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De son enfance, c’est-à-dire de la période antérieure à son admission à l’école des élites, nous ne connaissons qu’un seul fait. Mais il est important et revêt un sens symbolique, car il marque le premier grand appel que lui adressa l’esprit, le premier acte de sa vocation […].

Herman Hesse, Le jeu des perles de verre[1]

Les travaux que Christoph Theobald a consacrés à la question de la révélation et à l’herméneutique théologique du concile Vatican II, ainsi que sa réflexion fondamentale sur « le christianisme comme style » ont beaucoup compté pour moi[2]. Spontanément, il m’est apparu opportun d’engager un travail en lien avec l’un de ses sujets. Puis, après mûre réflexion, j’ai plutôt décidé de profiter de l’occasion de la remise d’un doctorat honoris causa à Christoph Theobald pour explorer un versant de son oeuvre immense que je ne connaissais pas. Je me suis donc lancé dans la lecture de son ouvrage Vous avez dit vocation ?, paru en 2010 aux Éditions Bayard[3].

J’ai eu l’idée de déplacer l’axe de réflexion principal du livre pour me concentrer sur la question de la « vocation théologienne », me demandant dans quelle mesure on pouvait parler de la vocation du théologien. C’est donc la question avec laquelle j’ai lu l’ouvrage de Christoph Theobald, qui ne l’aborde pas lui-même comme tel mais qui offre un horizon de pensée très riche au sein duquel cette question peut être formulée.

Je propose un parcours en quatre étapes. Dans un premier temps, je voudrais évoquer le récit biblique racontant la vocation de Samuel (1 S 3,1-4,1a). Dans un deuxième temps, je voudrais mettre en exergue quelques éléments de la réflexion de Christoph Theobald sur la vocation pouvant s’appliquer à la vocation du théologien. Dans un troisième temps, je risquerai à évoquer mon propre parcours vocationnel. Enfin, je conclurai, dans un quatrième temps, par des remarques sur l’inscription institutionnelle complexe de la vocation théologienne.

I. La vocation de Samuel

Quelques mots d’abord sur le récit biblique racontant la vocation de Samuel (1 S 3,1-4,1a), dans laquelle Christoph Theobald voit le « prototype de toute expérience de vocation[4] ».

La vocation de Samuel, on le sait, est l’histoire d’un malentendu. Samuel n’y entend rien. Ou plutôt il entend tout de travers. Pas une fois, mais trois fois.

Le récit est connu. Je propose d’en suivre progressivement le déploiement. À partir du début, où il nous est dit que…

le petit Samuel servait le Seigneur en présence d’Éli. La parole du Seigneur était rare en ces jours-là, la vision n’était pas chose courante.

1 S 3,1

Les deux personnages principaux de l’histoire sont d’entrée de jeu présentés, l’un et l’autre, l’un en face de l’autre, comme deux figures en contraste. D’un côté, Samuel, le petit, l’enfant donc, qui est décrit comme servant le Seigneur ; et de l’autre, le vieux prêtre Éli, dont le lecteur apprendra bientôt qu’il est presque aveugle et généralement étendu. On l’imagine vieux et fatigué.

Ce jour-là, Éli était couché à sa place habituelle. Ses yeux commençaient à faiblir. Il ne pouvait plus voir.

1 S 3,2

Passivité correspondant à la passivité divine elle-même, à un moment où, la parole du Seigneur se fait rare et la vision peu fréquente[5]. La scène initiale ainsi dépeinte, les personnages de l’intrigue ainsi esquissés, l’histoire de la vocation de Samuel peut débuter. On sait qu’il s’agit d’une histoire drôle, très drôle. Du Feydeau, presque.

La lampe de Dieu n’était pas encore éteinte, et Samuel était couché dans le temple du Seigneur, où se trouvait l’arche de Dieu. Le Seigneur appela Samuel. Il répondit : « Me voici ! » Il se rendit en courant près d’Éli et lui dit : « Me voici, puisque tu m’as appelé. » Celui-ci répondit : « Je ne t’ai pas appelé. Retourne te coucher. » Il alla se coucher. Le Seigneur appela Samuel encore une fois. Samuel se leva, alla trouver Éli et lui dit : « Me voici, puisque tu m’as appelé. » Il répondit : « Je ne t’ai pas appelé, mon fils. Retourne te coucher ».

1 S 3,3-6

Craignant sans doute de perdre l’intérêt de son lecteur, confronté à un récit qui côtoie dangereusement l’absurde, l’auteur biblique lui glisse un début d’explication.

Samuel ne connaissait pas encore le Seigneur. La parole du Seigneur ne s’était pas encore révélée à lui.

