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À Thomas

Presque deux mille ans,

et pas un seul dieu nouveau !

Nietzsche, L’Antéchrist, § 19

Nous avons besoin d’un nouveau dieu ! Non !

[…] L’autre dieu a besoin de nous

Heidegger, GA 94, p. 448

L’énigmatique phrase, au ton hölderlinéen, avec laquelle Heidegger clôt son dernier entretien, influence de façon décisive la réception de son oeuvre tardive : « Seulement un dieu peut nous sauver[1] ». Nombreux sont ceux par la suite qui lisent sa philosophie à partir d’un rapport incontournable avec le problème du divin, et Heidegger lui-même reconnaît que si son questionnement a eu pour origine la théologie, il ne faut pas oublier que « toute provenance demeure cependant avenir (Herkunft aber bleibt stets Zukunft)[2] ». Dans l’ensemble de son oeuvre, peu de textes relèvent de ce dialogue critique avec la théologie — ou plutôt, avec la question de la divinité — comme le font les écrits de l’histoire de l’Être, dont les Contributions à la philosophie (1936-1938) consacrent sa dernière partie (sa dernière fugue — Fuge, dans la langue de l’oeuvre) à la figure mystérieuse du dernier dieu (der letzte Gott)[3].

De nos jours, la parution des derniers volumes, tout comme des Cahiers noirs et des notes de travail et de relecture, nous permet de mieux cerner la nature du divin dans l’oeuvre tardive de Heidegger[4]. En s’opposant à la tradition philosophique qui a élevé le statut de dieu à celui de cause suprême, le philosophe est amené à critiquer cette figure divine comme trop froide et « rationaliste », dépendante des concepts de notre tradition qui aboutissent à un dieu désincarné — que les hommes peuvent difficilement prier[5]. Mais il se pourrait qu’en esquissant les contours d’un rapport radicalement autre au divin, Heidegger soit lui-même victime de la conceptualité qu’il cherche pourtant à dépasser. C’est ce problème que nous voudrions aborder dans les pages qui suivent, prenant comme fil directeur le rapport entre le divin et l’être humain, tel qu’il apparaît dans les écrits « privés » du philosophe fribourgeois, récemment publiés[6].

Accéder à ce domaine de questionnement exige plusieurs précautions herméneutiques : les concepts mis en jeu par Heidegger dans le cadre des écrits des années 1930-1940 sont souvent obscurs et il est nécessaire de procéder avec soin et rigueur[7]. Son hermétisme tient surtout au renversement conceptuel que la pensée de l’Ereignis entend proposer. Certes, ce renversement est toujours présent, avec ses propres difficultés, dans l’ensemble de l’histoire de l’Être (Geschichte des Seyns)[8]. Mais l’apparition même du « dieu », comme un concept parmi d’autres, peut surprendre et pose problème : avant le tournant, Heidegger n’a-t-il pas prôné l’importance de séparer la théologie de la philosophie, la foi de tout ce qui relève de la pensée, de telle façon que cette dernière doit assumer sa tâche comme éminemment athée[9] ?

En effet, Heidegger prend acte aussi bien du diagnostic de Hölderlin que de celui de Nietzsche, pour qui la fin de la modernité est l’époque où les dieux — morts ou en fuite — sont absents. Si l’époque moderne bloque l’essence de l’être humain comme animal rationale, le philosophe va pourtant mettre en avant que cette fixation de l’essence humaine empêche aussi et surtout une possibilité radicale que le projet de l’Ereignis abrite en son sein : faire l’expérience du dieu[10]. En anticipant les développements suivants, nous pouvons affirmer que, pour Heidegger, l’avènement d’une telle expérience du dieu requiert déjà une expérience radicale de l’être humain : de son expérience comme Da-sein. Et à l’inverse, c’est parce que l’être humain peut faire l’expérience du divin qu’il peut être pensé comme Da-sein. « Sans les dieux — aucun Dasein », écrit-il dans une note de travail vers 1937[11]. Mais à quoi tient précisément cette imbrication fondamentale entre les deux ?

Avant de porter notre attention sur le lien intime entre ces deux dimensions, il est pertinent de décrire plus en détail l’énigmatique figure du dernier dieu. Pour ce faire, il se révèle d’abord utile de décrire la façon dont la pensée du dieu dans l’histoire de l’Être se tourne contre la figure divine traditionnelle — et contre ses soubassements métaphysiques — telle qu’elle est apparue dans la tradition occidentale. C’est ce que l’auteur identifie désormais comme le premier commencement (der erste Anfang). Nous verrons que cette pensée se tourne, d’une part, contre ce qu’il nomme le Dieu d’Abraham ou le Dieu de Jésus, soulignant par là aussi bien le Dieu juif et chrétien que, d’autre part, il se tourne contre le dieu interprété comme cause première et suprême (I). Une fois ce versant critique explicité, nous serons mieux préparés pour aborder le projet positif de l’histoire de l’Être : le nouveau rapport de l’être humain à la divinité, à travers la transformation de son essence et la fondation du site comme Da-sein (II).

I. La métaphysique du dieu : représentation et calcul du divin

Pour inaugurer la section VII des Contributions à la philosophie — fugue correspondante au dernier dieu et dernière partie projetée du premier écrit de l’Ereignis —, Heidegger précise que le divin ici envisagé est « le tout autre [tourné] contre tous les [dieux] passés, et surtout contre le [dieu] chrétien[12] ». Aussi bien dans les écrits privés que dans les Cahiers noirs, la pensée de l’Être se déploie en tant que refus de toute considération théologique, voire théologico-métaphysique, du divin et de la divinité. Avant de rassembler décisivement l’histoire de la métaphysique comme onto-théo-logie dans les cours sur Nietzsche et dans des textes d’après-guerre — et même si nous pouvons parfois rencontrer ce terme dans les écrits ésotériques —, il est indéniable que la pensée de l’Ereignis entraîne déjà un renversement de l’approche conceptuelle au sujet de dieu[13].

