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« It be’s like that sometimes. »[4]

Angelou 2009 : 225

Malgré l’hégémonie culturelle américaine de ce début du 21e siècle − et malgré la présence accrue de personnages afro-américains à l’écran et dans la littérature −, les écrits sur la traduction française du Black English (BE) demeurent plutôt rares. Lavoie (2002) conclut son volume intitulé Mark Twain et la parole noire en incitant les chercheurs à étudier le traitement du BE dans d’autres romans, « les travaux en ce sens étant assez peu nombreux » (Lavoie 2002 : 213). La présente étude propose d’alimenter la discussion en examinant les traductions récentes de trois romans où cette variété linguistique occupe une place importante : soit deux oeuvres autobiographiques de Maya Angelou parues en français en 2008 : Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage, traduit par Christiane Besse (I Know Why theCaged Bird Sings, 1969)[1] et Tant que je serai noire traduit par Lori Saint-Martin et Paul Gagné (The Heart of a Woman, 1981)[2] ; et Aminata (2011/2014), la traduction de Carole Noël de l’oeuvre de Lawrence Hill, TheBook of Negroes (2007)[3]. Il convient de s’interroger sur la raison d’être du BE dans le roman et sur la position adoptée par le traducteur ou la traductrice face à la réalité. Jusqu’à quel point peut-on se permettre de dévier des normes linguistiques de la langue d’arrivée (LA) afin de préserver la valeur stylistique, culturelle et idéologique du vernaculaire du texte source (TS) (Oséki-Dépré 1999 : 68-77) ?

1. Black English

Il existe des théories divergentes quant aux apports des différentes langues africaines parlées par les premiers esclaves dans l’évolution de cette variété linguistique que l’on appelle aujourd’hui le vernaculaire noir américain (VNA), le African AmericanEnglish (AAE) ou le Black English (BE)[5] (voir Green 2002 : 8-11). Les « créolistes » ont longtemps maintenu que le BE a pris source dans un pidgin créé sur les plantations de l’Amérique coloniale qui fut transmis aux futures générations d’esclaves comme langue maternelle (donc comme créole) tout en préservant plusieurs caractéristiques ouest-africaines. Plus récemment, les « anglicistes » (Poplack 2000) proposent plutôt que le BE soit né d’une situation de contact prolongé avec d’autres variétés d’anglais non standard parlées à l’époque. Selon Mufwene (2000), les Africains éparpillés sur les fermes et les plantations américaines vivaient en situation minoritaire et en contact régulier avec la communauté blanche dominante anglophone, un contexte sociolinguistique qui ne favorise nullement l’émergence d’un créole. Ce point de vue angliciste accepte toutefois la possibilité d’influences africaines et même antillaises dans l’évolution de ce sociolecte. Quoi qu’il en soit, pour les descendants des esclaves africains, le BE deviendra à la fois langue commune et expression revendicatrice. Longtemps stigmatisé, voire ridiculisé par des locuteurs de variétés linguistiques plus prestigieuses, il a su trouver sa place légitime dans la culture populaire américaine et dans la littérature du 21e siècle.

Tels que décrits par les linguistes américains (par exemple Labov 1976 ; Fromkin, Rodman, et al. 1997 ; Green 2002), les principaux traits morphosyntaxiques de cette variété linguistique se résument ainsi :

  1. « Be deletion » : l’effacement de la copule (par ex. She crazy. Where you at ?) ;

  2. « Habitual be » : la présence du morphème « be » signale le sens « toujours », par exemple, « John happy » veut dire « John est heureux maintenant », mais « John be happy » veut dire qu’il est toujours heureux (Fromkin, Rodman, et al. 1997 : 273)[6]

  3. Les marqueurs aspectuels « be, been (BIN), done (dən) » pour signifier, respectivement, une action habituelle et continue (par ex. « She be working downtown ») ; une action habituelle qui se poursuit au présent, mais qui a commencé il y a longtemps (I been -ing comme variante du present perfect progressive) ; et une action ou état maintenant terminé (par ex. « He done show me »), une sorte de « double passé composé » ;

  4. L’utilisation de la double négation ou multiple et du morphème « ain’t » (traits qui se retrouvent aussi dans d’autres variétés non standard de l’anglais) et surtout de l’inversion négative en tête de phrase (par ex. « Ain’t nobody gonna stop me ») ;

  5. De nombreuses formes verbales « fautives » sont aussi caractéristiques d’autres variétés d’anglais (sur lesquelles nous reviendrons).

Parmi les principales variantes phonétiques, signalons :

  1. La chute de la consonne « r », sauf devant une voyelle (Fromkin, Rodman et al. 1997 : 271) ;

  2. La simplification d’un groupe consonantique en final : par exemple, « find » et « fist » se prononcent « fin’ » et « fis’ » (Labov 1976 : 298) et le préterite passed se prononce « pass » (Fromkin, Rodman et al. 1997 : 271) ;

  3. La réalisation des consonnes interdentales par une dentale : par exemple, « dem » pour « them », ou encore par une labiodentale, par exemple « baf » pour « bath » (Green 2002 : 106).

Enfin sur le plan lexical, comme nous le verrons plus loin, le BE s’avère souvent riche grâce à l’utilisation de comparaisons et de doublets imagés.

L’utilisation, ou l’approximation, de traits vernaculaires du BE dans la littérature américaine a souvent suscité des controverses, à savoir si l’auteur reproduit fidèlement le parler noir ou s’il le réduit à une simple caricature (tel le style minstrel). Selon Green (2002 : 165) : « Authenticity is concerned not only with the range of features but also with the way they are used. […] Are [they] used in the appropriate linguistic environments ? » Il va sans dire que l’écrivain n’est pas linguiste cependant, s’il démontre une appartenance, voire une affinité à la communauté noire américaine, on lui reconnaît le droit de représenter la voix noire dans ses oeuvres. Comme le souligne Lumumba :

Language and modes of communication developed by this community serve as a marker for its uniqueness […] the challenge of the truth of the voice surfaces when the writer or creator of such personalities is not a member of that community.

Lumumba 2014 : 28, 32

Le tollé soulevé suivant la publication du roman The Help de Kathryn Stockett (2009) illustre parfaitement ce qui arrive à l’auteur blanc qui s’approprie des voix noires sans convaincre ses lecteurs qu’il possède la légitimité éthique et les connaissances linguistiques pour le faire[7]. Même Mark Twain, qui a pourtant fait des recherches dialectales plus poussées que Stockett, et qui était de toute évidence sympathique à la lutte des esclaves, fut vivement critiqué pour sa représentation « non authentique » du Missouri African-American dialect (Herrera 2014). Toute discussion de la traduction du BE doit donc se faire à la lumière de cette réalité incontournable : le dialecte romanesque, en occurrence le VNA littéraire, n’est qu’une représentation, voire une création de l’écrivain qui ne sera ni nécessairement ni systématiquement « authentique ».

