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La disparition d’Ingrid Meyer nous a tous profondément attristés. Nous avons du mal à accepter que tant de compétences et tant de gentillesse représentant tant de promesses pour la recherche et pour la vie nous aient été ôtées aussi précocement. Autant dire que j’aborde ce volume d’hommage avec un esprit plus prêt à la célébration recueillie qu’à la critique. Il rassemble 20 auteurs, en majorité canadiens (15), pour 16 contributions en langue anglaise organisées en trois parties correspondant aux trois termes du titre, et dans le même ordre : Lexicography, Terminology et Translation : trois articles de lexicographie, quatre de terminologie et neuf de traduction. Ce sont les trois intérêts principaux d’Ingrid, les sujets sur lesquels elle a publié, comme le rappelle opportunément la bibliographie située en fin d’ouvrage.

La contribution d’Aline Francoeur, « The semantic apparatus of Guy Miège’s New Dictionary French and English, with another English and French » (12 pages), revient sur le dictionnaire de Guy Miège, paru à Londres en 1677, soit trois ans avant Richelet, treize ans avant Furetière et dix-sept ans avant la première édition du Dictionnaire de l’Académie du côté français et vingt-cinq ans avant le New English Dictionary de John Kersey du côté anglais. Aline Francoeur montre que Miège était particulièrement riche en « indicateurs de sens », sous forme de micro-définitions, de synonymes, de contextes et de marques de domaine, comme beaucoup de dictionnaires modernes. Preuve que l’auteur voulait répondre aux questions des utilisateurs des deux langues, en décodage et en encodage. Certaines marques, qui ne semblent pas être directement utiles, sont simplement destinées à clarifier le sens de mots difficiles.

Beryl T. Sue Atkins et Pierrette Bouillon (« Relevance in dictionary-making : Sense indicators in the bilingual entry », 20 pages) proposent la notion de « lexicographical relevance » (« pertinence lexicographique »), qui permet de sélectionner les éléments d’information que le lexicographe doit retenir parmi tous les possibles. Cette notion est devenue très importante depuis que les lexicographes travaillent sur des corpus, qui contiennent plus d’informations qu’il n’est nécessaire de retenir pour un projet dictionnairique donné. La pertinence s’applique aux deux stades de la compilation. Au stade de l’analyse, elle permet, si l’on utilise un « cadre » de Fillmore par exemple, de distinguer les sens et de déterminer quels sont les éléments qui caractérisent chaque sens. Au stade de la synthèse, elle aide à la sélection des informations en fonction des publics visés, et permet de guider l’utilisateur vers la bonne information, par exemple, dans les dictionnaires bilingues, par des indicateurs de sens. Les auteurs présentent la base de données des différents types d’indicateurs de sens qu’elles préparent, et appellent de leurs voeux une étude de leur efficacité comparée.

Kirsten Mackintosh, « Biased books by harmless drudges : How dictionaries are influenced by social values » (19 pages), aborde les conventions dictionnairiques pour montrer qu’elles sont parfois appliquées au détriment de la clarté, et donc de l’utilité, du texte dictionnairique. Elle revient aussi sur la question du dictionnaire en tant que véhicule des valeurs et des préjugés d’une société. Elle montre en particulier que certaines définitions et certains exemples trahissent une attitude sociale répandue, par exemple que ce qui parle de la femme est moins important que ce qui parle de l’homme. Elle conclut que les dictionnaires ne sont pas à jeter aux orties, comme le suggère Yaguello, mais qu’il faut faire plus attention à la façon dont ils sont fabriqués. Sa contribution clôt la section « Lexicography ».

C’est sans doute en terminologie qu’Ingrid a été la plus féconde et la plus inventive. On lui doit, comme le rapportent ici les auteurs, les concepts de « terminological knowledge base » (base d’informations terminologiques) et de « knowledge-rich context » (contexte riche en informations). Marie-Claude L’Homme et Elizabeth Marshman, « Terminological -relationships and corpus-based methods for discovering them : An assessment for terminographers » (14 pages), passent en revue les méthodes actuellement disponibles pour identifier automatiquement ou semi-automatiquement dans les textes d’un corpus les relations entre les termes, surtout l’hyperonymie et la méronymie. L’identification de ces relations est en effet importante pour la terminographie, dans la mesure où les auteurs de glossaires spécialisés et de bases de données terminologiques ont intérêt à les faire figurer dans leurs programmes microstructurels.