1 S 3,7

Voilà qui est dit. Samuel est incapable de reconnaître la voix du Seigneur parce qu’il ne l’a pas encore entendue. Re-connaître la voix de quelqu’un suppose qu’on connaisse cette voix, qu’elle ait déjà résonné au moins une fois à nos oreilles. Si bien qu’on n’entend jamais une voix pour la première voix : la première écoute suppose toujours une antécédence. L’écoute inaugurale n’existe pas ; toute écoute véritable suppose la mémoire d’un événement ayant toujours déjà eu lieu, même s’il est impossible à localiser. L’écoute n’est pas une expérience, elle en est l’effet. Entendre une voix pour la première fois, l’entendre sans l’avoir déjà entendue, est forcément mal l’entendre. C’est bien ce que le récit biblique nous raconte.

Le Seigneur appela encore Samuel, pour la troisième fois. Il se leva et alla trouver Éli. Il lui dit : « Me voici, puisque tu m’as appelé ».

1 S 3,8

C’est à ce moment, après trois échecs, que le prêtre Éli, tout aveugle qu’il soit, voit enfin ce qui se passe, alors que le petit Samuel — pourtant présenté comme étant au service du Seigneur — reste aveugle, lui. Il aura besoin du regard de celui qui ne voit pas pour accéder à la connaissance du Seigneur, condition de toute écoute véritable.

On peut supposer que le prêtre Éli voit ce qui se passe, malgré sa vision déficiente, parce qu’il reste, malgré tout, un « homme de Dieu ». Ou peut-être est-il excédé d’être dérangé par Samuel, et qu’il souhaite avoir la paix. Irrité et impatient, Éli se débarrasse de l’enfant, l’envoie jouer ailleurs :

Éli comprit alors que le Seigneur appelait l’enfant. Éli dit à Samuel : « Retourne te coucher. Et s’il t’appelle, tu lui diras : Parle, Seigneur, ton serviteur écoute. » Et Samuel alla se coucher à sa place habituelle.

1 S 3,8-9

Samuel retourne à sa « place habituelle », comme Éli était couché à sa « place habituelle » au début du récit (1 S 3,2). L’inversion des deux personnages, déjà notée, se concrétise dans l’adoption par Samuel de la posture d’Éli : celle de l’habituel, de l’ordinaire, du cours normal des choses, que viendra briser l’événement. Une autre fois, et pourtant, aussi, pour la première fois : comme si l’événement n’avait pas encore eu lieu.

Le Seigneur vint et se tint présent. Il appela comme les autres fois : « Samuel, Samuel ! » Samuel dit : « Parle, ton serviteur écoute ».

1 S 3,10

Le Seigneur ne demandait que cela (1 S 3,11-14). Des paroles très dures sont alors révélées à Samuel, concernant celui-là même auprès duquel il se tient, son père en un sens ; celui à qui il a été confié. Qu’il veuille garder ces paroles pour lui-même, qu’il veuille en assurer la garde, se les réserver, on le comprend facilement. Mais à cette politique du secret, pouvant se réclamer des motifs les plus nobles, Éli oppose l’ordre de tout dire. Quoi qu’il en coûte.

Samuel resta couché jusqu’au matin, puis il ouvrit les portes de la Maison du Seigneur. Samuel craignait de rapporter la vision à Éli. Éli appela Samuel et lui dit : « Samuel, mon fils. » Il dit : « Me voici. » Il dit : « Quelle est la parole qu’il t’a adressée ? Ne me le cache pas, je t’en prie. Que Dieu te fasse ceci et encore cela si tu me caches un mot de toute la parole qu’il t’a adressée. » Alors Samuel lui rapporta toutes les paroles, sans rien lui cacher.

1 S 3,15-18

Le récit de la vocation de Samuel ne se termine pas sur ces paroles de Samuel, c’est-à-dire sur les paroles du Seigneur rapportées intégralement à Éli. À ce moment, Samuel est encore le petit Samuel, il est encore un enfant, un infans, un être sans parole, sans parole propre, le simple rapporteur de la parole de l’Autre, ce qui n’est pas tout à fait rien, mais qui n’est peut-être pas encore à la hauteur d’une authentique parole prophétique.

Ce qui manque, encore, à la parole de Samuel, c’est d’être reconnue.

Comme la parole du Seigneur, suspendue au-dessus de l’abîme d’un malentendu possible, la parole de Samuel demande aussi d’être entendue pour ce qu’elle est. Or, cette reconnaissance, elle vient d’abord d’où on ne l’attendait pas. Elle vient d’Éli lui-même.

Il dit : « Il est le Seigneur. Qu’il fasse ce que bon lui semble ».

1 S 3,18

C’est donc celui-là même qui est incriminé par la parole du Seigneur qui la reconnaît comme telle. Cette reconnaissance n’est que la première étape d’un processus de reconnaissance généralisée.

