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NPS[3] – On reconnaît généralement au mouvement syndical d'avoir réussi à freiner le développement du modèle néolibéral. Mais, concernant le syndicalisme de propositions, quelle est actuellement la contribution du syndicalisme à la création d'alternatives ? Le syndicalisme de propositions est-il en devenir ou compte-t-il déjà des acquis ?
Il y a déjà des acquis. On peut en donner des exemples. Dans le secteur des garderies, par exemple, la CSN a développé une ligne stratégique pour protéger à tout prix le caractère populaire et communautaire de la gestion des services en garderie. Cette orientation va dans le sens contraire de celle adoptée pour les CLSC au début des années 1970. À l'époque, le mouvement syndical, incluant la CSN, avait favorisé l'institutionnalisation des cliniques communautaires. À mon avis, il s'agit d'une bataille que l'on aurait pu mener autrement.
On peut alors se demander quelle est la responsabilité de l'État. L'État doit se charger de la politique publique et encadrer le financement. Toutefois, la gestion et l'organisation concrète du service ne doivent pas obligatoirement et toujours se faire sous le mode bureaucratique et fonctionnarisé. Il existe des modèles alternatifs qui, dans certains secteurs d'activité, sont plus efficaces. Ils sont plus perméables à la sollicitation des nouveaux besoins et plus souples pour leur trouver une réponse adéquate, car au centre de cette gestion on retrouve les usagers (ceux qui formulent la demande) et les travailleurs (ceux qui livrent la réponse). J'estime que la ligne stratégique adoptée dans le secteur des garderies a amené l'État à assumer ses responsabilités afin de définir une véritable politique familiale et de dégager le financement nécessaire à son déploiement. Cette ligne stratégique syndicale a aussi permis la pleine reconnaissance salariale du travail en garderie. C'est grâce au mouvement syndical, et plus particulièrement à la CSN, que l'on a pu innover dans la constitution d'une véritable politique publique qui repose sur un mode de fonctionnement autre que la bureaucratie dans le domaine des garderies.
NPS – Mais tant dans le domaine des garderies que dans celui de la santé et des services sociaux du secteur public, la centralisation excessive des négociations ne crée-t-elle pas une difficulté à s'adapter aux particularités des milieux ?
Dans le secteur des garderies, l'objet de la négociation regroupée ou centralisée est très limité. Il s'agit principalement des salaires, des bénéfices marginaux et des exigences de formation. Tout ce qui concerne l'organisation du service ne fait pas partie des négociations regroupées. Cette situation est différente de celle qui prévalait dans le réseau de la santé et des services sociaux au début des années 1970. À l'époque, c'est l'ensemble des questions qui ont été centralisées, y compris les négociations concernant l'organisation des services et l'organisation du travail. En ce qui a trait aux garderies, la situation s'avère assez différente. Je pense que la pratique démocratique dans les garderies est à ce point développée qu'elle permet de procéder à un certain regroupement d'éléments de négociation sans perdre quoi que ce soit du fonctionnement original des garderies. Il s'agit notamment des questions d'équité : une travailleuse en garderie à Montréal devrait avoir la même reconnaissance qu'une travailleuse en garderie à Saint-Isidore. Bien sûr, on doit demeurer vigilant par rapport aux dangers de bureaucratisation dans ce secteur d'activité. En effet, si l'État favorise la démocratie lorsqu'elle sert ses propres objectifs, il apprécie moins que les gens s'organisent et demeurent maîtres de leur destin.
Pour d'autres catégories de travailleurs, pour les auxiliaires familiales de CLSC par exemple, le contenu des conventions collectives a toujours fait l'objet d'une négociation centralisée et il s'agit maintenant d'un processus quasi permanent. En sera-t-il toujours ainsi ? Peut-être pas. Chose certaine, y compris dans le cadre actuel de la négociation centralisée, il faut procéder à des clarifications, car les auxiliaires familiales ne peuvent pas supporter indéfiniment la menace de leur propre disparition. Je crois qu'il faut qu'il soit précisé que leur contribution est requise lorsque, dans un plan intégré d'interventions professionnelles, du travail à domicile est prévu.
Sur la question de la décentralisation des négociations, il importe de distinguer deux éléments. Tout ce qui a trait à l'équité entre les salariés et les groupes de salariés au regard de la rémunération, des bénéfices marginaux et de la sécurité d'emploi ne sera et ne devra jamais être décentralisé. Je dirais même que cela constitue une condition absolue, voire un déclencheur pour que s'opère le véritable transfert aux salariés et aux directions d'établissements de la formulation des réponses aux besoins de la population en termes d'organisation des services et du travail à l'intérieur de ces services. Il faut être conscient que le Conseil du Trésor est l'organisme le plus centralisateur du Québec.