Ce qui est advenu dans l’histoire de la métaphysique, tel que Heidegger le développe dans la longue section « Les dieux » de Méditation (1938/1939), c’est que les dieux n’ont été envisagés que comme un « moyen d’explication », de telle façon qu’aurait été opéré un « recouvrement » de la divinité par l’étantité. Ce processus de divinisation (Vergötterung), qui s’applique aussi bien à la « nature » qu’aux « instincts » et aux « forces humaines », constitue un double-mouvement où le dieu aboutit à être toujours pensé par rapport à et à la mesure de l’être humain[14]. Plus précisément, le divin a été élevé dans l’histoire occidentale au titre de fondement et cause suprême de tout étant (ens creatum), voire à la « causalité comme telle », « fondement de la représentation explicative en général », se montrant ainsi inséparable de l’histoire de la métaphysique que l’autre pensée entend affronter[15]. C’est pourquoi il insiste sur ce qu’il nomme la « longue christianisation du dieu ». Là où la modernité règne indiscutablement, le schéma calculateur et représentatif se retourne contre le dieu, conçu en conséquence comme l’Étant supérieur parmi les autres étants. Comme Heidegger l’écrit dans les « Réflexions X » (1939), l’animal historisch de la modernité, l’être humain qui ne fait que calculer les événements passés et les juger en tant qu’histoire, « aspire sous une forme ou une autre à faire entrer son “dieu” en ligne de compte comme paramètre en comptabilisant son bonheur et son malheur, ses succès et ses défaites[16] ».

Par là est dénoncée la conception métaphysique de dieu comme une représentation que l’on pourrait qualifier de doublement calculatrice par rapport au divin. D’une part, le dieu est appréhendé comme ob-jet (Gegen-stand), conséquence qui découle inéluctablement dès que l’être humain lui-même a été fixé en son essence moderne comme sujet — condamné à ne se rapporter que de façon représentative à tout ce qui l’entoure. Heidegger écrit alors que

tout ce qu’on peut dire des dieux semble à présent relever de l’arbitraire et du pur délire, ou bien du conformisme le plus moutonnier et de la tradition la plus éculée ou encore de la présomption la plus creuse ; car la représentation fondamentale de ceux qu’on désigne sous ce nom les pose à titre d’« objets » auxquels l’être humain se rapporte ou pas selon un mode, précisément, représentatif [17].

Selon Heidegger, cette façon d’envisager le divin — ou plutôt de viser ce qui est nommé « le défaut de dieu », défini par le fait que « le fondement même de la divinité des dieux fait défaut » — est une représentation constante des religions monothéistes établies. Celles-ci persisteraient, malgré tout, à saisir le dieu selon une optique métaphysique. Heidegger dénonce ainsi que « le fait de pratiquer un culte ritualisé avec son lot de consolations et d’incantations peut parfaitement relever, toujours et encore, du défaut de dieu, tout comme le substitut d’un culte de ce genre que constitue l’aiguillon des “expériences vécues” et de leurs transports émotionnels[18] ». L’opposition au culte se précise dans plusieurs références à d’autres textes de cette période, complétant la critique du dieu métaphysique par le refus de la notion de religion comme religio, Rück-bindung[19]. Si c’est seulement dans le « domaine de la métaphysique » que le rapport au dieu est caractérisé de « religieux », et si « le concept de religio est méta-physique », c’est parce que, étant un concept de nature essentiellement romano-impériale, il se déploie principalement comme « rattachement à une première cause et direction[20] ».

Par ce biais, il paraît que pour Heidegger toute religion est « quelque forme de divinisation de l’étant[21] ». Dans tous les cas, le dieu est traité comme un objet manipulable, faisable, de telle manière que lui-même risque de devenir une « expérience vécue (Erlebnis) » située dans l’esprit de l’être humain. Le philosophe n’hésite pas en outre à ironiser, quelques années après, sur la façon dont une telle considération à partir de l’expérience vécue aboutit à faire de dieu un objet de la « psychopathologie[22] ». Autrement dit, là où les êtres humains ne saisissent les étants que comme des étants calculables et effectifs, il semble qu’il n’y a plus de place pour le dieu, au moins pour le dieu de l’Être, celui qui « ne peut apparaître ni dans les expériences vécues personnelles ni massives[23] ». Enfin, dans une note rédigée vers 1937, Heidegger se demande si « l’être humain est ce qui résulte d’un gigantesque système de calcul déployé à son sujet […] ». Et il ajoute : « Pourra-t-il, cet être humain, faire la dure rencontre d’un dieu, ou bien pour poser plus lisiblement la question : un dieu pourra-t-il encore vouloir entrer dans l’entourage d’un tel être humain[24] ? »

D’autre part, remarquons que, dans le but de s’approcher du divin au travers d’une voie critique, le dieu métaphysique lui-même aurait été élevé à celui qui calcule. Dans l’optique de l’histoire de l’Être et pensé à partir du schéma calculateur, nous pouvons affirmer que le divin n’aurait pas été assez divin aux yeux de Heidegger. Nous trouvons quelques commentaires qui font signe vers cette voie dans les « Remarques V » du quatrième volume des Cahiers, rédigé quelques années après la guerre. Le philosophe récuse, dans un style assez nietzschéen, le dieu qui calcule le destin des âmes humaines et qui va jusqu’à les condamner à l’enfer pour toute l’éternité. Mais il s’agit aussi du dieu qui (se) calcule par rapport aux autres dieux : « Jéhovah est le dieu qui s’est permis de faire de lui-même le dieu choisi, et de ne plus tolérer d’autres dieux à côté de lui[25] ». Heidegger poursuit alors en se demandant « qu’est-ce qu’un dieu, qui s’élève lui-même comme choisi contre les autres dieux ? En tout cas, il n’est jamais “le” dieu par excellence, à supposer que ce qui est ainsi visé puisse être divin. Comment le serait-il, si la divinité du dieu repose dans la grandeur qu’il reconnaît aux autres dieux[26] ? » C’est aussi en ce sens, à savoir si la divinité du dieu est telle qu’il peut tolérer d’autres dieux, que le dernier dieu en tant que dieu de l’Être se déploie dans l’indétermination, pouvant être à la fois un et plusieurs, singulier et multiple. Cette identité quantitative reste indéterminée, dans la mesure où, à partir de l’histoire de l’Être, il apparaît que « la pluralité des dieux n’est subordonnée à aucun nombre[27] ».

