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Depuis quelques années déjà, les recherches en traductologie se sont enrichies d’une nouvelle dimension : l’étude empirique des processus cognitifs, mis en jeu au cours de l’activité traduisante, sur la base d’analyses des protocoles de verbalisation (méthode de raisonnement à voix haute). Rappelons qu’elle consiste à demander à un répondant de verbaliser toutes les pensées lui venant à l’esprit au cours de la réalisation de sa traduction. L’ouvrage d’Alexander Künzli s’inscrit dans cette approche.

Il commence par définir le cadre conceptuel de référence, notamment ce qu’il faut entendre par stratégie et principe.

Le texte de départ est une notice d’installation rapide d’un Téléphone – Fax – Répondeur vendu par France Télécom en France. Il compte 278 mots et appartient au genre des notices techniques grand public. L’auteur décrit par ailleurs avec précision le profil des répondants, le matériau et les principes de récolte et d’analyse des données. L’analyse porte sur des groupes expérimentaux importants, d’une part, cinq étudiantes germanophones et cinq traducteurs professionnels, et d’autre part, cinq étudiantes suédophones et six traducteurs professionnels.

Les chapitres 3, 4 et 5 passent à la présentation des résultats, d’abord par l’analyse des stratégies et des principes mis en oeuvre dans la traduction du texte.

L’auteur passe ensuite à des analyses très fines des écarts de traduction dans trois séquences du texte, une séquence descriptive, une séquence incitative et une séquence instructionnelle.

La séquence descriptive, qui a pour but de décrire la technique d’installation rapide, contient le segment prise électrique standard monophasée 220 – 240 V, 50-60 Hz, dont les différences de traduction sont analysées au plan des principes et des stratégies qui ont guidé étudiantes et traductrices. Il s’agit en fait d’un démontage d’une lexie complexe.

La séquence incitative ou injonctive, qui vise à capter l’intérêt de l’acheteur, contient le segment notice qui a été rédigée spécialement à votre intention. Elle donne l’occasion d’une analyse constrastive des procédés de rhétorique et d’injonction : l’allemand s’exprimant sous forme d’ordre, sobre et impersonnel, le français préférant une forme de conseil, le suédois prenant un ton plus personnel et convivial. L’auteur signale aussi les différences qui existent entre étudiantes et traducteurs au niveau des principes et des stratégies.

La séquence instructionnelle décrit la succession logico-chronologique des opérations à exécuter. L’analyse porte sur une phrase complexe faite de deux propositions reliées par un deux-points. Les répondants lui donnent la valeur sémantique de la succession, alors qu’on s’attend à une relation d’explication. L’auteur se réfère à J.-M. Zemb (1978) qui signale explicitement que les deux-points ont les mêmes fonctions en français qu’en allemand (p. 838). Une affirmation qu’il faudrait, à mon sens, nuancer.

L’auteur dégage en conclusion les lignes de force suivantes :

(1) les traducteurs font preuve de davantage de fidélité au texte, à l’inverse des étudiantes ; (2) on observe des différences de matrices lexicogéniques d’une langue à l’autre, notamment dans les compositions syntagmatiques (procédés connus depuis longtemps en morphologie constrastive) ; (3) on dénombre des couples de stratégies privilégiés, allant du plus obligatoire au plus facultatif ; (4) la traduction littérale peut constituer une échappatoire à un problème de compréhension ; (5) les traducteurs verbalisent davantage de principes et de principes différents que les étudiantes ; (6) chez les étudiants, l’absence de principes de traduction est souvent associée à la présence de marqueurs linguistiques ; (7) les traducteurs avouent plus ouvertement leur incertitude, les étudiants essayent de la dissimuler ; (8) les deux groupes repèrent également l’ambiguïté, les traducteurs la tolèrent mieux.

Au total, il s’agit d’un ouvrage bien pensé et bien structuré qui relève de témoignages d’hommes et de femmes de métier et qui met bien en lumière les apports de la réflexion parlée dans l’étude des processus de traduction. Reste à savoir si la méthode de raisonnement à voix haute (réflexion parlée) conduira, dans le cadre d’une traductologie fondée scientifiquement, à l’élaboration de modèles à valeur explicative, qui demeure faible aujourd’hui compte tenu de la représentation limitée des corpus et des groupes témoin.