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En un an, trois livres ont été publiés dont l’objectif est de lire le Nouveau Testament à partir de concepts développés par Gilles Deleuze et Félix Guattari (D&G). Les philosophes français du 20e siècle ont inspiré des travaux dans de multiples disciplines, allant de l’exploration de la post-postcolonialité en Inde à la comptabilité[1], mais les études bibliques n’avaient pas encore emboîté le pas. Par leurs monographies respectives, Bradley H. McLean, Manuel Villalobos Mendoza et Stephen D. Moore ouvrent la voie à de nouvelles manières de lire les textes bibliques[2]. Cette note critique présente chacun de ces livres pour évaluer la pertinence de cette approche novatrice. Au premier abord, les concepts de D&G paraissent étranges et hermétiques, mais cette étrangeté rend possible une défamiliarisation avec les textes bibliques afin de les aborder au moyen de questions pouvant générer des expériences de lecture originales.

I. « La machine » et le christianisme ancien

Le livre de McLean, Deleuze, Guattari and the Machine in Early Christianity : Schizoanalysis, Affect and Multiplicity, manifeste une grande rigueur dans la volonté d’être fidèle aux concepts développés par D&G. Si le titre vise le christianisme naissant en général, une bonne partie de l’ouvrage porte directement sur le Nouveau Testament.

L’émergence du christianisme a souvent été animée par la recherche d’une origine perdue organisée par un regard historique qui tente de replacer les « faits » dans un récit linéaire. McLean propose un nouvel éclairage par l’utilisation des concepts de D&G qui refusent les logiques arborescentes et universalistes pour y substituer une philosophie rhizomatique, soulignant les relations expansives de réseaux interreliés et interdépendants. Cette approche ouvre une place importante pour les transformations et les discontinuités en contraste avec les modèles généalogiques de l’histoire. McLean décrit le rhizome en botanique comme un champignon qui n’a pas de structure centrale et qui, par extension, permet de concevoir les relations hétérogènes reliées temporairement. « The “rhizome” concept helps us theorize the “in-betweenness” between bodies. In a “rhizome”, there are no independent entities but only temporary, ad hoc organizations, which are historically manifested as struggles and adaptations between heterogeneous components » (p. 6).

Le titre de ce livre convie ses lecteurs à voir les groupes de chrétiens à partir du concept de machine de D&G. « Christ machines that coupled and exchanged flows with other machines of widely ranging registers, intensities and magnitudes : synagogue-machines, kinship-machines and benefaction-machines […] » (ibid.). Les « christ groups » sont cartographiés comme des agencements hétérogènes ayant des éléments discursifs, comme des lectures, des homélies ou des enseignements éthiques, et des éléments non discursifs, comme les corps des disciples et les pratiques itératives (p. 79).

Chacun des dix-huit courts chapitres permet d’explorer un concept de D&G en relation avec un texte néotestamentaire ou un aspect du christianisme primitif. En exergue, des traductions bibliques inspirées par D&G donnent à penser. Par exemple : « I commend to you our sister Phoebe, a deacon of the Christ machine in Cenchreae […] Greet also the Christ machine that meets in their house […] and all the Christ machines send their greetings to you » (Rm 16, p. 11). Comment fonctionnent ces machines ? Quelles autres machines sont couplées avec elles et quels types de flux s’échangent ?

Les autres concepts développés au fil des chapitres incluent le désir, les multiplicités, le corps sans organes, la dynamique entre territorialisations et déterritorialisations, molaire et moléculaire, la stratification, les agencements, l’affect, le devenir-femme, le devenir-animal et la machine de guerre. Parmi les textes bibliques commentés, on retrouve surtout des lettres de Paul et des extraits d’évangiles, mais aussi quelques textes extra-bibliques. Souvent, un chapitre tourne autour d’un verset qui donne l’occasion d’explorer les concepts de D&G et voir la résonance possible entre ces concepts et ce verset. Les avantages sont nombreux puisqu’en quelques pages l’auteur donne à penser sur plusieurs plans : bibliques, théoriques, historiques et philosophiques. Côté biblique, un des désavantages de cette procédure vient de la concentration sur un verset sans tisser de liens avec son contexte littéraire d’origine.

Comme exemple, le chapitre seize porte sur le devenir-animal du Christ à partir de l’exorcisme de l’esprit impur nommé Légion en Mc 5. McLean souligne d’abord l’importance du concept de D&G du devenir-animal pour lutter contre une séparation ontologique entre des corps humains et la nature. Il délimite deux principes du devenir-animal : la contagion d’une meute et l’alliance avec un individu anomal. Dans le cas de Jésus, son lien avec les disciples s’établit par une contagion et par des ruptures avec les relations familiales. Il trace le rapport entre le corps du Christ et celui des démons pour montrer les multiplicités qui se forment dans les processus de déterritorialisations et reterritorialisations.

