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Fruit de deux journées d’études tenues à l’Université Paris Sorbonne en février 2016, ce recueil dirigé par Astrid Guillaume réunit un choix d’articles qui s’ouvrent sur de nouvelles perspectives en traductologie. La prise de position de l’ouvrage repose sur l’omniprésence de l’idéologie dans la langue source et, par voie de conséquence, dans le texte cible. La réflexion sur le transfert traductif d’une langue-culture source vers une langue-culture cible exige de la part du traductologue une compréhension fine des idéologies implicites dans un nombre de sphères d’influence qui interagissent dans la production des traductions. C’est en effet ce que nous appelions jadis la contextualisation. Il revient au traductologue de reconnaître l’intentionnalité explicite et implicite des textes ainsi que les écarts de sens afin de mieux comprendre les processus et procédés de traduction en jeu. Il en résulte une nouvelle approche de sémiotraductologie qui dépasse nettement les méthodes d’analyse plus traditionnelles et qui raffine notre compréhension de ce qui est traduisible et de ce qui ne l’est pas.

Michaël Oustinoff cadre cette nouvelle orientation sémiotraductologique dans sa préface. Selon lui, pour comprendre l’implicite des textes de départ et réussir un transfert compréhensible, l’analyse doit forcément axer sa démarche sur des questions d’ordre « extra-linguistique ». Peut-on faire entendre la même chose dans un transfert linguistique sans une bonne évaluation des imaginaires idéologiques des langues-cultures sources et cibles à la fois, se demande-t-il. Il faudra miser plutôt sur cette intelligence culturelle tant prisée dans les pays de culture anglo-saxonne pour en arriver à un savoir-traduire qui ne se réduit pas à l’approche mécaniste qui risque de vider tout texte de son contenu idéologique et de sa grande valeur d’artefact culturel.

Afin d’explorer la mise en application de cette approche théorique, Astrid Guillaume a regroupé les onze chapitres en trois grandes sections thématiques : (a) sciences et techniques ; (b) sociétés et politiques ; et (c) arts et culture.

L’écart entre source et cible est bien illustré dans l’article sur la traduction en Chine que nous propose Frédéric Le Gouriérec de l’Université de Poitiers. Pour lui, la notion d’idéologie relève d’un mode de pensée même en traduction scientifique, car les sphères d’influence culturelle et politique sont d’autant plus multiples que l’analyse idéologique en traductologie s’impose. Dans un deuxième temps, Serge Tchougounnikov de l’Université de Bourgogne met en question l’objectivité prétendue de textes scientifiques traduits dans divers contextes sociopolitiques. Son analyse du concept même du langage met en question l’objectivité de la traduction scientifique et nous oblige à tenir compte des influences interculturelles. Ces notions se répercutent aussi sur les individus qui manipulent en traduisant les idiolectes et sociolectes dans le même temps, selon Romain Rivaux de la Florida Atlantic University. Il évoque aussi la problématique de la traduction assistée par ordinateur (TAO) qui arrive beaucoup plus facilement à filtrer les sociolectes en raison de la récurrence des paradigmes linguistiques propres à l’utilisation et la réutilisation de la langue au sein de groupes relativement uniformes. La traduction idéolectique s’adapte difficilement à la TAO, car celle-là est asymétrique et sujette à des influences culturelles individualisées. La problématique tourne plutôt autour de la créativité de l’idiolecte personnel, qui peut aussi être le reflet d’une idéologie, d’où l’importance de l’analyse sémiotraductologique proposée par Astrid Guillaume. Vient clôturer cette première partie du recueil l’article de Raúl Ernesto Colón Rodriguez de l’Université d’Ottawa, qui s’interroge sur les enjeux idéologiques de la traduction collaborative et la (re)politisation des traductions.