NPS – Donc, cette proposition de décentralisation ne viendra pas des syndicats ?
Au contraire ! Je crois qu'elle va finir par venir de manière tonitruante de la part des syndicats, notamment parce que les professionnels dans les établissements veulent travailler dans un cadre qui soit allégé, où ils sont davantage responsabilisés. Ils souhaitent un certain allégement « réglementaire ». Je suis convaincu qu'un jour ce processus va s'enclencher. Il s'agit d'un défi fort important pour tout le monde, y compris pour le mouvement syndical.
NPS – Ne serait-ce pas un autre exemple de syndicalisme de propositions ?
Oui. La rénovation de nos grands réseaux ne viendra pas d'en haut, c'est-à-dire du pouvoir et des directions. Cela va venir des populations. Il faut que les grands réseaux soient perméables aux besoins différenciés des populations. C'est vrai en santé et services sociaux, mais c'est archi-vrai en éducation. Je trouve intolérable que l'on investisse 12 ou 14 milliards de dollars dans un système d'éducation qui produit, dans la vie concrète, 20 % d'analphabètes fonctionnels. Quelque chose ne fonctionne pas. À mon avis, certaines approches pédagogiques relevant des pratiques éducatives concrètes et alternatives doivent être davantage reconnues par notre politique publique. Présentement, tout cela se vit dans la marginalité. L'alphabétisation se vit en marge de la grande pratique institutionnelle. Je trouve que c'est inacceptable.
NPS – Si on résume votre pensée, on peut donc dire que dans le domaine des garderies, le mouvement syndical a été proactif. Toutefois, dans le secteur public, plus particulièrement dans les CLSC, pour qu'on assiste à une transformation des modes d'organisation du travail qui permettrait à ces établissements de mieux s'adapter aux besoins des milieux, du travail reste à faire. Pour le moment, le mouvement syndical ne s'est pas encore avancé de manière très audacieuse dans ce genre de propositions, n'est-ce pas ?
On n'en est pas là, non, même s'il existe des choses sur le terrain, dans les CLSC notamment. Il faut dire que l'ensemble des salariés du réseau public travaillent dans un contexte assez traumatisant. J'ai toujours reconnu que la réforme Rochon avait du bon, qu'il y avait des intuitions formidables là-dedans, mais réaliser une telle réforme dans un contexte de compressions budgétaires, c'était saboter la réforme dès le départ. Un certain nombre de travailleurs et de travailleuses de CLSC sont porteurs d'alternatives du point de vue de l'organisation des services, mais il n'est pas évident de favoriser le développement de ces alternatives dans le contexte actuel. Je pense toutefois que ces initiatives sont suffisamment en émulsion pour qu'à terme, il y ait des résultats encore plus significatifs.
NPS – Compte tenu des transformations qui ont eu lieu depuis les 15 dernières années en ce qui a trait au marché de l'emploi, est-ce que les questions de la sécurité d'emploi et de l'ancienneté ne pourraient pas agir objectivement comme un frein à l'intégration sociale des jeunes ?
La réponse est non, c'est-à-dire que l'absence de sécurité d'emploi n'est pas une garantie d'intégration des jeunes sur le marché du travail. Pour moi, sortir les pères pour rentrer les fils ne constitue pas un trait de civilisation. Ce n'est pas comme cela que se présente la réalité. Je pense que l'on a plusieurs déficits à l'endroit de l'intégration des jeunes sur le marché du travail. Le premier déficit se situe au plan de la formation. Celle-ci demeure essentiellement institutionnelle. Contrairement à d'autres sociétés, nous avons très peu développé notre formation pour qu'elle fasse, tôt dans le cheminement scolaire, une jonction concrète avec la vie réelle du travail. Donc, tout le débat sur la formation et sur l'intégration en emploi par la formation demeure d'une grande actualité, mais ce débat n'a pas encore beaucoup avancé.