2. Recensement des écrits

Issue des premiers récits d’esclaves (slave narratives), la tradition littéraire afro-américaine s’est fondée sur le témoignage, d’où l’importance accordée à l’oralité du texte. Dans Their Eyes Were Watching God (1937/2013)[8], Zora Neale Hurston, à la fois romancière, anthropologue et ethnologue, a tenu à représenter aussi fidèlement que possible les faits vernaculaires de ses personnages en les décrivant phonétiquement. Elle s’est démarquée de ses contemporains de l’Harlem Renaissance en soutenant que « […] la libération des Noirs passe par la célébration de leur propre culture, une culture enracinée dans la tradition orale » (Brodsky 1996 : 167). Abordant la question de la traduction française du roman de Hurston en 1990[9], trois ans avant que celle-ci n’apparaisse, Vidal (1994) décrit ainsi le dilemme du traducteur éventuel : « […] quelles solutions sa formation et son passé littéraire lui fourniront-ils ? […] Les spécifications qu’il aura étudiées (patois, dialectes, parlers, argots) seront irrémédiablement tricolores » (Vidal 1994 : 167)[10]. Or, souligne-t-il, la parole noire dans l’oeuvre de Hurston constitue « […] la matrice de l’esprit d’un peuple, et […] ne saurait se satisfaire d’une traduction qui le blanchit et l’édulcore (Vidal 1994 : 183) ». De la même manière, l’usage du VNA dans The Color Purple (1982)[11] constitue « un geste significatif » posé par Alice Walker ; opter pour une neutralisation de cette voix noire en la transposant « impunément » dans une banlieue parisienne, ou encore dans une campagne française comme l’a fait la traductrice Mimi Perrin (La Couleur Pourpre)[12] « […] constitue à nos yeux un exemple flagrant de traduction « ethnocentrique » », déclare Vidal (1994 : 170-171). Ne faudrait-il pas chercher une équivalence loin des « rives de l’Hexagone », dans les anciennes colonies africaines, par exemple, car le français a été lui aussi une langue esclavagiste (Vidal 1994 : 192). Cependant, Vidal (1994 : 194) ne peut entrevoir de solution satisfaisante ni dans la stéréotypification du français africain ni dans « un idiome défunt » tel que le créole louisianais (Vidal 1994 : 196).

Lorsque Une femmenoire sort en 1993, Brodsky explique ses choix de traduction ainsi (Brodsky 1993 : 17-18) : Afin de préserver le rythme traînaillant et la fluidité des dialogues, elle dit avoir évité les virgules et les apostrophes, préférant « […] agglutiner les mots (nfait, jsuis, jui…) ou, lorsque cela n’était pas possible, remplacer l’apostrophe par un tiret (c-que, m-marier…) » ; sur le plan morphologique, elle a procédé « […] en supprimant les négations, les subjonctifs et les génitifs, ou en usant de redondances, entre autres pour rendre le ‘double passé composé’ » ; enfin, elle a choisi de traduire littéralement, lorsque possible, les mots pseudo-savants ou inventés, tel monstropole pour « monstropolous ». Surtout, en tentant de reproduire les effets de style, les nombreuses allitérations, répétitions et rimes internes, elle a procédé intuitivement « […] pour se lancer dans un travail de re-création, un texte ‘à la manière de’ […] par un système de compensation ou de déplacement » (Brodsky 1996 : 169). Particulièrement ingénieuse est la solution à laquelle Brodsky est arrivée en s’inspirant d’une variété non hexagonale du français pour traduire le « double » passé composé et d’autres doublons caractéristiques du VNA :

[j]’ai donc décidé d’user de redondances là où c’était possible : ah done scorched up my meat devient j’ai rôti-roussi mon bout d’viande, the youngun had done got over de fence devient lgamin avait sauté-franchi la clôture. […] Notons que le français des Caraïbes a fréquemment recours à des procédés similaires […] des mots inventés […] des verbes tirés de noms (propreter la défunte […]) ou des mots unis par un tiret […] Je me suis donc plongée dans les auteurs des îles, pour la musicalité de la phrase et pour la construction de certains termes.

Brodsky 1996 : 173-174

Dans un article (1994) et ensuite dans un livre publié en 2002, Lavoie s’est penchée, elle aussi, sur la question de la traduction du VNA, cette fois, dans le contexte du roman The Adventures of Huckleberry Finn. Mark Twain a tenu à y inclure, et a tenté de représenter par un travail méticuleux, différents sociolectes du Sud états-unien du 19e siècle, dont le « Missouri Negro dialect » (Lavoie 1994 : 119-120). Il est clair que celui-ci remplit une fonction humoristique au début du roman ; il sert également à identifier l’appartenance sociale du personnage, et ce dès ses deux premiers mots : « Who dah ? » (Lavoie 1994 : 129). Or, loin de chercher à dénigrer, ridiculiser ou à infantiliser le personnage de Jim, Twain a dressé un portrait d’un être intelligent et sensible dont la langue « autrefois raillée dans le romanesque, est réhabilitée […] car elle sert précisément à véhiculer une caractérisation multidimensionnelle » (Lavoie 2002 : 18). Quant aux différentes traductions du syntagme ci-dessus, qui constitue un double écart à la norme (morphologique et phonétique), soit celles-ci neutralisent complètement la valeur de l’original − c’est le cas de l’interrogation standard : Qui est là ? (Lavoie 1994 : 128 ; 2002 : 64), soit elles font appel à un parler paysan français : Qui c’est qui est là (1994 : 128) ou encore Qué que c’est qui va là ? (2002 : 66). Outre les pertes encourues sur les plans stylistiques et sociolinguistiques, Lavoie en souligne l’affront idéologique, car « la réalité d’un peuple victime d’esclavage n’est pas celle que vivaient les paysans » (Lavoie 1994 : 130). Plus récemment, Herrera (2014) a examiné la traduction de Huckleberry Finn dans une variété de langues, constatant que l’approche adoptée par la majorité des traducteurs est celle de la neutralisation du VNA. En Espagne, une des seules tentatives de rendre les faits dialectaux a abouti malheureusement à un échec :

Cristina Cerezales (Twain, 1976) is one of the few Spanish translators who have tried to take up the challenge of translating dialect in this novel. She was wrong to have believed, however, that Andalusian Spanish […] could serve such purposes. The cultural differences are too obvious to go unnoticed. Jim speaks in this translation as if he had been born and raised somewhere in the south of Spain […] No one in Spain would reasonably make the least remote connection here with African-American English. Jim ceases to have credibility as a black slave from Missouri.

Herrera 2014 : 282

Tout autant que le phénomène d’exotisation, Lavoie illustre bien à quel point la destruction d’un vernaculaire peut constituer un affront idéologique[13]. Elle cite le cas de la première traduction française, Les Aventures de Huck Finn, rendue en 1886 par l’Irlandais Hughes[14]qui s’est révélé à l’antipode de la critique de l’esclavage offerte par Twain : « Là où l’anglais déstabilisait les idées reçues, le texte français les maintient et les renforce » (Lavoie 2002 : 62). Non seulement choisit-il de traduire le parler de Jim par le français standard, mais, en privilégiant le discours indirect, Hughes accorde moins d’importance à la voix de l’esclave et du fait même, à la présence noire (Lavoie 2002 : 71). Ensuite, alors qu’en anglais Jim n’utilise aucun titre pour s’adresser à ses deux jeunes amis blancs, dans la traduction de Hughes, en plus de les vouvoyer, il adopte le terme « massa » d’abord pour Huck et ensuite pour Tom, quand celui-ci devient le nouveau maître (Lavoie 2002 : 74). Qui plus est, Hughes supprime toute évidence de tendresse dans les paroles de Jim en choisissant de ne pas traduire le doublet significatif « honey » et « chile » qu’il utilise souvent avec Huck. Selon Lavoie (2002), c’est finalement la traduction de Nétillard[15] qui se rapproche le plus des intentions de Twain. Ici, Jim tutoie Huck et l’appelle souvent mon coeur et mon fils (Lavoie 2002 : 171). En se montrant plus créative que les autres traducteurs de Twain et la seule à avoir recours au créole – ne serait-ce qu’à quelques reprises −, Nétillard arrive à dresser un portrait cohérent du parler de Jim :

Le parler de Jim sera en effet saupoudré des marques suivantes tout au long de la traduction : absence sporadique de la négation ne […] variation morphologique je m’ai au lieu de je me suis […] élision du pronom, comme dans « y avait » […] le mot missié, traditionnellement le représentant littéraire par excellence d’un parler petit-nègre […] agit comme un marqueur positif de la parole noire […] missié et pitite – deux morphèmes souvent rencontrés dans la littérature antillaise d’expression française.