He entered into his « becoming-animal » when he formed a multiplicity with a legion of demons (Mk 5.1-14). His body was reterritorialized into a legion of demons, while the legion of demons undergoes a reterritorialization : being dispossessed of the body of the demoniac, the legion of demons is reterritorialized into another body, a herd of swine, transporting Christ’s power in the process.

p. 173

McLean remet en question l’exégèse classique reposant sur un modèle communicationnel pour lequel l’intention de l’auteur constitue la vérité du texte qui doit être retrouvé par le travail exégétique. Pour lui, cette pratique exégétique vient avec des présupposés et des biais si importants que les résultats sont toujours douteux (p. 114-115).

McLean souligne que les concepts de D&G ouvrent des espaces pour des discours non universalistes et non coloniaux qui facilitent la collaboration avec des investigations interreligieuses.

II. Les corps sans organes en Marc

Avec Bodies Without Organs in the Gospel of Mark, Manuel Villalobos Mendoza offre une exploration de diverses scènes de l’Évangile selon Marc à partir des concepts de D&G[3]. Le titre met l’accent sur celui des corps sans organes qui est appliqué à Jésus dans le premier chapitre. Il cite Milles plateaux pour définir ce concept : « The BwO is “the unformed, unorganized nonstratified, or destratified body and all its flows : subatomic and submolecular particles, pure intensities, prevital and prephysical free singularities” » (p. xii). Jésus est présenté comme promoteur du corps sans organes par opposition à sa famille (Mc 3 ; 6) et dans l’établissement d’une famille alternative égalitaire de disciples.

Le deuxième chapitre traite du devenir-animal de Jésus à l’occasion de son baptême (Mc 1,9-11), de son rapport aux animaux sauvages en Mc 1,12-13 et de la connexion avec le coq à sa mort (Mc 13,32-35 ; 14,27). Ce chapitre commence par la description de l’expérience personnelle de l’auteur qui attendait le cri du coq dans la nuit de Noël annonçant la naissance de Jésus. Ce genre d’anecdote permet d’entrer dans un rapport subjectif où l’expérience vécue donne une résonance particulière au texte biblique commenté. Le troisième chapitre tourne autour du figuier en Mc 11,12-14 qui est présenté comme une figure positive, une invitation à Israël de faire l’expérience de la déterritorialisation des institutions. Le quatrième chapitre s’intéresse au jeune homme nu qui s’enfuit lors de la passion (Mc 14,51-52) comme un exemple pour suivre Jésus à la manière d’un effeminatus. Le cinquième chapitre présente la requête de Joseph d’Arimathie pour obtenir le corps de Jésus comme une responsabilité éthique. Enfin le dernier chapitre se centre sur les femmes au tombeau vide, figures du peuple à venir. « Jesus dwells as a poet, his BwO allows free access of other bodies to the Divine, he sows and engenders the seed of hope, love and compassion to all. But only those such as Mary Magdalene, Mary, the mother of James, Salome and the effeminatus neaniskos, who renounce any form of power and privilege, became the people-yet-to-come » (p. 167).

De manière générale, les ruptures et les transgressions des hiérarchies et des institutions sont fortement soulignées, ce qui va de pair avec la dynamique de l’oeuvre de D&G. Ceci génère cependant parfois des commentaires qui paraissent antijudaïques puisque les pratiques de libération associées à Jésus sont mises en opposition avec un judaïsme monolithique et sclérosé qui cadre mal avec la complexité et la pluralité du judaïsme du Second Temple. Le prisme offert par D&G permet à Mendoza de s’intéresser à un animal comme le coq, à une plante comme le figuier et à l’aspect efféminé de l’homme nu chez Marc. Le regard est attiré vers le non-humain et le non-masculin. Si le titre et l’introduction soulignent l’importance de D&G, au fil des pages, on voit que ces philosophes n’ont pas nécessairement plus de place que les études de genre, l’herméneutique écologique et d’autres approches. Il y a parfois un flottement entre un intérêt historique et littéraire qui pose certains problèmes épistémologiques. Par exemple, l’auteur traite de Jésus en Marc 3 pour se demander comment Jésus a vécu le rejet de la part de sa famille, comment cela l’a affecté dans son corps (p. 9), ce qui présuppose que l’épisode en Marc relate un événement historique.