Le deuxième déficit est le suivant : nos entreprises et nos institutions n'ont pas suffisamment assumé leurs responsabilités quant à l'intégration des jeunes sur le marché du travail. Le peu de stages qui existent dans les entreprises et les institutions – pour que les jeunes puissent connaître très tôt la réalité du marché du travail – témoigne, à mon avis, de ce déficit. Ce n'est pas une responsabilité de la société civile. C'est une responsabilité de l'État que de former les jeunes et, par la suite, c'est une responsabilité de l'initiative privée que de les intégrer sur le marché du travail. La situation doit être corrigée. En d'autres termes, l'obstacle à l'intégration, ce n'est pas la sécurité d'emploi. L'obstacle, c'est qu'on n'a pas intégré, notamment dans notre dispositif de formation, les passerelles nécessaires pour que les jeunes puissent apprivoiser le marché du travail.
NPS – Sur le plan des pratiques syndicales, principalement dans le secteur public, quelles sont les alternatives aux stratégies plus traditionnelles que sont la grève ou les autres moyens de pression qui, pour le moment, semblent peut-être un peu dépassés si on prend note de ce qui s'est passé avec la grève des infirmières cet été ?
La grève est-elle vraiment dépassée ou, dans le cas très précis des infirmières, est-ce le caractère illégal de la grève qui a donné un outil de plus à l'État pour dominer la situation ? En fait, je pense qu'il n'y a pas de substitut à la grève. En revanche, cela fait plusieurs années que pour l'ensemble du mouvement syndical au Québec – du moins pour la CSN – la grève n'est pas au quotidien. Le défi consiste à développer un rapport de force dans l'opinion publique, c'est-à-dire être en mesure de faire le vrai débat qui est celui des services publics, celui d'une meilleure réponse aux besoins de la population. On devrait faire davantage de débats sur le phénomène de la bureaucratisation ou de l'hypercentralisation des services publics. Je pense que c'est de cette façon que l'on va réussir à développer un rapport de force à l'égard des gouvernements, la grève demeurant une arme ultime qui, de toute façon, est utilisée de manière ultime. D'ailleurs, la grève dans le secteur public, avec tout l'encadrement réglementaire dont elle fait maintenant l'objet, est devenue symbolique.
NPS – En ce sens, si la grève est surtout symbolique en raison du maintien des services essentiels, a-t-elle encore une portée ?
Je pense que oui : la grève a une très longue portée au regard du message politique, car elle dit à la population qu'il est inacceptable de livrer les services dans les conditions qu'on impose aux salariés. Je pense que la grève est un puissant outil pour livrer le message même si, dans les faits, elle ne concerne que 5 ou 10 % des salariés. Pour moi, il s'agit d'un outil très important.
NPS – Quelles seraient les transformations qui nous permettraient de préserver certains des précieux acquis sociaux de l'État-providence tout en modifiant certains paramètres de l'organisation des services ?
Je pense que ces transformations vont passer par la démocratisation des services publics. Cela signifie que les personnes qui formulent la demande et expriment le besoin (la population et les usagers) et ceux qui livrent la réponse (les travailleurs et les travailleuses) doivent occuper plus d'espace dans l'organisation concrète des services. Cela suppose un apprentissage de la démocratie à l'intérieur de ces deux camps. Dans le domaine de la santé, tant que le rapport interprofessionnel sera du type hiérarchique comme celui qu'on connaît actuellement, la volonté de transformer les services demeurera limitée. Lorsqu'on voit la rémunération de ceux qui sont placés en haut de la hiérarchie, dans ce rapport interprofessionnel, être fixée par le nombre de gestes qu'ils posent, indépendamment de l'efficacité de ces mêmes gestes, on peut se poser des questions. Il faut donc s'attaquer à cette façon de faire.
Je crois que la démocratisation va sauver l'ensemble des dispositifs. La préservation des acquis suppose, par ailleurs, que la population ait un autre rapport ou exprime d'autres attentes quant à l'organisation concrète des services. Il va falloir que la population s'investisse et qu'elle s'implique. Elle ne pourra pas toujours se décharger de ses responsabilités sur le politique ou sur l'État. En d'autres mots, dans la dynamique démocratique, il faut que les gens quittent la sphère de la passivité et la sphère de la consommation, qu'ils ne se contentent plus de dire : « Je paye pour ces services, donc cela m'est dû ! »
NPS – Dans ces transformations, quelle est la place du secteur privé et du tiers secteur ?
Le tiers secteur va remplir deux rôles. D'abord, il sera le ferment, il sera l'aiguillon. C'est le tiers secteur qui va amener les services publics à se transformer. L'histoire nous prouve que le tiers secteur a souvent été le précurseur d'une façon nouvelle et plus efficace de fournir des services avec des techniques moins invasives et plus respectueuses des différentes caractéristiques des populations. La première mission du tiers secteur est donc d'indiquer la voie et d'influencer les services tels qu'ils sont donnés par le réseau institutionnel.
