié à la présomption de la médecine en faveur de la vie, qui ont motivé l’intensité du traitement initial. Ce traitement, dans le cas de Theresa Marie Schiavo par exemple, n’a manifestement pas donné les résultats escomptés. On peut donc tenir que, bien que la personne ne soit plus en danger de mort en raison d’une évolution du problème initial, elle est néanmoins en danger de mort prochaine en raison des séquelles provoquées par celui-ci. Jusqu’à tout récemment, un tel état d’inconscience menait directement à la mort en raison de l’incapacité de ces personnes de s’hydrater et de s’alimenter de manière autonome.

La conviction de May à l’effet que l’alimentation et l’hydratation artificielles doivent être poursuivies n’est pas du tout ébranlée par le fait que les associations médicales concernées[44] estiment unanimement que le retour à une vie minimalement consciente et relationnelle est pratiquement impossible.

De l’avis de May, ces conclusions sont invalidées parce qu’un nombre important de ceux qui ont contribué à l’élaboration de ces lignes directrices seraient convaincus que les patients en EVP ne seraient plus des « personnes ».

It should be noted that a significant number of the individuals who drafted statements of this kind think that « personhood » is lost if an individual is no longer capable of exercising cognitive abilities[45].

May n’offre toutefois pas de référence à l’appui de cette assertion. Il serait néanmoins intéressant de vérifier si les conclusions de ces groupes avalisent effectivement l’idée que la persistance des habiletés cognitives est une condition essentielle pour qu’un individu humain puisse être qualifié de personne. Cette idée est-elle explicitement évoquée au support des conclusions ? Intervient-elle de façon non avouée dans le raisonnement ?

2.4. Le jugement moral en faveur de la cessation de l’alimentation et de l’hydratation des patients en EVP requiert-il de mettre en doute leur statut de personne ?

Force est de reconnaître que la position d’O’Rourke et son interprétation de la doctrine traditionnelle conduisent à avaliser la cessation bien qu’elles ne reposent pas sur la négation du statut de personne. Il s’agit, nous l’avons déjà indiqué plus haut, d’une interprétation divergente des exigences du respect de la dignité de ces personnes.

Après avoir mis en cause la validité morale du consensus des différents groupes de médecins, en invoquant le biais des auteurs des documents cités, May s’appuiera sur les travaux du neurologue D. Alan Shewmon pour invalider le consensus, cette fois sur la base de ses assises scientifiques. Shewmon est, en outre, connu dans les cercles éthiques pour sa critique du concept de mort cérébrale[46]. May en appelle à lui pour remettre en question deux convictions largement partagées par les scientifiques et les médecins : l’absence d’activité consciente chez les patients en EVP et le fait qu’ils ne ressentiraient pas la douleur. Shewmon observe que ces convictions ont pratiquement valeur de dogme.

Notons simplement que ce « dogme » fait, depuis quelques années, l’objet d’un examen critique à la faveur du développement de nouvelles techniques d’observation de l’activité cérébrale et que les publications sont nombreuses en cette matière. Mais, pour l’instant, comme le faisait remarquer Laureys : « There is, at present, no validated objective “consciousness meter” that can be use as proof or disproof of awareness in severely brain-damaged patients[47] ».

Dans la section consacrée aux positions de l’épiscopat américain, May brosse un rapide tableau de la situation : le Magistère universel de l’Église ne s’est pas explicitement prononcé et l’épiscopat américain est divisé sur la question. Bien que le nom d’O’Rourke ne soit pas cité dans cette section, May fait clairement allusion à sa position. Il signale qu’elle n’a pas été jugée convaincante par le Comité des activités Pro-Vie de la Conférence des évêques catholiques américains. Au sujet du rapport de ce comité et de la position des évêques de Pennsylvanie allant dans la même direction, il mentionne que ces documents comportent de nombreuses références à la littérature médicale, suggérant de ce fait que la base de la position conservatrice serait scientifiquement plus solide.

Constatons enfin, qu’à son avis, les « Ethical and Religious Directives for Catholic Health Care Services » publiées par la Conférence des évêques catholiques américains en 1994[48], ne permettaient pas qu’on cesse l’alimentation et l’hydratation artificielles. Il résume ainsi la position adoptée en citant le § 58 affirmant la présomption en faveur de l’alimentation et l’hydratation artificielles :

One ought to presume that nourishment so provided be given « as long as this is of sufficient benefit to outweigh the burdens involved to the patient »[49].

Hors de son contexte, cette expression peut être interprétée dans des sens tout à fait opposés puisque la conclusion dépend de trois évaluations distinctes : celle du bénéfice, du fardeau, et de la proportion.

May désavoue avec vigueur les conclusions tirées par O’Rourke de la référence aux fins spirituelles faite par Pie XII. Il agrée toutefois, en partie, à la proposition d’O’Rourke, dans la mesure où il accorde que des traitements qui compromettraient l’atteinte des fins spirituelles ne seraient pas obligatoires. Son accord s’exprime dans les termes suivants :

A means is extraordinary if it imposes a « grave burden » on a person and prevents him or her from striving for the spiritual purpose of life[50].

Son désaccord porte spécifiquement sur l’obligation de continuer des soins impuissants à restaurer la capacité de poursuivre les fins spirituelles :

O’Rourke errs seriously when he claims that a mean is « ordinary » only if it enables a person to pursue this goal and that it is « extraordinary » and hence not obligatory if it is ineffective in helping a person strive for the natural goal of life[51].

Lorsqu’on examine attentivement le texte d’O’Rourke, on se rend compte que son affirmation fondamentale porte sur l’efficacité du traitement.

Pope Pius XII, when speaking about life support systems, declared : « Life, health, all temporal activities are in fact subordinated to spirituals ends. » Thus, when the potential for spiritual function is no longer present, then it seems that all treatment or care efforts which would sustain physiological function are ineffective[52].

Il poursuit quelques lignes plus loin ; l’argument se double alors de la référence aux buts même de la médecine, ce qui renforce la thèse qu’un tel traitement soit inefficace et donc non moralement requis :

Thus, the goals of medicine and human life are not achieved if mere physiological function is prolonged while spiritual function is beyond the potential of the person[53].

2.5. Bilan provisoire

À notre avis, les positions de May et O’Rourke ne peuvent sortir intactes d’une confrontation directe au texte de Pie XII dont elles se réclament ! En effet, contrairement à ce que ces deux auteurs tiennent pour acquis, ce qui pourrait compromettre l’atteinte des fins spirituelles, selon Pie XII, ce n’est pas le traitement mais bien une obligation morale trop exigeante !

Mais il n’oblige habituellement qu’à l’emploi des moyens ordinaires (suivant les circonstances de personnes, de lieux, d’époques, de culture), c’est-à-dire des moyens qui n’imposent aucune charge extraordinaire pour soi-même ou pour un autre. Une obligation plus sévère serait trop lourde pour la plupart des hommes et rendrait trop difficile l’acquisition de biens supérieurs plus importants. La vie, la santé, toute l’activité temporelle, sont en effet subordonnées à des fins spirituelles. Par ailleurs, il n’est pas interdit de faire plus que le strict nécessaire pour conserver la vie et la santé, à condition de ne pas manquer à des devoirs plus graves[54].

Le texte est à lire en parallèle avec le suivant, publié le 24 février 1957 ; il témoigne du réalisme qui est celui de Pie XII quand il est question de morale.