Samuel grandit. Le Seigneur était avec lui et ne laissa sans effet aucune de ses paroles. Tout Israël, de Dan à Béer-Shéva, sut que Samuel était accrédité comme prophète du Seigneur. Le Seigneur continua d’apparaître à Silo. Le Seigneur, en effet, se révélait à Samuel, à Silo, par la parole du Seigneur.

1 S 3,19-21

C’est sur ces mots que se termine le chapitre trois du premier livre de Samuel, relatant le récit de la vocation de Samuel. Mais ce récit n’est pas encore terminé véritablement, si du moins l’on suit la suggestion de Christoph Theobald qui le fait plutôt s’achever au premier verset du chapitre suivant : « La parole de Samuel s’adressait à tout Israël » (1 S 4,1a). Voilà le point d’aboutissement ultime du récit de vocation de Samuel : « […] de l’enfant qui écoute, Samuel est devenu un homme qui parle[6] ».

S’il parle, s’il peut parler, c’est que Samuel est entendu, c’est que sa parole est reconnue, reçue, qu’elle est « accréditée ». Mais cette parole, si c’est une vraie parole, une parole vraie, excède néanmoins les conditions de sa réception : elle se fonde ailleurs, elle se comprend elle-même comme la réponse à un appel venant de plus loin, de Dieu lui-même[7]. Elle est donc, par définition, intransigeante : elle ne transige pas, elle ne négocie pas — à aucun prix, à défaut de cesser d’être ce qu’elle est, à défaut de répondre, de répondre pour de vrai.

Cette idée m’apparaît décisive en ce qu’elle nous oriente vers la question des enjeux proprement institutionnels de la vocation théologienne. Mais avant d’y arriver, je voudrais souligner quelques éléments de la riche réflexion de Christoph Theobald sur la vocation.

II. La vocation selon Christoph Theobald

Dans son ouvrage, Christoph Theobald insiste largement sur la dimension de gratuité de la vocation : « Le terme “vocation” désigne […], écrit-il, ce donné gratuit, ce réservoir sans cesse renouvelé d’énergie qui ne cesse d’irriguer l’humanité et l’Église au plus profond d’elles-mêmes[8] ». Rapporter ainsi la vocation à la grâce, à la gratuité de la grâce, à son excès, c’est rappeler que « dans l’expérience de la vocation, c’est Dieu lui-même qui est le mystérieux sujet d’un acte d’appel […] appelé “vocation”. C’est Lui qui s’adresse à chacun de nous comme à un “sujet” capable d’entendre, et d’“obéir” […][9] », l’écoute fondant ici l’obéissance, et non l’inverse.

Il y a nécessairement au départ de toute vocation, une expérience : quelqu’un répond à un appel de Dieu. Suivant Christoph Theobald, c’est d’abord ce processus qu’il faut considérer, plutôt que « la figure sociale » que le terme « vocation » représente ; dit autrement, il s’agit de passer du registre de « l’avoir » au registre de « l’agir », et en premier lieu de l’agir de Dieu lui-même, de l’Appelant.

S’il y a un Appelant, il y a nécessairement un appelé. Si quelqu’un parle, un autre écoute. Or, cette expérience de l’écoute n’est pas simple. Ainsi, dans le récit relatant la vocation de Samuel, on l’a vu, le ressort de l’intrigue se joue autour d’une expérience d’écoute suspendue au-dessus de l’abîme d’un mal-entendu persistant.

Mais le récit biblique évoque une « initiation réussie à l’expérience de l’écoute de Dieu ». Au coeur de cette expérience, il faut souligner le rôle décisif joué par le prêtre Éli, qui assume ici la fonction d’un passeur. Dans le texte biblique, Éli — bien que décrit en des termes peu élogieux — joue ce rôle à la perfection. Comme le souligne Christoph Theobald, « c’est lui qui discerne l’appel de Dieu et apprend à l’enfant à s’adresser à Dieu ; c’est lui encore qui appelle Samuel et le provoque à parler en vérité ; c’est lui enfin qui se montre capable d’entendre de la bouche de son “rival” la parole qui le juge[10] ».

Si la voix de l’Appelant se fait entendre, c’est bien grâce au passeur qui lui prête sa voix, « par une parole dont rarement lui-même mesure le poids, [le passeur] conduit autrui vers sa propre existence, lui passant une clé qui lui permet d’ouvrir sa propre porte intérieure, d’y entendre peut-être la voix de Dieu et de balbutier une réponse[11] ». Christoph Theobald ajoute que la première caractéristique des figures de passeurs est « le “tu peux” qu’elles font entendre ici et maintenant, communiquant à autrui, souvent à l’improviste, comme une énergie secrète de vie sans se substituer à lui[12] ».