Le deuxième rôle du tiers secteur consiste à livrer des services. À cet égard, il ne doit pas y avoir un seul modèle pour livrer les services. L'État doit conserver le privilège de définir les politiques publiques qui doivent être « une », c'est-à-dire être les mêmes partout. C'est sa responsabilité. Cependant, dans la façon de livrer des services, il peut exister des variantes. Les services institutionnels sont organisés à partir d'un certain mode de gestion, mais il en existe d'autres. Ainsi, la gestion démocratique des services, intégrant un ensemble de pratiques multidisciplinarisées, constitue un autre mode de gestion. Or, c'est ce type de gestion démocratique et plurielle qui caractérise précisément le tiers secteur.
Quant au secteur privé, il va devoir, à mon avis, occuper une portion congrue dans les services publics comme l'éducation, la santé et les services sociaux. Peut-être que l'action du secteur privé est valable pour les aspects novateurs qu'il peut enclencher (notamment du point de vue technologique), mais il ne serait pas pertinent de voir le secteur marchand être légitimé dans ces domaines.
NPS – C'est une bonne chose qu'il y ait une forme de pluralisme dans la dispensation des services, mais est-ce qu'il n'y a pas une ligne de démarcation entre ce qui doit relever du secteur public et ce qui doit relever du tiers secteur ?
Oui, dans le domaine de la santé et des services sociaux, il y a des territoires qui ne devraient pas être franchis par aucun autre secteur que le secteur public. Je pense notamment à tout ce qui relève de l'intervention médicale, tout ce qui relève des soins directs aux personnes. Comme il s'agit d'une question d'intégrité physique et psychologique des personnes, ces services doivent être encadrés sur le plan de la sécurité, des droits, etc. Ces responsabilités doivent donc relever du secteur public, y compris dans la livraison des services.
NPS – Historiquement, les zones grises de responsabilités dans les services se situent davantage dans le domaine des services sociaux au sens large. Quelles sont les balises qui devraient présider au partage des responsabilités entre le secteur public et le tiers secteur dans les services sociaux ?
Je pense que, sur le plan théorique, les lignes sont claires. Les interventions de type social qui font partie d'un plan de soins doivent être assumées par le secteur public. Mais le problème n'est pas un problème théorique. Il s'agit plutôt d'un problème très concret de travailleurs et de travailleuses qui se sentent menacés de perdre leur emploi dans le contexte des restrictions actuelles, si on ne reconnaît pas que leur profession relève exclusivement du secteur public. À mon avis, cela n'a rien à voir avec une ligne de principes quant à la délimitation des responsabilités du secteur public et du tiers secteur. La question est plus de l'ordre de l'emploi...
NPS – Prenons l'exemple des services de crise en santé mentale. À Montréal, ces services sont en majorité dispensés par des organismes communautaires – sauf dans Hochelaga-Maisonneuve – tandis qu'ailleurs au Québec, ces services sont donnés par les CLSC. Pourquoi ? Qu'est-ce qui permettrait de déterminer de quel secteur relève ce type de services ou si ces services doivent être dispensés par une pluralité de producteurs ?
En santé mentale, nous sommes vraiment dans la zone grise par excellence, car tout n'est pas médical au sens technique du terme. Personnellement, je donnerais une chance à la vie. On n'a pas à institutionnaliser pour institutionnaliser. Si je regarde l'évolution de l'ensemble des institutions au cours des 40 ou 50 dernières années, je pense que l'on a toujours eu intérêt à faire en sorte que le tiers secteur ait un bon espace pour innover, pour initier des pratiques qui sont ensuite systématiquement récupérées par l'institutionnel. Je n'ai pas de problème avec ça.
NPS – Mais le tiers secteur a actuellement un important problème avec ce type de récupération. Il critique de plus en plus la position d'expérimentation sociale que tend à lui assigner l'État.
À mon avis, ce problème pourrait être atténué si les conditions de travail faites aux praticiens du tiers secteur étaient plus adéquates. Je suis convaincu que si ces gens parvenaient à obtenir un financement suffisant et à relever leurs conditions de travail, ils continueraient à se battre pour qu'un type de services plus démocratisés et plus fondus dans la communauté continue d'exister. Ils n'auraient pas l'impression de se battre pour leur propre survie alors que l'innovation est récupérée par d'autres.