Lavoie 2002 : 155-156

Lavoie conclut son analyse en recommandant que les traducteurs du VNA explorent davantage l’option créolisante qui semble constituer la seule façon de préserver dans le texte français l’identité noire de l’original (Lavoie 2002 : 213).

Une décennie plus tard, Fournier-Guillemette (2011) examine des extraits de traductions françaises de trois romans américains où il est question de l’émancipation du personnage central, une femme noire : Their Eyes Were Watching God de Hurston, The Color Purple de Walker, et Push[16] de Sapphire. Comme le langage constitue à la fois « un lieu de résistance » et « la clé de leur liberté » (Fournier-Guillemette 2011 : 117), le traducteur se doit de le respecter et « […] de faire passer dans la traduction la force de la revendication politique qui y est rattachée » (Fournier-Guillemette 2011 : 116). Parmi les trois traducteurs étudiés (Brodsky, Perrin et Carasso), Fournier-Guillemette (2011) conclut que seule « [Brodsky] est la preuve qu’une traduction fidèle à la lettre du Black English est possible […] » (Fournier-Guillemette 2011 : 118). Par contraste, dans sa traduction La Couleur Pourpre, Perrin efface toute trace de négritude en substituant au VNA un patois des campagnes françaises. Son approche se révèle ainsi prescriptive, francocentriste (Fournier-Guillemette, 2011 : 118). La critique que propose Fournier-Guillemette (2011) de la traduction du roman Push est mitigée. Elle déplore l’utilisation abondante d’argot parisien qui « […] associe la communauté afro-américaine à celles des banlieues parisiennes, alors que ces groupes n’ont ni histoire ni origine communes » (Fournier-Guillemette 2011 : 119). Cependant, elle félicite « […] le travail remarquable sur le rythme qui donne à la traduction de Carasso un souffle revendicateur qui colle tout à fait au personnage et assure malgré les éléments dénoncés l’efficacité de la lecture » (Fournier-Guillemette 2011 : 120). Sur le plan phonétique, Fournier-Guillemette (2011) observe que les trois textes sources reproduisent les variantes consonantiques et les élisions caractéristiques du VNA alors que les trois traducteurs se sont contentés d’utiliser des marques d’oralité tout à fait typiques du français, notamment l’élision du /ə/. Fournier-Guillemette (2011) termine son étude en proposant quelques « principes » pour la traduction du VNA basés sur ce qui semble avoir fonctionné le mieux dans ces trois oeuvres (même si aucun des traducteurs en question ne les a suivis de façon systématique). D’abord, pour la traduction des marqueurs aspectuels (be, BIN, dən), elle propose l’ajout des syntagmes toujours, depuislongtemps et pourdebon, respectivement. Toutefois, comme il s’agit ici de simples ajouts, ces solutions « […] ne traduisent pas l’accroc à la norme anglaise ; il reste idéal de recréer une syntaxe défaillante bien que signifiante » (2011 : 120). Elle souligne également la créativité dont fait preuve Brodsky face au double passé composé du VNA : le composé rôti-roussi, par exemple, ou par compensation, le « double adverbe » si-tellement. En préservant l’étrangeté du texte original, conclut-elle :

[I]l semble qu’il soit possible de traduire éthiquement et poétiquement l’AAE en faisant appel comme Brodsky à des solutions variées […] : calque ou réinvention des écarts syntaxiques, respect de la densité de l’écriture phonétique, traduction littérale des particularités lexicales […] et reproduction des procédés rythmiques. Des emprunts à plusieurs sociolectes comme l’argot, le parler paysan, le petit nègre et le créole, s’ils sont diversifiés pour éviter la stigmatisation, peuvent aider à rendre étrangère la langue littéraire, tout comme la traduction phonétiquement littérale de certains mots.

Guillemette-Fournier 2011 : 123

Pour sa part, Mevel (2014) étudie un corpus de films américains des années 1990 dans lesquels figurent des personnages afro-américains. Le plus souvent, constate-t-il, les sous-titres (français) tendent à neutraliser les traits linguistiques non standards du VNA. L’analyse de Mevel (2014) se situe dans le cadre théorique proposé par Venuti (1995), celui de l’opposition domestication / foreignisation : « […] the subtitling mode is a constant reminder of foreignness, but the content of subtitles can use features like verlan which are in a way domesticating subtitles because they are so deeply rooted in the target culture » (Mevel 2014 : sans page). Or, prévient-il, ce type d’adaptation peut également aboutir à « a schizophrenic object that inhabits two spaces at once » (Mevel 2014 : sans page), comme le film La Haine (1995) de Mathieu Kassovitz lorsqu’on a utilisé le vernaculaire noir américain pour traduire le français de banlieue : « It literally dislocates the film, it changes its locus […] and renders it a cultural aberration that does not belong anywhere » (Mevel 2014 : sans page). Également dangereuse est l’adaptation de références culturelles d’une manière illogique – c’est le cas encore une fois dans le film de Kassowitz lorsque les noms de personnages Astérix et Darty deviennent Snoopy et Walmart, et une (bière) Kronenbourg devient une « Bud ». Du moment où le public récepteur (dans ce cas le public américain) comprend que l’histoire se déroule de toute évidence dans la banlieue de Paris, ces références adaptées n’ont aucun sens. Néanmoins, en faisant appel aux réalités communes aux deux contextes culturels, Mevel (2014 : sans page) insiste sur le fait qu’une transposition culturelle demeure possible. Il illustre cette conviction en proposant le verlan comme traduction possible du VNA ; celui-là remplit la même fonction que la langue de la rue à Chicago, à Baltimore, à Détroit, à New York, et porte la même valeur sociale : stigmatisé par rapport à la norme tout en étant valorisé par les jeunes qui l’utilisent. Mevel (2014 : sans page) défend donc l’utilisation du verlan (dont meuf, tasspé, chelou, renoir, refré) dans la version sous-titrée du film Boyz n the Hood (1991). Le danger, souligne-t-il, serait de construire trop d’associations entre ces deux mondes pourtant différents.

3. Traductions récentes du VNA

3.1. Deux romans de Maya Angelou

Vénérée pour sa sagesse, son lyrisme et son éloquence classique, la regrettée Maya Angelou a choisi de rédiger ses oeuvres autobiographiques dans un anglais surtout standard. L’utilisation du BE se fait de manière judicieuse ; celui-ci ajoute non seulement de la « couleur locale », mais assume une fonction tantôt ludique, tantôt contestataire. Vers la fin de son récit I Know Why the Caged Bird Sings (1969/2009), l’écrivaine décrit ainsi l’écart entre la norme linguistique de la société dominante blanche et celle de la réalité noire :

My education and that of my Black associates were quite different from the education of our white schoolmates. In the classroom we all learned past participles, but in the streets and in our homes the Blacks learned to drop s’s from plurals and suffixes from past-tense verbs. We were alert to the gap separating the written word from the colloquial. We learned to slide out of one language and into another without being conscious of the effort. At school, in a given situation, we might respond with « That’s not unusual. » But in the street, meeting the same situation, we easily said, « It be’s like that sometimes. »[17]

Angelou 2009 : 225

Élevée par sa grand-mère (« Momma ») qui tient un magasin dans une petite ville noire de l’Arkansas rural, Maya aspire à parler un « Proper English » et, sous la tutelle de Mrs. Flowers, dévore les classiques de la littérature anglaise. Les passages ci-dessous illustrent bien l’importance de la langue dans ses souvenirs d’enfance et la valeur qu’elle y attache. Nous en examinerons la traduction française telle que rendue par Besse.

