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Introduction

Si la réception de l’oeuvre d’Adorno a été longtemps dominée par la lecture influente et polémique d’Habermas[1], de nombreux commentateurs ont relevé dans les deux dernières décennies la pertinence actuelle de sa critique de la domination rationnelle de la nature (aufgeklärte Naturbeherrschung). Informé par le contexte présent de crise environnementale, un nouveau schéma de la réception critique d’Adorno tend à se dessiner aujourd’hui. Celui-ci repose sur la reprise et le développement de cette thématique centrale[2]. Soulignant l’avantage que celle-ci confère à la théorie critique adornienne en comparaison aux modèles strictement intersubjectifs d’Habermas et Honneth[3], ces commentateurs façonnent une interprétation environnementaliste de la pensée d’Adorno. Ils la fondent principalement sur une relecture de la Dialectique de la Raison et sur certains passages de ses textes semblant exprimer un souci « environnementaliste » pour ce qu’on nomme communément « la nature[4] ».

En fait, cette « interprétation environnementaliste » n’a rien de nouveau. Déjà dans les années quatre-vingt-dix, Fredric Jameson et Steven Vogel avaient-ils entamé ce débat herméneutique. Tandis que Jameson soutenait qu’Adorno et l’École de Francfort peuvent être « counted among the philosophical ancestors of the ecology movement [and the] animal rights movement », Vogel défendait qu’Adorno échoue à fonder une conception authentiquement dialectique de l’interaction entre la nature et la société. Reprenant l’interprétation d’Adorno par Habermas, Vogel argumentait qu’Adorno s’échoue dans la fétichisation romantique d’une « nature » conçue de manière vague — ce qui serait la conséquence nécessaire de sa soi-disant mise en équivalence normativement et critiquement aporétique de la raison et de la domination[5]. Mettre en parallèle ces deux lectures antithétiques révèle que les pièces du débat interprétatif étaient déjà placées depuis un bon moment. Si nous devons constater que c’est l’approche de Jameson qui fût depuis quinze ans privilégiée au sein de la littérature scientifique spécifiquement adornienne, le contraire semble prévaloir dans la littérature non spécifiquement adornienne. D’un côté, nous pouvons aujourd’hui retrouver par exemple chez Jean-Baptiste Vuillerod une relecture d’Adorno élevant le thème de la domination de la nature — qu’il qualifie « d’écologiste » — au niveau d’une problématique critique englobant celles de la domination classiste, patriarcale, raciste et spéciste[6]. De l’autre, nous retrouvons par exemple chez Murray Bookchin et ses successeurs et, plus récemment, chez Andreas Malm, des critiques sévères du cadre théorique d’Adorno sur ce sujet[7]. Nous défendrons quant à nous la position de Jameson et Vuillerod contre celle de Vogel, Habermas, Bookchin et Malm.

Au coeur de cette appropriation « environnementaliste » du discours critique adornien se trouve bien sûr le concept de « nature » (Natur). Or, le lecteur à la recherche de rigueur conceptuelle s’étonne, au fur et à mesure de sa fréquentation de la littérature scientifique, de devoir déplorer à quel point ce concept est malencontreusement tenu pour acquis. Agissant comme fondement conceptuel de la mobilisation « environnementaliste » d’Adorno, le concept de nature tend pourtant simultanément et paradoxalement à être un angle mort de celle-ci. Faisant en effet rarement par lui-même l’objet de la recherche[8], il est souvent mobilisé de manière soit fétichisé, non dialectique et par suite non critique[9], soit d’une manière qui ne lui rende pas adéquatement sa polysémie, rendant le discours philosophique quelque peu flottant et même parfois bancal.