Si des mourants consentent à la souffrance, comme moyen d’expiation et source de mérites pour progresser dans l’amour de Dieu et l’abandon à sa volonté, qu’on ne leur impose pas d’anesthésie ; on les aidera plutôt à suivre leur voie propre. Dans le cas contraire, il ne serait pas opportun de suggérer aux mourants les considérations ascétiques énoncées plus haut et l’on se souviendra qu’au lieu de contribuer à l’expiation et au mérite la douleur peut aussi fournir l’occasion de nouvelles fautes[55].

Si les argumentations de nos auteurs sont également compromises, la thèse d’O’Rourke n’en demeure pas moins forte, car il est incontestable que le système moral auquel se réfère Pie XII implique une hiérarchie des biens exigeant une mise en perspective constante des devoirs.

2.6. Le statut de personne

Revenons néanmoins à la critique de la thèse d’O’Rourke telle que formulée par May. Cette critique repose sur des inférences opérées par May et récusées par O’Rourke. Le passage suivant est particulièrement révélateur des glissements successifs que May opère dans la critique la thèse de son adversaire :

He errs seriously because there are many people, including some seriously impaired infants and children and some elderly people who are « not with it », persons who are not actually able to make judgments and choices and thus incapable of pursuing the « spiritual goal of life » (sic). But these unfortunate human beings are still persons ; their lives are still good and of value, and it is good for them to be alive[56].

Le problème que soulève May est capital. O’Rourke doit répondre des implications de sa thèse sur le traitement des personnes handicapées. Celle-ci est-elle cohérente avec les devoirs que nous nous reconnaissons à l’égard de ces personnes ? Néanmoins la référence au statut de personne et à la valeur de la vie de celles-ci peut être entendue de façons opposées : soit comme une invitation à tirer toutes les conséquences de convictions partagées, soit comme la dénonciation de postulats sous-jacents à la thèse d’O’Rourke. À la lumière des termes mêmes de celui-ci, cette seconde interprétation se révèle être fallacieuse et injuste quant à la question du statut de personne.

If the cognitive-affective potential is nonexistent, the person is still a human being, but a human being toward whom we do not have an ethical obligation to prolong life. Persons who have weak cognitive-affective function are still capable of spiritual activity[57].

La position d’O’Rourke ne découle donc pas de la croyance que l’individu privé de ses facultés intellectuelles supérieures perdrait sa qualité de personne. Elle concerne la nature de nos devoirs à l’égard de cette personne ! May postule cependant que la décision de ne pas poursuivre l’alimentation et l’hydratation implique qu’on refuse à cet individu le statut de personne.

2.7. La proportionnalité

Dans la mesure où les deux auteurs s’accordent sur une résolution passant par le principe de proportionnalité, l’évaluation du bénéfice détermine directement la figure exacte du devoir à l’égard de cette personne dont l’état ne recèle aucun espoir raisonnable d’amélioration. De l’avis de May, ce bénéfice est double : il s’agit de la poursuite de la vie et de l’évitement de la mort par déshydratation et malnutrition.

In our judgment, feeding such patients and providing them with fluids is not useless in the strict sense because it does bring to these patients a great benefit[58], namely, the preservation of their lives and the prevention of their death through malnutrition and dehydration[59].

Examinons d’abord la seconde raison qu’il offre à l’appui de sa position : « The prevention of their death through malnutrition and dehydration ». Quel est le sens exact de l’argument ? Il nous semble reposer sur deux présupposés qui demeurent ici implicites, d’une part que la mort par déshydratation et malnutrition soit particulièrement cruelle en raison de la souffrance qui l’accompagne et d’autre part que la personne en EVP ait la capacité de ressentir cette souffrance. Le discours de Jean-Paul II aux participants du Congrès international promu par la Fédération internationale des associations de médecins catholiques recourt explicitement à cet argument.

En outre, il n’est pas possible d’exclure a priori que la privation de l’alimentation et de l’hydratation, selon ce que révèlent de sérieuses études, soit la cause de profondes souffrances pour le sujet malade, même si nous ne pouvons en voir les réactions qu’au niveau du système nerveux autonome ou au niveau des signes d’expression[60].

Bien que le texte pontifical ne cite pas ses sources, on peut croire qu’il fait allusion aux contributions de D. Alan Shewmon et de S. Laureys. Ces contributions, bien qu’elles étayent toutes deux l’affirmation selon laquelle « il n’est pas possible d’exclure a priori que la privation de l’alimentation et de l’hydratation […] soit la cause de profondes souffrances pour le sujet malade », ne sont pas assimilables. La position de Laureys est bien plus réservée que celle de Shewmon. En effet, celui-ci évoque la possibilité qu’il existe un sous-groupe de patients au sein des EVP qui seraient en réalité dans un état de « super lock-in ». Laureys, pour sa part, tient pour possible un certain niveau de conscience mais n’évoque pas la thèse d’un « super lock-in » qui impliquerait un niveau de conscience normal.

Despite an altered resting metabolism, primary cortices still seem to activate during external stimulation in vegetative patients whereas hierarchically higher-order multimodal association areas do not. The observed cortical activation is isolated and dissociated from higher-order associative cortices, suggesting that the observed residual cortical processing in the vegetative state is insufficient to lead to integrative processes thought to be necessary to attain the normal level of awareness[61].

Venons-en maintenant au premier argument selon lequel la préservation de la vie serait un « un grand bénéfice ». La préservation de la vie est-elle d’un grand bénéfice pour un patient en EVP si la possibilité d’un retour à la vie consciente est pratiquement nulle ? La réponse de May est catégorique. La vie est un bien intrinsèque : « […] a good intrinsic to the person, a good of the person[62] ». Que le bien fondamental de la vie ait perdu le potentiel de donner lieu à la jouissance d’autres biens, telles la poursuite de la vérité ou la contemplation du beau et du sublime, ne change rien à l’affaire.

2.8. La vie : bien ontologique et bien moral

Le bien dont il s’agit ici est un bien d’ordre ontologique. Les capacités de se percevoir comme vivant ou comme sujet d’une vie personnelle et intersubjective sont des considérations sans pertinence véritable. L’introduction d’un concept ontologique de bien, au détriment d’un concept éthique, exclut, de facto, la prise en compte, au moment du jugement moral, de l’expérience de l’individu aux prises avec la maladie et la perspective de la mort. Nous avons difficulté à intégrer cette perspective à celle dessinée par Pie XII qui appelle, nous semble-t-il, la considération des circonstances individuelles de la décision. De plus, que devient le principe de proportionnalité s’il consiste à apprécier des biens d’ordres différents ?

2.9. Shannon et Walter : la considération de la qualité de la vie n’est pas étrangère à la tradition catholique

Shannon et Walter publiaient en 1988 un article traitant la question sous deux angles. On y trouve des matériaux précieux pour faire progresser la discussion sur deux fronts : les questions de la qualité de la vie et de la valeur de la vie. Shannon et Walter présentent d’abord les résultats d’un sondage fait auprès de la hiérarchie américaine par Shannon. Ce sondage portait, dans sa première partie, sur l’existence de comités d’éthique, sur leur fonctionnement, leur composition et, le cas échéant, sur les lignes directrices auxquelles ils se référaient dans l’examen des cas soumis. La seconde partie était consacrée à la discussion de questions spécifiques à la problématique de l’interruption de l’hydratation et de l’alimentation artificielles. Au sujet de la première partie nous retiendrons simplement le constat général que, bien que les répondants situent nettement leurs positions dans le cadre de la tradition catholique, ils en tiraient néanmoins des conclusions opposées. Shannon et Walter en concluaient que le débat était loin d’être fini. La seconde partie de l’article se voulait être une contribution positive à l’atteinte d’un consensus.