Pourtant la voix du passeur resterait elle-même inaudible et son action inefficace, si elle n’était pas précédée d’une sorte de « prédisposition » originaire. Ainsi, Christoph Theobald souligne que « Samuel est le fruit d’un miracle qui le prédestine à être ce qu’il deviendra[13] ». En effet, la vocation de Samuel doit être rapportée à l’humanité de sa mère, Anne, qui, refusant de se laisser enfermer dans sa stérilité, avait adressé une prière suppliante au Seigneur, lui demandant un fils en lui promettant de Lui redonner son don. Éli avait d’ailleurs été le témoin de cette scène quasi secrète où se situe l’origine de la fécondité véritable, là où le don demandé est déjà donné, et non gardé pour soi. Cette scène est également le lieu où se noue l’unité profonde d’une existence. Lieu d’une indépassable solitude, « personne ne peut entendre à la place d’un autre la “voix” silencieuse de la promesse inscrite en toute vie[14] ». Lieu formidable aussi, où il est donné à quelqu’un « d’envisager le tout de sa vie comme une unité qui se développe entre la naissance et la mort[15] ». La vocation concerne cette unité et cette totalité. Suivant la définition proposée par Christoph Theobald, « il s’agit de vocation quand l’axe d’une existence humaine est en jeu et que la visée de l’unité d’une vie pose la question de la priorité absolue à chercher et à maintenir vivante[16] ».

À ce moment-ci, il m’apparaît nécessaire d’aborder plus directement la question de la vocation du théologien, et de le faire d’une manière qui honore la dimension singulière de toute vocation, donc en parlant non pas de la vocation du théologien mais de la vocation d’un théologien.

III. Ma vocation de théologien

Je dirai d’abord que la question de la vocation religieuse a été pour moi une grande question, qui a mobilisé beaucoup de mes énergies pendant une période qui m’a paru durer une éternité mais qui, quand j’y pense, s’est sans doute étalée sur trois ans, tout au plus. Ce qui est aussi assez long, quand même, quand on est dans l’oeil du cyclone, pressé et obsédé par une seule question, dont tout semble dépendre : ai-je la vocation ? Convaincu que oui, j’ai été postulant dans une communauté de religieux enseignants pendant quelques mois. Puis j’ai renoncé à cette voie, pour entreprendre plutôt des études collégiales et, selon la coutume québécoise de l’époque, voyager en Europe pendant quelques mois.

Incapable de me libérer de l’obsédante question de ma vocation religieuse, j’ai finalement demandé mon admission au noviciat. L’idéal de la vie religieuse, la perspective d’une vie à la suite du Christ menée dans une certaine radicalité évangélique, la perspective aussi d’une vie communautaire intense, épanouissante et joyeuse, comme l’idée d’une vie consacrée à l’enseignement, tout cela exerçait un véritable pouvoir d’attraction sur moi. Plus profondément, je ressentais l’impression très forte d’être « appelé ».

Les huit mois passés au noviciat furent une véritable épreuve pour moi, un défi quotidien, d’autant plus difficilement soutenable que j’interprétais chaque difficulté rencontrée comme une raison supplémentaire de rester : Dieu m’appelait, et me testait, il fallait être fort et persévérer. J’ai finalement décidé de quitter le noviciat, tout simplement parce que j’y étais trop malheureux. À mon départ, j’ai annoncé tout de suite ma décision de commencer des études de théologie — ce qui a pu être interprété comme le signe d’une vocation sacerdotale. À vrai dire, j’étais au coeur d’une véritable crise existentielle, qui était aussi une crise de foi : j’étais convaincu, à ce moment-là, d’être devenu athée et, si je voulais étudier la théologie, c’était surtout pour en finir avec les restes de foi qui pouvaient encore subsister chez moi, s’il y en avait. J’avais bien assimilé l’idée — souvent entendue — que la théologie faisait « perdre la foi » et c’est pourquoi j’avais emprunté cette avenue pour en finir une fois pour toutes avec « Dieu », question de pouvoir passer ensuite à autre chose. Mon projet secret était d’étudier une seule année en théologie. Vingt-trois ans plus tard, j’y suis encore.

La théologie ne m’a pas fait perdre la foi ; elle m’a redonné une foi que je croyais (à tort) avoir perdue[17]. De telle sorte que je conçois aujourd’hui la théologie en lien avec ce qui me définit au plus intime de mon être, que j’envisage la théologie comme une véritable vocation plutôt qu’un choix de carrière[18]. Je m’identifie très facilement à Samuel et à la mésentente qui fonde en quelque sorte sa vocation : j’ai eu grand peine, moi aussi, à entendre d’où venait l’appel et savoir à quoi il me destinait…

Aujourd’hui, a posteriori, je peux retracer les moments-clefs, des moments très précis, très vivants à ma mémoire, qui fondent ma vocation de théologien.