Une nuance s’impose toutefois. Cette lacune propre à la réception actuelle n’est pas le simple fait de lectures taxables d’imprécision. C’est une ambiguïté à laquelle donne lieu le texte adornien lui-même et qui s’explique premièrement par sa défiance par rapport à toute philosophie qui fonctionne comme inventaire de définitions conceptuelles. Le style dialectique de l’exposition philosophique propre à Adorno aborde dynamiquement les concepts : le concept de nature en est — nous le verrons — un exemple éloquent. Ainsi, le « flou » conceptuel entourant le concept polysémique de nature apparaît comme plus qu’un simple « flou », justement : il est provoqué en partie volontairement par un style discursif dialectique sciemment revendiqué par Adorno[10]. Deuxièmement, il s’explique par le fait que l’utilisation de ce concept par Adorno est éparpillée dans l’oeuvre et toujours spontanée : il ne fait jamais en lui-même l’objet d’un développement extensif dans ses diverses acceptions. Troisièmement, selon les contextes d’utilisation, l’aspect de celui-ci mis de l’avant varie considérablement — d’où la nécessité d’un travail d’élucidation conceptuelle permettant de déterminer les divers sens du concept de nature pouvant être mobilisés en fonction des contextes discursifs. Enfin, ce à quoi devrait renvoyer le concept commun de « nature » a d’emblée un caractère obscur et problématique, compte tenu du fait « qu’une nature qui n’aurait pas traversé les processus de médiation de la société n’existe pas[11] ». Notre article se fonde ainsi sur la perspective méthodologique selon laquelle la tâche de l’interprète, face à un tel corpus, est de rendre le concept le plus limpidement possible, mais sans rien perdre de sa dynamique dialectique, de sa polysémie et de son potentiel critique contextuellement différencié.

Le présent article doit être compris comme une contribution partielle à ce travail. Il se fonde dans la conviction qu’un éclaircissement du concept adornien de nature, souvent mécompris dans ses divers paramètres, est appelé non seulement par une littérature secondaire tendant à être négligente, mais aussi par l’oeuvre d’Adorno qui reste énigmatique à cet égard. Plus précisément, nous défendrons la thèse que le concept de nature doit d’abord et avant tout être compris comme un concept critique qui ne tombe pas dans le piège d’une fétichisation d’une nature pure de toute médiation humaine, comme le défendent Vogel et Habermas. Le concept de nature — comme celui de raison — suppose toujours plutôt chez Adorno l’idée d’un processus dialectique entre la raison humaine et une nature à laquelle nous n’avons jamais accès dans sa pureté originelle. Afin de défendre cette thèse, nous reformulerons d’abord la Dialectique de la Raison dans les termes de la dialectique nature-raison qu’elle implique et ce, en mettant l’accent sur le premier moment de cette dialectique qui révèle la structure dialectique de la raison et de la nature. Cela nous mènera ensuite à discuter du concept de « première nature » et à défendre la thèse qu’il est mobilisé par Adorno de manière implicitement négative et matérialiste. La dernière partie de l’article sera dédiée à la présentation d’une interprétation naturaliste du matérialisme critique et dialectique d’Adorno. Nous montrerons à cet effet qu’il ouvre une voie théorique pour penser la possibilité de transformer la médiation actuelle de la nature.

I. La Dialectique de la Raison

La Dialectique de la Raison (Aufklärung) est une exploration généalogique du processus naturel-historique (naturgeschichtlich)[12] ayant mené à la cristallisation de la société capitaliste tardive dans une « seconde nature » se faisant passer pour nécessaire et indépassable alors qu’elle est historique et sujette au changement[13]. Elle répond à la question suivante : comment a-t-il été possible pour le processus civilisationnel, qui devait « libérer les humains de la peur de la nature[14] », d’aboutir dans la société capitaliste avancée, elle-même expérimentée par l’individu contemporain comme une grande nature terrifiante par rapport à laquelle il est impuissant[15] ? Le concept d’« Aufklärung » désigne entre autres ce processus historique dialectique, toujours-déjà mis en mouvement par la scission interne de la nature, c’est-à-dire par l’éclosion au sein de celle-ci d’une raison s’y opposant en la soumettant à un processus de domination pratique et théorique. Historiquement animé par la médiation réciproque de la raison et de la nature, le déploiement de la dialectique de l’Aufklärung possède la force d’agir d’une part comme une philosophie de l’histoire critique et, d’autre part, comme une « généalogie critique » du sujet[16], de la domination sociale capitaliste et de la domination de la nature — tous les trois étant intimement reliés. L’enjeu d’une telle « généalogie critique » est d’abord et avant tout d’élucider le devenir historique de la domination afin d’en révéler la teneur contingente mais historiquement effective, et par suite d’exposer les possibilités historiques, jusqu’à maintenant réprimées, d’émancipation authentique. Ainsi, l’erreur fondamentale est d’interpréter la Dialectique de la Raison comme une philosophie de l’histoire visant à en révéler la logique immanente absolument nécessaire ou comme une anthropologie philosophique visant à révéler l’essence dominatrice de la rationalité humaine. La Dialectique de la Raison doit être lue comme un « correctif critique » de la vision progressiste, bourgeoise et rationaliste de l’histoire, représentée d’abord et avant tout par la figure ambiguë de Hegel.