NPS – Dans le secteur de l'aide à domicile où il y a actuellement un développement vigoureux du tiers secteur, certains syndiqués du secteur public croient que si le gouvernement doit financer en grande partie les entreprises du tiers secteur, afin d'accorder de meilleures conditions de travail qui se rapprochent de celles prévalant dans le secteur public, on devrait alors tout simplement rapatrier ces services dans les CLSC. Qu'en pensez-vous ?
C'est un débat qui est à poursuivre. Je suis en faveur d'un relèvement des conditions de travail des personnes oeuvrant dans le tiers secteur et je souhaite qu'ils obtiennent les mêmes conditions de travail que dans le secteur public. Toutefois, le mode d'organisation des services ne doit pas obligatoirement être centralisé et répondre uniquement à des critères bureaucratiques. Pourquoi n'aurait-on pas une organisation des services collée aux gens qui formulent les besoins au quotidien ? Ça va dans le sens du progrès social.
NPS –Seriez-vous en faveur du développement d'une organisation des services de type coopératif, par exemple ?
Coopératif ou d'un autre type. Le seul fait que ces travailleurs soient syndiqués serait un atout de plus pour améliorer leurs conditions. L'important dans cette lutte, à mon avis, c'est que les travailleurs maintiennent l'élément de la démocratisation des services.
NPS – Vous n'êtes donc pas de ceux qui pensent que l'ensemble des services d'aide domestique devraient nécessairement être étatisés si on veut en assurer la qualité.
Non, je suis contre l'étatisation des garderies, je ne vois pas pourquoi je serais pour l'étatisation de l'aide à domicile. En revanche, les services d'aide à domicile qui sont dispensés dans le cadre de soins généraux s'adressant, par exemple, aux personnes en phase terminale, je pense qu'il faut que ces services fassent partie de la même institution.
NPS – La position du tiers secteur s'exprime souvent par un désir d'être reconnu comme un dispensateur de services, et non en tant que simple porteur de l'expérimentation sociale. Si le tiers secteur fait de bonnes choses, il ne tient pas nécessairement à ce qu'elles soient reprises par le réseau public. Le tiers secteur souhaite plutôt avoir les moyens de les développer et d'offrir ces services sur ses propres bases. Qu'en pensez-vous ?
Je crois que, de toute manière, lorsque le tiers secteur développe des projets qui sont récupérés par le secteur public, cela transforme le secteur public. À mon avis, il faut pouvoir faire en sorte que le secteur public, dans sa version bureaucratisée et centralisée, soit transformé.
NPS – Quelles leçons peut-on tirer de l'institutionnalisation des cliniques communautaires dans les années 1970 ? Ces dernières ont-elles véritablement transformé le secteur public ou est-ce le secteur public qui a transformé les cliniques communautaires ? Que sont devenus, au fil des ans, les CLSC ? De l'avis de certains, ils ont perdu une partie des dimensions démocratiques qui les caractérisaient au départ.
Je ne suis pas si pessimiste. J'avoue que l'institutionnalisation des cliniques communautaires et populaires de l'époque s'est faite au détriment d'une certaine pratique démocratique. En revanche, au regard des services et de l'organisation des pratiques professionnelles, les CLSC ont gardé et gardent toujours des caractéristiques directement issues de cette période. L'institutionnalisation s'est faite à travers un rapport de force interne dans lequel il fallait tenir compte des dimensions curatives et médicales qui ont toujours occupé une grande place. Et dans les opérations de professionnalisation, la dimension préventive et la dimension sociale ont souvent écopé.
Les cliniques ont amené l'État québécois, par le biais des CLSC, à développer une première ligne dont les pratiques sont tout de même fort intéressantes. Je pense que, si tout n'a pas été égal dans le développement des CLSC, on a malgré tout réalisé des choses intéressantes comparativement à ce qui se fait ailleurs en matière de services de première ligne. En fait, ce n'est pas sur ce plan que je fais porter ma critique. Je crois plutôt que ce qui a été réussi du côté des services novateurs, en institutionnalisant les cliniques sous le mode des CLSC, on ne l'a pas réussi du côté de la gestion. Si les cliniques avaient été institutionnalisées en mettant de l'avant et en enrichissant la dimension démocratique, le système sociosanitaire et, par conséquent, la population en auraient tiré des dividendes encore plus intéressantes. Je pense qu'il aurait été possible de le faire à l'époque.