Le premier moment est la découverte d’une aspiration profonde à une vie intellectuelle intense. J’ai toujours aimé lire, observer, être en retrait pour réfléchir, mais il a fallu qu’un jour, quelqu’un, un passeur, m’interpelle directement pour que j’envisage en quelque sorte la possible « destination intellectuelle » de mon existence, dans un milieu social globalement peu enclin à valoriser la figure de l’intellectuel, identifié à une espèce de parasite — même si mon milieu familial immédiat, à l’inverse, accordait une grande importance aux études.

L’autre moment-clef de la découverte de ma vocation de théologien se situe à la fin de la première année de mes études en théologie. J’en ai aussi un souvenir très précis. Cela s’est passé après un cours sur les prophètes, alors que j’étais en automobile sur l’autoroute, à la sortie du pont Pierre-Laporte : c’est là, à ce moment précis, que le projet de devenir théologien, c’est-à-dire d’enseigner la théologie à l’université, s’est formé en moi, d’un seul coup, comme une révélation, avec une évidence et une certitude stupéfiante, comme si mon destin venait d’être scellé. Je serais gêné de partager cette expérience quasi mystique, si les choses ne s’étaient pas effectivement passées comme je les ai entrevues ce jour-là…

Entre les deux moments-clefs de découverte de ma vocation de théologien que je viens d’évoquer, il y a la décision d’étudier à l’Université Laval plutôt qu’à l’Université de Sherbrooke, près de ma ville natale. Si cette décision est bien ma décision, elle a aussi été rendue possible par d’autres, par mes parents en l’occurrence, qui ont vu, qui ont senti mon désir et qui l’ont en quelque sorte autorisé, qui ont rendu possible mon déracinement par le support bien concret qu’il supposait, mais bien au-delà en facilitant l’arrachement à un lieu natal, familier et familial, auquel j’avais toutes les raisons de vouloir m’attacher pour le restant de ma vie, tant j’y étais bien. Ce moment d’arrachement constitue aussi une étape importante de la découverte de ma vocation de théologien, car lié à une forme d’accession à soi, qui n’aurait pas été possible autrement.

Si j’évoque ces souvenirs personnels, c’est pour bien marquer en quoi l’expression « vocation théologienne » renvoie à la manière même dont je conçois ultimement mon « métier » de théologien, qui est tout sauf un métier, même s’il est aussi cela. Je conçois mon existence de théologien dans un registre similaire à celui de mon existence de père et de mon existence de mari : comme procédant de décisions qui sont pour moi des décisions définitives et irrévocables, engageant le tout de mon existence, et me permettant de l’envisager dans son unité, dans sa cohérence propre.

Ce sont aussi, les unes comme les autres, des décisions risquées, puisqu’elles impliquent de l’autre.

IV. L’inscription institutionnelle de la théologie

Si l’expérience de la vocation est irréductible à la figure sociale de la vocation, cette expérience est néanmoins appelée à s’inscrire, à un moment donné ou l’autre, dans une telle figure. Ce passage constitue une sortie du cercle intime de la relation de l’Appelé et de l’appelant. Christoph Theobald rappelle que « si l’expérience de la vocation met chacun de nous en lien intime et unique avec Dieu, elle n’est pas toujours exempte d’illusions et attend donc d’être confirmée par d’autres[19] ». Se trouve ainsi posée la question de l’articulation ou de la désarticulation entre « l’écoute intérieure d’un appel » et « son discernement fraternel et ecclésial ». Dit autrement, il s’agit de voir comment le versant personnel de la vocation du théologien, engageant son « économie libidinale » ou son désir, s’arrime au versant social de son itinéraire[20]. J’entends ici deux choses.

Premièrement, la relecture existentielle et théologale que je fais de mon parcours vocationnel, et à laquelle je tiens beaucoup, n’exclut pas la possibilité d’une autre lecture, plus objectivante, qui pourrait montrer comment je dois ma « vocation de théologien universitaire » à une sorte de « prédestination sociale ». En d’autres termes, certaines conditions sociales objectives me prédisposaient fortement à choisir la voie que j’ai « choisie[21] ».

Deuxièmement, quand j’évoque le versant social de l’itinéraire vocationnel du théologien, j’entends aussi l’inscription et l’exercice concret du « métier de théologien » dans un champ social donné. Dans le cas du théologien universitaire, cette inscription est double : le théologien se situe à la fois dans le champ académique et dans le champ ecclésial. Cette double appartenance institutionnelle n’est pas sans poser de problèmes : elle implique à tout le moins une tension[22]. Pour illustrer cette tension, j’ai pensé qu’il serait intéressant de présenter très brièvement, d’un côté, la vision de l’université proposée par Jacques Derrida et, de l’autre côté, la vision de la mission du théologien telle qu’elle se dégage de l’instruction de la Congrégation pour la doctrine de la foi sur « la vocation ecclésiale du théologien », à laquelle le titre de mon article fait allusion sous un mode parodique (mais sans malice !).