Comme nous l’avons dit, la dialectique de l’Aufklärung peut être déployée dans les termes d’une dialectique entre la nature (Natur) et la raison (Vernunft/Rationalität)[17]. Cette dialectique comporte trois moments. Un premier moment est caractérisé par la domination de la totalité naturelle qui englobe le sujet archaïque, non encore pleinement individué au sein de l’espèce[18], causant chez lui un sentiment d’effroi face à la surpuissance de celle-ci. Un deuxième moment est caractérisé par le renversement de ce rapport de domination. Ce renversement est causé par l’expérience de la peur de la nature qui induit chez le sujet archaïque l’émergence, puis l’universalisation progressive d’un mode de rationalité tendant à être strictement instrumental, formel et dominateur. Prenant peur face à une nature surpuissante qu’il souhaite conjurer afin de s’en préserver, le sujet développe une rationalité à même de la maîtriser. C’est ainsi ce second moment de la dialectique nature-raison qui voit naître la domination de la nature dont la Dialectique de la Raison tente de jauger les conséquences historiques désastreuses[19]. Mentionnons au compte de celles-ci la dégradation de la nature en simple objectivité maîtrisable et l’instauration sociale d’une séparation réifiée nature/société. Le troisième moment se caractérise enfin par le retour d’une totalité semblant naturelle, c’est-à-dire historiquement nécessaire et indépassable, dans la figure de la société capitaliste avancée. Celle-ci est semblable à la totalité naturelle à laquelle le sujet archaïque a été confronté dans la mesure où elle s’impose à l’individu comme une totalité sur laquelle il n’a aucun pouvoir. Nos analyses ne porteront que sur le premier de ces trois moments, car il contient déjà la structure dialectique des concepts de nature et de raison. Les prochaines lignes s’affaireront à révéler celle-ci.

Ce premier moment réfère au stade de développement de la subjectivité où l’humain archaïque constate sa différenciation avec la totalité matérielle qui l’englobe et qui lui paraît surpuissante, faisant l’expérience de celle-ci sur le mode de la peur[20]. Le sujet archaïque aurait ainsi été effrayé par une nature s’imposant à lui comme une totalité « surpuissante », « menaçante », « inconnue », « complexe » et marquée par la cyclicité[21]. L’effroi provoqué par l’expérience de ce qu’Adorno appelle la « nature externe[22] » aurait stimulé la « pulsion (Trieb) naturelle aveugle » d’autoconservation[23] (Selbsterhaltung), de laquelle la rationalité aurait progressivement émergé comme un organe ayant pour office de la garantir[24]. Comme le signale Adorno, « la raison s’est développée génétiquement, à partir de l’énergie pulsionnelle, dont elle est une différenciation » ; elle est « dérivée de l’énergie libidinale de l’homme », de sa « préhistoire » naturelle, de « la vie animale de l’espèce[25] ». La raison ne saurait donc être pensée séparément de son origine psychosomatique, c’est-à-dire en faisant abstraction de sa relation à l’instinct d’autoconservation.