2.10. Qualité et valeur de la vie

Shannon et Walter[63] mettent d’abord en doute, en s’appuyant sur Cynthia B. Cohen[64], la justesse du parallèle communément fait entre le concept de qualité de la vie, omniprésent dans les discussions de la bioéthique américaine, et le concept nazi de lebenunwertes Leben ou en anglais life unworthy of life, associé à un jugement sur la qualité de vie. Ils ne développent toutefois pas cette question, préférant proposer une interprétation catholique du concept de qualité de vie. À leurs yeux, en effet, le concept de qualité de la vie peut tout à fait se prêter à une reconstruction qui fasse justice à la tradition catholique. Cette reconstruction implique cependant de bien distinguer les moments évaluatifs et normatifs.

Le moment évaluatif repose d’abord sur la distinction entre la vie biologique ou physique et la vie personnelle, c’est-à-dire le fait d’être une personne. Ensuite, toujours selon nos auteurs, il faut tenir compte du fait que la vie physique est une valeur indépendante des propriétés ou caractéristiques de la personne. La vie est un bonum onticum. Ce bien ontique est toutefois d’une valeur limitée comme le sont tous les biens créés. Pour eux, accorder une valeur ontique à la vie biologique est garant de l’égalité morale des personnes :

By arguing that physical life as such is a bonum onticum and not a conditional value, i.e. a bonum utile, we can affirm that all physical lives are of equal ontic value and that all persons are of equal moral worth[65].

Enfin, ils estiment que la qualité, dont il est question dans les jugements de qualité de vie, est une évaluation du rapport entre, d’une part, la condition médicale du patient et, d’autre part, la capacité du patient de poursuivre les buts et finalités de la vie (goals and purposes), entendu que la valeur de ces buts et finalités transcende la valeur de la vie physique ou biologique.

Sur le plan normatif, ils retiennent du rejet du concept de qualité de la vie le refus que des décisions de vie ou de mort soient prises uniquement en fonction de la présence ou de l’absence de certaines qualités ou habiletés. Pour eux, l’évaluation des conséquences positives de la présence de telle ou telle caractéristique, considérée soit du point de vue du bien individuel soit de celui du bien social, ne constitue pas un fondement acceptable, car il conduit à nier l’égalité fondamentale des personnes. Ils rejettent donc une approche conséquentialiste de la question au profit d’une approche téléologique.

The structure of the actual moral obligation is teleological in that the patient’s condition is always viewed in relation to the pursuit of life’s purposes, and the grounding of the obligation involves an evaluative assessment of the qualitative relation which exists between these two components[66].

L’argument développé est, somme toute, très près de celui développé par O’Rourke qui repose également sur la hiérarchie des biens. Il fournit toutefois un cadre qui, en distinguant les dimensions évaluative et normative, devrait permettre de reconnaître à la fois la valeur intrinsèque de la vie, bien que les auteurs n’utilisent pas cette expression, et les limites du devoir de préserver la vie.

C’est probablement pour éviter le glissement vers une structure d’évaluation qui ferait appel à un droit à la vie relatif, c’est-à-dire proportionné aux habiletés dont pourraient faire preuve les sujets de cette vie, que les auteurs circonscrivent l’évaluation aux effets de l’intervention clinique.

Quality-of-life judgments, which are judgments strictly circumscribed by an assessment of the benefits and burdens of medical treatment considered in itself and/or those benefits and burdens that will accrue to the patient as a result of treatment, function appropriately as ways of qualifying our duties to preserve life[67].

On pourrait craindre que cette volonté de circonscrire les jugements de qualité de la vie aux conséquences du traitement médical ne réduise la portée du jugement de proportionnalité des soins. Ce n’est toutefois pas le cas. Les auteurs se dissocient avec vigueur d’une telle position :

[…] for some people any considerations beyond the technology itself will lead to an improper questioning of the value of patient’s life.

We think the concept of burden and quality of life should be linked. Burden can accrue to the patient precisely through the administration of modern technology and can be a consequence of a life lived merely at the biological level with no hope of restoration or further pursuit of temporal or even eternal goals. In this sense the burden is iatrogenic[68].

Les auteurs sont évidemment conscients qu’il est des plus improbable que le fardeau soit ressenti par le patient lui-même. Toutefois, souscrivant à la méthode d’analyse proposée par Pie XII, ils intègrent au jugement de proportionnalité le fardeau ressenti par la famille et les soignants. Ils qualifient même ce fardeau supplémentaire de « iatrogénique », mettant ainsi en lumière le fait que l’intervention médicale initialement destinée à soulager du fardeau de la maladie y contribue maintenant. Ces considérations les conduisent à préciser ce qui, à leurs yeux, apparaît être la finalité de l’alimentation et de l’hydratation artificielles des patients en état végétatif :

The expected benefit of tube feeding is the preservation of life post-trauma or posttreatment (sic) so that other treatment work can go on, e.g. treatment or diagnosis. But there comes a time — sometimes sooner, sometimes later — when one knows that all has been tried and cure is not possible[69].

On se rappellera la trilogie des objectifs du traitement médical qui servait de cadre à son appréciation chez O’Rourke « to remove, circumvent, or alleviate the pathology ». S’il était impératif de faire obstacle, grâce à l’intervention médicale, à la réalisation des conséquences naturelles de la maladie tant qu’un espoir raisonnable d’amélioration subsistait, ce n’est plus le cas lorsque le diagnostic d’état végétatif permanent a été posé selon les règles de l’art.

No doubt, one of the principal factors that have provoked this debate has been the ambiguity about the central goal of medicine itself. Medicine rightfully seeks to prevent death, especially an untimely death, to alleviate pain and physical suffering, and to promote health as far as possible. Indeed, these are important goals. However, we argue that all these goals are really subordinate to the more encompassing goal of serving the purposefulness of personal existence[70].

On ne peut manquer de mettre en rapport ces réflexions à propos des finalités de la médecine avec l’analyse de la finalité de l’alimentation et de l’hydratation artificielles inscrite au coeur du discours que prononça Jean-Paul II à Rome le 20 mars 2004.

II. Le texte de Jean-Paul II et sa réception

1. Le discours de Jean-Paul II aux participants du Congrès international promu par la Fédération internationale des associations des médecins catholiques (17-20 mars 2004)

Ce discours concluait un congrès international organisé à Rome par Mgr Elio Sgreccia, vice-président de l’Académie pontificale pour la Vie, et M. Gian Luigi Gigli, président de la Fédération internationale des Associations des médecins catholiques. Un bon nombre des communications présentées, de même que le discours pontifical, furent publiés dans la revue scientifique NeuroRehabilitation[71]. Le congrès se déroulait sur un arrière-fond polémique, au sein même de l’Église catholique américaine, à propos de la conduite qu’un catholique devait adopter devant un cas tel que celui de Terri Schiavo. Les présentateurs, et Jean-Paul II dans son discours de clôture, accordèrent une place privilégiée à des opinions remettant en question des idées et des convictions faisant l’objet d’un large consensus au sein de la communauté scientifique : on questionna la conviction que les patients en EVP ne pouvaient ressentir la douleur, on qualifia de soins les procédures d’alimentation et d’hydratation artificielles unanimement définies comme des traitements par les associations professionnelles médicales américaines, on jugea appropriés des soins de réhabilitation pour ces patients alors que c’est avec une quasi-unanimité que les neurologues estimaient que les chances de retour à la conscience étaient pratiquement nulles lorsqu’un diagnostic exact d’EVP a été posé.