  1. Mrs. Bertha Flowers was the aristocrat of Black Stamps. […] Most often when she passed on the road in front of the Store, she spoke to Momma in that soft yet caring voice, « Good day, Mrs. Henderson. » Momma responded with « How you, Sister Flowers ? » […] Shame made me want to hide my face. Mrs. Flowers deserved better than to be called Sister. Then, Momma left out the verb. Why not ask, « How are you, Mrs. Flowers ? »

    Angelou 2009 : 94
  1. Mme Bertha Flowers était l’aristocrate du Stamps noir. […] La plupart du temps, lorsqu’elle passait devant le Magasin, elle s’adressait à Momma avec cette voix douce et qui cependant portait loin : « Bonjour, madame Henderson. » « Comment va, Sister Flowers ? » répondait Momma. […] J’aurais voulu me voiler la face de honte. Mme Flowers méritait mieux que d’être appelée « Sister ». Et puis Momma n’utilisait pas la forme de verbe correcte. Pourquoi pas dire : « Comment allez-vous, madame Flowers ? »

    Angelou 2008 :116-117, traduction de Besse

Dans ce premier passage, le parler de sa grand-mère fait honte à Maya ; le court extrait en VNA prend donc une valeur signifiante et cette valeur doit être préservée dans le TA. Besse a traduit l’effet de la chute du verbe être (« How _you ») par une tournure du français familier (Comment va ?), en adaptant la phrase explicative en conséquence (c.-à-d., Momma n’avait pas laissé tomber le verbe, elle en avait utilisé la « mauvaise » forme). L’emprunt direct à l’appellation « Sister » s’impose, me semble-t-il.

Plus loin, le VNA s’associe aux superstitions de gens peu instruits et prend une valeur ludique. Quelques mois après le décès de son épouse Florida, « Brother Taylor » arrive chez les Henderson particulièrement agité. Une apparition troublante l’avait effrayé :

  1. […] I saw a little baby angel. It was just as fat as a butterball, and laughing, eyes blue, blue, blue. […] Then I heard this long moan, ‘Agh-h-h.’ Well, as you say, Sister Henderson, we been together over forty years. I know Florida’s voice. […] Momma said, « Now, Brother Taylor, could be you was dreaming. You know, they say whatever you goes to bed with on your mind » […] « No, […] all I seed was that fat little white baby angel. But wasn’t no mistaking that voice… ‘I want some children.’ […] she said ‘Aaah’ a few more times and then that angel started to walk off the ceiling, I tell you I was purt’ near scared stiff. […] I ain’t never seen nothing so clear as that little angel baby. […] Just laughing like a house on fire. What you reckon it mean, Sister Henderson ? » [Momma lui répond] « If you sure you wasn’t dreaming, Brother Taylor… […] maybe it mean Sister Florida wants you to work with the children in the church.

    Angelou 2009 : 164-67

Cette scène (dont le passage ci-dessus n’est qu’un court extrait) regorge de traits vernaculaires (par ex., absence de l’auxiliaire, de formes verbales « fautives », de doubles négations et prononciation tronquée de « pretty » en « purt’ ») − traits qui ne sont nullement reproduits dans le TA :

  1. […] j’ai vu un angelot. Grassouillet comme une motte de beurre, et rieur, avec des yeux bleus, bleus, bleus. […] Et puis, j’ai entendu ce long gémissement : « A-a-arr ! » Eh, bien, comme vous dites, Sister Henderson, nous avons vécu ensemble plus de quarante ans. Je connais la voix de Florida. » […] −Voyons, Brother Taylor [dit Momma], il est possible que vous ayez rêvé. Vous savez bien, on dit que lorsque vous vous couchez avec une idée en tête […] – Non […] J’ai vu que ce gros bébé angelot blanc. Mais pas possible de ne pas reconnaître cette voix… « Je veux des enfants. » […] elle a dit : « Aahrr » encore plusieurs fois et puis cet ange a commencé à déguerpir du plafond. Je vous le dis, j’étais pratiquement raide de trouille. … je n’ai jamais rien vu plus clairement que ce petit bébé angelot … Il riait comme un fou. Que croyez-vous que ça veuille dire, Sister Henderson ? … −Si vous êtes sûr que vous ne rêviez pas, Brother Taylor…peut-être ça signifie que Sister Florida veut que vous travailliez avec les enfants à l’église.

    Angelou 2008 : 199-202, traduction de Besse

En français, ces personnages non instruits manient parfaitement bien la langue standard, y compris la négation multiple (je n’ai jamais rien vu), les temps du passé, la syntaxe interrogative avec inversion (Que croyez-vous ?) et même le mode subjonctif (ayez rêvé, veuille, travailliez), à tel point que l’on a du mal à croire qu’ils pourraient être aussi superstitieux.

Dans la scène suivante, Momma parvient à garder sa dignité, mais la seule variété linguistique qui puisse réellement corriger les injustices de la société américaine dans laquelle elle vit n’est pas la sienne. Un jour, lorsque Maya souffre d’un mal de dents particulièrement aigu, sa grand-mère l’amène chez le seul dentiste de la ville. Normalement ce serait impensable, le dentiste étant blanc, mais Momma tente sa chance quand même comme il lui doit un service (elle lui avait déjà prêté de l’argent). Quand Dr. Lincoln lui explique : « Annie, you know I don’t treat nigra colored people »[18], et elle insiste : « But this here is just my little grandbaby and she ain’t gonna be no trouble to you » (Angelou 2009 : 188), il déclare : « Annie, my policy is I’d rather stick my hand in a dog’s mouth than in a nigger’s » (Angelou 2009 : 189). Momma demande à sa petite-fille de l’attendre dehors. Pendant ce temps, Maya exploite ses nouvelles connaissances linguistiques et littéraires afin de construire mentalement « sa version » des faits dans laquelle sa grand-mère, d’un ton péremptoire, dans un anglais châtié et avec une grande éloquence, réduit aux larmes le dentiste raciste en promettant à celui-ci qu’il ne pratiquera plus jamais sa profession. Maya dira plus tard (Angelou 2009 : 193) que c’est cette version des faits qu’elle préfère, de loin, à celle de sa grand-mère (ci-dessous) :

  1. Dentist Lincoln got right uppity. Said he’d rather put his hand in a dog’s mouth. […] I hadn’t never been in his office before, but I found the door to where he takes out teeth, and him and the nurse was in there thick as thieves. […] He said, ‘Annie, I done tole you, I ain’t gonna mess around in no niggah’s mouth. […] Take her to Texarkana to the colored dentist’ and that’s when I said, ‘If you paid me my money then I could afford to take her.’ He said, ‘It’s all been paid.’ I tole him everything but the interest had been paid. He said, ‘Twasn’t no interest.’ I said “Tis now. I’ll take ten dollars as payment in full. […] He tole that little snippety nurse of his’n to give me ten dollars […] Even though by rights he was paid up before, I figger, he gonna be that kind of nasty, he gonna have to pay for it.