En tant qu’elle doit assurer l’autoconservation et la « libération de la peur[26] » de la nature, la raison sert en outre à faciliter la satisfaction des besoins vitaux : « […] reason cannot be divorced from self-preservation, from the satisfaction of human needs (Bedürfnisse)[27] ». Puisque la nécessité vitale de satisfaire les besoins humains est à la racine de la pulsion d’autoconservation dans laquelle s’origine génétiquement la raison, nous pouvons avancer que toute la dialectique nature-raison telle que nous la déploierons ici est en dernière analyse ancrée dans le problème matériel et vital de satisfaire les besoins humains. Les besoins sont le moteur vital de la médiation de la nature par le travail pratique et théorique et, par suite, le prisme à travers lequel la nature est expérimentée par le sujet historique.

La raison peut donc être considérée comme un « morceau de nature » (ein Stück Natur), dans la mesure où elle est le produit d’une médiation de la nature interne du sujet archaïque (la pulsion d’autoconservation et ses besoins vitaux) par la nature externe (expérimentée comme effrayante). Comme le résume Adorno : « En émergeant [de la nature] de façon éphémère, la raison est à la fois identique à la nature et non identique à elle, dialectique par définition[28] ». En effet, la nature produit une raison qui s’y opposera et la médiatisera en retour, de telle sorte que la nature médiatise la raison et que la raison médiatise la nature. Si la médiation de la raison par la nature occupe le premier moment de la dialectique de l’Aufklärung, le second moment qui le suit met en scène le renversement de ce rapport, à savoir la médiation de la nature par la raison à travers le travail social historique, théorique et matériel. Ainsi, la raison est nature, sans être seulement nature, et la nature est raison, sans être seulement raison[29]. Une analyse détaillée du naturalisme dialectique et critique d’Adorno, déjà impliqué par le stade présent de l’analyse, suivra en troisième partie.

II. Première nature et primat de l’objet

Une question difficile se présente toutefois : quelles sont les déterminations originaires de ces natures internes et externes ? Puisqu’elles semblent être les conditions de possibilité matérielles de l’émergence de la rationalité et, par suite, de leur propre médiation par celle-ci, elles semblent à première vue devoir être pensées par Adorno comme relevant d’une nature pure ayant été pour le sujet archaïque immédiatement donnée. C’est l’idée éminemment problématique d’une telle nature non socialement médiatisée que le concept de « première nature » (erste Natur) désigne et qu’il nous faut dès maintenant clarifier. Cela nous permettra de mettre à l’épreuve les critiques formulées par Vogel et Habermas à l’égard du concept adornien de nature et que nous avons évoqué en introduction.

Ce concept est d’abord problématique parce qu’Adorno se méfie de tout « fétichisme de la nature[30] », c’est-à-dire de toute perspective tendant à abstraire la nature des médiations historiques qui la déterminent. Il s’en méfie d’une part pour sa naïveté non dialectique, c’est-à-dire pour son incapacité à penser la médiation réciproque entre la nature et la raison ou, en termes marxiens, entre la nature et le travail[31]. En effet, souligne-t-il : « […] toute expérience de la nature recèle à proprement parler l’ensemble de la société. Non seulement celle-ci développe les schémas de la perception, mais elle établit à l’avance, par contraste et ressemblance, ce qu’on appellera à chaque fois nature[32] ». Ce à quoi se référerait le concept de « première nature » semble ainsi n’être aux yeux d’Adorno que la projection de déterminations sociohistoriques, projection qui s’ignore comme telle et que la critique révèle dans son ingénuité. C’est ce que suggère la seule définition de la première nature que fournit Adorno : « […] by primary nature I mean in the first instance no more than the elements, the objective elements that the experiencing consciousness encounters without his experiencing them as things he has himself mediated[33] ». Désignant en réalité pour Adorno ce que le sujet croit (faussement) ne pas médiatiser, le concept de première nature critique le fait de prendre pour naturel et immédiat ce qui est en réalité historique et médiatisé.

