L’entrevue

Interdépendance, capacité d’interruption et mouvements sociauxEntrevue avec Frances Fox Piven, professeure émérite en science politique, Graduate Center, CUNY[Record]

  • Emanuel Guay

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Je pense que, depuis le tout début, mon fil conducteur a été la pauvreté. J’étais intéressée par le travail intellectuel, mais j’ai toujours lié ce dernier à un objectif plus large, soit de développer une théorie du changement social qui éliminerait la pauvreté. Vous devez vous rappeler que j’ai débuté ma carrière universitaire dans les années 1960, à une époque où la pauvreté était un problème social très visible, qui était l’objet de nombreuses mobilisations populaires. Nous pouvons penser entre autres au mouvement des droits civiques et au mouvement portoricain à New York, qui s’intéressaient tous deux à ce problème. La place occupée par la pauvreté dans le débat public reflétait également les calculs stratégiques de l’aile présidentielle du Parti démocrate. Vous ne pouviez pas devenir président des États-Unis durant cette période, en tant que démocrate, si vous ne remportiez pas le vote des grands États industriels. Pour remporter ces États, vous deviez gagner l’allégeance électorale des personnes dans ces États qui avaient été attirées par des opportunités économiques, mais aussi forcées de quitter leur ville ou leur pays d’origine. C’était le cas des Portoricains et des Portoricaines, ainsi que des Afro-Américaines et Afro-Américains qui ont été forcé.e.s de quitter le Sud. Nous avons eu ainsi des héros improbables (unlikely heroes), comme John F. Kennedy et Lyndon Baines Johnson, qui ont joué le rôle de combattants pour les droits de la communauté afro-américaine. Ce qui a mené ces individus à devenir des politiciens importants dans notre histoire, c’est le mouvement des droits civiques qui a fait pression sur eux. La montée de Reagan dans les années 1980 m’a profondément marquée, et m’a aussi fait porter beaucoup plus d’attention à l’histoire de la participation électorale aux États-Unis. J’ai alors étudié la manipulation des institutions électorales par les élites politiques afin de limiter cette participation. Le Parti républicain est devenu très conscient, à partir des années 1980, qu’il pouvait créer ses propres victoires électorales avec une telle manipulation. De plus, au début de cette décennie, appeler à une insurrection semblait un peu exagéré, et c’est pourquoi je me suis tournée vers la politique électorale. Nous avons lancé une campagne en 1982, que nous avons nommée Human Serve Fund, et qui invitait les services sociaux à enregistrer leurs clients et clientes pour voter. Nous avons supposé que les employé.e.s dans ce secteur le feraient par intérêt professionnel et, bien sûr, que leurs clients et clientes seraient des démocrates favorables à une expansion du New Deal. Nous cherchions à intégrer l’enregistrement électoral au protocole d’inscription des clients et des clientes aux services sociaux. Après que Bill Clinton a été élu en 1992, nous avons réussi à faire adopter par le Congrès américain une loi nommée National Voter Registration Act, qui obligeait les agences de permis de conduire et les services sociaux à proposer d’enregistrer leurs clients et clientes pour voter. Lorsque nous parlons de société, je pense que nous référons à un vaste ensemble d’activités coopératives. Ces activités sont menées par des familles, des communautés, des usines, des fermes, parmi bien d’autres exemples, et elles sont reproduites, dans une certaine mesure, tant par la loi que par la coutume. Beaucoup de personnes participent à ces activités coopératives. Si vous allez dans un centre-ville et que vous attendez que le feu devienne vert avant de traverser, vous participez à une activité interdépendante qui est essentielle pour qu’un centre-ville fonctionne. Cette activité ne peut pas fonctionner si vous n’obéissez pas aux règles, explicites et tacites, qui permettent son déroulement. Cela vaut également pour les règles et les comportements attendus qui structurent les …

Appendices