La dimension calculatrice de la divinité, conçue selon l’optique moderne, atteint son paroxysme dans une pensée de l’attente par excellence, représentée par l’eschatologie judéo-chrétienne. Cette dernière pourrait constituer le revers métaphysique le plus dangereusement proche du projet de l’histoire de l’Être, et Heidegger s’efforce d’écarter cette proximité dans son projet d’un autre commencement. Comme nous le lisons dans Méditation, avec l’autre pensée : « […] il s’agit de tout autre chose qu’une attitude “eschatologique”, laquelle n’est pas à vrai dire dans le ton que requiert toute fondation mais dans celui de l’attente d’une “fin des temps”, ce qui présuppose à soi seul un complet oubli de l’être[28] ». Rien de plus éloigné à la pensée de l’Ereignis et de sa finitude propre que l’espérance d’un état qui serait l’arrivée d’un temps hors du temps comme présent éternel. Ainsi se manifeste la transformation métaphysique du divin : quand le rapport à dieu est déployé sous la forme de la croyance et de l’attente, nous assistons à une perspective d’ordre « pragmatiste » et « utilitariste », et c’est à partir d’une telle perspective que Heidegger peut mettre les preuves de l’existence de Dieu chez Pascal et Descartes au même niveau, puisque « ce qui est décisif dans cette preuve […] c’est qu’en général la croyance en dieu est fixée en tant que quelque chose de nécessaire et d’utile[29] ». À l’opposé de cette attitude pragmatico-calculatrice, il faut mettre en avant que « l’heure de l’Être n’est pas l’objet d’une espérance qui relèverait de la foi[30] ». Il est donc étranger au dernier dieu de le considérer comme possible moyen ou bénéfice : il ne peut apporter aucune consolation, et il n’est jamais question d’une perspective calculatrice sur nos « vécus » afin de mieux calculer le salut de notre âme[31].

Enfin, soulignons que c’est non seulement l’eschatologie, mais aussi toute dimension prophétique qui doit être refusée à partir de l’autre pensée, en tant que calcul préfigurateur de la science historique (Historie). Nous retrouvons quelques remarques en ce sens dans certaines notes d’après-guerre : « “Prophétie” c’est la technique du rejet de l’envoi de l’histoire. Elle est un instrument de la volonté de puissance […]. “Prophétie” c’est la science historique dirigée vers l’avant et ainsi l’accomplissement technique de l’essence de la science historique[32] ». Selon Heidegger, toutes ces considérations métaphysiques du dieu entraînent le renversement du processus de divinisation, paradoxalement, en une dédivinisation qui provient du même fondement, « inévitable contrecoup de la volonté d’expliquer la divinité des dieux », et dont le dieu chrétien serait la figure la plus haute[33].

Si le dieu apparaît ainsi défiguré — de même que le rapport humain au dieu — c’est que dans la pensée de l’Ereignis la divinité est censée revêtir d’autres formes, différentes de celles qui appartenaient au premier commencement de la pensée occidentale. On pourrait cependant s’interroger sur la nécessité de cette figure divine et sur le sens profond qu’elle est censée porter. En effet, Heidegger n’avait-il pas tranché dans les années 1920 une ligne de démarcation très claire entre la philosophie et la théologie ? Au moins depuis les années de Marbourg (1923-1927) — et face aux nombreuses invitations de son ami théologien R. Bultmann — Heidegger n’avait cessé de marquer une distance infranchissable entre la pensée et la foi[34]. En d’autres termes, la pensée, tournée exclusivement vers l’Être, ne doit-elle pas plutôt être a-thée ? Les textes de la période 1930-1940 relèvent d’une certaine ambivalence à ce sujet, qu’il nous faut à présent réexaminer.

D’une part, les Contributions exposent le refus de tout « théisme », ou de tout « athéisme » au sens de conceptions du monde, comme une position toujours métaphysique qui aurait inéluctablement sombré après la mort de dieu décrétée par Nietzsche[35]. Mais, d’autre part, comme nous le retrouvons aussi dans une longue note de 1939, Heidegger s’interroge sur cette nature « a-thée », ou plutôt a-théiste, de la pensée, et va jusqu’à affirmer que :

Le dépassement de la métaphysique est surtout a-théisme — mais en un sens qui n’est accessible à aucune métaphysique théologique : l’insistance dans le dépouillement de l’être humain de chaque disposition, portant d’abord à décision la divinité du dieu dans la réplique avec son humanité digne de question[36].

En tout cas, si cette pensée peut être caractérisée d’a-théiste, ce n’est que dans la mesure où l’histoire de l’Être refuse les conceptions traditionnelles de la divinité, là où il s’agit d’établir d’autres figures possibles qui lui seront opposées — voire radicalement différentes. Comme Heidegger l’écrit dans ses « Réflexions X », vers 1939, la question n’est autre que de savoir « qui est celui-ci : un dieu ? (Wer ist der - ein Gott ?) », sans pour autant présupposer aucun caractère théologique, qui demeure dans le « domaine de la fabrication de l’étant », en tant que sa manipulation effective et pragmatique[37]. Cependant, si la pensée cherchant à dépasser la métaphysique est caractérisée de pensée « sans-dieu », et si la transition vers un autre commencement de la philosophie est définie comme « le départ de l’absence définitive de dieux », alors il devient nécessaire de s’interroger sur la voie que doit prendre la pensée pour s’approcher d’une telle expérience du divin[38]. À ce sujet, G. Figal souligne que, malgré la tentation de voir dans cette approche du divin une sorte de théologie « négative », il faut remarquer qu’une telle dénégation va au-delà de l’incapacité humaine « de le conceptualiser » ou du fait qu’il soit un dieu, « dans son essence même, caché », mais tient plutôt — question sur laquelle nous reviendrons — à l’« expérience négative » de son point de départ, qui « doit donner à comprendre quelque chose de positif [39] ».

Le problème du dernier dieu peut en effet se résumer à partir d’une question tout à fait cruciale dans notre tradition philosophique occidentale qui est celle de notre rapport au dieu. Pour Heidegger, ce dont il faut rendre raison, c’est du fait que « ni les dieux créent l’être humain ni l’être humain invente les dieux. C’est la vérité de l’Être qui décide “des” uns et des autres, et cela sans pour autant régner (waltet) au-dessus d’eux, mais en appropriant plutôt au milieu d’eux et en les appropriant les deux par là même à la ré-plique (Ent-gegnung)[40] ». En d’autres termes, ce dont il est question c’est exclusivement d’une pensée qui concernerait le dieu de l’Être, et du rapport au divin à partir de l’expérience de l’Être. Avec ce génitif cependant, le dieu n’est pas à saisir comme celui qui produit et domine (herrscht) l’Être, mais à l’inverse[41].