    Angelou 2009 : 192-193

Malheureusement, la traduction française, malgré quelques élisions du pronom il (trois sur huit occurrences seulement) et quelques cas de chute du ne de négation, ne signale que peu d’écart entre le parler de Momma et un parler français tout à fait courant. Les nombreux traits du VNA qui sont présents dans le TS (par ex., effacement de la dentale finale dans « tole », négation non standard (« I hadn’t never, I ain’t…no »), absence de l’auxiliaire (« he gonna be, he gonna have ») perdent toute couleur dans le TA. Besse arrive toutefois à préserver la valeur particulièrement péjorative du mot « nigger » (prononcé par le Dr Lincoln et « niggah » dans la version de Momma), ce qui n’est pas toujours évident étant donné que le mot français « nègre » s’utilise aussi pour traduire le terme − autrefois tout à fait neutre – « negro » (voir Edwards 2003 : 25-38). Mais l’insulte prend la même force dans la traduction de Besse : ce n’est pas « la bouche d’un nègre », mais « la gueule d’un nègre ». D’ailleurs, l’opposition tutoiement-vouvoiement sert à souligner l’écart social entre les deux interlocuteurs, « Annie » et le « Dr Lincoln ».

  1. − Le Dr Lincoln l’a tout de suite pris de haut. Préférerait mettre sa main dans la gueule d’un chien, qu’il a dit. […] Je n’avais jamais été dans son cabinet avant, mais j’ai trouvé la porte de l’endroit où il arrache les dents, et il était là, collé à son infirmière. […] « Annie, je t’ai déjà dit que je m’occuperais pas d’une gueule de nègre […] Emmène-là à Texarkana chez le dentiste noir », et c’est à ce moment-là que je lui ai dit : « Si vous me rendiez mon argent, je pourrais me permettre de l’emmener. » « Ça a été tout remboursé », qu’il dit. Je lui réponds : « Tout sauf les intérêts. » « Y avait pas d’intérêts » y me dit. « Y en a maintenant, que je dis […] Il a dit à sa petite effrontée d’infirmière de me donner dix dollars […] Bien qu’il avait tout remboursé déjà, j’ai pensé : puisqu’il est mauvais comme ça, il va me le payer.

    Angelou 2009 : 232-233, traduction de Besse

En 2008, une deuxième oeuvre d’Angelou est sortie en version française intitulée Tant que je serai noire. Le récit se situe à l’époque du mouvement pour les droits civils aux États-Unis, et les rues de Harlem résonnent de voix noires indignées et contestataires. En usant du VNA, l’écrivaine assure l’authenticité de celles-ci dans son roman. Parmi les bribes de conversation entre gens ordinaires, on entend :

  1. « You see them Negroes in North Carolina. They mean business. » […] « Black people ought to be listening to Malcolm X. He’s got it right. Crackers are blue-eyed devils. » […] « I don’t go for that hate talk. Negroes ain’t got time for that hate talk. Negroes ain’t got time to be hating anybody. We got to get together »

    Angelou 1969/2009

Un peu plus loin, la présence d’une délégation de manifestants devant le siège de l’ONU se termine par une émeute :

  1. A stout black woman held the lapels of a white man in civilian clothes. « Who you trying to kill ? Who you trying to kill ? You don’t know me, you dog. You don’t know who you messing with. »

    Angelou 1969/2009

Dans la confusion qui s’ensuit, un ami arrive aux côtés de Maya :

  1. « Sister, Sister. You ain’t got nothin’ to worry about. I’m here. »

    Angelou 1969/2009

La traduction de Saint-Martin et Gagné signale l’oralité de ces extraits à l’aide d’élisions (t’ pour tu, j’ pour je), des chutes du ne (mais pas systématiquement) et elle évoque bien le vernaculaire en supprimant le morphème interrogatif (Qui tu veux tuer ?). Par contre, la traduction littérale « soeur » paraît moins efficace que l’emprunt Sister adopté par Besse. Ensuite, le terme péjoratif crackers, utilisé dans le VNA pour désigner les Blancs, se voit neutralisé. Toutefois, ailleurs dans le roman (par exemple Angelou 2008 : 27), les traducteurs proposent comme solution : « les culs-terreux de Blancs ». Ce passage souligne aussi la difficulté posée par l’appellation « negro ». Rappelons qu’en 1960 celle-ci représentait le moyen le plus respectueux de nommer un Afro-Américain (terme apparu par la suite), et c’est justement pour cette raison qu’il s’utilise dans ce passage (d) ; Noir-e-s s’avère la seule option à choisir ici, pas nègres, nous semble-t-il :

  1. −Les nègres de la Caroline du Nord… Ceux-là on peut dire qu’ils n’entendent pas à rire …
    […] –Les Noirs auraient intérêt à écouter Malcolm X. C’est lui qui a raison. Les Blancs ne sont jamais que des démons aux yeux bleus. […] −Je n’aime pas le discours de la haine. Les Noirs n’ont pas le temps de haïr qui que ce soit. Nous devons plutôt nous serrer les coudes.

    Angelou 2008 : 145, traduction de Saint-Martin et Gagné
  2. Une Noire trapue tenait un Blanc habillé en civil par les revers de son veston.
    − Qui tu veux tuer ? Qui tu veux tuer ? Tu me connais pas, sale chien. Tu sais pas à qui t’as affaire.

    Angelou 2008 : 242, traduction de Saint-Martin et Gagné
  3. −Ma soeur, ma soeur, pas besoin d’avoir peur. J’suis là.

    Angelou 2008 : 251, traduction de Saint-Martin et Gagné

Le seul long passage du roman où figure le VNA est celui racontant la visite mémorable de Billie Holiday chez l’auteure. Ici, l’utilisation du vernaculaire revêt non seulement une fonction humoristique mais aussi identificatrice, car la voix singulière du personnage mérite d’être soulignée : « Billie Holiday’s language was a mixture of mockery and vulgarity that caught me without warning […] spoken in that casual tone which seemed to drag itself, rasping, across the ears » (Angelou 2009 : 8). Voici une version abrégée de ce dialogue :

  1. How you do, Maya ? You got a nice house. […] Wilkie tells me you’re a singer. You a jazz singer ? You any good ? […] What we going to eat, baby ? […] Chicken and rice is always good. But fry that sucker. Fry him til he’s ready. I can’t stand no goddam rare chicken. […] O.K., baby. O.K. Just telling you […] People love ‘the islands, the islands’. Hell, all that shit is a bunch of water and a bunch of sand. […] They just a bunch of niggers. Niggers running around with no clothes on. […] That’s all right. That don’t hurt my feelings. You see me now, though, you ain’t seeing nothing. I used to be a bitch on wheels. […] “My son is coming home” [annonce Maya]. “Oh. Shit. How old you say he is ? […] Damn. He’s something, ain’t he ? Smart. […] But how the hell can you let him wear raggedy clothes like that ? You living in a white district. Everybody be having their eyes on him. Guy, tomorrow, if you mamma will take me, I’m going to the store to buy you some nice things. You don’t have to look like you going to pick cotton just ‘cause you doing a little work. Come on, let’s go.