D’autre part, c’est le potentiel idéologique[34] d’un tel appel à une « première nature » qui inquiète Adorno : « Faire appel à la nature […] n’est jamais rien d’autre qu’une manière de masquer frustration et domination[35] ». Supposer la possibilité d’une nature qui ne soit pas dominée et qui serait élevée au statut d’une norme ou d’un refuge pacifié permettant d’échapper aux vicissitudes d’une société contradictoire risque toujours de dissimuler pour Adorno la trace indélébile et l’action retorse de la domination[36].

Malgré ces méfiances, Adorno utilise le concept de première nature à quelques reprises[37]. La question que nous devons ainsi nous demander est la suivante : pourquoi conserver, malgré ces méfiances, un concept de « première nature » ? Nous défendrons que l’utilisation du concept n’est ni idéologique ni non dialectique dans la mesure où la « première nature » est à comprendre comme un concept négatif et critique nécessaire dans le cadre du matérialisme dialectique d’Adorno. En effet, Adorno conceptualise certes le devenir génétique du sujet rationnel comme le fait d’une médiation réciproque des pulsions naturelles et de l’activité humaine sociohistorique, ce qui rend leur départage impossible. Toutefois, il n’empêche qu’un donné pulsionnel naturel est supposé négativement par Adorno chez le sujet archaïque comme « ce » qui aurait permis l’émergence en elle de la rationalité. Similairement, certes l’environnement matériel du sujet est pensé par Adorno comme le produit d’une médiation réciproque entre l’action du sujet et la pression de cet environnement matériel menaçant. Néanmoins, il n’empêche encore une fois qu’un donné naturel est supposé par Adorno « au fond » de cet environnement médiatisé, comme substrat matériel permettant sa médiation.

Ainsi, si pour Adorno le processus historique civilisationnel est simultanément un processus naturel, et si le sujet est de même « une partie de l’histoire de la nature[38] », c’est parce que la médiation sociale de la nature n’épuise pas son objectivité matérielle comme telle. Deborah Cook souligne dans le même ordre d’idées que la nature peut être dite « immédiate » dans la stricte mesure où le terme « immédiat » réfère à quelque chose qui, même s’il est médiatisé, subsiste comme condition de possibilité matérielle de la médiation[39]. Comme le souligne Adorno, toute médiation suppose ultimement un « quelque chose » immédiat et objectif « dont on ne peut pas se débarrasser par son concept[40] ». Similairement, le travail matériel n’est concevable que dans sa relation à une nature qui lui est irréductible et qui en est la « condition[41] ». Ainsi, bien qu’il ne faille tomber dans un réalisme naïf qui fétichise la nature en l’abstrayant faussement de ses médiations sociales, le fait subsiste qu’« on a besoin d’un moment ontologique » qui ne soit pas « absorbé » sans reste par la médiation et qui, par extension, recèle des possibilités irréductibles à sa médiation actuelle[42]. Par conséquent, si la nature n’est jamais simplement donnée dans ses déterminations positives dans la mesure où elle est socialement médiatisée, elle n’est pas pour autant simplement construite par ces médiations[43].

De telles réflexions sur la nécessité pour Adorno de conserver un concept négatif et critique de première nature s’éclairent dès qu’on se tourne vers l’idée du « primat de l’objet », présentée dans la Dialectique négative et par laquelle Adorno thématise explicitement sa version du matérialisme dialectique[44]. Notre thèse est ici que la Dialectique de la Raison de 1944 présuppose déjà, du point de vue de l’interaction nature-raison, l’idée matérialiste d’un « primat de l’objet », explicité dans la Dialectique négative de 1966. Le « primat de l’objet » désigne le fait qu’on ne peut pas « évacuer en pensée l’objet du sujet […] mais on peut évacuer le sujet de l’objet[45] ». Autrement dit, il signifie que le sujet ne serait rien, c’est-à-dire qu’il ne pourrait exister, sans une objectivité matérielle préalable et déterminée (la « nature »). Inversement, c’est uniquement dans le cadre d’une réflexion sur la déterminité de l’objectivité que le sujet est nécessaire pour l’objet[46].