Caroline Barrière, « Semi-automatic corpus construction from informative texts » (12 pages), suggère d’utiliser la notion de contexte riche en informations dès la phase de construction du corpus, en privilégiant les textes qui contiennent des « knowledge patterns » (formules informatives). Elle propose donc d’abord de lister ces formules, puis de tester leur pouvoir informatif. Par exemple, il est clair que la formule « is a » est moins intéressante que « is a kind of ». Il s’agit ensuite de préciser dans quel type de textes on les trouvera. Caroline Barrière fait l’hypothèse que ce sont les textes semi-spécialisés, d’expert à novice, qui seront les plus riches. On peut dès lors classer les textes selon le nombre et la qualité des formules informatives qu’ils contiennent.

Pour M. Teresa Cabré Castellvi, « From terminological data banks to knowledge databases : The text as the starting point » (14 pages), l’ère des grands corpus généralistes touche à sa fin, et l’avenir appartient aux petits corpus spécialisés compilés pour des objectifs précis et entièrement annotés. Elle présente le programme « Genome » de l’Université Pompeu Fabra de Barcelone. C’est, dit-elle, une « knowledge bank » (banque d’informations), car il contient non seulement des textes spécialisés mais aussi une banque bibliographique, une banque de termes et une ontologie représentant la structure conceptuelle du domaine. Genome peut servir de modèle pour tous les concepteurs de corpus spécialisés, qu’ils soient monolingues ou multilingues.

Jean Quirion et Jacynthe Lanthier, « Intrinsic qualities favouring term implantation : verifying the axioms » (12 pages), se penchent sur les critères qui peuvent expliquer le succès ou l’insuccès de l’implantation d’un terme. Partant du constat que la littérature ne contient sur ce sujet que de vagues affirmations mal étayées, ils ont entrepris de tester scientifiquement les différents critères proposés dans la littérature sur un échantillon de termes. Leur conclusion est que les termes qui s’implantent le plus facilement sont en effet des termes courts, qui n’ont guère de concurrents, qui peuvent donner lieu à des dérivés, et qui respectent les règles (morpho- et phonologiques) de la langue. Leur contribution clôt la section « Terminology ».

L’article de Barbara Folkart, « French theorists, North American scholiasts » (11 pages), se penche sur la traduction en anglais de certains penseurs français et sur ses conséquences. Elle s’intéresse plus particulièrement au sort du mot interpellation dans un texte de Louis Althusser, dont une mauvaise traduction a fini par s’imposer dans le monde universitaire nord-américain en dépit du bon sens. On peut alors parler, dit-elle, de la création chez des universitaires anglophones qui n’ont pas accès au texte original et à toutes ses subtilités, d’une langue dénuée de liens avec le réel, qu’elle propose d’appeler « profspeak ». Cet article rappelle Impostures intellectuelles (1997), où Sokal et Bricmont dénonçaient l’usage intempestif de termes et de concepts scientifiques par certains écrivains qui n’en comprenaient pas la portée dans leur domaine d’origine. Ce qui est fascinant ici, c’est qu’Althusser mal compris entraîne certains universitaires nord-américains dans des développements éventuellement intéressants qui n’auraient peut-être jamais été imaginés s’ils l’avaient compris.

Claire-Hélène Lavigne, « Consequences of translation for legal terminology during the Middle Ages and Renaissance » (12 pages), se penche sur différentes traductions en français d’un texte de loi rédigé en latin au vie siècle sous le règne de Justinien 1er. Elle observe que les trois traducteurs principaux s’y prennent de manière très différente, et plaide pour une étude qui permettrait de faire apparaître les différentes stratégies traductionnelles selon les époques, les milieux, les genres, et les caractéristiques individuelles des traducteurs.

Brenda M. Hosington, « Sebastian Brant’s Das Narrenschiff in early modern England » (14 pages), examine la traduction anglaise du livre de Brant, publié à Bâle en 1494, par Alexander Barclay, en 1509, sous le titre célèbre de The Shyp of folys. Le texte de Barclay pose la question bien connue de la fidélité, et plus particulièrement ici celle de l’« anglicisation » du texte. Brenda Hosington rappelle que John Florio, lexicographe bien connu et traducteur de Montaigne dès 1603, n’avait pas hésité à angliciser les Essais, transformant tous les noms géographiques français en noms anglais. Pour certains commentateurs, le texte de Barclay est plutôt une oeuvre originale qu’une traduction, et on peut se demander en effet où est la limite. Questions bien connues des traducteurs, mais qu’il faut toujours poser et qui trouvent ici une bonne illustration.