    Angelou 1969/2009 : 8-14

La voix noire semble authentique ; Angelou l’a dotée des principaux traits du BE : l’absence de la copule (« You a jazz singer ? You any good ? They just ») ; l’absence de l’auxiliaire (« how you do, you got, you going, you living, you doing, how old you say ») ; le morphème aspectuel « be » pour signifier une action continue, répétitive (« Everybody be having ») ; la double négation (« I can’t stand no…, You ain’t seeing nothing ») ; la chute du r final (« you mamma »). L’appellation « baby » ajoute au ton désinvolte, au rythme traînaillant. Le lecteur anglophone s’en régale ; il suffit de fermer les yeux et l’on entend la voix chaude et rauque de la fameuse chanteuse de jazz. Examinons-en maintenant la traduction de Saint-Martin et Gagné :

  1. Ça va, Maya ? dit-elle. C’est joli, chez toi. […] Il paraît que t’es chanteuse ? Tu chantes du jazz, toi aussi ? T’es bonne, au moins ? […] Qu’est-ce qu’on mange, ma jolie ? […] Du poulet et du riz ? C’est une combinaison imbattable. Mais fais-le frire à mort, ton poulet. Fais-le frire jusqu’à ce qu’il soit à point. J’ai horreur du poulet pas cuit. […] D’accord ma jolie, d’accord. […] On n’entend parler que des îles. Des îles par-ci, des îles par-là. C’est pourtant rien que de l’eau et du sable, merde. […] C’est jamais rien qu’une bande de nègres. Des nègres qui se promènent tout nus.[…] Ça fait rien. Je m’offusque pas pour si peu. Aujourd’hui, y’a plus rien à admirer. Si tu m’avais vue dans le temps ! Une salope de première, une vraie splendeur. […]
    − Tiens, ça, c’est mon fils, Guy.
    − Ah merde. Il a quel âge, déjà ? […]
    − Merde. Quel personnage ! Futé avec ça. […] Mais veux-tu bien me dire pourquoi diable tu le laisses porter des guenilles pareilles ? C’est un quartier de Blancs ici. Tout le monde va le regarder de travers. Demain, Guy, si ta maman est d’accord pour me conduire, je vais aller dans un magasin t’acheter de belles affaires. C’est pas parce que tu fais un peu de jardinage que tu dois avoir l’air d’un ramasseur de coton. Allez, je te suis.

    Angelou 2008 : 17-25, traduction de Saint-Martin et Gagné

Le TA transmet bien le ton ludique, familier et nonchalant de l’original grâce à quelques marqueurs de la langue parlée (notamment l’élision des pronoms Tu (t’es), cela (ça), il (y) et la chute répétée du ne (par ex., C’est pas). « Fais-le frire à mort » rend bien « Fry that sucker » et « une salope de première » fonctionne pour « a bitch on wheels ». Avec un peu d’imagination, le lecteur francophone arrive presque à entendre « Miss Holiday ». Or, celle-ci semble un brin moins …noire. Que faire de plus pour mieux évoquer l’ethnicité du personnage ? Voici quelques suggestions inspirées des travaux de Brodsky (1996) et de Fournier-Guillemette (2011) qui aboutiraient, à mon avis, à une traduction plus authentique :

  1. Supprimer la proposition au subjonctif (jusqu’à ce qu’il soit à point), ou bien remplacer le subjonctif ici par l’indicatif (jusqu’à ce qu’il est à point)[19] ;

  2. Reproduire le marqueur aspectuel be avec l’ajout de l’adverbe toujours (« Tout le monde va toujours le regarder de travers. ») ;

  3. Compenser pour d’autres écarts à la norme en remplaçant « je vais aller t’acheter » par « je m’en vas t’acheter » ;

  4. Adapter phonétiquement la particularité lexicale baby − ou, encore mieux, l’emprunter chaque fois que celle-ci apparaît dans le texte (sans avoir recours à l’équivalent purement linguistique « ma jolie ») [20].

3.2. The Book of Negroes / Aminata

Le personnage principal du roman de Lawrence Hill (2007) est polyglotte. Petite fille de Bayo, son village natal en Afrique, Aminata apprend le bambara et le peul de ses parents. Sur le bateau négrier qui la transporte aux plantations d’Amérique, elle arrivera à communiquer avec des captifs parlant d’autres langues africaines. Dès son arrivée en Caroline du Sud, elle apprendra à maîtriser différentes variétés de l’anglais : elle saura parler un code secret avec d’autres esclaves, elle saura communiquer avec l’homme blanc sans paraître trop instruite, et elle apprendra à maîtriser parfaitement l’anglais standard. Clairement, l’auteur tenait à souligner les défis linguistiques auxquels se heurtait ce groupe polyglotte échoué sur les côtes d’Amérique[21] :

[T]hat whole issue of language acquisition fascinates me […] few novels about the slave experience pay attention to the skills slaves had to display and exercise […] I’m trying to show the astounding mental gymnastics of these slaves, and I’m trying to tip my hat in respect to the work they had to go to survive.

Hill cité dans Lappin-Fortin 2014 : 103-104

La traductrice se trouve confrontée à un défi de taille : comment rendre ces différentes variétés linguistiques afin de respecter l’intention de l’auteur et produire le même effet auprès du public cible ? Dans une allocution présentée à l’Université d’Ottawa en 2011, Noël[22] décrit les difficultés qu’elle a connues en traduisant les dialogues entre les personnages noirs de ce roman. Elle dit avoir refusé l’option « petit nègre » (parlé par les esclaves des colonies françaises) parce qu’elle le trouvait réducteur, infantilisant. C’est donc par la technique de compensation qu’elle a tenté de rendre les différents traits du Black English. Une forme verbale tout à fait standard en français pourrait donc traduire un verbe non standard en BE, mais par un système de troncations (des élisions du pronom sujet, par exemple), elle espérait préserver « la musicalité » de l’original. Le résultat, par son propre aveu, n’est pas toujours réussi, comme nous le constaterons plus loin.

Il est important de souligner que Noël (2011) a dû composer avec deux parlers noirs dans ce roman, car avant de tomber dans de nombreux passages en BE, Hill (2007) inclut une scène où Aminata apprend quelques phrases en gullah. Celui-ci est un créole à base de l’anglais, fortement influencé par des langues ouest-africaines, qui est né dans les plantations le long de la côte sud-est (« the low country ») de la Caroline du Sud à l’époque de l’esclavage et qui se parle toujours dans les îles au large de cet État (« the Sea Islands ») (voir Turner 1969)[23]. Lorsque la jeune Aminata débarque dans une plantation sur une de ces îles, Georgia, une autre esclave, lui transmet des leçons de survie, notamment les différents codes linguistiques qu’elle devra apprendre à maîtriser. Elle commence par lui montrer quelques phrases en gullah et l’équivalent en langue courante (c’est-à-dire en Black English). Par exemple : « Bruddah tief de hog » veut dire, explique-t-elle, « Brother done steal the hog » (Hill 2007 : 128). Dans sa traduction de ce passage, Noël (Hill 2011/2014 : 161) fait son possible pour indiquer l’étrangeté du parler de Georgia (le gullah) en laissant les verbes à l’infinitif et en supprimant les articles : « Frè’ voler cochon ». Or, d’entrée de jeu, il ne lui reste que peu de stratégies pour marquer l’étrangeté du VNA ; l’écart par rapport à la norme est ainsi peu ressenti : « Frère a volé le cochon ». Ailleurs dans le roman, pour en faciliter la lecture, Hill utilise une forme de BE pour véhiculer la voix de Georgia. En voici quelques extraits :

  1. She done learn so fast [en parlant des aptitudes linguistiques d’Aminata]. Zing, zing, zing. Words fly out her mouth like eagles.

    Hill 2007 : 129
  2. Honey chile [en s’adressant à Aminata] Why don’t Fomba speak ? […] He done crossed the river with you ? […] You done cross the river, and your head is on fire. But grown man done cross the river, and shut his mouth forever […] you all done cross one nasty shut-mouth river.

    Hill 2007 : 130
  3. Gal, I am smacked down tired. I got tree stump pulling all through my bones. […] Your African mouth is like a galloping horse. Slow down and steer, honey chile, or you will hit a tree.