Cette thèse matérialiste du primat de l’objet possède chez Adorno au moins deux aspects distincts. D’abord, il désigne de manière critique le primat de la totalité sociale de la société capitaliste avancée sur l’individu. Nous laissons cet aspect de côté. Ensuite, et c’est ce qui nous intéresse ici, il possède une dimension génétique qui réfère au primat de la première nature matérielle et négative sur la raison et l’activité humaine[47]. Ce primat génétique de la nature nous révèle que, pour Adorno, bien que la médiation sociale et historique de celle-ci nous bloque aujourd’hui tout accès à une première nature non médiatisée, cette médiation de la nature ne saurait pour autant évacuer la nécessaire préséance génétique d’une « première nature » matérielle, objective, pensée négativement et en tant que telle indéterminée pour nous[48].

C’est pourquoi Adorno s’autorise de l’utilisation du terme « nature » malgré le fait qu’elle soit toujours médiatisée par le travail ou pensée par rapport à lui. Le supprimer unilatéralement serait incohérent avec son matérialisme dialectique, qui pense la raison et le travail comme dérivant d’un primat génétique de l’objet. D’un côté, c’est la société qui est première dans l’expérience immédiate, dans la mesure où on n’accède à la nature qu’à travers la médiation sociale. De l’autre côté, c’est la nature qui est première d’un point de vue génétique[49]. Afin de conserver ce second aspect qui rend compte des médiations sédimentées dans la réalité et l’expérience immédiate, il faut donc conserver la puissance discursive matérialiste d’un concept négatif de nature. Une pensée authentiquement matérialiste, dialectique et critique nécessite un concept de nature négatif qui permet de reconnaître la médiation génétique de la raison par la nature sans toutefois sombrer dans l’illusion de pouvoir accéder à celle-ci dans son état pur. C’est la complexité dialectique de cette nécessité théorique qu’ignorent Vogel et Habermas dans leur interprétation erronée du concept adornien, soi-disant fétichisant, de nature.

La dialectique de l’Aufklärung fait donc implicitement usage d’un concept génétique, négatif et matérialiste, de première nature. Ce concept désigne négativement, à savoir sans les déterminer positivement et en reconnaissant leur nécessité génétique, la première nature du complexe de pulsions duquel aurait émergé la raison et l’environnement matériel du sujet archaïque qu’il aurait expérimenté sur le mode de la peur. Ainsi, si « la question de savoir ce qu’est la nature comme élément absolument premier [est] trompeuse[50] », il n’empêche qu’Adorno a besoin d’un concept négatif de première nature afin d’élucider génétiquement et d’un point de vue matérialiste l’éveil de la rationalité et de sa compulsion à la domination. Ces premières natures, la matérialité vivante du corps et de l’environnement, sont ainsi négativement déterminées comme condition de possibilité matérialistes et génétiques de la rationalité et, éventuellement, de la domination qui doit conjurer pour le sujet la peur de la nature.

III. Le naturalisme dialectique et critique d’Adorno

Il est maintenant possible, sur la base de cette brève incursion dans la Dialectique de la Raison, de reconstruire le naturalisme inédit implicitement déployé par Adorno. Nous défendrons ici que la Dialectique de la Raison présuppose un naturalisme dialectique et critique[51]. Nous référons ici au « naturalisme » d’Adorno plutôt qu’à son « matérialisme » parce que ce dernier terme peut référer à deux types distincts de primat de l’objet. Adorno introduit notamment la différence entre ceux-ci dans Philosophische Terminologie, où il distingue entre « matérialisme social » et « matérialisme scientifique ». Tandis que le premier réfère au primat de l’objectivité sociale sur l’individu, le second renvoie quant à lui au primat de la nature sur la raison, lequel nous occupe ici[52]. Nous utilisons le terme « naturalisme » afin de signaler que notre analyse porte uniquement sur ce second sens du primat de l’objet.