Un tel renversement ne peut pas se limiter, bien entendu, à faire de l’Être la cause productrice du dieu ou des dieux. De façon similaire, le dieu apparaît comme quelque « chose » d’apparemment indéterminé, mais qui, néanmoins et d’une certaine façon, « est ». C’est en ce sens paradoxal que Heidegger peut écrire que « l’Être est plus que dieu, à supposer que dieu “soit” (das Seyn ist mehr als Gott, gesetzt, daβ Gott “ist”)[42] ». Mais ce « plus que » n’indique pas non plus selon lui une supériorité de n’importe quel type, compte tenu, ne l’oublions pas, que l’Être n’est jamais à comprendre de façon réductrice comme « le plus élevé, le suprême », sous peine d’appréhender encore cette élévation à l’image du dieu chrétien[43]. Par là, ce qui est mis en avant c’est, tout simplement, que l’essence de l’Être se pense au-delà de tout étant, et que c’est seulement à partir de cette essence que nous devons à notre tour penser un tel dieu de l’Être — et jamais à partir de l’étant[44]. Selon une formulation que Heidegger répète dans les textes de cette période : « Vous pouvez parcourir tout l’étant, nulle part ne se montre la trace du dieu (Alles Seiende mögt ihr durchstreifen, nirgends zeigt sich die Spur des Gottes)[45] ». Il s’agit pour nous d’expliciter le sens plus précis de cet « est » qui concerne le dernier dieu et d’en tirer ses conséquences par rapport à la relation avec l’essence humaine, en essayant, comme le philosophe nous prévient, de ne pas « détruire tout ce qui est divin[46] ».

II. Le dieu et le Da-sein

1. Dieu du passage, dieu du refus

Dès le début des Contributions et tout au long des différents écrits de l’histoire de l’Être, Heidegger souligne qu’à l’époque moderne, l’être humain se révèle incapable d’avoir des dieux. Toutefois, cette incapacité du divin, qui se manifeste à partir de phénomènes multiples, tels que la primauté de l’expérience vécue et de la représentation, peut — et doit, défend Heidegger — devenir aussi et paradoxalement, le signe le plus profond d’une nouvelle relation avec la divinité. Assistant à la fuite des dieux poétisée par Hölderlin, l’être humain moderne voit poindre la possibilité la plus extrême du divin, possibilité assumée par la figure du dernier dieu[47]. En ce sens, idée qui se répète sous différentes formes dans ces textes, l’époque de « l’absence de dieux est en même temps un commencement[48] ».

Cela n’entraîne en aucun cas — Heidegger prenant beaucoup de soin à distinguer ceci — qu’il survienne ici un commencement réduit à « l’arrivée de nouveaux dieux » tels qu’ils seraient à « chercher », « calculer » et « attendre », tout ceci ne constituant que la rechute insigne dans « la fin de la métaphysique[49] ». C’est aussi contre cette optique métaphysique que le dernier dieu est tourné, en tant que dieu de l’Être. Celui-ci n’est pas le dernier, si par là nous comprenons celui qui viendrait à la fin d’une série de dieux discernables et calculables un à un[50]. Au contraire, le dernier dieu n’est pas un ou le dieu de la fin, mais il est plutôt un dieu de la transition (Übergang) — et par cette voie et à la fois, un dieu du commencement. Il est celui qui déploie dans sa plénitude l’« autre commencement de possibilités incommensurables de notre histoire », en ouvrant la pensée à une autre expérience de l’Être[51]. Comme nous le lisons dans L’histoire de l’Être, ce commencement a partie liée avec « le plus à venir de ce qui vient (das Kommendste des Kommenden) », qui est « le venir du dernier dieu, vers lequel l’histoire conduit l’étant dans sa totalité pour une plus vaste ad-mission de ses décisions[52] ». Or, cette venue est inséparable d’un rapport singulier à l’être humain, un rapport qui doit se tenir en dehors de la métaphysique.

L’époque de transition et de déclin est alors une époque où se décide la possibilité insigne des nouveaux dieux. Cette possibilité repose sur la manière dont le dernier dieu est présenté : en tant qu’un dieu qui passe — ou plutôt, qui ne se montre qu’en passant — il est toujours évoqué dans sa liaison intime au passage au sens de Vorbeigang. Cette sorte de « monstration en passant » ne peut jamais être appréhendée ni décrite directement. Pour cette raison, et dès les Contributions, Heidegger détermine le sens d’un tel passage à partir d’une ambiguïté constitutive. Le passage, bien que ne pouvant jamais devenir quelque chose de constant, doit être envisagé et appréhendé comme exigeant « une stabilisation (Beständigung) de l’étant et par là de l’être humain au milieu de celui-ci[53] ». Par ce biais se révèle aussi que la question du passage est une marque prépondérante du rapport particulier du dieu au temps. Ne se déployant qu’à travers l’Être, là où celui-ci se manifeste dans un sens historique précis, le dieu ne peut plus être désormais la figure de l’éternité et du présent immobile, toujours située hors du temps, figure que, selon Heidegger, notre tradition a maniée de façon privilégiée. Au contraire, les dieux sont aussi soumis au temps, ou plutôt, ils font partie de l’espace-temps originaire qui surgit et s’ouvre à partir de l’Être. Dès lors, c’est seulement dans un tel espace-temps, qui est « complètement autre », « où il devient possible de nommer, ne fût-ce qu’à travers des questions et en retenant son dire, le nom de la divinité[54] ».

Si la possibilité de penser la venue du dieu et l’impossibilité de le fixer dans l’espace-temps métaphysique ne sont pas perceptibles directement, elle est néanmoins annoncée. Cette possibilité doit être comprise par rapport aux nombreuses mentions des signes (Winke), auxquels les écrits privés ne cessent de renvoyer. Les signes, en tant que directions (Weisungen), évoquent notamment les voies ouvertes que l’abandon de l’être propre à la modernité abrite en son sein. D’une certaine façon, ces signes sont aussi à comprendre d’une façon elle-même double : ils pointent vers le dieu et, à la fois, c’est à travers eux que le dieu s’annonce. Mais ces signes demeurent rares : le dieu ne s’annonce pas pour tous, mais il s’annonce seulement pour les « peu nombreux » et les « à venir », ceux qui « à travers l’appartenance réveillée par l’appel viennent dans l’Ereignis et son tournant et ainsi se tiennent devant les signes du dernier dieu[55] ».

En reprenant la question décisive « de la venue ou la fuite des dieux », Heidegger porte notre regard vers l’Être dans son occultation essentielle et la plus cachée, « signe extrême » de l’appropriation (Ereignung) de l’Être[56]. Pour lui, toujours dans les Contributions, c’est « ici que déploie son essence le dernier, l’essentiel, exigé par le commencement, ne lui portant pas sa fin. Ici se voile la finitude la plus intime de l’Être : dans le signe du dernier dieu[57] ». Tous les signes concernant le dernier dieu sont liés à l’abandon et à la finitude. Ils sont à même de se rassembler dans un seul et unique phénomène : le refus (Verweigerung) de l’Être, la façon dont celui-ci ne se manifeste jamais directement mais toujours de biais, déployant son essence de façon latérale et voilée dans la différence avec l’étant. C’est ainsi que nous devons saisir le sens actif, dynamique, du Wesen de l’Être qui détermine ces textes, et c’est à partir de cette notion de refus que la pensée des dieux va avancer d’un pas supplémentaire dans son rapport à l’essence de l’être humain.