    Hill 2007 : 135

Nous y constatons la présence de certains traits caractéristiques du VNA : l’utilisation du double passé (« done learn, done crossed »), des comparaisons imagées (« fly like eagles, like a galloping horse »), des doublets (« shut-mouth river, smacked down tired, tree stump pulling ») et le terme affectueux « honey chile ». Nous remarquons également l’omission de certains morphèmes (par ex., la préposition dans « fly out » [of], l’article devant « grown man », un pronom sujet devant « shut ») et l’accord du verbe « don’t » (pour la forme standard « doesn’t »). Examinons maintenant la version française de ces passages :

  1. Elle a appris si vite. Zing zing zing. Les mots volent de sa bouche comme des aigles.

    Hill 2011/2014 : 162, traduit par Carole Noël
  2. Petit lapin […] Pourquoi Fomba parle pas ? […] Il a traversé le fleuve avec toi ? […] T’as traversé le fleuve et t’as la tête en feu. Lui, un homme mûr, a traversé le fleuve et fermé la bouche pour toujours. […] Vous avez tous traversé un méchant fleuve ferme-bouche.

    Hill 2011/2014 : 162, traduit par Carole Noël
  3. Fifille, j’suis morte de fatigue. J’ai les os en bouilli pour avoir essouché. … Ta bouche africaine est comme un cheval au galop. […] Ralentis et fais gaffe, mon lapin, sinon tu vas frapper un arbre.

    Hill 2011/2014 : 168, traduit par Carole Noël

Sur le plan morphologique, la traduction présente assez peu d’écarts par rapport au français courant et aucun pour ce qui est de la forme des verbes ; le double passé, notamment, est traduit par le passé composé standard. L’élision du pronom sujet (T’as, j’suis) et la chute du ne (parle pas) signalent un niveau de langue parlé familier, mais pas plus. Par contre, la traduction littérale des comparaisons (comme des aigles, comme un chevalaugalop, et surtout du doublet un méchant fleuve ferme-bouche rend bien la langue imagée de Georgia. Nous constatons une légère perte lorsque le doublet « smacked down tired » est rendu par l’expression courante morte defatigue – une autre traduction littérale (par ex., frappé-fatigué) aurait-elle été possible ? − mais Noël semble vouloir compenser en traduisant « Gal » par le plus répétitif Fifille. Comme solution à l’image peu commune « tree stump pulling through my bones », elle propose les os en bouillie et « honey chile » est rendu par (petit) lapin.

Plus loin dans le roman, Aminata est engagée dans la maison des Lindo, à Charles Town, afin d’aider pendant la grossesse de leur « servante » Dolly et pour aider celle-ci à accoucher. Dolly n’est pas rassurée :

  1. So, […] she done take my place ? […] Now that I got a baby in my belly, this pretty new girl come and take my place ? […] What kind of woman you is ? […] You African ? […] Mrs Lindo done say ‘pure African’ […] I never done meet an African who don’t cook and who talks so natural. […] If I hated to cook […] Master Lindo throw me out. […] Youngthing like you gwine catch my baby ? […] Gawd help me. You kill me sure as dog kill cat.

    Hill 2007 : 191-197

En plus du double passé (« done take, done say, done meet »), on constate dans le parler de Dolly de nombreuses autres variantes morphologiques, notamment la syntaxe interrogative (sans inversion sujet-verbe) et l’accord verbal à la troisième personne (« What kind of woman you is ? »), une réduction du morphème du futur proche « going to » en « gwine » et l’omission d’un marqueur du futur dans la dernière phrase (« You_ kill me sure as dog kill cat »). Notons également l’absence de l’article indéfini (_dog, _ cat) et de l’accord du verbe (kill_). En voici maintenant le texte d’arrivée :

  1. Bon, … c’est elle qui va prit ma place ? […] Maintenant qu’j’ai un bébé dans mon ventre, cette jolie fille arriver et va prit ma place. […] Toi, Africaine ? […] Pure Africaine ? De l’Afrique, direct du bateau ? […] Mme Lindo, elle dit ‘pure Africaine’. […] J’ai jamais rencontré une Africaine qui sait pas faire la cuisine et qui parle si bien. […] Si je détestais faire la cuisine, maître Lindo me mis à la porte. […] C’est une jeune poulette comme toi qui va sortir mon bébé ? […] Dieu me protège. Tu vas m’tuer comme un chien tue un chat.

    Hill 2011/2014 : 323-239, traduit par Carole Noël

Cette fois, Noël a recours à trois solutions différentes pour le double passé composé. Voici les deux premières : l’occurrence « done meet » est rendue par le passé composé standard (ai rencontré), « done say » se traduit par le présent indicatif (dit) − ce qui fonctionne très bien grâce à une mise en relief du sujet comme compensation (Mme Lindo, elle). La troisième solution qui vient surprendre le lecteur du TA est l’utilisation d’une forme non standard du futur proche (va prit pour rendre « done take ») ; cette forme est réutilisée pour traduire le verbe au présent « take ». Solution intéressante, certes, mais qui manque malheureusement de cohérence si l’on regarde plus loin : qui va sortir, Tu vas m’tuer (deux occurrences standard du futur proche). Ce qui fonctionne mieux est l’usage de l’infinitif arriver pour traduire le présent « come » (pour « comes ») dans le TS. Noël se montre innovatrice ailleurs aussi en proposant le participe passé mis comme conditionnel afin de créer un effet semblable à l’omission de l’auxiliaire « would » dans le TS.

Plus loin, Dolly amène Aminata au marché pour acheter des victuailles vendues par un autre esclave, dénommé Jimbo. Leur échange se fait par des phrases simples et présente plusieurs écarts à la norme : la variante non marquée de la troisième personne (« (he) look, treat, keep, don’t »), l’omission de l’auxiliaire « does » (« What _Mr. Lindo want ? »), la double négation (« don’t need no man no how ») et la variante non standard « them » pour l’adjectif démonstratif « those » :

  1. « He look bad, » Dolly said, « but he treat you right. » […]
    « What Mr. Lindo want today ? » Jimbo called out to Dolly.
    « Best vegetables you got, » she said.
    « Always de best for Mr. Lindo, » Jimbo said. « He keep me in business. […]
    « Lindo don’t eat your chicken necks, » Dolly said.
    « I give ‘em to you, so you loves me more, » he said.
    « I been loved already by a runaway dog, » Dolly said […] « and I don’t need no man no how. Put them necks here in this basket and I’ll cook them up for me. »

    Hill 2007 : 194-195

Dans le TA, Noël a recours à plusieurs marques du français familier oral : la chute du ne, le pronom interrogatif quoi pour qu’est-ce que, la reprise de l’objet (en/de te cous de poulets, te/à toi, en/d’un aut’) et de nombreuses réductions morpho-phonétiques. Par contre, elle choisit des structures syntaxiques plus complexes que dans le TS, dont deux propositions subordonnées tout à fait standard (pour que tu m’aimes plus, que je reste en affaires). Noël tente un écart important à la norme en substituant le comparatif mieux à meilleurs, suivi d’une proposition relative (quet’as). Une solution plus simple conviendrait mieux, à notre avis, par exemple en traduisant la réplique de Dolly par « Tes plus bons légumes. »

  1. « Il est pas beau, mais il nous traite correct. […]
    − M’sieu Lindo veut quoi aujourd’hui ? demanda Jimbo à Dolly.
    − Les mieux légumes que t’as.
    − Toujours les mieux pour M’sieu Lindo. C’est grâce à lui que je reste en affaires […]
    − Lindo en mange pas de tes cous de poulets, dit Dolly.
    − J’te les donne à toi, pour que tu m’aimes plus.
    − J’ai déjà eu un amoureux qu’a fiché le camp, dit Dolly […] et j’en ai pas besoin d’un aut’. Mets les cous dans l’panier et j’les f’rai cuire pour moi. »

    Hill 2011 /2014 : 235-236, traduit par Carole Noël

Lorsqu’Aminata quitte Charleston pour New York, elle rencontre Claybourne et Berthilda, d’autres locuteurs du VNA à qui elle apprendra à lire et à écrire :

  1. « I can cooper you a barrel of any size, » [Claybourne] said, « but I ain’t teachable. » […] Claybourne the only name they done give me […] Mitchell is a name I done took. » [Bertilda interrompt] « Y’all giving that man too much time […] What about my name ? When you gonna write it down ? […] It’s the name I done got, and I don’t see no reason to change it like Claybourne. That man got a mouth the size of a drawbridge. » « Who you calling bridge mouth ? » Claybourne said. « Y’all think this here African woman just for you ? » she shot back. […] Y’all not writing down how much they pay me […] Cause I want more. Write it down when I gets a shilling a day. That’s what my mama got, til she up and died. » […] « You done run from the master too ? » Claybourne asked her. « No, I ain’t, » she answered. « Doan call me no slave. Ain’t never been, and ain’t never gonna be. » [plus tard] « She the best teacher I ever done had, » Claybourne said. « Y’all ain’t never had no teaching before, » Berthilda shot back.