Ce naturalisme est dialectique parce que, comme la dialectique de l’Aufklärung nous l’a enseigné, la raison s’est « développée génétiquement, à partir de l’énergie pulsionnelle » et de la « vie animale » du sujet[53]. La raison est donc génétiquement enracinée dans une « première nature » toujours-déjà médiatisée et qui est pour cette raison pensée négativement par Adorno. Or, comme nous l’avons brièvement évoqué, ce même enracinement génétique entraîna en retour, par le développement de la raison et du travail, une domination des natures internes et externes grâce à laquelle la raison s’aliéna de plus en plus de la nature. La séparation nature-raison ne peut être comprise que dialectiquement, à savoir comme un moment du procès de leurs médiations réciproques — et donc de leur unité dialectique[54]. Le procès civilisationnel est donc structuré par une dialectique entre raison et nature : la nature médiatise la raison, et la raison médiatise la nature. Elles sont tout autant séparées qu’unies, l’une renvoyant d’elle-même à l’autre, sans pourtant s’y réduire[55].

Ce naturalisme dialectique peut en outre être qualifié de critique. Premièrement, il permet de prendre conscience du fait que la domination de la nature par la raison est une expression de sa peur de la nature et qu’elle est, par suite, en continuité avec celle-ci. Il permet ainsi de réfléchir la médiation de la raison apeurée et dominatrice par la nature, et donc de penser la raison comme nature — niant au passage toute anthropologie idéaliste[56]. Ce faisant, il révèle la non-identité de la raison à elle-même, qui en tant qu’instrument de l’autoconservation, échoue à se libérer de la domination qui est « un pur rapport naturel[57] » dans la mesure où elle est causée par l’enracinement du sujet dans la nature. Toutefois, le fait de réfléchir la médiation de la nature par la raison comme découlant de la médiation de la raison par la nature n’opère pas seulement la prise de conscience de la non-identité de la raison à elle-même. La raison prend aussi conscience de la non-identité de la nature à elle-même, à savoir du fait que la nature participe réciproquement de la raison parce que celle-ci la médiatise par son travail théorique et pratique. Voyant la nature en soi, la raison se voit en la nature.

C’est l’érection d’un tel jeu spéculaire qu’ouvre le naturalisme dialectique d’Adorno. Grâce à lui, la raison peut commencer à réfléchir la possibilité de transformer sa médiation de la nature — puisque celle-ci lui apparaît maintenant comme étant de toute façon toujours partiellement le produit de son travail. Avec la réflexion de la raison sur son propre processus naturel-historique, la conscience dialectique se dégourdit. Le sujet prend conscience du fait qu’une médiation alternative de la nature est possible. Ce dévoilement de la non-identité de la nature à elle-même permet donc de briser toute naturalisation de la présente médiation de la nature par la raison. La médiation elle-même est alors ouverte à être critiquée et repensée, dans sa configuration immédiate comme dans ses potentialités. Dans le contexte de crise environnementale qui est le nôtre, c’est évidemment à ce travail de critique et de transformation que nous devons nous attaquer, armés de toutes les ressources que la théorie critique peut nous offrir.

En éveillant le sujet à la non-identité de la nature et de la raison à elles-mêmes, un tel naturalisme dialectique fonctionne comme « critique immanente », c’est-à-dire qu’il critique les concepts de nature et de raison comme étant non identiques à eux-mêmes. La nature, comme nous l’avons vu, n’est pas que nature, éternelle et nécessaire, elle est aussi raison — et donc possibilité de transformation. De la même manière, la raison n’est pas que raison, maîtresse de soi et réflexive, elle est aussi nature — pulsion psychosomatique aveugle. Ainsi, ce naturalisme dialectique fracture la fausse identité des concepts de nature et de raison qui ont l’apparence, du point de vue de l’expérience immédiate, d’être identiques à eux-mêmes, séparés l’un de l’autre. Ce que brise ainsi le naturalisme original d’Adorno, c’est la fétichisation de la nature comme pure « première nature » non socialement médiatisée, et de la raison comme absolument souveraine et séparée de la nature. Dans la mesure où cette perspective dialectique déplie le jeu de miroirs permettant de voir toute raison comme nature et toute nature comme raison, le naturalisme dialectique d’Adorno fait prendre conscience des médiations nature-raison là où elles étaient préalablement ignorées. Par extension, il permet de les réfléchir de manière critique, c’est-à-dire avec l’intérêt de les transformer.