Heidegger s’oppose à toute forme réductrice du refus comme « simple absence » et défend, au contraire, que c’est dans « la plus grande proximité du dernier dieu » que s’approprie « l’Ereignis en tant que le se-dénier qui tremble dans l’élévation qui vient dans le refus[58] ». Il souligne par là que le dernier dieu non seulement s’annonce dans l’absence de dieux mais, en même temps, qu’un tel dieu ne peut surgir que là où l’Être se déploie : dans le refus et dans sa désoccultation. Suivant les mots de Heidegger, c’est à partir du refus le plus radical de l’Être que le dernier dieu se montre, voire qu’il apparaît lui-même en tant que « la plus haute figure du refus », parce que c’est en lui que le mouvement du refus déploie son essence dans « l’éloignement le plus extrême[59] ». Comment saisir ce mouvement paradoxal, provenant de la « négativité », que déploient l’absence et le refus ?

Si la figure divine se montre en passant, c’est alors que cet éloignement constitue à la fois sa « proximité de type singulier », et illustre aux yeux de Heidegger la nature ambiguë, mais toujours non dialectique, du dieu de l’Être. Dans la pensée de l’Ereignis, l’absence n’est pas censée devenir présence. Il ne s’agit pas de comprendre le dieu ou de s’unir à lui. Le dieu n’est pas le possesseur d’une sagesse particulière, d’où la description de son passage comme ce qui doit rester dans l’éloignement et dans une distance inatteignable. En conséquence, le refus auquel le dieu est lié, c’est celui où « l’Être lui-même déploie son essence » et détermine le sens de ce qui est « au milieu de l’étant et la divinisation, qui espace l’Entre (Zwischen) ouvert, au sein duquel l’espace-de-jeu-du-temps se battent […], la fuite et la venue des dieux[60] ». N’apparaissant que dans et par le refus, à savoir dans « la plus haute noblesse de la donation et le trait fondamental du s’occulter », le dieu se montre dans son « être » comme quelque chose de foncièrement différent d’un simple étant — d’où qu’il soit caractérisé aussi par l’Entre : le divin se place entre l’être et le non-être, entre l’être et l’étant et, enfin, entre l’Être et l’humain[61].

Heidegger s’interroge encore davantage sur cette monstration-occultation et se demande « qui pressent la résonance d’un dieu dans un tel dédit (Wer ahnt den Anklang eines Gottes in solcher Versagung)[62] ». S’agit-il de l’être humain ? D’un peuple historique et choisi ? Ou s’agit-il de l’humanité en général ? Et comment peut-on supporter un tel pressentiment, ce qu’il définit comme la force d’« endurer la souffrance […] de la capacité à avoir des dieux[63] » ? La relation intime — relation qui, nous insistons, n’est jamais un rapport de dépendance au sens de domination — avec l’Être, correspond aussi à ce que Heidegger vise à partir des notions de besoin ou de requête. Il s’agit du complexe thématique déployé par des termes tels que brauchen, fordern et bedürfen. Un tel vocabulaire « métaphorique » — le même qui est appliqué au rapport de l’Être à l’être humain — prétend servir de dépassement du cadre transcendantal des conditions de possibilité et de l’ensemble de ses formes dérivées. Ainsi, le besoin de l’être pourrait être considéré, comme le souligne P.-L. Coriando, non pas comme une « détermination neutre qui se contenterait de renverser le concept classique de summum ens, mais comme un concept herméneutique-phénoménologique propre à l’histoire de l’être, qui pense l’“épochal” divin dans son rapport propre à l’être-le-là de l’homme[64] ».

Nous retrouvons en effet dans les écrits privés des années trente et quarante l’idée selon laquelle le dieu lui-même a besoin de l’Être et de l’être humain, mais il a besoin de ce dernier uniquement parce qu’il peut — et dans la mesure où il peut — déployer sa relation à l’Être[65]. Comme nous le lisons dans L’histoire de l’Être, « les dieux ne “sont” pas et requièrent donc l’Être comme l’abîme du rétro-jet (Rück-wurf) sur eux-mêmes[66] ». Dès lors que nous tentons de penser l’Être de la façon la plus extrême, « alors jamais c’est l’Être une détermination de dieu lui-même, mais plutôt l’être est ceci, dont la divinisation du dieu a besoin, pour demeurer néanmoins par là complètement différent[67] ». Cependant, ces notions d’usage et de besoin — Heidegger prend soin de les nuancer —, sont à saisir en tant que l’opposé de « toute utilisation[68] ». À partir du besoin ne se fait jour aucune nécessité métaphysique, mais seulement le phénomène de l’abandon de l’être dans sa dernière lueur moderne. Le philosophe développe cet argument dans une note de 1937, où il souligne que « le dieu, avant tout, n’est pas un dieu dont nous aurions usage » et que « c’est nous au contraire qu’il faut à l’autre dieu — nous dont ce dieu-là a usage[69] ». Ce qui, comme il l’indique par la suite, « n’est pas le simple renversement du rapport précédent — mais la tentative pour indiquer quelque chose de complètement dépaysant (völlig Befremdlichen)[70] ». Ce phénomène « dépaysant » est à saisir par le fait qu’ici « n’arrive aucune ré-demption, c’est-à-dire prosternation de l’être humain, mais [l’]emplacement du déploiement d’essence originaire (fondation du Da-sein) dans l’Être lui-même[71] ». En d’autres termes, ici s’annonce le lien intime qui rassemble le divin à l’être humain sous une forme qui serait tout à fait singulière.

Le dieu ou les dieux requièrent l’Être et, comme lui, ils ne peuvent être pensés qu’à partir du déploiement d’essence qui se refuse — de ce qui se donne dans le refus. Dans la mesure où le refus constitue le déploiement de l’Être en tant que tel, alors celui-ci est compris comme ce qui « se dispense en tant que tel à l’être humain pour que celui-ci aille se saisir de sa propre essence dans l’appartenance à l’Être », et entraîne sa « nécessité la plus haute » : celle de « procurer un site à la vérité de cet Être afin que l’Être en tant qu’abîme, dans lequel l’humanité et la divinité se donnent la réplique, aide les dieux à entrer en possession de leur essence[72] ». Ce qui implique que, sans une relation à l’Être fondée au sein de l’être humain, le dieu ne pourra jamais se manifester dans son passage propre. Mais comment envisager cette possession essentielle du divin ? Quel rapport entretient-il avec l’être humain et en quel sens lui permet-il d’aménager un site pour leur rencontre ?