Les concepts de D&G génèrent une liberté interprétative chez Mendoza, mais cet auteur semble aussi prendre certaines libertés par rapport aux philosophes. Par exemple, il traite fréquemment de symbolisme (notamment le figuier stérile symbolisant Israël) alors que D&G proposent justement de ne pas verser dans les interprétations symboliques. Dans une recension de ce livre, McLean souligne d’autres éléments qui ne semblent pas cohérents avec la philosophie de D&G[4]. Mendoza s’appuie sur la théorie de l’idéologie étatique d’Althusser dans son chapitre trois alors que ce n’est pas une catégorie d’analyse de D&G. McLean souligne aussi que le devenir-animal chez D&G n’a rien d’une imitation d’un animal, ce que l’on retrouve pourtant dans la description d’un Jésus qui parle, écrit et se sent comme un coq selon Mendoza (p. 57). Bref, le livre de Mendoza propose des lectures originales de Marc, mais il ne s’agit pas d’un bon outil pour comprendre les concepts de D&G.

III. La Bible après Deleuze

J’ai découvert Deleuze et Guattari comme cadre de lecture de la Bible avec les livres précédents de Stephen D. Moore[5]. Auteur prolifique, Stephen Moore a toujours été à l’avant-garde de l’usage de théories critiques au sein des études du Nouveau Testament. Il a participé au développement du Reader-response, des études des masculinités, du post-colonialisme, du posthumanisme et maintenant du para/post/dé-postructuralisme, des appellations étranges pour nommer une porte de sortie pour les interprétations centrées — pour ne pas dire confinées — au texte biblique.

The Bible after Deleuze : Affects, Assemblages, Bodies without Organs propose une excellente introduction pour s’initier à la pensée de Deleuze ainsi que cinq chapitres qui développent autant de thèmes reliant Deleuze et le Nouveau Testament, avec une attention particulière au Jésus des synoptiques[6].

Les concepts élaborés par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Milles Plateaux ont une très grande place dans ce livre : assemblages, devenirs, rhizome, Corps sans organes, (re)territorialisation, tête-chercheuse, visagéité, etc. Ces concepts sont reconnus comme complexes et hermétiques, mais le livre de Moore permet au lectorat de s’y initier sans trop s’y perdre. Les nombreuses citations de divers textes de Deleuze ou de D&G permettent un réel contact avec les théories des philosophes. Il faut s’habituer à la singulière façon qu’a Moore de citer Deleuze. Il insère à mi-phrase, en retrait et en caractères gras,

we will not look for anything to understand in it. We will ask what it functions with, in connection with what other things it does or does not transmit intensities, in which other multiplicities its own are inserted and metamorphosed[7]

une citation qui reste extérieure à la phrase et qui nous force à lire la citation et relire la phrase de Moore à quelques reprises. Ce qui confère un effet d’étrangeté qui renouvelle l’attention des lecteurs.

Un attrait majeur du livre de Moore réside dans sa justification de l’intérêt pour les théories de D&G dans les études bibliques. L’exégèse suit encore largement Schleiermacher, en tentant de recréer le message d’un auteur biblique à travers la recherche de son contexte d’origine. Moore présente les théories de Deleuze comme un projet antiherméneutique dans lequel l’important n’est pas une question de sens, de logos (What does it mean ?), mais une question de production d’effets à examiner de manière pragmatique (What does it do ?). L’important n’est pas de demander quel est le sens de tel ou tel passage biblique, mais plutôt quelles sont les fonctions de cette machine littéraire ? À quoi peut-elle être branchée ? Quels sont les affects qu’elle produit ? (p. 21-22). Moore illustre ceci par le rapport de Paul au récit de la crucifixion de Jésus : « Avec le Christ, je suis crucifié ; je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi… » (Ga 2,19[8]). Pour lui, ce verset est un exemple d’une intensité affective ressentie par Paul par rapport à la crucifixion de Jésus. Dans ce verset, Paul ne recherche pas la signification de cet événement, il décrit ce qu’il ressent dans son corps.

Ainsi, la lecture d’un texte est conçue comme une pratique extratextuelle dans laquelle les énoncés des machines textuelles que sont les livres sont branchés avec des machines sociales qui procèdent à la lecture. À l’inverse d’une herméneutique qui s’intéresse au texte comme un objet solide, Moore et Deleuze invitent à expérimenter la lecture comme un flux liquide dans lequel Bible et lecteur sont constamment en mouvement jusqu’à devenir indistinguables lorsqu’ils évoluent ensemble dans une zone d’indiscernabilité. « A perpetually becoming Bible read by a continuously changing reader cannot be an “object” distinguishable from a “subject”. Neither of us are solid enough for that ontological standoff. Neither of us are set-in-stone objects ; neither of us are substantial subjects. We meet midstream in a transpersonal medium of floating objects » (p. 74).