Le jugement moral de Jean-Paul II à propos de l’EVP s’exprime synthétiquement ainsi :

Son utilisation devra donc être considérée, en règle générale, comme ordinaire et proportionnée, et, en tant que telle, moralement obligatoire, dans la mesure où elle atteint sa finalité propre, et jusqu’à ce qu’elle le démontre, ce qui, en l’espèce, consiste à procurer une nourriture au patient et à alléger ses souffrances[72].

La finalité serait donc, selon Jean-Paul II de nourrir et de soulager le patient. Cette position sera par la suite reprise dans la réponse donnée par la Congrégation de la doctrine de foi aux évêques américains à ce sujet le 1er août 2007[73].

Or lorsqu’on lit attentivement le texte de la Congrégation, on note un déplacement à propos de la finalité :

Oui. L’administration de nourriture et d’eau, même par des voies artificielles, est en règle générale un moyen ordinaire et proportionné de maintien de la vie. Elle est donc obligatoire dans la mesure et jusqu’au moment où elle montre qu’elle atteint sa finalité propre, qui consiste à hydrater et à nourrir le patient. On évite de la sorte les souffrances et la mort dues à l’inanition et à la déshydratation.

Le soulagement de la souffrance n’est plus inclus dans la définition de la finalité, cette dernière consiste maintenant exclusivement dans l’alimentation et l’hydratation. De notre point de vue, ce « détail » n’est pas un glissement anodin. Inclure le soulagement de la souffrance posait deux problèmes : d’une part, il est loin d’être certain que ces patients puissent faire l’expérience consciente de la souffrance. Le consensus médical est toujours à l’effet que les patients en EVP ne peuvent ressentir la douleur et ne disposent plus du substrat matériel requis pour que la conscience réflexive soit possible. Des résultats récents et fragmentaires indiqueraient une activité corticale jusqu’à présent non détectée, mais le pas à franchir pour conclure à une conscience de la douleur est important. Il faut également prendre acte que l’exercice de la conscience ne peut faire l’objet d’une appréhension directe. On sera toujours dépendant d’indicateurs indirects de la conscience. D’autre part, si le patient était conscient, il n’est pas certain que l’alimentation et l’hydratation artificielles provoquent la satiété[74] ! Chez l’individu en santé, c’est le fait que l’estomac soit plein qui la provoque alors que la disparition de la soif se joue au niveau de la bouche ! Les patients en soins palliatifs trouvent leur confort non dans le fait d’être hydratés mais dans des soins de bouche de qualité !

2. La réception du texte de Jean-Paul II

La réception du texte de Jean-Paul II donnera lieu à une abondante littérature que nous présenterons ici à l’égide de deux thèses : le révisionnisme et la continuité. Les auteurs critiques des positions récentes du Magistère romain prétendent, en effet, que les orientations actuelles en matière de décisions de fin de vie infléchissent la tradition catholique et constituent une prise de distance significative à l’égard des enseignements de Pie XII en particulier. On assisterait donc à une réinterprétation rigoriste de l’enseignement catholique en matière de décision de fin de vie. Les tenants de la continuité tiennent au contraire la thèse que les positions actuelles se situent dans le droit fil de la tradition. On comprendra l’importance de mettre en évidence les arguments respectifs et surtout de présenter soigneusement la « preuve » offerte de part et d’autre.

2.1. La thèse du « révisionnisme »

a) Shannon et Walter : quatre déplacements. Dans un article de Theological Studies[75] consacré à l’analyse du discours du 20 mars, Shannon et Walter s’emploient à mettre en lumière les déplacements opérés dans ce texte par rapport à ce que serait la position traditionnelle de l’Église catholique depuis le 16e siècle. On assisterait à une véritable révision des positions traditionnelles. L’analyse des positions romaines récentes conduirait à identifier quatre déplacements significatifs : 1) le passage d’une méthodologie téléologique à une méthodologie déontologique ; 2) la réduction du champ d’application de la doctrine des moyens extraordinaires au contexte de la mort imminente ; 3) la substitution du caractère approprié de la thérapie par la présomption en faveur de son usage ; 4) le passage de la présomption en faveur de l’usage de l’hydratation et de la nutrition artificielles à son obligation.

La démonstration passe d’abord par l’illustration d’un premier glissement mis en lumière à la faveur d’une comparaison avec la déclaration de 1980 de la Sacrée Congrégation de la doctrine de la foi à propos de l’euthanasie[76].

1) Pour les auteurs, la déclaration de la Sacrée Congrégation de la doctrine de la foi au sujet de l’euthanasie ressort de la méthode téléologique. Ils associent à cette méthode la centralité de la place occupée par le patient dans la décision. Ils rappellent, à ce sujet, le rôle décisif de l’appréciation des ressources physiques et morales du patient, aussi bien dans le texte de la Congrégation que dans celui du Conseil pontifical Cor Unum. À leur avis, le texte de la Congrégation se situe dans le droit fil de la tradition élaborée depuis le 16e siècle et exposée dans la thèse de Cronin. Le texte du 20 mars s’en démarquerait nettement, car considérer l’alimentation et l’hydratation comme des soins « en principe ordinaires et donc obligatoires », exclurait la prise en considération des circonstances individuelles du cas des considérations pertinentes. Ne demeureraient pertinentes que les considérations individuelles à caractère « physiologique » : l’incapacité à assimiler la nourriture ou à « soulager la douleur » du patient.

2) L’Évangile de la vie constitue, pour Shannon et Walter, le point tournant pour la réduction du champ d’application de la doctrine des moyens extraordinaires. Ils citent à l’appui le texte suivant où on préciserait que le contexte d’application de la doctrine des moyens extraordinaires serait celui de la mort imminente :

Il faut distinguer de l’euthanasie la décision de renoncer à ce qu’on appelle l’« acharnement thérapeutique », c’est-à-dire à certaines interventions médicales qui ne conviennent plus à la situation réelle du malade, parce qu’elles sont désormais disproportionnées par rapport aux résultats que l’on pourrait espérer ou encore parce qu’elles sont trop lourdes pour lui et pour sa famille. Dans ces situations, lorsque la mort s’annonce imminente et inévitable[77], on peut en conscience « renoncer à des traitements qui ne procureraient qu’un sursis précaire et pénible de la vie, sans interrompre pourtant les soins normaux dus au malade en pareil cas »[78].

Par ailleurs, ils récusent l’argument de ceux qui verraient dans ce passage une simple reprise de l’allusion à la mort imminente dans la Déclaration sur l’euthanasie :

Dans l’imminence d’une mort inévitable malgré les moyens employés, il est permis en conscience de prendre la décision de renoncer à des traitements qui ne procureraient qu’un sursis précaire et pénible, sans interrompre pourtant les soins normaux dus au malade en pareil cas (Section IV).