Selon Heidegger, le besoin d’une décision concernant la divinité, qui transparaît sous différentes formes, ne peut pas s’accomplir dans la figure de l’être humain présent, tel quel, en tant qu’animal historicum de la modernité. Au contraire, le dieu, défini comme « solitaire », a besoin d’une humanité capable de transformer son essence[73]. Dans les « Réflexions VI » et après avoir décrit cette humanité comme l’être des à-venir — « les utilisés ou les requis (Die Gebrauchten) », ceux qui se tiennent en insistant et en fondant le Là et l’Er-eignis du Da-sein —, le philosophe annonce que nous n’avons pas besoin d’un nouveau dieu, mais qu’au contraire :

Le dieu a besoin de nous — mais pas besoin d’êtres humains tels qu’ils sont jusqu’à présent et sous-la-main, de comment ils se tiennent et ils vont — ni non plus seulement des êtres humains en général dans un quelconque rassemblement et amélioration — c’est plutôt « nous », les êtres humains, qui laissons décider leur essence dans la suite de la vérité de l’Être et à partir de celle-ci — aussi peu un « type » d’être humain seulement autre et plus élevé — mais surgissant plutôt à partir du rapport plus extrême à l’Être lui-même, ce qu’est ici visé c’est le — jusqu’à aujourd’hui nécessairement fermé — fondement de l’être humain (en tant que Da-sein)[74].

Heidegger précise par la suite que ce besoin de l’Être doit être compris sous une forme complètement différente de celle de la métaphysique, de son rapport au divin comme causalité première et fondamentale. À savoir, il s’avère que c’est l’Être comme Er-eignis qui oscille « en tant que l’Entre pour la divinisation » et « ainsi l’“étant” de l’être humain est à déplacer dans le Da-sein et dans sa garde (Wächterschaft)[75] ». Seulement une humanité, fondée dans le Da-sein, sera susceptible de faire la rencontre d’un tel dernier dieu comme dieu de l’Être — celui qui garde son essence en préservant l’étrangeté de son passage.

Si ce n’est pas l’être humain moderne qui attend le dieu, relevant d’une attitude encore eschatologique et de la plus dangereuse forme de l’absence des dieux, c’est qu’il s’agit plutôt du « dieu [qui] attend la fondation de la vérité de l’Être et par là le saut de l’être humain dans le Da-sein[76] ». Selon Heidegger, sans la transformation en Da-sein le dieu ne pourrait advenir ni passer. En conséquence, « les dieux n’ont pas besoin de l’être humain, mais ils sont dans la nécessité de l’Être dont la vérité demande à être fondée dans le Da-sein — dans lequel l’être humain est ap-proprié[77] ». En même temps, nous avons déjà souligné que pour Heidegger, sans les dieux, il n’y a pas de Da-sein. Une fois déterminé en quel sens le dernier dieu a besoin de l’Être et de l’être humain, il nous faut élucider de quelle façon apparaît ce besoin par rapport au Da-sein et, à l’inverse, de quelle façon le Da-sein porte en lui la possibilité du passage de ce dieu.

2. Le site du Da-sein : tonalités et réplique

Dans la section sur « Les dieux » de Méditation, Heidegger souligne que c’est l’être humain qui doit « prendre sous sa protection la tonalité de l’Être en l’abritant dans la déterminité du Dasein », celui-ci étant défini « en tant que site de la réplique que se donnent les dieux et l’être humain[78] ». Avec la tonalité de l’Être (Stimmung des Seyns), le philosophe reprend ici les avancées d’Être et temps et fait signe vers un rapport affectif, ouvert, qui ne relève plus désormais de l’ordre de la subjectivité et des sentiments. Toutefois, dans le cadre historique de la pensée de l’Ereignis, les tonalités sont censées indiquer le rapport à l’Être d’une façon encore plus profonde : elles visent le sens de l’Être tel qu’il se manifeste dans sa différence avec l’étant et à une époque précise[79].

Dans le but de fonder le site où les dieux sont soumis à la décision, l’être humain a dû faire l’expérience des tonalités fondamentales pour transformer son essence et fonder la vérité de l’Être. Ce n’est qu’à partir de cette vérité, au sein de laquelle le Da-sein sera lui-même fondé, qu’un tel site — l’endroit où la décision sur les dieux a lieu — pourra advenir. Pour Heidegger, ce site ne correspond pas à la spatialité couramment (et métaphysiquement) comprise : il est le lui-même que l’être humain doit assumer à son tour. Selon ses propres mots, l’autre commencement de la philosophie, sa transition vers l’autre pensée, serait la « construction d’une voie pour le saut dans le Da-sein comme premier saut du en vue de la fondation de l’Être (Ereignis) en tant que site des dieux[80] ». Dans plusieurs passages des Cahiers noirs, Heidegger n’hésite pas à préciser que le site exigé par les dieux pourrait aussi être caractérisé comme l’endroit « où auparavant l’Être s’est approprié cette clairière (le Da-sein), dans l’Ouvert de laquelle il se refuse[81] ». En même temps, il souligne qu’un tel site, s’éloignant de toute compréhension habituelle du « lieu » de la métaphysique, est à comprendre comme suit :

Notre endroit (Standort) n’est aucune « place » (Ort), aucune position spatiale sous-la-main et immédiate dans l’espace de l’étant (celle qui est propre au subjectum) ; notre position (Stand) est dépourvue de place, elle est l’insistance dans l’espacement de l’Entre pour les dieux et l’être humain, sans connaître ceux-ci, sans atteindre celui-ci dans l’essence originaire qui lui appartient[82].

Une telle position, en tant que le site que l’être humain doit être et assumer à partir de son essence transformée, n’est pas l’endroit d’une quelconque révélation divine — formulation étrangère à la pensée de l’Ereignis — mais le site décisif où le dieu peut se montrer en passant, dans un éloignement incommensurable avec toute autre forme du divin. Et l’être humain transformé en tant que Da-sein ne peut pas, non plus, rentrer en contact direct avec les dieux qui passent, puisqu’au sein de l’histoire de l’Être il n’est plus question de les calculer, de les manier ou de les décrire. La seule prérogative de l’essence humaine tient alors à pouvoir préserver un tel passage et à accomplir ainsi la garde (Wächterschaft) du dieu. Contrairement à toute annonce comme événement du dieu, devenir le gardien de ce passage vise ici l’opposé : le silence et la quiétude la plus extrême.