1. L’université sans condition

Derrida défend l’idée que l’université devrait être « sans condition[23] ». Ce qui signifie d’abord que l’université suppose la reconnaissance d’un principe de liberté inconditionnelle. L’université sans condition « exige et devrait se voir reconnaître en principe, outre ce qu’on appelle la liberté académique, une liberté inconditionnelle de questionnement et de proposition, voire, plus encore, le droit de dire publiquement tout ce qu’exigent une recherche, un savoir et une pensée de la vérité[24] ». Ce droit principiel de « tout dire » pose évidemment la question des rapports entre pensée et censure, une question particulièrement sensible pour le théologien[25].

Concevant l’université comme un « lieu de discussion inconditionnelle et sans présupposé[26] », Derrida y voit par le fait même « un lieu de résistance critique — et plus que critique — à tous les pouvoirs d’appropriations dogmatiques et injustes[27] ». Pour Derrida, au principe d’une liberté inconditionnelle s’ajoute ainsi celui d’une résistance inconditionnelle — « un droit que l’université elle-même devrait à la fois réfléchir, inventer et poser[28] ». L’université résiste, elle devrait résister, à tous les pouvoirs :

[…] aux pouvoirs d’État (et donc aux pouvoirs politiques de l’État-nation et à son fantasme de souveraineté indivisible : en quoi l’université serait d’avance non seulement cosmopolitique, mais universelle, s’étendant ainsi au-delà de la citoyenneté mondiale et de l’État-nation en général), aux pouvoirs économiques (aux concentrations de capitaux nationaux et internationaux), aux pouvoirs médiatiques, idéologiques, religieux et culturels, etc., bref à tous les pouvoirs […][29].

Ainsi l’université sans condition est — ou devrait être[30] — un lieu de liberté absolue, un lieu qui autorise toutes les remises en question, un lieu protégé où peut se déployer sans entrave le pouvoir questionnant[31] : « […] l’université devrait […] être le lieu dans lequel rien n’est à l’abri du questionnement[32] ». C’est la liberté inconditionnelle de questionner et de penser qui fonde, en quelque sorte, la liberté d’expression de l’universitaire : « Voilà donc ce que nous pourrions, pour en appeler à elle, appeler l’université sans condition : le droit principiel de tout dire, fût-ce au titre de la fiction et de l’expérimentation du savoir, et le droit de le dire publiquement, de le publier[33] ».

Derrida pose, en les opposant, l’université et son dehors. Associant l’université aux principes « de liberté, d’autonomie, de résistance, de désobéissance ou de dissidence[34] », Derrida présente le dehors (politique, économique, médiatique, religieux, etc.) du champ académique comme étant menaçant, comme cherchant à limiter l’« inconditionnalité principielle » de l’université. La tâche à faire serait alors de protéger l’université contre son dehors, contre les « forces extérieures » vouées à la « censure », à la « limitation », à la « contrainte ». L’université sans condition devrait rester hermétique aux influences externes. Pour être ouverte à l’événement, à ce qui arrive, l’université devrait être fermée à ce qui la déborde et menace son inconditionnalité. C’est à cette condition que la pensée dissidente pourrait avoir lieu, qu’elle pourrait avoir son lieu, dans l’université.

2. La vocation ecclésiale du théologien

Le droit de « tout dire », et de le rendre public, au coeur de l’université — telle que Derrida cherche à la penser — est précisément ce qui est expressément et fermement refusé au théologien, si l’on se réfère à l’Instruction « La vocation ecclésiale du théologien » publiée par la Congrégation pour la doctrine de la foi (CDF) en 1990[35].

Certes, le document de la CDF souligne le rapport du théologien à la culture : ainsi on reconnaît qu’« il est de la tâche du théologien d’emprunter à la culture qui est la sienne des éléments lui permettant de mettre mieux en lumière tel ou tel aspect des mystères de la foi ». Soulignant qu’« une telle tâche est […] ardue et comporte des risques », le document ajoute néanmoins qu’elle « est en soi légitime et doit être encouragée[36] ».

