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Puisque la Bible est un livre écrit et lu par des humains, les animaux peuplant les pages bibliques ont longtemps été marginalisés. Un « tournant animal » se prend puisque l’étude des animaux dans la Bible hébraïque est en nette croissance, comme le démontre une revue de la littérature sur le sujet[1]. Pourtant, la majorité du travail se fait exclusivement à partir d’outils exégétiques, comme le récent et intéressant collectif Des animaux, des hommes et des dieux dirigé par Didier Luciani[2]. À l’inverse, Ken Stone s’ouvre aux études animales dans leur interdisciplinarité. C’est d’ailleurs ce qui fait que son livre soit déjà reconnu comme une référence incontournable. L’ouvrage de Stone ose entrer en dialogue avec la philosophie, l’éthique, la zooarchéologie, les études environnementales, les sciences sociales et les études comportementales des animaux.
De plus, l’approche adoptée par Stone vise explicitement à lire les textes bibliques à partir des dynamiques pertinentes pour notre temps. Ainsi les intérêts écologiques, posthumanistes et postcoloniaux sont traités dans une herméneutique qui articule avec finesse le rapport entre le monde du texte, le contexte de production et le contexte actuel. Stone indique que son interprétation est nourrie autant par les enjeux éthiques en rapport aux animaux qu’aux problèmes écologiques. Loin de viser une interprétation objective et univoque, Stone affirme explicitement que sa démarche emploie une stratégie de lecture pour contrebalancer les interprétations anthropocentriques qui ont déformé l’importance des animaux dans les textes bibliques (p. 7-8). Cette posture herméneutique est cohérente avec ses travaux précédents, dans l’analyse des genres et en interprétation queer de la Bible, dans lesquels il montre que le sens provient autant des questions, des présupposés, des stratégies interprétatives et du contexte de lecture que des éléments empiriques du texte étudié[3].
Stone ne vise pas à délimiter une méthodologie spécifique pouvant être appliquée à divers textes. Chaque chapitre introduit une question particulière, des penseurs concernés par la compréhension des animaux et un ensemble de textes bibliques. Le premier chapitre permet une excellente entrée en matière puisqu’il présente trois cadres conceptuels mis en conversation avec les chèvres et brebis présents dans les récits de Jacob du livre de la Genèse : 1) le concept de « companion species » de Donna Haraway, biologiste et féministe[4] ; 2) l’instabilité de l’opposition binaire entre l’humain et l’animal chez les philosophes comme Derrida, Calarco et Agamben[5] ; 3) la relation entre l’exclusion des animaux des considérations éthiques et l’exclusion de certains humains — femmes, hommes dont la masculinité est hors-norme, groupes ethniques — qui sont associés aux animaux par une rhétorique d’exclusion les écartant de toutes considérations éthiques. Ce troisième point illustre bien comment la réflexion sur les animaux permet une réflexion anthropologique.
Le deuxième chapitre traite des chiens en Exode qui partagent le sort des humains égyptiens et hébreux en dialogue avec Levinas et des sources rabbiniques. Il montre l’interrelation du sort des humains et des animaux. Le troisième se penche sur le sacrifice des animaux en engageant l’interprétation du récit de Caïn et Abel par Derrida et la notion de « chimère ». Les sacrifices bibliques reposent sur des distinctions entre des catégories d’animaux purs et impurs ainsi que des divisions entre les humains qui peuvent ou non offrir ces sacrifices. Souvent les animaux sacrifiés sont présentés comme une médiation entre les humains et Dieu. À l’inverse, Stone se demande si ce n’est pas plutôt les humains qui, par le sacrifice, relient les animaux et la divinité. Il propose aussi une analogie entre la possibilité d’exécuter légalement certains animaux et certains humains. Ce chapitre se termine en soulignant que les frontières entre la divinité, les animaux et les humains sont à la fois présupposées, minées et redéfinies autour des sacrifices. Le quatrième chapitre s’intéresse à l’ânesse de Balaam du livre des Nombres à partir de l’angle éthique du traitement des animaux en suivant l’interprétation de Maimonide. Ce chapitre montre l’importance de la diversité interprétative pour Stone puisqu’il présente trois stratégies différentes pour comprendre cette ânesse en relation aux autres animaux bibliques.
Le cinquième chapitre passe des animaux domestiques aux animaux sauvages en empruntant le concept de « zoological gaze » utilisé par le sociologue Adrian Franklin[6]. Un regard sur le Ps 104 et Jb 38-41 permet de sortir des réflexes anthropocentriques en soulignant la relation directe entre Dieu et les animaux sauvages. Cette réflexion est poursuivie dans le prochain chapitre qui présente l’agentivité des animaux qui, dans certains passages bibliques, sont présentés comme des « sujets » capables de louange et de lamentation plutôt que comme des « objets ». Ceci, en parallèle avec les réflexions de primatologues qui décrivent des phénomènes comme l’empathie, la coopération, la gratitude, la réconciliation ou l’altruisme chez les primates. Sans verser dans une religion animale, Stone propose de regarder vers des éléments de base communs aux humains et animaux qui pourraient être à la source de ce qui est devenu ce que nous appelons « religionp ».