La référence au silence, qui abonde dans les écrits privés des années trente et quarante, est une détermination cohérente avec la méthode « sigétique » propre à ces textes. La tâche de l’être humain en tant que Da-sein est de préserver ce silence, et lui-même est défini comme la « fondation de la garde de cette quiétude[83] ». En ce sens, dans l’autre commencement de la pensée, il n’y a jamais ni révélation ni événement bruyant qui pourrait s’associer à la venue du dieu. Heidegger récuse que les dieux puissent s’annoncer « à travers de vulgaires “théophanies” dont seraient les témoins on ne sait quels “robustes prophètes” et “créateurs de mythes”[84] ». Au contraire, et contre toutes les théophanies métaphysico-religieuses, « cela adviendrait bien plutôt sans bruit, mais décisivement, à travers l’aménagement du site[85] ».

La garde comme la préservation du passage divin nous aide à mieux préciser la fonction des tonalités fondamentales dans les écrits de l’Ereignis et, plus précisément, celle de la retenue (Verhaltenheit). La retenue est précisément la tonalité qui marque radicalement la relation à l’Être dès les premières pages des Contributions. S’écartant de toute idée d’un savoir qui serait de l’ordre de l’effectivité, elle est définie comme le « fondement » de tout se-tenir, de telle façon que la « volonté de retenue s’excède » précisément dans le Da-sein, qui est dans « la proximité la plus éloignée du dédire (entsagen) tremblant », dédire propre au dernier dieu et par où il faut saisir une autre forme du refus[86]. C’est donc « seulement cette retenue qui peut rassembler l’essence humaine et le rassemblement humain en eux-mêmes ; c’est-à-dire dans la détermination de sa tâche, la stabilité du dernier dieu[87] ». Toujours dans la section sur « Les dieux » de Méditation, le rôle de la retenue est réitéré, mais cette fois au sein d’une autre tonalité fondamentale qui lui est liée : l’effroi qui dépossède, Entsetzung. Les deux tonalités font signe vers la relation entre le Da-sein comme essence humaine et vers la garde des dieux. Selon Heidegger :

Ils sont encore peu nombreux et craintifs ceux qui tiennent l’effroi qui dépossède dans un instant de ce déclin nécessaire, et cela non pas pour perdre son caractère effrayant mais seulement pour recevoir en tant qu’un signe de se pousser l’un à l’autre de l’espace-temps de l’Être, et essayer doucement de transformer le replacement de l’être humain dans le Da-sein. Non pas que le Da-sein soit déjà là préparé à la manière d’un contenant ou d’un refuge ; car il est lui-même Da-sein dans l’ap-propriation de l’être humain à la garde de la vérité de l’Être, lequel, en tant que détresse de la divinité des dieux, nécessite aussi ceux-ci dans leur nouveau déploiement d’essence[88].

Enfin, aussi bien la retenue que l’effroi, en ce qu’elles appartiennent à la garde du passage du dieu, font signe vers l’impossibilité d’envisager ce dieu comme s’il s’agissait d’un objet de connaissance, susceptible d’être décrit de manière phénoménologique ou scientifique. Au contraire, ces tonalités indiquent la manière d’un « se-tenir » par rapport au divin. Elles nous invitent à ne pas l’appréhender de façon représentative, sans retomber pour autant dans une « non-activité[89] ». Il s’agit plutôt d’un « se-tenir-en-soi en tant qu’être-soi […] dans la fuite et proximité des dieux — dans l’occultation de la clairière du Là[90] ».

Selon Heidegger, c’est seulement à partir de cette garde que le rapport entre les dieux et les êtres humains est susceptible d’advenir, sous la forme d’une relation qui maintient néanmoins une distance infranchissable, ce qu’illustre l’idée d’une réplique (Entgegnung). La notion de réplique, que nous retrouvons dans l’ensemble des écrits privés, est définie dans une note de 1939, où Heidegger se demande « Où les dieux vont-ils alors exiger l’Être ? » Il répond : « […] là-bas, où avant l’Être s’est ap-proprié de cette clairière (Da-sein), dont son Ouvert se refuse, afin que le refus pour la première fois à nouveau effectue dans l’Ereignis oscillant en soi, une réplique possible entre ceux qui se retrouvent dans un tel aller-vers-soi dans le déploiement d’essence du dieu et de l’être humain[91] ». Comme il l’écrit dans Méditation, c’est dans et par une telle réplique que « la divinité et l’humanité se trouvent renvoyées à leur essence abyssale[92] ». Plus précisément, c’est à partir de la réplique qu’est exigée que les dieux et les humains se « regardent », regard qui permet de décider et de déterminer l’essence mutuelle qui leur est octroyée, ainsi que de déployer l’Être dans son refus[93]. Enfin, dans ce déploiement se fait jour « cette vérité encore à venir selon laquelle la réplique que se donnent les dieux et l’être humain advient nécessairement, chaque fois à partir de l’Être, et advient sous la forme d’un déploiement essentiel de la vérité de l’Être[94] ».

C’est cette vérité — ce déploiement qui se refuse — qui est censée redonner une nouvelle forme (Gestalt) aux étants et les faire sortir de leur caractère inessentiel d’in-étants (Un-seiende), caractère qui préside dans la modernité et fait d’eux des choses calculables et manipulables[95]. Selon Heidegger, avec le dernier dieu et le savoir essentiel duquel il est indissociable, la pensée dépasse toute réduction à l’effectivité, à l’utilité et aux moyens explicatifs propres à l’époque de la fabrication. Dans une note des « Réflexions VII », Heidegger précise ce problème qui à la fois oppose et relie l’étant et la divinité, en soulignant que « l’“effectuation” de l’“Être” ne peut pas être résultat et conséquences d’une cause, mais “ef-fectuation” de l’“Entre” — déplacement dans l’espace-de-jeu-du-temps de la décision entre les dieux et les êtres humains — commencement de l’histoire[96] ». Cette histoire, c’est celle qui se ferait jour après la modernité : celle que la mort et la fuite des dieux rendent possible.