Ils font observer que le contexte de ce paragraphe en réduit substantiellement la portée, puisqu’il s’agirait de simples précisions destinées à faciliter l’application du principe général rappelé plus haut :

On appréciera les moyens en mettant en rapport le genre de thérapeutique à utiliser, son degré de complexité ou de risque, son coût, les possibilités de son emploi, avec le résultat qu’on peut en attendre, compte tenu de l’état du malade et de ses ressources physiques et morales (Section IV).

À leur avis, la doctrine traditionnelle, telle qu’exposée dans le Discours aux anesthésiologistes de Pie XII et dans la Déclaration sur l’euthanasie de la Sacrée Congrégation de la doctrine de la foi, embrasserait donc un contexte bien plus vaste que la formulation qu’en aurait donnée Jean-Paul II dans l’Évangile de la vie d’abord, ensuite dans le discours du 20 mars. La thèse de Cronin témoignera du bien-fondé historique de ce point de vue.

3) Procéder à l’évaluation morale en prenant comme point de départ la présomption en faveur du traitement, au lieu de s’interroger sur le caractère approprié du traitement, constituerait un autre déplacement significatif. Les auteurs insistent sur le caractère central de l’idée de « traitement approprié » et sur les équivoques provoquées par un usage non critique du terme « ordinaire » pour qualifier un traitement. D’abord, qualifier un traitement d’ordinaire, dans le contexte médical, est normalement de l’ordre d’un constat : « ce moyen est d’usage fréquent ». Dans le contexte de la tradition morale catholique, l’« ordinaire » désigne, non la fréquence de son usage, mais la proportionnalité du fardeau imposé au patient : « le fardeau est ordinaire pour ce patient ».

Ensuite, seconde équivoque liée à la première, on peut croire que la distinction implique une classification, a priori, des moyens et passer directement de la classification à visée descriptive à un jugement normatif. Pour les auteurs, l’instauration d’une présomption en faveur de l’usage de moyens empiriquement déterminés, repose sur un concept de moyen ordinaire se démarquant de celui de la tradition morale catholique dont témoignent notamment les discours de novembre 1957 de Pie XII[79] et la Déclaration sur l’euthanasie de la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi. Parmi les auteurs introduisant cette présomption, ils citent le Comité Pro-vie de la Conférence des évêques catholiques américains, la Conférence des évêques du New Jersey à l’occasion de son texte de 1987 à propos du cas Nancy Jobes, la Conférence des évêques américains (NCCB/USCC) dans ses Directives aux hôpitaux catholiques de 1994[80].

Enfin, les auteurs font remarquer que la présomption traditionnelle n’est pas en faveur de l’acceptation du traitement mais bien en faveur de la préservation de la vie.

4) Le dernier déplacement identifié concerne le passage de la présomption en faveur de l’usage de l’hydratation et de la nutrition artificielles à son obligation. Sa première occurrence serait dans le document de 1981 du Conseil pontifical Cor Unum identifiant une série de traitements de base dont l’usage serait d’« obligation stricte ». Parmi ces traitements, on trouvait l’alimentation :

On the contrary, there remains the strict obligation to apply under all circumstances those therapeutic measures which are called « minimal » : that is, those which are normally and customarily used for the maintenance of life (alimentation, blood transfusions, injections, etc.). To interrupt these minimal measures would, in practice, be equivalent to wishing to put an end to the patient’s life[81].

Les auteurs font remarquer que le texte de l’Académie pontificale des sciences qualifie, quant à lui, l’alimentation de soin : « If the patient is in a permanent, irreversible coma, as far as can be foreseen, treatment is not required, but all care should be lavished on him, including feeding (Origins 15, December 5, 1985)[82] ».

Shannon et Walter attribuent ces multiples déplacements à des facteurs éthique et politique. Du point de vue éthique, ils estiment que la position « révisionniste » ignore la distinction entre les jugements axiologique et normatif. Attribuer une valeur fondamentale à la vie est un jugement axiologique. On ne peut toutefois dériver directement d’un jugement axiologique des conséquences pratiques. C’est précisément l’objet du jugement normatif de tirer ces conséquences sur le plan des devoirs concrets. Le principe de proportionnalité jouerait, dans cette perspective, le rôle d’une règle qui, intervenant dans le jugement normatif, permettrait de préciser l’extension du devoir général de préserver la vie dans une situation particulière. Toujours selon les auteurs, l’économie du jugement normatif conduit directement au vitalisme. La distinction aurait également le mérite de nous prémunir contre un usage du concept de qualité de la vie qui minerait l’égale dignité des personnes.

Le mouvement pro-vie américain, caractérisé par son activisme politique et juridique, constituerait le facteur politique. Sa rhétorique ignorerait également la médiation du jugement normatif et conduirait, paradoxalement, à une valorisation matérialiste de la vie.

b) John J. Paris : Nemo ad inutile tenetur ! Dans un article consacré à l’examen du cas Schiavo à la lumière de la tradition catholique[83], Paris n’aborde que de façon oblique le discours du 20 mars. Il se garde alors de parler de révisionnisme en référence au texte de Jean-Paul II. Il le fera toutefois dans un article subséquent, consacré celui-là à l’autorité doctrinale du texte[84]. Le premier article ne laisse pas de place au doute : Paris partage fondamentalement le point de vue de Shannon et Walter à propos de ce discours ; il représente un virage par rapport à la tradition. C’est d’ailleurs en s’autorisant de cette tradition qu’il critiquera ouvertement certains membres de l’épiscopat américain dans l’introduction de son article.

Politicians and even a few bishops and cardinals were quick to join the parents in denouncing the removal of Terri Schiavo’s feeding tube as « euthanasia » or « murder ». However, the interpretation of the Catholic position on the sanctity of life that led to that moral judgment is not in line with the centuries-long Catholic position on end-of-life care[85].

Cette critique ne laisse pas le texte pontifical indemne ! Paris n’ignore pas que celui-ci assimile également la cessation de l’alimentation et de l’hydratation artificielles à de l’euthanasie.

La mort due à la faim ou à la soif est, en effet, l’unique résultat possible à la suite de leur suspension. Dans ce sens, elle finit par prendre la forme, si elle est effectuée de façon consciente et délibérée, d’une véritable euthanasie par omission[86].

Il évite toutefois une opposition frontale au texte, préférant tirer des travaux de Cronin et de Kelly les éléments nécessaires à une mise en perspective historique du texte et mettre en valeur la synthèse doctrinale présentée par la Sacrée congrégation de la doctrine de la foi en 1980. Prenant appui sur Kelly, il déplace la discussion de la double problématique dans laquelle elle a tendance à s’enfermer, celle des caractères artificiel ou naturel et, ordinaire ou extraordinaire, de l’alimentation et de l’hydratation artificielles. Il propose, à la suite de Kelly, une résolution en amont de cette problématique, invoquant ce principe que nous avons exposé plus haut dans la présentation de Kelly : le traitement doit offrir des chances raisonnables de succès.

Kelly was concerned with the same questions that confronted us in the Schiavo case : Is there a moral obligation to continue intravenous feeding of an irreversibly comatose patient ? After a thorough survey of the prior teachings on the subject, Kelly finds that the authors hold that « no remedy is obligatory unless it offers a reasonable hope of checking or curing a disease (Nemo ad inutiletenetur). » From this Kelly concludes that no one is obliged to use any means — natural or artificial — if it does not offer a reasonable hope of overcoming the patient’s condition[87].