C'est vrai que l'État moderne du Québec était plutôt jeune au début des années 1970, alors que tout était à la centralisation, aux normes et à l'étatisation « mur à mur ». De toute façon, je pense qu'on devra revenir à cette dimension démocratique. De la manière dont les choses évoluent, et avec les débuts du processus de régionalisation que l'on a connu – même s'ils sont très formels et très bureaucratisés, je l'avoue –, je pense que les forces poussent en faveur d'une démocratisation accrue sur la base des différentes régions. Peut-être qu'on assistera à l'organisation d'une véritable première ligne contrôlée par les régions dans laquelle les diverses pratiques héritées de cette période vont pouvoir se redéployer. C'est le pari que je fais.
NPS – Quelles seraient les conditions nécessaires à la création de rapports plus harmonieux et plus solidaires entre le tiers secteur et le mouvement syndical dans le domaine de la santé et des services sociaux, notamment dans le domaine du maintien à domicile et de l'aide domestique ?
Cela va passer par plusieurs choses. D'abord, il faut sécuriser les auxiliaires familiales, parce que la zone de friction se fait beaucoup autour de cette catégorie professionnelle. Il faut faire en sorte que ces travailleuses se sentent moins menacées dans leur emploi. Donc, il faut que les établissements en arrivent à définir le travail des auxiliaires familiales dans le cadre des plans de soins élaborés par les différents CLSC. Tant que les gens ne se sentiront pas en sécurité, ils vont tout faire pour éliminer ce qui les menace.
NPS– Est-ce que les syndicats ne contribuent pas, justement, à maintenir ces craintes et à crier au loup dans ce dossier ?
Il faut reconnaître qu'il existe différents courants dans les syndicats. Il y a dans le mouvement syndical des gens qui ne croient pas à autre chose qu'au secteur public, tout comme il y a du corporatisme. Mais c'est la mission du mouvement syndical de faire découvrir aux travailleurs syndiqués qu'on peut contribuer à un élargissement des services à la population sans que cela ne se fasse au détriment de la mission du tiers secteur, ou au détriment des établissements du secteur public. C'est le travail que doit faire le mouvement syndical, et je crois que l'opinion des travailleurs a progressé à cet égard. C'est sûr que les compressions viennent s'ajouter aux difficultés éprouvées, car les travailleurs sont sur le qui-vive, mais la situation devrait évoluer au cours des prochaines années. Je crois qu'on va se mettre à construire, d'une façon intéressante, une relation qui va faire découvrir aux syndiqués du secteur public que si le tiers secteur réussit à mettre en place un véritable service démocratisé, dans le domaine de l'aide à domicile, cette initiative va participer à la consolidation du caractère original des CLSC et de leur approche sociale et communautaire. Les CLSC comme tels, les travailleurs et les travailleuses ainsi que les auxiliaires familiales dans les CLSC ont tous intérêt à voir se développer une gamme complète de services de maintien à domicile.
NPS– Même si ces services ne sont pas entièrement dispensés par les CLSC ?
Même si ces services ne sont pas dispensés directement par les CLSC, ce développement va tout de même favoriser la consolidation des CLSC.
NPS – Il y a donc cette condition de rassurer les employés concernés dans le secteur public. Est-ce qu'il y a d'autres conditions pour favoriser un rapport plus coopératif entre le mouvement syndical et le tiers secteur ?
Il faut s'assurer que le mode de financement du tiers secteur puisse lui permettre de se développer. L'État devra, à mon avis, convenir avec le tiers secteur d'un mode de financement qui est différent de celui qui existe présentement. Lorsque les travailleurs de CLSC ne craindront plus que l'État convertisse ses propres ressources financières en « chèque emploi service », pour ensuite démanteler certaines composantes du secteur public, je pense qu'à ce moment-là on assistera à une ouverture de la part des travailleurs du secteur public. De plus, on devra multiplier les occasions de collaboration entre le tiers secteur et le mouvement syndical. Car c'est en travaillant ensemble que les gens vont se rendre compte qu'ils partagent des intérêts communs. Et cela vaut également pour les différentes organisations syndicales.
NPS – Vous avez parlé un peu plus tôt de la réforme Rochon qui s'est opérée dans un contexte défavorable de restrictions budgétaires. Qu'en est-il des autres réformes du système sociosanitaire ? Quel bilan faites-vous, par exemple, de la régionalisation et de la création des régies régionales ?