Jean Delisle, « Criticizing translations : The notion of disparity » (15 pages), évoque la notion de disparité pour poser la même question. Querelle des « ciblistes » et des « sourciers », dans laquelle il prend clairement position pour l’unité du texte d’arrivée, d’autant plus clairement que la disparité règne, et pas seulement chez les traducteurs savants. En n’oubliant pas, toutefois, que cette unité peut être valable un jour et ne plus l’être le lendemain. Paradoxe de la traduction, dit-il, qui veut que le texte d’hier soit lisible aujourd’hui.

Lynne Bowker, « Translation memory and “text” » (13 pages), examine les outils informatiques d’aide à la traduction. Constatant leurs imperfections, elle revient sur une idée trop peu discutée, celle de l’exigence de qualité des traductions. Dans beaucoup de cas, en effet, le « client » peut se contenter d’une traduction rapide et approximative. Ce sont les traducteurs eux-mêmes qui résistent à cette idée d’abaissement ponctuel du seuil d’exigence, mais il faudra sans doute qu’ils l’acceptent.

Francie Gow, « An evaluation methodology for comparing two approaches to search and retrieval in translation memory databases » (11 pages), compare deux types d’outils informatiques d’aide à la traduction : ceux qui stockent des phrases hors contexte, comme TRADOS, et ceux qui stockent des textes entiers, comme MultiTrans. Grâce à une méthodologie qui associe des critères objectifs et subjectifs, elle aboutit à la conclusion que les deux types ont leurs avantages et leurs inconvénients. Un outil comme TRADOS, par exemple, conviendra mieux aux textes dans lesquels les mêmes phrases se répètent, et aux traducteurs chevronnés qui peuvent aller vite ; par contre, un outil comme MultiTrans fonctionne mieux pour les textes dont les répétitions sont en dessous du niveau de la phrase, et pour les traducteurs moins expérimentés qui ont besoin de se référer aux textes du domaine.

Roda P. Roberts et Jacqueline Bossé-Andrieu, « Corpora and translation » (14 pages), examinent, à partir d’un exemple de texte à traduire, ce que différents types de corpus peuvent apporter au traducteur. L’utilisation d’un corpus prend plus de temps que l’utilisation d’un dictionnaire, mais elle donne accès à des informations que les dictionnaires n’ont pas. Les auteures concluent qu’une utilisation conjointe et avisée des deux types de sources est la meilleure solution. L’article sera utile à tous les apprentis traducteurs et à tous les enseignants de traduction.

Krista Varantola, « The contextual turn in learning to translate » (12 pages), revient elle aussi sur la question de l’utilité des corpus pour les traducteurs. Elle note que la notion de mot (« wordness ») n’est pas la même selon qu’on consulte un corpus ou un dictionnaire. Elle plaide pour une étude précise des types de situations dans lesquelles un traducteur aura besoin d’un dictionnaire ou devra au contraire consulter un corpus. Les conclusions d’une telle étude pourraient trouver des applications dans la fabrication des dictionnaires et dans la mise au point des outils d’exploration des corpus.

José-María Bravo fournit la dernière contribution de l’ouvrage, sur un thème dont on a plus de mal à percevoir le lien avec Ingrid, mais qui sait ? On trouve dans « Film translation research in Spain : the dubbing of Hollywood movies into Spanish » (12 pages), qui décrit la situation de la traduction des films en Espagne, une foule de notations intéressantes. Par exemple que le doublage a été rendu obligatoire en 1941… Ou encore l’idée que la traduction est une activité dans laquelle il y a une multitude de choix à faire, et où il y a donc également une multitude d’erreurs possibles.

Globalement, on trouvera dans cet ouvrage, il va de soi, plus de bilans et de réflexions a posteriori que d’études originales. Mais l’ensemble est de qualité, et fait honneur à la mémoire d’Ingrid, à son éclectisme, à son souci de traiter des questions qui ont des implications pratiques visibles et à son souci de produire des écrits « hands-on », fondés sur un examen attentif des faits et des textes. Achetez-le. Ce sera une façon de dire à Ingrid qu’on l’aimait.