3. Le Da-sein : un pont entre l’humain et le divin ?

Ce que nous avons exposé jusqu’à présent souligne que, dans l’histoire de l’Être, « pour pouvoir penser les dieux et en parler, il faut déjà se tenir instamment dans un savoir essentiel[97] ». C’est seulement à partir du rapport à l’Être, là où l’être humain a transformé son essence en Da-sein, fondant le site où la vérité de l’Être se déploie, que les dieux peuvent à la fois passer et être préservés dans un tel passage fugace. La possibilité de cette relation même, comme préservation, conduit le philosophe à définir par moments le déploiement du site du comme l’Entre (Zwischen) qui sépare, et en même temps relie dans cette séparation, les êtres humains avec les dieux[98]. Dès les Contributions, nous lisons qu’« ainsi le Da-sein c’est l’Entre entre l’être humain (comme fondateur d’histoire) et les dieux (dans leur histoire)[99] ». Cette caractérisation se retrouve dans d’autres passages des écrits privés et des Cahiers noirs, et acquiert une importance de premier ordre dans le projet de l’Ereignis. Enfin, notons que, dans la mesure où le Da-sein est le Là, le site qui fonde l’essence de l’humanité historique et son rapport à l’Être, s’ouvre aussi la dimension d’une pensée « métapolitique » du peuple et de la communauté[100]. À travers celle-ci, Heidegger cherche à réactiver la conception grecque de la πόλις, par où le Da-sein symboliserait la reprise non métaphysique du site où la vie en commun, la vie du peuple et la possibilité de son histoire peut se développer à partir du sens déployé de l’Entre, des dieux, de l’Être et de sa différence[101]. Un développement approfondi du problème « métapolitique », ou « théologico-politique », qui lie la divinité au peuple lui-même, dépasserait le cadre de cet article[102]. Mais il apparaît néanmoins que, si c’est le Da-sein, en tant qu’essence transformée de l’être humain, qui assure le passage possible du dieu, les conséquences de cette transformation concernent l’ensemble des différentes dimensions propres à notre existence : l’affectivité, l’histoire, la mort, mais aussi le rapport à la communauté et au divin. Or, toutes ces déterminations, et c’est le problème le plus saillant, apparaissent thématisées à partir d’un écart fondamental avec l’être humain tel qu’il a été compris jusqu’à présent.

Preuve insigne de cette difficulté, ce que Heidegger écrit de façon schématique dans L’histoire de l’Être, à savoir que « Da-sein et “divin-ité”, [n’est] pas humain, [n’est] pas divin, mais [est] “plus” que l’être humain et “moins” que le dieu (Da-sein und “Gott-schaft”, nicht menschlich, nicht göttlich, aber “mehr” als der Mensch und “weniger” denn der Gott)[103] ». Si, à l’intérieur de la métaphysique, l’être humain a été pensé — et placé — entre l’animal et le dieu, comme ζῷον λόγον ἔχον ou comme animal rationale, saisi comme être vivant condamné à se voir fixé dans ses facultés, la pensée du Da-sein prétend transformer ce schéma de fond en comble. Relevant uniquement de l’Être — en tant que l’être humain insiste dans son déploiement d’essence — Heidegger décrit cette transformation selon une image fluviale singulière : « Le dieu et l’être humain, complètement séparés et différenciés — appartiennent à l’Être comme la rive au fleuve. Le pont cependant, c’est le Da-sein[104] ».

Ces indications, aussi énigmatiques que les signes du dernier dieu, doivent être lues à côté d’un passage du cours de 1934-1935 sur Hölderlin, ainsi que de quelques notes manuscrites où Heidegger approfondit cette étrange nature — partagée entre l’être humain et le divin — du Da-sein. En suivant les indications de quelques vers appartenant à la poésie ultime de Hölderlin — et particulièrement du Rhin —, le Da-sein va être défini en tant qu’il relève lui-même d’une essence semi-divine[105]. Comme nous le lisons dans le cours, il apparaît que :

Lorsque nous questionnons effectivement l’essence de l’être humain, nous questionnons par-delà et au-dessus de lui, car toute vraie question questionne au-delà de ce auprès de quoi elle questionne. Si nous posons la question de l’essence humaine, nous pensons toujours en quelque façon le surhumain. […]

Penser les demi-dieux et leur essence, c’est cela qui tout d’abord ouvre la brèche d’un accès à la sphère de questionnement au sein de laquelle peut seulement être posée une question suffisamment développée et qui porte sur l’essence de l’humain et des dieux. […]

Poser la question des demi-dieux c’est poser la question décisive au sens le plus rigoureux du mot, celle où se décide la différenciation entre humains et dieux, où cette différenciation devient enfin question, et où la pensée prend enfin pied dans la différence comme telle[106].

À travers une interrogation sur la nature du divin, sur le besoin d’un rapport à l’Être et à l’être humain que celui-ci exhibe, nous voilà reconduits à la question de l’essence humaine — dans des termes surhumains, qui ne sont pas sans évoquer le Zarathoustra de Nietzsche[107]. Autrement dit, et tel que nous le lisons dans une remarque concernant sa relecture d’Être et temps, rédigée vers 1936, il s’agit de la manière dont le Da-sein est la « singularisation non pas de l’être humain, mais de l’ipséité de son déploiement d’essence surhumain — prédivin (übermenschlichen — vorgöttlichen Wesens)[108] ».

*

Nous avons analysé ici la relation du Da-sein à la divinité, en explicitant en quoi c’est à partir du site du — où l’essence humaine doit sauter et se transformer — que nous pouvons appréhender ces deux dimensions dans le projet de l’Ereignis. Mais, ce faisant, il s’avère problématique de défendre que les voies que Heidegger parcourt soient si radicales comme il le prétend, si étrangères à l’égard de la tradition dont le philosophe veut s’éloigner. Heidegger tâche de poser radicalement la question de l’être divin, la question « qui est un dieu ? », tenant à distance tout traitement représentant et objectivant de celui-ci — traitement que la modernité aurait privilégié face à tous les autres. Cependant, son chemin de pensée le conduit à retrouver les mêmes problèmes que tout questionnement philosophique (et au-delà de la philosophie) rigoureux sur la nature du divin ne peut pas s’empêcher de rencontrer : quel rapport le dieu a-t-il à l’être en général, et à l’être humain en particulier ?

En affirmant que l’être humain en tant que Da-sein possède une essence prédivine, surhumaine, qui l’élève au-dessus de lui-même et qui lui permet de préserver le passage du dieu, sommes-nous si éloignés de la métaphysique tel que Heidegger le prétend ? D’une part, le philosophe réitère l’idée d’une transformation humaine en raison de son lien à la divinité, lien qui serait assuré par la relation avec l’Être. Même si le lien humain au divin apparaît ici étranger à son « rassemblement et amélioration », qu’il se montre transi par la finitude et la mortalité — ce que cristallise le rapport à l’Être comme refus —, l’idée d’une transformation ne va pas en effet sans évoquer le projet du surhomme, où Nietzsche voit la plus grande tâche de l’humanité moderne[109]. D’autre part, le silence qu’accueillit le dernier dieu et l’impossibilité de décrire celui-ci font toujours écho — malgré la tentative de Heidegger — à la tradition théologique et à la place qu’elle occupe dans notre histoire[110]. Le silence de ce passage demeure encore la trace d’un dieu caché : un dieu que, peut-être, on peut difficilement prier, mais aussi, un dieu dont on ne peut pas voir le visage.