Il y avait dans la régionalisation une excellente intuition, mais si on ne transforme pas la pratique, on risque de la torpiller. Il faut que les régions soient outillées démocratiquement pour organiser l'ensemble du dispositif. Présentement, nous sommes face à un mouvement de décentralisation formelle et structurelle qui est demeurée hyper-bureaucratique. On n'a pas changé le mode de pensée qui prévaut dans les institutions publiques quant à l'organisation du réseau dans les régions. En fait, on a décentralisé une bureaucratie centrale qui est devenue aujourd'hui une bureaucratie régionale.
NPS – Pourrait-on dire que la culture organisationnelle serait donc restée la même au sein des régies régionales ?
Il y a quatre ans, avant la création des régies régionales, nous n'avions pas formellement un réseau de la santé. Les gens ne fonctionnaient pas en réseau. Il y avait un ministère avec 850 établissements, mais tous relevaient directement de ce ministère. La synergie pour développer un véritable réseau n'existait pas. Cela est tellement vrai qu'à Montréal on a essayé de créer un seul centre hospitalier universitaire (CHUM), mais cela s'est avéré une entreprise impossible à ce jour. Pourquoi ? Parce que l'héritage de chacun des pavillons hospitaliers en est un d'établissement relevant directement de Québec. Alors, il y a toute une révolution à faire avant qu'on ne soit en mesure de mettre les divers acteurs sociaux sur le mode réseau.
NPS – Avec le recul, comment évaluez-vous l'impact de la mise à la retraite massive des employés du secteur public en 1997 qui a été négociée et approuvée par les syndicats, particulièrement par rapport aux infirmières ?
Il s'agissait de la moins pire des solutions, même si ce mouvement de mise à la retraite a eu les effets néfastes que l'on avait pressentis à l'époque. Toutefois, au moment des négociations, je ne croyais pas que ce mouvement allait connaître un tel succès. Lorsqu'on prédisait 15 000 départs, les gens disaient : « Mon dieu ! Vous voyez la vie en rose ! » Il y a eu un effet de masse dans la sortie des 37 000 personnes, tous secteurs confondus, qui a amplifié le problème déjà identifié, soit la perte de beaucoup d'expertise. À 15 000 départs, c'était déjà un problème ; à 35 000, c'était devenu un très grave problème. Je pense néanmoins que c'était la moins pire des solutions dans les circonstances, même si on aurait pu parer aux difficultés en répartissant davantage dans le temps les mises à la retraite. Au départ, nous avions demandé au gouvernement de les répartir sur trois ans. Ensuite, nous avions demandé une sortie progressive sur deux ans pour permettre au réseau de digérer l'amputation. Le gouvernement n'a pas accepté, ce qui fait qu'on a dû encaisser une perte importante en ce qui a trait à l'expertise et à la transmission de la connaissance d'une génération à l'autre.
NPS – La société québécoise a-t-elle la capacité objective de construire un modèle de développement foncièrement différent de celui en vigueur en Amérique du Nord et dans les autres pays industrialisés ?
Actuellement, le Québec n'a pas cette capacité objective de construire un modèle qui soit vraiment différent, mais il doit être de ceux qui travaillent à modifier les conditions du processus de mondialisation. C'est évident que cette mondialisation se fait, aujourd'hui, par rapport aux seules règles du libéralisme économique. À mon avis, cela va finir par causer de graves problèmes et on risque d'assister à la multiplication des explosions de société. Il est faux de croire que les règles du marché permettent de répondre, de manière minimale, aux besoins de l'ensemble des populations. Regardons ce qui se passe, par exemple, sur le continent africain qui est devenu un véritable foyer de guerres larvées. Il y a au moins 30 foyers de guerre en Afrique. Soulignons aussi le cas du décrochage économique de plusieurs pays d'Asie au cours des derniers mois. La situation en Russie est également très inquiétante. Ces exemples démontrent qu'une mondialisation captive des seules règles des spéculateurs a pour effet de mettre des peuples à genoux et d'insécuriser l'ensemble de la planète.