La deuxième partie du volume est consacrée à l’idéologie de la traduction dans des contextes sociopolitiques. Dans leur étude d’un corpus de cent articles issus du Printemps arabe, Munaf Abbas et Ramia Ismail de l’Université de Lyon 2 ont analysé le rôle de la traduction dans la formulation idéologique des textes issus de la crise. Le lexique retrouvé dans ces textes semble bien être le produit d’une médiation sociolinguistique relevant de l’enchevêtrement de deux systèmes de pensée idéologique, d’où le besoin d’ancrer ces textes dans les sociolectes des milieux d’origine pour bien les comprendre. Dans un esprit plus théorique, Isabelle Collombat de l’Université Laval essaie de comprendre comment un texte peut en effet être porteur d’une idéologie sans pour autant le dire expressément. Elle arrive à la conclusion que la traduction doit échapper à la neutralité. Pour cette raison, le traducteur se trouve contraint de saisir la portée idéologique de chaque texte et de savoir composer avec le sens que peut prendre un texte en traduction. Finalement, Corina Veleanu de l’Université de Lyon 2 explique la traduction des métaphores juridiques dans un texte qui met en valeur la « vision » des mots dans la mesure où l’imaginaire véhiculé par les métaphores représentant des perceptions du monde n’est que le reflet des langues-cultures sources dans une langue-culture juridique. À son avis, décortiquer ces « visions », c’est comprendre et rendre accessibles par la traduction des idéologies parfois différentes. Des exemples puisés dans le monde de la finance illustrent bien ce point de vue.

La dernière partie du livre se donne comme objet d’étude les arts et la culture, domaine plus familier chez les traductologues. Dans son article sur le cinéma, Elodie Hui-Yun Hsi de la Wenzao Ursuline University of Languages-Kaohsiung se penche sur l’implicite idéologique au-delà des mots et la traduction du vouloir-dire, car, à son avis, la traduction ne se limite pas au transfert linguistique. Elle met en relief le passage de l’objet source à l’objet cible dans la mesure où l’image cinématographique a aussi le pouvoir de transmettre un mouvement de pensée d’une culture à une autre. Le texte d’Isabel Cómitre de l’Université de Malaga aborde ensuite un autre aspect de la traduction cinématographique, le sous-titrage et le doublage. Les nombreux exemples cités nous aident à mieux comprendre les facteurs internes et externes à la fois culturels, politiques et économiques qui influencent le choix des traducteurs dont l’oeuvre subit souvent des manipulations idéologiques selon les contextes. L’artiste peintre Alfredo Vega Cárdenas, doctorant en histoire de l’art à l’Université Panthéon-Sorbonne Paris 1, nous propose un article sur les implicites idéologiques du patrimoine. Le concept du patrimoine est en soi idéologique, car il structure la perception du monde historico-physique qui nous entoure. Vega Cárdenas analyse ce paradigme culturel qui influence notre vision des choses et qui met en opposition la « globalisation » de la culture, d’une part, et la place de l’être humain, son identité et sa mémoire, d’autre part. Notre rapport au patrimoine tant linguistique que physique est de nature idéologique. Pour clôturer cette dernière partie de l’ouvrage, Bertrand-Marie Flourez nous analyse les implicites idéologiques chez les dramaturges en passant de William Shakespeare à Olivier Py. Auteur dramatique lui-même, Bertrand-Marie Flourez souligne le fait que le texte du dramaturge est simultanément le fruit d’un mode d’expression collectif et individuel. Il en résulte une « singularité » textuelle que le traducteur doit comprendre en tant que sociolecte et idiolecte, les deux étant source de cette créativité propre au théâtre. En raison de cette proximité, le dramaturge exerce une liberté d’expression unique que le traducteur doit décontextualiser dans cette approche sémiotraductologique avant de nous proposer un texte en traduction qui soit aussi libre que la source.

Quoiqu’un peu décousu, ce recueil a l’avantage de proposer une nouvelle façon de voir l’analyse traductologique et de nous donner plusieurs exemples de la mise en application de cette approche sémiotraductologique. L’avant-propos aurait pu faire le lien de manière plus explicite entre la prise de position d’Astrid Guillaume qui ne manque pas d’originalité et les textes de ceux et celles qui ont contribué à ce volume. Devant ce manque de vision unificatrice, le lecteur reste sur sa faim. Par ailleurs, il aurait été souhaitable de publier une conclusion générale qui trace de façon claire cette nouvelle tendance en traductologie.

Les bibliographies à jour seront d’une grande utilité pour les chercheurs qui se délecteront de la diversité des perspectives présentées dans ce volume.