« What does it mean to read the Bible in an age of extinction ? » (p. 164). Le dernier chapitre est celui qui se préoccupe le plus des questions écologiques pour traiter de l’extinction des espèces suite aux actions humaines en relation au récit du Déluge et de textes prophétiques tels que Jr 12,4 et Os 4,3. Dans une prise de parole engagée, Stone suggère que même si la Bible ne peut pas résoudre nos problèmes écologiques contemporains, elle peut souligner notre responsabilité dans la survie ou la destruction des autres espèces. Il reprend l’interpellation de Thom van Dooren et Donna Haraway qui affirment que la lutte environnementale doit se faire en racontant de nouvelles histoires ou en racontant autrement d’anciens récits. Stone offre ainsi une interprétation du Déluge qui invite à une plus grande responsabilité environnementale.
Les animaux, par leurs peaux transformées en parchemin, ont permis la création de la Bible. De façon très concrète, le texte résulte d’une collaboration humaine et animale. Aaron Gross, cité par Stone, explique que les humains se pensent par les animaux : « […] across time and across culture humans imagine themselves through animal others[7] ». Les cultures humaines n’ont jamais préexisté à l’interaction avec les animaux ; humains et animaux ont toujours été enlacés, en interaction.
Une dynamique forte chez Stone est de déstabiliser les oppositions binaires : humain/animal, nature/culture, vivant/non-vivant, histoire/nature… Si la distinction entre humains et animaux nous semble évidente, elle est pourtant une construction culturelle. Un retour aux textes bibliques déstabilise nos catégories occidentales contemporaines. Il serait intéressant de poursuivre les intuitions développées par Stone dans le Nouveau Testament où, par exemple, « l’agneau de Dieu » est une expression qui désigne à la fois une réalité animale, humaine et divine. Une exploration des écrits du judaïsme du second Temple et de la littérature chrétienne de l’Antiquité à la lumière des études animales pourrait également être opportune. L’interdisciplinarité proposée par Ken Stone vient avec de grands défis. Règle générale, les exégètes ne sont pas familiers avec les philosophes, les primatologues, les biologistes et les éthiciens. Ce défi permet de lutter contre la fragmentation du savoir et montre que l’étude de la Bible peut être féconde pour repenser des enjeux actuels comme la crise environnementale.
La théologie fondamentale pourrait reprendre ce projet à son compte. Par exemple, quelles sont les implications sotériologiques du verset biblique qui affirme que « Dieu sauve humain et animal » (Ps 36,6) ? Une plus grande attention aux animaux bibliques pourrait certainement aider à repenser le christianisme de façon moins anthropocentrique. Est-ce que la lamentation et la louange attribuées aux animaux dans les textes prophétiques et dans les psaumes pourraient inspirer une conception de la liturgie qui ne soit pas qu’exclusivement humaine ? La lecture des épisodes bibliques mettant en scène des animaux permet à Stone de voir qu’ils sont particulièrement présents dans les récits où les actions de Dieu semblent incompréhensibles (p. 103). Il propose de relier l’imprévisibilité des animaux à celle de Dieu. Cette observation permet de revisiter des textes comme Jl 1-2 et Jon 3-4 à partir de ce constat pour repenser la théodicée en devenant attentif à l’apport des animaux dans la question théologique du mal et de la souffrance[8]. En somme, comme le dit bien la célèbre expression de Lévi-Strauss, ce livre montre que les animaux sont bons à manger, mais aussi bons à penser.
Appendices
Notes
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[1]
Phillip Sherman, « The Hebrew Bible and the ‘Animal Turn’ », Currents in Biblical Research, 19, 1 (2020), p. 36-63.
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[2]
Didier Luciani, dir., Des animaux, des hommes et des dieux. Parcours dans la Bible hébraïque, Louvain-la-Neuve, Presse Universitaire de Louvain, 2020. La version PDF de ce livre est accessible gratuitement sur le site de la maison d’édition.
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[3]
Ken Stone, Practicing Safer Texts. Food, Sex and Bible in Queer Perspective, London, T&T Clark, 2005, p. 23-45.
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[4]
Donna Haraway, The Companion Species Manifesto. Dogs, People, and Significant Otherness, Chicago, Prickly Paradigm, 2003.
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[5]
Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006 ; Matthew Calarco, Thinking through Animals. Identity, Difference, Indistinction, Stanford, Stanford University Press, 2015 ; Giorgio Agamben, The Open. Man and Animal, Stanford, Stanford University Press, 2003.
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[6]
Adrian Franklin, Animals and Modern Cultures. A Sociology of Human-Animal Relations in Modernity, London, Sage, 1999.
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[7]
Aaron Gross, « Introduction and Overviews : Animal Others and Animal Studies », dans Id., Anne Vallely, dir., Animals and the Human Imagination. A Companion to Animal Studies, New York, Columbia University Press, 2012, p. 1 (cité p. 24 par Stone).
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[8]
Je propose quelques intuitions autour de ces questions dans mon article « La confiance, une posture prophétique à la crise écologique ? Interprétation écologique de Joël 1-2 », Lumen Vitae, LXXVI, 3 (2021), p. 323-336.