    Hill 2007 : 259-260

L’humour qui ressort de cette scène se doit à l’authenticité des voix noires évoquées par Hill. En plus des traits du BE décrits plus haut, on note la variante « y’all » des parlers populaires du Sud. S’efforçant de reproduire l’oralité du passage et de suggérer le parler d’une personne avec peu d’instruction, Noël a recours à de nombreuses réductions morphologiques et à des structures syntaxiques non standard comme les interrogatives quand c’est que et qui c’est que et la mise en relief du complément objet (« Mon nom à moi… »). Le résultat est bien convaincant et l’effet humoristique est assuré. Cependant, quelques marqueurs d’une langue instruite et normative nuisent à la cohérence de l’ensemble. D’abord, Elle, meilleure prof qu’j’ai eue − malgré l’ellipse du verbe être et l’élision de que − présente le comparatif irrégulier meilleur (que Dolly n’a pas su maîtriser) et une proposition relative standard. De plus, les contraintes de la grammaire écrite obligent la traductrice à respecter les deux accords au féminin (de l’adjectif et du participe passé). Enfin, l’utilisation d’une proposition subjonctive (jusqu’à ce qu’elle parte) détonne avec le reste :

  1. − J’peux t’fabriquer une barrique […] mais j’suis pas enseignable […] Claybourne, c’est l’seul nom qu’i m’ont donné. Mitchell, c’est l’nom que moi, j’me suis donné. […]
    [Bertilde interrompt] « Tu lui donnes trop d’temps à ç’ui-là. Mon nom à moi, quand c’est que tu vas l’écrire ? […] Ç’ui-là, i a une gueule grande comme un pont-l’vis.
    – Qui c’est qu’tu traites de pont-l’vis ? demanda Claybourne.
    – Tu t’figures que c’t’Africaine est juste pour toi ? T’as pas écrit combien i me paient.
    […] C’est bon. Pasque j’veux plus. Tu l’écriras quand j’gagnerais un shilling par jour.
    C’était c’que ma mère gagnait jusqu’à ce qu’elle parte pour l’aut’ monde. […] Dis pas que j’suis esclave. J’l’ai jamais été et j’le s’rai jamais. […]
    − Elle, meilleure prof qu’j’ai eue, dit Claybourne.
    − T’en as jamais eu avant, de prof, corrigea Bertilda.

    Hill 2011/2014 : 308-310, traduit par Carole Noël

4. Conclusion

La traduction du vernaculaire demeure un obstacle insurmontable, diront certains (par ex., Landers 2001 : 115-116). Cependant, il reste des traducteurs et des traductrices qui se montrent prêts à relever le défi et à prendre quelques risques. Rappelons que la représentation littéraire du sociolecte dans l’oeuvre originale n’est autre qu’une approximation, une création de l’auteur fondée sur sa connaissance des traits linguistiques de celui-ci. Pourquoi le traducteur ne se permettrait-il pas d’être créatif à son tour dans le texte d’arrivée ? Pour reprendre les mots de Brodsky :

[l]’important, encore une fois, c’est de respecter les choix stylistiques, esthétiques et éthiques de l’auteur. Cela fait, on se retrouve totalement libre : au traducteur de créer une langue cohérente, et qui, idéalement, communiquera au lecteur français ce que ressent un lecteur anglais découvrant le livre.

Brodsky 1996 : 175

Dans son étude sur la retraduction française de The Adventures of Huckleberry Finn (publiée en 2008[24]), Wecksteen (2011) félicite le traducteur Hoepffner d’avoir si bien rendu le parler du jeune Huck. (Soulignons que la voix de Jim reste à examiner.) En faisant preuve d’inventivité, en ayant recours à des néologismes et en acceptant de malmener la grammaire française, Hoeffner évoque ce vernaculaire américain dans une traduction qui se lit comme « un texte en français » et non comme « un texte français », une sorte d’ « entre-deux » qui parvient à dépayser le lecteur (Wecksteen 2011 : 490).

Le présent article a décrit l’approche conservatrice, voire « francisante » de Besse et a mis en évidence la volonté de Noël, et de Saint-Martin et Gagné de reproduire l’oralité du Black English dans leur TA. Or, dans les trois traductions, l’essence spécifiquement noire se perd en route. Je propose qu’une stratégie aussi simple que l’incorporation systématique dans le TA d’emprunts directs tels Sister, Brother, Missus, Master, baby − tous facilement compris par le lectorat francophone de nos jours − permettrait d’évoquer plus facilement ces voix afro-américaines. De façon générale, tout culturème (voir Cuciuc 2011) de la LS pourrait s’intégrer tel quel dans le TA, accompagné d’un ajout explicatif au besoin ; par exemple, l’appellation péjorative « crackers » pourrait se traduire par les culs-blancs de crackers. C’est ainsi que Philcox a su préserver des termes spécifiques à la société guadeloupéenne dans sa traduction anglaise des oeuvres de Maryse Condé[25] (voir Lappin-Fortin 2013). Pour des réalités communes à l’ensemble des Antilles, Philcox a parfois recours à des termes utilisés dans les îles anglophones comme la Jamaïque, tout en évitant de « déplacer » géographiquement la Guadeloupe. Cependant, il s’oppose à l’adoption du VNA pour décrire les réalités des Antilles françaises qui n’ont rien à voir avec celles de la société américaine (Kadish et Massardier-Kenney 1996 ; voir aussi Lappin-Fortin 2013). Pour cette même raison, il semble peu désirable de puiser dans le vocabulaire des îles françaises pour rendre le VNA littéraire, à moins que ce soit de manière occasionnelle et judicieuse.

Il est à souligner qu’aucun des traducteurs dans la présente étude n’a choisi d’explorer « l’option créolisante » proposée par Lavoie (2002 : 213) et d’autres. On pourrait envisager cette solution non pour le VNA, mais pour le gullah. Par exemple, le passage paru dans le roman de Hill ; le gullah étant lui-même un créole, parlé non seulement en Caroline du Sud mais aussi dans les Bahamas, le remplacer par une forme de créole antillais ne semble entraîner aucune « exotisation ». Ou bien, afin d’éviter tout déplacement géographique, pourquoi ne pas laisser intactes ces quelques phrases en gullah, préservant ainsi toute leur « étrangeté » et toute leur valeur idéologique ? C’est effectivement la solution préférée par Philcox dans son traitement du créole guadeloupéen dans Victoire (Condé 2006 ; voir Lappin-Fortin 2013 et 2014).

En guise de conclusion, il ressort de cette courte étude que c’est seulement en acceptant de dévier des normes et des formes du français que le traducteur pourra espérer rendre plus fidèlement toute la charge culturelle et idéologique du Black English. Néanmoins, face aux pertes inévitables dans le texte d’arrivée, il faut savoir se dire : « C’est comme ça des fois. »