La question rebondit cependant ! Le succès de l’alimentation consiste-t-il simplement dans l’absorption ? Il semble bien que, selon le texte pontifical, ce soit le cas ! Jean-Paul II déclarait en effet au sujet de l’administration de l’eau et de la nourriture par des voies artificielles ou naturelles :

Son utilisation devra donc être considérée, en règle générale, comme ordinaire et proportionnée, et, en tant que telle, moralement obligatoire, dans la mesure où elle atteint sa finalité propre, et jusqu’à ce qu’elle le démontre, ce qui, en l’espèce, consiste à procurer une nourriture au patient et à alléger ses souffrances.

c) Sulmasy : l’influence de la nouvelle théorie de la loi naturelle. Daniel P. Sulmasy, religieux américain, s’appuyant sur sa double formation de médecin et d’éthicien catholique, aborde également le texte de Jean-Paul II sous l’angle de son rapport à la tradition. En plus de fournir de nouvelles pistes d’analyse du point de vue de la théorie éthique, il introduit des éléments cliniques, scientifiques et économiques qui n’avaient pas jusqu’alors été abordés.

Some recent forms of argument seem to deviate from established, traditional forms of Catholic argument. Yet the nature and extent of these deviations from tradition have not been apparent to most commentators. Some recent claims have been based upon oversimplified understandings of clinical and economic reality. Still other claims appear to be based upon novel philosophies of medicine that have not been made explicit[88].

Sulmasy remet en question ce qu’il estime être une prémisse du débat : le rôle de la règle de la cause à double effet[89]. Il rejette l’idée que ce soit en vertu de cette règle que l’on puisse, en certaines circonstances, cesser le traitement. Selon lui, ce recours est nécessaire dans la mesure où le cadre théorique de l’évaluation morale est la nouvelle théorie de la loi naturelle[90] (New Natural Law Theory). En effet, celle-ci rejette le fondement ontologique ou anthropologique au profit d’une théorie des biens fondamentaux. Dans ce contexte, c’est la règle de la cause à double effet qui explique comment on peut renoncer à réaliser un des biens reconnus comme fondamentaux.

The Catholic moral tradition has for several centuries relied upon the casuistry of withholding and withdrawing extraordinary means of care as the proper framework for analyzing such cases, not the rule of double effect. The moral theology of forgoing extraordinary means of care was developed independently of the rule of double effect and this rule was never invoked in its development or justification. Instead, the traditional understanding of forgoing extraordinary means has been based upon the principles of « physical and moral impossibility »[91].

L’une des conséquences pratiques de placer l’évaluation morale à l’égide de la règle du double effet est de restreindre le champ des éléments devant être pris en compte dans l’évaluation. Dans le cadre du double effet, seules les conséquences positives et négatives provoquées par l’intervention sont pertinentes. Le fardeau croissant imposé au malade comme aux proches au fil de l’évolution de la maladie n’a de statut que celui de contexte dans lequel le problème se pose. Si au contraire, le principe en cause est celui l’« impossibilité morale ou physique », cette question de l’accroissement du fardeau est directement pertinente.

De l’avis de Sulmasy, on ne peut qualifier d’euthanasie l’interruption de l’alimentation et de l’hydratation si celle-ci est décidée en vertu du principe d’« impossibilité morale ou physique » :

The forgoing of extraordinary means of care emerges from this form of moral analysis. One has a positive duty to sustain one’s life, but this duty is limited. One need not do everything conceivable to sustain one’s life. And when a person forgoes a life-sustaining treatment under this analysis, one cannot conclude that that person has the intention of causing death[92].

Encore une fois, c’est l’une des thèses majeures du texte du 20 mars qui est contestée. Toujours en lien avec le caractère potentiellement extraordinaire du fardeau, l’auteur rappelle que la question du coût du traitement peut être légitimement invoquée et soumet des éléments d’analyse économique qui tendent à démontrer que le fardeau économique a largement été sous-estimé dans la discussion publique.

Sulmasy remet également en question la véracité des éléments cliniques souvent invoqués à l’appui de la condamnation de l’interruption de l’hydratation et de l’alimentation artificielles.

The clinical descriptions of such deaths are medically misguided. Most persons who die of chronic illnesses stop eating at the end of life, and dehydration is generally a contributing cause of such deaths, whether resulting from cancer or tuberculosis. While there is a tendency towards dry mouth (often exacerbated by the injudicious use of oxygen), this problem can be treated with ice chips, sips of water, or gentle mouth swabbing by nurses or family members.

Also, it is unclear whether feeding tubes help relieve the sensation of hunger. They provide no taste or smell or oral sensation, and since the nutritional solution is usually dripped into the tube continually to avoid the side effect of aspiration pneumonia, feeding tubes do not provide a sensation of satiety — the patient’s stomach is never full. Thus, discontinuing the tube would not deprive a patient of a sensation of satiety. Finally, the question exists whether any of these physical sensations can be cognitively appreciated by a patient who lacks function in the cortex of the brain[93].

Bien qu’il se garde de lier explicitement ses remarques au texte du 20 mars, elles s’y appliquent sans l’ombre d’un doute.

Sulmasy se livre enfin à l’analyse d’un des éléments les plus controversés du texte : l’affirmation que l’alimentation artificielle ne soit pas un traitement médical. Il fait valoir que l’insertion d’un « PEG[94] », ne pouvant être effectuée que par un médecin est manifestement un acte médical. Si on acquiesce que son retrait ne constitue pas un acte médical, on doit alors reconnaître que ce ne sont pas les mêmes principes moraux qui président à la décision d’entreprendre ou de cesser la procédure. Ce serait un précédent dans la morale catholique. Il fait de plus valoir, qu’en l’absence de raisons moralement convaincantes, le raisonnement qui s’applique aux patients en EVP devrait s’appliquer à l’ensemble des patients sous alimentation artificielle.

Il aborde enfin la question du parallèle possible entre l’alimentation et la respiration. Depuis le discours prononcé par Pie XII en 1957 au sujet de la réanimation, il est clairement établi que l’usage du respirateur peut être refusé ou cessé si le fardeau imposé par celui-ci est jugé extraordinaire. La question qui se pose naturellement, quand on est familier avec cet enseignement, est de savoir pourquoi on ne peut faire le même raisonnement dans le cas de l’alimentation et de l’hydratation. La réponse, la plus souvent proposée, est que ce parallèle repose sur une fausse prémisse : l’alimentation artificielle ne serait pas un traitement médical comme c’est le cas de la respiration assistée par le respirateur.

The proper parallel is not between air and food, but between breathing and swallowing. The analogous medico-moral issues concern the interventions aimed at assisting persons who have lost these functions. If that is so, then just as there are reasonable limits to the obligation one has to replace the lost function of breathing via a ventilator machine or an Ambu bag, there are limits to the obligation one has to replace a lost ability to swallow with a pump machine or a syringe. So there seems to be no principled way to define a medical act in such a way that feeding tubes are classified as « nonmedical » while other treatment modalities that are initiated and prescribed by physicians remain classified as « medical »[95].

L’auteur termine enfin sa critique en déplaçant la question sur le plan de la philosophie de la médecine. Il rappelle que les concepts de « santé », de « maladie », de « thérapie », de « traitement » sont l’objet de vives discussions dans ce champ et s’interroge sur la pertinence d’une intervention ecclésiale pour définir dogmatiquement ce qui constitue un traitement ! Dans ce sens, on se rappellera que Pie XII avait jugé plus sage de confier à la médecine le soin d’élaborer une définition opératoire de la mort plutôt que d’engager le Magistère de l’Église sur un terrain excédant sa compétence.