Au cours des 15 dernières années, il s'est opéré un phénomène de mondialisation qui a été soumis massivement aux diktats du secteur financier et spéculatif. Dans ce contexte, les pays européens sont les seuls à avoir développé un modèle relativement différent. Ils ont systématiquement introduit des dimensions sociales et prévu des mesures de développement local dans leurs politiques socioéconomiques. De ce côté-ci de l'Atlantique, les syndicats viennent de se faire reconnaître comme interlocuteurs dans les négociations du traité de libre-échange des trois Amériques. Si on réussit à ouvrir le volet social dans ces négociations, cela pourrait bien représenter l'ouverture nécessaire pour qu'au Québec, on puisse réaliser des projets qui – sans être totalement différents – présenteraient des nuances importantes par rapport à ce qui se fait ailleurs sur le continent nord-américain. Nous avons ici la capacité objective de développer une gestion publique qui ressemble davantage à celle d'un pays comme la Norvège, par exemple, où les réseaux sont plus décentralisés et, donc, plus près des réalités locales et régionales.
Mais ces transformations restent conditionnelles à l'obtention de gains dans les négociations du traité de libre-échange qui débuteront au mois de novembre 1999 à Toronto. À défaut de quoi, les gouvernements – y compris celui du Québec – seront à la merci des prérogatives du secteur spéculatif. Ils ne seront plus en mesure d'intervenir efficacement dans le développement économique sur leur territoire. Des enjeux très importants se profilent donc de ce côté. Évidemment, ce déficit d'intervention représente un problème immense, mais il existe tout de même des avenues pour agir.
NPS – Vous avez été récemment embauché comme professeur invité au Département de travail social de l'Université du Québec à Montréal. Vous qui êtes plutôt habitué à l'action directe, quels sont vos objectifs en termes de renouvellement des pratiques comme professeur en travail social ? Est-ce qu'il est possible d'agir concrètement, au regard du renouvellement des pratiques sociales, en assumant un poste de professeur dans une université ?
Je suis une personne qui croit beaucoup à l'investissement dans la formation. Les jeunes qui arrivent à l'université sont habituellement habités par de grands idéaux. Ils ont des intuitions fortes, mais elles sont souvent organisées de manière minimale. Il faut donc donner aux jeunes la chance de confirmer leurs intuitions et de découvrir que dans la profession de travailleur social, il est possible de réaliser de grandes choses sur des terrains concrets avec du monde concret. Si je réussissais à convaincre de cela une dizaine d'étudiants ou d'étudiantes par année et à leur communiquer le goût de l'action, le feu de l'engagement, je crois que ce serait un bon investissement. C'est Lénine qui disait que « seule la pensée est révolutionnaire ». Je crois que lorsqu'une personne est convaincue de deux ou trois certitudes théoriques et pratiques, c'est tout ce qu'il faut pour guider une vie. Je suis très heureux d'être professeur en travail social.
En outre, j'ai un poste qui me donne un formidable avantage, soit l'occasion de mieux organiser ma pensée, de prendre le temps de le faire et de la partager avec d'autres. À partir du Département de travail social, dans plusieurs réseaux à travers l'université, je crois que je peux pousser derrière les mêmes projets qu'au moment où j'étais président de la CSN. Car être président de la CSN, c'est assumer un poste d'organisateur communautaire de pointe dans la société québécoise. Maintenant que je suis professeur à l'Université du Québec à Montréal, je vais continuer le même travail mais sous le mode savant. Comme je l'ai dit à un président d'organisation patronale récemment : « Avant, j'essayais de vous découdre sous le mode militant, maintenant je vais essayer de vous découdre sous le mode savant. »
Appendices
Notes
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[1]
Certaines des informations contenues dans l'introduction, relatives à la formation et à la trajectoire professionnelle de la personne interviewée, ont été recueillies lors d'une entrevue réalisée par Jacques L. Boucher et Christian Jetté, en 1994, dans le cadre du projet de recherche « 30 ans de développement des pratiques en travail social au Québec (1960-1990) ». Ce projet a pu profiter du soutien financier du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et du Fonds de développement académique du réseau de l'Université du Québec (FODAR).
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[2]
Gérald Larose a effectué ses études de premier et de deuxième cycle en théologie à l'Université de Montréal. À cette université également, il a complété une maîtrise en service social. Par la suite, il a amorcé une scolarité de doctorat en sciences politiques à l'Université de la Sorbonne à Paris.
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[3]
Certaines des questions posées sont inspirées des allocutions d'ouverture et de clôture prononcées par Gérald Larose lors de la tenue des journées-bilans de l'équipe de recherche en partenariat Économie sociale, santé et bien-être, financée par le Conseil québécois de la recherche sociale (CQRS) et la Direction des ressources humaines du Canada (DRHC). Ces journées-bilans ont eu lieu les 27 et 28 mai 1999 à l'Auberge Mon Chez-Nous située dans la municipalité du Lac-des-Plages.