Conclusion

Nous avons vu au cours du présent article que loin de proposer un concept de nature qui l’abstrait des médiations sociales qui la déterminent, comme le soutiennent Vogel et Habermas, on peut retrouver implicitement chez Adorno une conception dialectique et critique du rapport entre la nature et la raison. Nous avons d’abord fourni une interprétation de la dialectique de l’Aufklärung comme mettant en jeu ce rapport dialectique à travers l’histoire (section 1). Ensuite, nous avons révélé comment ce rapport dialectique suppose implicitement l’utilisation d’un concept négatif et matérialiste de première nature (section 2). Enfin, nous avons reformulé le rapport nature-raison dans les termes d’un naturalisme dialectique et critique (section 3). Ce chemin nous a permis, espérons-nous, d’éclaircir certains aspects du concept adornien de nature. Celui-ci doit toujours être saisi soit de manière dialectique et critique, dans ses médiations avec la raison et le travail humain, soit de manière négative, c’est-à-dire comme condition de possibilité matérielle et génétique de sa propre médiation.

Il convient enfin de souligner l’originalité et la pertinence contemporaine du naturalisme dialectique critique d’Adorno pour penser aujourd’hui les rapports nature/société. Le cadre théorique d’Adorno peut fonctionner comme correctif critique par rapport à deux positions théoriques unilatérales, souvent défendues aujourd’hui : le constructivisme social[58] et le monisme naturaliste[59]. Tandis que ceux-ci, par aversion pour le dualisme, tendent soit à réduire la nature à sa médiation sociale (constructivisme), soit à réduire la société à sa médiation naturelle (monisme naturaliste), le naturalisme dialectique d’Adorno évite tout réductionnisme à un des deux termes et, par suite, toute potentielle rechute dans une prima philosophia[60]. Si la force du constructivisme est de ne pas sombrer dans une fétichisation de la nature, sa faiblesse est toutefois de prétendre pouvoir se passer de tout concept de nature, même négatif. Il tend par suite à négliger non seulement le fait que « la raison est un moment de la nature[61] », mais aussi plus généralement à tomber en deçà du matérialisme et à porter le flan à l’anthropocentrisme. Autrement dit, s’il est au fait de la médiation de la nature par la raison, il échoue à rendre sérieusement compte de la médiation de la raison par la nature[62]. De l’autre côté, si la force du monisme naturaliste est de souligner la médiation de la raison par la nature, sa faiblesse réside dans le fait qu’il néglige la médiation inédite de la nature par la raison. Il tend notamment à enjamber la séparation historiquement instituée entre le naturel, devenu le substrat objectif de la domination rationnelle, et le social. Par suite, il risque d’une part de fermer les yeux sur le processus historique effectif de maîtrise rationnelle croissante de la nature déployée par la raison et, d’autre part, il risque toujours de réduire la responsabilité spécifique des humains dans la transformation des processus naturels[63]. En bref, la séparation nature/société, doit-il être précautionneusement souligné, n’est pas plus une vérité ontologique qu’une simple illusion théorique. Elle est une réalité sociale et historique que la théorie peut réfléchir et critiquer — mais qu’elle doit d’abord, pour ce faire, reconnaître.

Finalement, nous escomptons avoir montré la pertinence du modèle conceptuel adornien pour non seulement penser certaines causes de la présente crise environnementale, mais aussi pour penser ne serait-ce que la possibilité d’y remédier. L’apprentissage auquel nous mène Adorno est qu’il est nécessaire de briser l’illusion selon laquelle la raison et la nature seraient soit unilatéralement séparées (dualisme), soit unilatéralement indifférenciées (monisme) afin de critiquer et de rendre possible la transformation de leur interaction actuelle.