2.2. Thèse de la continuité doctrinale

Peter J. Cataldo : le devoir absolu de préserver la vie. L’article que publie Peter J. Cataldo dans le National Catholic Bioethics Quarterly de l’automne 2004 reprend et développe des idées exposées en 1992 puis en 2002 dans Ethics and Medics. L’article de 1992[96] proposait la thèse suivante à propos de l’obligation de conserver la vie humaine :

It is an absolute moral norm which is morally binding on all without exception, but whose particular fulfillment must be achieved by means proportionate to the circumstances of the person whose life is being conserved.

Cataldo insiste sur le caractère absolu de la norme : norme universelle, ne souffrant aucune exception. La problématique des actes intrinsèquement mauvais est manifestement prégnante dans le traitement que l’auteur accorde au problème de l’alimentation et de l’hydratation artificielles. L’affirmation du caractère absolu de la norme ne fait toutefois pas l’impasse sur la considération de la particularité du contexte et de la singularité des personnes.

Pursuing and doing good cannot be rightly understood apart from the exigencies of concrete being. The reality of any human act is that it is immersed in circumstances. Therefore, for an act be really good, in addition to being good in kind and done with the right intention, it must be an individualized fulfillment of the good, i.e., it must be made proportionate to the good. This proportion is achieved if no one circumstance eclipses the good to be done or pursued by the act[97].

L’article de 2002 est de caractère polémique et s’emploie à dénoncer les « erreurs » véhiculées par Panicola[98] dans deux articles récents consacrés à la position catholique dans le Hastings Center Report et Health Progress. Nous ignorerons les aspects polémiques pour ne retenir que les passages permettant de mieux saisir la portée de la thèse de l’auteur. Prenant le contre-pied de la thèse de Panicola, il insiste sur le caractère absolu de la norme. Il affirme néanmoins également la nécessité d’ajuster les modalités du respect de la norme aux circonstances du cas :

Like a negative moral norm, the obligation to preserve the lives of those for whom we are responsible always binds, but unlike a negative norm it may be fulfilled in various ways according to the particular condition of the life which is being preserved. For example, the judgment that medically administered nutrition and hydration in this case is ethically extraordinary is at once a judgment that the disproportion in preserving life should cease as well as a decision to substitute a proportionate means of fulfilling the same obligation[99].

En 2004 Cataldo reprends la même thèse mais en l’étayant, cette fois, de nombreuses références à la tradition morale catholique tirées de Cronin et de l’enseignement de Jean-Paul II.

Rather than delimiting the normative force of the obligation to preserve life because of the limited good of human life, both the Catholic moral tradition and Pope John Paul II recognize a distinction between the absolute normative dimension of the obligation to preserve life and the limited, nonabsolute dimension of the manner in which the obligation is fulfilled. Any correspondence with the limited good of human life is on the level of the particular fulfillment of the duty to preserve life in any given case, not on the universal level of the duty. The practical implication of this distinction is that an individual is never relieved of the duty to preserve life in due measure[100].

Ce juste milieu se situe entre les deux extrêmes de l’allongement de la vie et du suicide. Cataldo insiste sur l’importance de bien distinguer la préservation de la vie de son allongement :

There were three points of reference on the moral spectrum in the discussion of the issue : the two opposing extremes of a) suicide by omission of nourishment, and b) the quantitative prolongation of life ; and c) the mean between these extremes, which is the preservation of life. The actual moral duty regarding the preservation of life was revealed through the apposition of the two extremes[101].

La portée exacte de sa thèse devient plus claire quand il applique sa pensée au transfert d’un patient vers les soins palliatifs. Ce changement de cap dans l’objectif du traitement s’inscrit, de son point de vue, à l’enseigne d’un respect de la vie ajusté à la situation réelle du patient. Les soins palliatifs sont donc, selon son analyse, une nouvelle modalité de réalisation du devoir absolu de préserver la vie.

In fact, what is sometimes described as a duty to care after life-preserving means have been withdrawn is more accurately described as the fulfillment of the duty to preserve life in a manner proportionate to the condition of the life being preserved. […] If nursing and palliative care do not preserve life, then what do they do ? Such care does not harm the patient but provides benefit. What sort of benefit ? It is not enough to say that such care provides comfort. This limited care is effective because specific life functions are being aided. The benefit is small and extension of life, if any, is insignificant, nevertheless life is being preserved proportionate to the potential for life that remains in the body of the person[102].

Pour l’auteur, le « care » des soins palliatifs, le soulagement efficace de la douleur et la réduction des symptômes embarrassants pour le patient sont, dans les circonstances appropriées, les manifestations requises en vertu du respect de la vie. Une telle interprétation, associant les soins palliatifs au respect de la vie, lui permet de réfuter l’accusation de « vitalisme » formulée à l’endroit du texte du 20 mars 2004.

Rather, both the tradition and Pope John Paul II view the obligation to preserve life as being normative in all cases but proportionate to the circumstances, which for the pope includes circumstances in which food and water can bring nourishment to a patient in PVS. This is not a medical « vitalism » but recognition of a duty always to preserve life proportionate to the life being preserved[103].

L’auteur introduit une considération supplémentaire et décisive dont il illustrera la récurrence dans son parcours de la tradition morale catholique[104] : un moyen peut être en lui-même utile mais être, par accident, inutile. Cette distinction ouvre à la prise en compte du caractère singulier de la situation.

When the Holy Father states that food and water are natural means of preserving life which are in principle ordinary and proportionate, he is stating with the tradition that they are per se useful, and, therefore, per se (« in principle ») are morally obligatory. This presumes that per accidens such means may not be useful, and, therefore, not morally obligatory ; that is these means are morally optional if they cannot « attain » their « proper finality » (per se usefulness)[105].

Mais l’utilité de l’alimentation, et donc le devoir moral de la poursuivre, ne doit-elle pas être appréciée dans un contexte plus vaste, prenant en considération la totalité de la situation ? C’est la position qu’ont adoptée des auteurs tels Hamel et Panicola en prenant appui sur des passages de textes récents du Magistère romain. Cataldo récuse l’approche de ces auteurs et examine deux passages couramment invoqués à l’appui d’une évaluation englobante. Ceux-ci sont tirés respectivement de la Déclaration sur l’euthanasie et de l’Évangile de la vie pour conclure que cette lecture est inadéquate.

The tradition did not place the relativity of a judgment within a broad notion of a patient’s total situation. The relative status of a means was always assessed in relation to specific sorts of extreme factors such as poor physical condition, excessive pain, intense horror, insufficient finances, or imminent death, insofar as these factors affected the way in which life is to be preserved, not whether it is to be preserved at all based upon a totality of factors[106].

La négation de l’existence, dans la Tradition, d’un examen englobant de la situation pave la voie à la conclusion selon laquelle son absence dans le discours de 2004 ne constitue pas un repli. « The absence, then, of a broad notion of a patient’s overall situation in the tradition indicates that its absence in Pope John Paul II’s allocution does not signal a change in Catholic teaching[107] ».