Parmi les nombreux apports de ce livre, Moore distingue le rapport entre le concept d’affect chez D&G et chez Brian Massumi, le traducteur anglophone de Milles plateaux. Moore retourne aussi vers Spinoza — une des inspirations de Deleuze et de l’exégèse — pour discuter du rapport au corps, aux affects et aussi à la Bible.

Le premier chapitre travaille la notion de texte selon Deleuze pour décrire comment lire un texte biblique avec ce théoricien. Le deuxième explore les corps incorporels, des représentations de corps, virtuels mais bien réels qui faisant partie de divers agencements. Le chapitre trois porte sur le sexe. Si Foucault a théorisé un concept discursif des genres et Butler un concept performatif des genres, Moore souligne un concept virtuel de la sexualité qui se démultiplie pour donner une multiplicité radicale qui « queer » Jésus. L’avant-dernier chapitre étudie la racialité en poursuivant le lien entre Jésus et la machine de visagéité de D&G. Le dernier chapitre porte sur le thème de la politique en branchant la présidence de Donald Trump, la pandémie et le livre de l’Apocalypse. Le livre tient comme un ensemble, mais chaque chapitre tient comme un article en soi.

Lire le Nouveau Testament avec Moore et D&G permet de théoriser l’expérience de lecture. Les textes du Nouveau Testament sont des machines immensément puissantes qui produisent des transformations dans les mondes extratextuels d’hier et d’aujourd’hui. Penser avec D&G permet de penser les connexions entre les textes et les auditeurs en chair et en os qui sont affectés dans leurs corps par l’événement qu’est l’acte de lecture. Si Moore montre un engagement très intense avec les théories de D&G, il n’entreprend que peu de discussions avec d’autres travaux en études bibliques.

IV. Lire la Bible avec Deleuze, une expérience à poursuivre ?

Les trois livres présentés restent accessibles, même s’ils utilisent des concepts complexes et jouent avec ceux-ci pour lire des textes bibliques de manière créative. La lecture des livres de Moore et de McLean est très profitable pour lire directement les textes de D&G par la suite.

Il est intéressant de noter que ce sont des auteurs anglophones et hispanophones qui se tournent vers des philosophes français pour inspirer leur recherche. D’ailleurs, Moore et McLean offrent des comparaisons entre la traduction en anglais et les versions originales des livres de D&G. Il serait dommage que la recherche francophone en études bibliques ne participe pas à ce regard vers des théoriciens français.

Les livres de Mendoza, McLean et Moore gagneraient sans doute à dialoguer avec d’autres auteurs qui abordent les textes bibliques à partir des perspectives similaires. La sortie rapprochée des trois livres a empêché qu’ils soient en discussion directe, mais les prochains travaux qui portent sur D&G et la Bible ne peuvent plus se faire dans un vacuum. Le risque est que « lire la Bible avec D&G » reste une option originale, mais indépendante du monde des études bibliques.

Cette approche novatrice plaira certes aux personnes qui aiment interroger la Bible à partir de théories philosophiques contemporaines comme les publications du journal The Bible and Critical Theory. Mais, est-ce que l’exégèse comme discipline est ouverte au virage proposé par ces auteurs ? Les chercheurs orientés vers une analyse historique des textes bibliques seront sans doute peu intéressés par cette démarche, bien que le livre de McLean tende une main vers une manière novatrice d’aborder l’histoire du christianisme. De même les personnes qui travaillent la Bible dans une démarche synchronique telle que déployée au sein du RRENAB (Réseau de recherche en narrativité et Bible) seront déstabilisées par cette manière créative d’analyser les textes bibliques en relation avec les mondes des lecteurs. Lire la Bible avec Deleuze permet d’explorer des résonances, des intensités et affects qui circulent entre textes et lecteurs et non de trouver le sens d’un texte. Bref, ce mouvement invite à repenser autrement ce qu’est la Bible, comment théoriser l’acte de lecture et comment lire la Bible en contexte académique. Personnellement, j’espère que l’intersection entre les théories philosophiques récentes et les études bibliques offrira des voix supplémentaires dans la polyphonie de l’interprétation biblique. Cependant, il faudra que ces types de travaux sortent de la marge pour interagir avec le reste de la discipline.