Toutefois, on ne peut pas dire que l’Instruction elle-même offre beaucoup d’encouragement au théologien qui voudrait se risquer à cette tâche. Certes, elle range la théologie parmi « les vocations […] suscitées par l’Esprit dans l’Église » et lui attribue la fonction d’acquérir « une intelligence toujours plus profonde de la Parole de Dieu contenue dans l’Écriture inspirée et transmise par la Tradition vivante de l’Église », mais c’est surtout pour insister sur le fait que ce travail s’effectue « en communion avec le Magistère[37] ». Reprenant l’affirmation de Dei Verbum selon laquelle le « Magistère vivant de l’Église […] est le seul interprète authentique de la Parole de Dieu[38] », l’Instruction atténue, en fait, la portée des déplacements introduits par le document conciliaire qui recentrait, quant à lui, le travail théologique sur l’Écriture, présentée comme son « âme »[39].

Dans l’Instruction sur la vocation ecclésiale du théologien, la tâche du théologien est comprise, pour l’essentiel, non pas dans son rapport à la culture ou encore dans son rapport aux Écritures ou au Peuple de Dieu, mais dans sa relation au magistère, c’est-à-dire à l’autorité magistérielle. C’est même ce lien entre le théologien et la parole magistérielle qui définit le véritable acte théologique[40].

Évoquant la question de la liberté de recherche — au coeur du propos de Derrida sur l’université —, l’Instruction en limite l’application théologique. Dans l’université, la liberté de recherche « signifie la disponibilité à accueillir la vérité telle qu’elle se présente au terme d’une recherche dans laquelle n’est intervenu aucun élément étranger aux exigences d’une méthode correspondant à l’objet étudié[41] ». Par contre, « en théologie, cette liberté de recherche s’inscrit à l’intérieur d’un savoir rationnel dont l’objet est donné par la Révélation, transmise et interprétée dans l’Église sous l’autorité du Magistère, et reçu par la foi ». Et l’Instruction de poursuivre : « […] omettre ces données, qui ont valeur de principe, serait comme cesser de faire de la théologie ». Bref, pas de théologie en dehors de la communion parfaite — donc sans dissidence — avec le magistère.

Je souligne que l’Instruction ne s’adresse pas directement aux théologiens eux-mêmes, mais plutôt « aux évêques de l’Église catholique, et par leur intermédiaire aux théologiens[42] ». Dans cette manière même de s’adresser aux théologiens, on suggère que le service théologique constitue une participation au charisme de l’évêque, seul véritable théologien, ainsi que le soutient Jean-Luc Marion dans Dieu sans l’être : « […] seul l’évêque mérite, au sens plein, le titre de théologien[43] ». Le même Marion annonçait que le « redressement du discours théologique » ne pourrait « résulter que d’une restauration du lien de délégation de l’évêque à l’enseignant[44] ».

C’est bien le programme mis en oeuvre par l’Instruction sur « La vocation ecclésiale du théologien ». La tâche du théologien y est présentée comme une « participation à l’oeuvre du Magistère », une participation qui se concrétise dans un cadre proprement juridique :

La collaboration entre le théologien et le Magistère se réalise d’une manière spéciale quand le théologien reçoit la mission canonique ou le mandat d’enseigner. Elle devient alors, dans un certain sens, une participation à l’oeuvre du Magistère auquel la rattache un lien juridique. Les règles de déontologie qui découlent par elles-mêmes et avec évidence du service de la Parole de Dieu se trouvent renforcées par l’engagement que le théologien a pris en acceptant sa tâche ainsi qu’en émettant la profession de foi et le serment de fidélité[45].

Quelle serait, dans ce contexte, la figure du théologien idéal ?

Certes, en un sens, elle serait celle d’un scientifique, car « il est […] nécessaire que le théologien soit attentif aux exigences épistémologiques de sa discipline, aux exigences de rigueur, c’est-à-dire au contrôle rationnel de chaque étape de sa démarche[46] ». Mais l’Instruction prend immédiatement soin de préciser qu’il ne faut pas confondre cette exigence critique avec « l’esprit critique », si néfaste et si peu évangélique. Ou du moins, plutôt « ambigu[47] ».

À vrai dire, l’authentique théologien fait plutôt de la théologie « à genoux[48] ». C’est dire que la figure du théologien authentique est le saint. Thèse assurément intéressante, mais que l’on peut entendre de multiples façons : par exemple en identifiant la sainteté à l’obéissance (comme Balthasar[49]), ou encore en spécifiant qu’il s’agit de la sainteté de l’intelligence (comme Hervé Legrand[50]). L’Instruction enjoint le théologien à « intensifier sa vie de foi et à unir toujours recherche scientifique et prière[51] ». Invité à discerner « l’origine et les motivations de son attitude critique », le théologien doit « laisser purifier son regard par la foi », car « l’exercice de la théologie requiert un effort spirituel de rectitude et de sanctification[52] ». Si une théologie pratiquée à genoux est une théologie priante, elle est aussi — indissociablement — une théologie obéissante, car jamais « ne pourra manquer une attitude fondamentale de disponibilité à accueillir loyalement l’enseignement du Magistère, comme il convient à tout croyant au nom de l’obéissance de la foi[53] ».