Dans le contexte de cette discussion sur les facteurs légitimement pris en compte dans la décision, Cataldo ne cite pas Pie XII. Pourtant, le texte du 24 novembre 1957 qui expose l’origine du devoir de préserver la vie fournit, comme nous l’avons signalé plus haut, des éléments de nature à enrichir le débat.

Ce devoir, qu’il a envers lui-même, envers Dieu, envers la communauté humaine, et le plus souvent envers certaines personnes déterminées, découle de la charité bien ordonnée, de la soumission au Créateur, de la justice sociale et même de la justice stricte, ainsi que de la piété envers sa famille[108].

Si nous suivons Cataldo et nous rallions à sa thèse d’un devoir absolu de préserver la vie devant trouver sa figure exacte dans des circonstances particulières, il nous semble qu’une juste élucidation de son origine facilite sa détermination.

Par ailleurs, Cataldo ignore singulièrement la question de l’intention et la problématique de l’acte à double effet qui lui est directement liée. C’est pourtant là que Pie XII trouvait le principe de résolution de la question de la légitimité de la cessation de la réanimation. À propos de la cessation des tentatives de réanimation, il écrivait en effet :

Il n’y a en ce cas aucune disposition directe de la vie du patient, ni euthanasie, ce qui ne serait jamais licite ; même quand elle entraîne la cessation de la circulation sanguine, l’interruption des tentatives de réanimation n’est jamais qu’indirectement cause de la cessation de la vie, et il faut appliquer dans ce cas le principe du double effet et celui du voluntarium in causa[109].

Ce silence est d’autant plus intriguant que la cessation de la tentative de réanimation nous apparaît présenter une bien plus grande similarité avec la cessation de l’alimentation et de l’hydratation artificielles que n’importe laquelle des situations envisagées dans la Tradition : amputation, allongement de la vie par un régime alimentaire, résistance à une condamnation à mourir d’inanition, etc.

Dans les cas de la cessation de l’alimentation et de l’hydratation artificielles, et de la ventilation artificielle, il s’agit d’un contexte médical ; où, dans les deux cas, les patients peuvent être inconscients. Le traitement a normalement été initié alors qu’il existait des chances raisonnables de succès et l’évolution du malade pouvait conduire à des situations où il n’existe plus d’espoir raisonnable d’amélioration de sa condition.

Conclusion

Force est de conclure que le débat n’est pas terminé ! L’interprétation de la doctrine des moyens extraordinaires telle que synthétisée par Pie XII en 1957, et reformulée par la Congrégation de la doctrine de la foi en 1980, se révèle bien plus problématique qu’on pouvait le soupçonner avant qu’on y fasse appel pour éclairer les décisions relatives aux patients en EVP.

On aurait candidement pu croire que l’examen minutieux du processus de développement de la Doctrine allait permettre l’arbitrage des différents et l’élaboration de consensus. C’est loin d’être le cas. L’interprétation, on le sait, n’est pas affranchie de présupposés. Il ne suffit pas, par exemple, de reconnaître, de part et d’autre, que la tradition a fait de l’« espoir raisonnable de succès » un critère décisif, encore faut-il s’entendre sur ce qui constitue un succès ! Jean-Paul II dans son discours du 20 mars 2004, suivi de la Sacrée Congrégation de la doctrine de la foi, dans sa note doctrinale du 1er août 2007, font de l’absorption des liquides et de la nourriture les critères de réussite de l’hydratation et de l’alimentation artificielles. Faut-il s’en étonner, compte tenu des critiques virulentes formulées par Jean-Paul II à l’égard de la « culture de la mort » dans l’Évangile de la vie et de sa tendance à identifier la préoccupation contemporaine à l’égard de la qualité de la vie au déni de la dignité humaine et de l’égalité des personnes comme ce fut le cas avec le « lebenunwertes Leben » nazi ?

Le mouvement opéré par Sulmasy vers la philosophie de la médecine nous apparaît comme un passage obligé pour sortir des ornières de la discussion actuelle. C’est uniquement une réflexion approfondie sur la transformation de la médecine et une réappropriation critique de ses finalités qui permettront de prendre la juste mesure des enjeux auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés. La trilogie des finalités du traitement : « remove », « alleviate », « circumvent », auxquelles fait appel O’Rourke, est de ce point de vue une contribution notable. L’hydratation et l’alimentation artificielles d’un patient dans un état comateux, d’où il n’est plus raisonnable de croire qu’il sera possible de sortir, illustre la possibilité d’interrompre pour un temps indéterminé un processus qui conduisait autrement à la mort. Si personne ne conteste qu’il soit impératif, du point de vue éthique, de pallier aux conséquences du coma dans l’attente d’une rémission quand elle demeure possible, beaucoup mettent en doute qu’il soit raisonnable de continuer à nourrir un patient que Pie XII qualifiait de « virtuellement mort ».

Les difficultés et erreurs du diagnostic, les incertitudes du pronostic, le caractère limité des connaissances à propos du cerveau et des mécanismes nécessaires à la conscience réflexive, les difficultés d’interpréter les observations faites grâce à l’imagerie fonctionnelle, sont autant de facteurs auxquels on a eu recours pour justifier une attitude conservatrice. Ces questions n’ont toutefois pas fait l’objet de discussions approfondies par les théologiens, faute probablement de familiarité avec les aspects scientifiques et cliniques.

Nous faisons l’hypothèse d’une influence directe de l’encyclique La splendeur de la vérité sur le débat que nous venons d’exposer. Une voie possible pour tester cette hypothèse serait de reprendre sous l’angle du jugement prudentiel. Les déplacements opérés récemment dans la doctrine catholique ne concernent pas simplement les principes généraux guidant l’analyse des situations particulières. Les thèses en présence sont déterminées par des conceptions différenciées de la raison pratique. La lutte contre le relativisme moral et la défense des capacités cognitives de la raison pratique conduisent, nous semble-t-il, à exiger des certitudes qui vont au-delà de ce qui est possible dans le champ de la pratique médicale. Le pronostic, comme l’efficacité des traitements, s’appuie sur des données tirées de l’analyse de cohortes. Il est illusoire de croire pouvoir échapper au caractère probabiliste du jugement médical.

Notons une autre question qui elle aussi détermine la discussion et qui malheureusement n’est guère examinée de façon critique. Il s’agit de l’herméneutique des textes des diverses instances romaines. Les auteurs font, sauf exception, l’économie d’une réflexion sur l’herméneutique de ceux-ci. La question est pourtant majeure, continuité et révisionnisme ne peuvent s’apprécier sans un examen de l’autorité de ces différents textes et une conception réfléchie du développement doctrinal. James T. Bretzke apporte une contribution notable à ce sujet[110].

Nous croyons enfin que la nouveauté des questions auxquelles nous sommes confrontés a été sous-estimée. Cela tient probablement à la structure même de la réflexion morale qui fait naturellement appel à l’analogie pour donner un contenu concret aux principes généraux. C’est ainsi que les limites au devoir positif de préserver sa vie et celle d’autrui sont tracées selon le modèle des cas connus. Le procédé comporte d’autant plus de difficulté que la pratique sous examen s’inscrit dans un contexte différent et est de nature différente. Il est étrange, de ce point de vue, nous venons de le signaler à propos de Cataldo, que le parallèle avec l’arrêt du respirateur ait été si peu examiné. Or, c’est le plus à même d’illustrer la problématique commune du maintien en vie d’un patient comateux dont les chances de retour à une vie minimalement consciente et relationnelle sont pratiquement nulles.