Et si jamais le théologien avait l’idée d’avoir des « opinions » ou des « hypothèses divergentes » de l’enseignement magistériel, il devra « renoncer à leur expression publique intempestive[54] » ; il devra particulièrement éviter « de recourir aux mass-media[55] ». En toutes situations, le théologien devra agir de manière à ne pas « troubler gravement le Peuple de Dieu et conduire au mépris de l’autorité véritable[56] ».

Ainsi, le théologien apparaît comme étant totalement au service du magistère, sa vocation de théologien se concrétisant, dans un cadre juridique, par l’octroi d’un mandat l’autorisant à enseigner au nom de l’Église catholique.

3. Un métier impossible ?

Je me trouve concrètement attaché à l’université, par un lien d’emploi. D’emblée, je conçois d’ailleurs ma vocation de théologien comme une vocation universitaire, comme une vocation de « savant[57] ». L’université m’apparaît comme une chance pour la théologie et pour l’Église — avec les exigences que cela suppose pour la théologie[58]. Comme Christoph Theobald, j’estime qu’on peut questionner « la naïveté avec laquelle souvent on juge et congédie finalement une longue tradition universitaire en théologie[59] », à laquelle on préfère parfois le vieux modèle de l’« école cathédrale[60] ». Je crois aussi que la théologie est une chance pour l’université[61].

Par ailleurs, au nom même de mon engagement — dans tous les sens du terme — dans l’université, au nom même de ma fidélité à ses idéaux, de ma foi dans sa mission[62], au nom même de cela, je résiste à la concevoir dans la forme absolue que lui attribue Derrida, sous le titre d’une université sans condition. Cette idée de l’université — même si elle peut être utile pour contrer ce qui paraît aujourd’hui menacer cette institution[63] — doit être soumise à la déconstruction, me semble-t-il, dans la mesure où elle peut légitimer la constitution de nouveaux magistères, notamment sous la forme d’un certain idéal de scientificité. Comme le note Gilbert Vincent, à ce « magistère collectif » est attribuée la fonction, non pas « d’édicter ce qu’il faut penser, croire, ou tenir pour vrai », mais de « veiller sur les modes d’accès à ce qui est tenu pour réserve de vérité » : « […] l’orthodoxie a été remplacée par la méthodologie[64] ». Autrement dit, l’université a la capacité de produire ses propres pouvoirs autoritaires, sous le couvert des idéaux les plus nobles, et s’il est vrai qu’elle constitue un authentique lieu de résistances aux pouvoirs politiques, économiques, médiatiques et religieux, elle n’est pas au-dessus de tout soupçon, n’a pas le monopole de la vérité et doit elle-même, à un moment donné, rendre des comptes, si j’ose dire, ne pas se fermer elle-même mais s’ouvrir pour être à son tour subverti par de l’autre, qui viendra troubler les logiques reproductives dans lesquelles l’université peut aussi s’enfermer[65].

Si je comprends ma vocation de théologien comme une vocation universitaire, je la comprends tout autant comme une vocation ecclésiale[66]. À mon sens, l’inscription universitaire de la théologie est l’une de ses inscriptions possibles, parmi d’autres : elle n’est pas la seule, et peut-être pas la meilleure. Mais elle mérite d’être défendue, notamment pour que la fonction théologique n’exerce pas uniquement une fonction idéologique. Chaque parti a ses idéologues, et je ne vois pas au nom de quoi interdire à l’Église et son magistère d’avoir les siens, même si je me suis personnellement peu disposé à jouer ce rôle. Par ailleurs, une pratique théologique universitaire totalement déconnectée de l’expérience ecclésiale et de l’institution ecclésiale ne m’apparaît pas souhaitable, ni même possible. Et c’est au nom même de la nécessité de ce service ecclésial qu’une théologie universitaire m’apparaît légitime. Que le lien du théologien universitaire à l’Église prenne une forme juridique m’apparaît problématique, mais l’existence même et la reconnaissance d’un tel lien relèvent pour moi de l’évidence[67]. Quelle forme pourrait prendre un tel lien, notamment dans le cas d’un théologien universitaire laïc, cela reste encore à penser, me semble-t-il[68].

Métier impossible et fascinant que celui du théologien, quand il est vécu comme une vocation, car il s’exerce alors dans l’espace conflictuel où se rencontrent son désir le plus intime, la singularité de son existence comprise sous le regard de Dieu, et les impératifs liés à l’inscription de ce désir dans les institutions réelles, trop réelles, de l’université et de l’Église. S’ouvre alors en effet la nécessité d’interminables et épuisantes négociations, qui sont aussi les conditions de possibilité d’une véritable effectivité, d’une fécondité, au nom de l’Évangile et au service de la collectivité.