Abstracts
Résumé
Cet article s’intéresse à la relation, en apparence parataxique, entre les composantes textuelles et corporelles qui se trouvent au coeur du dispositif théâtral immersif Résonances élaboré par l’artiste multidisciplinaire Carole Nadeau. À partir d’une posture interprétative soma-esthétique, laquelle prend en compte les dimensions subjectives et incarnées de l’expérience de la représentation, sont interrogés les frictions, les mises en écho et les nouages entre le texte, l’espace, le son, l’image et les corps – projetés ou en présence. Malgré l’ancrage résolument postdramatique de la représentation, qui fait se rencontrer, en éclats, les mots d’Heiner Müller et l’iconographie de Francis Bacon, l’analyse fait ressortir la dimension « textuée » de la traversée spectatorielle et du travail de sémantisation qui l’accompagne.
Mots-clés :
- Carole Nadeau,
- Heiner Müller,
- corps,
- textualité,
- soma-esthétique,
- postdramatique
Abstract
This article focuses on the relationship, seemingly parataxial, between the textual and bodily components at the heart of the immersive theatrical installation Résonances, by multidisciplinary artist Carole Nadeau. Using a soma-esthetic interpretive posture, which takes into account the subjective and embodied dimensions of the performance, the frictions, echoes and connections between text, space, sound, image and bodies – whether projected or present – are questioned. In spite of the resolutely post-dramatic nature of the representation (in which Heiner Müller’s words and Francis Bacon’s iconography meet in fragments), the analysis brings out the “textual” dimension of the spectator’s journey and the semantic work that accompanies it.
Article body
Des corps surgis de la pénombre. Corps projetés, éclaboussés de rouge, qui se « prolongent en taches[1]» et ondoient sur des écrans translucides. Corps fragiles, frêles et défaillants qui, malgré la déliquescence de la chair, disent la persistance du désir. Alors que j’avance à la rencontre de ces silhouettes qui, au gré de mes pas, apparaissent et disparaissent comme des lucioles dans le noir, mon parcours est aussi imprégné, peu à peu, par d’autres imaginaires corporels. Émergeant de nappes sonores superposées, faisant saillie, quelques fragments textuels – « Ne retirez pas votre main », « Ah, l’esclavage des corps, le tourment de vivre et de ne pas être Dieu » – prennent bientôt toute la place dans ma perception immédiate de la représentation. Par intervalles, ces corps de papier, tissés de mots, font écran aux silhouettes projetées et aux acteur·trices en présence. Morcelé, puissamment dissolvant, le texte écrit ici un autre parcours de la chair. Des répliques-refrains extirpent de la mémoire des passages textuels à demi oubliés, tirent de l’ombre d’anciens territoires de jeu. Réminiscences. Sur le seuil de la « nuit des corps[2] », dans la traversée d’un espace textuel en éclats, s’écrit, entre passé et présent, une expérience spectatorielle singulière.
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Se présentant sous la forme d’un parcours ambulatoire souple, et s’inscrivant dans la vaste constellation du théâtre postdramatique, Résonances[3], une création de la metteure en scène québécoise Carole Nadeau, établit de complexes réseaux de correspondances entre l’iconographie du peintre Francis Bacon et les mots incisifs du dramaturge Heiner Müller. Cette création se situe formellement dans la lignée des explorations que la créatrice mène, depuis 1993, au sein de la compagnie Le Pont Bridge, une cellule de création interdisciplinaire de laquelle ont émergé des oeuvres qui, le plus souvent, ont cherché à redéfinir les contours de l’expérience spectatorielle. Dans cette structure, Nadeau s’emploie, à travers la mise en place de dispositifs à la jonction du théâtre, des arts visuels et de la vidéo, à investir les relations entre la parole, le corps, l’espace, l’image et le son. Perturbant les perceptions, affolant les corps, ses oeuvres invitent à expérimenter et à penser autrement la réception. Ses productions, parmi lesquelles se démarquent Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans (2004) et Le Mobile (2010), ont été présentées au Québec et à l’étranger, notamment en Équateur, en France, au Mexique, en Norvège, en République tchèque et en Uruguay.
Dans Résonances, des corps morcelés ou mis à mal s’incarnent à travers des acteur·trices en présence, et, de façon virtuelle, par le biais de projections sur des écrans translucides. Faisant écho à cette dislocation des corps, des fragments tirés de la pièce Quartett et de diverses matières textuelles participent à l’esthétique de morcellement du spectacle. Inassignable, une parole à la spatialisation plurielle et fluctuante émane des haut-parleurs et des interprètes présent·es, saturant de ses couches ondoyantes le dispositif immersif mis en place. Alors que, dans le théâtre postdramatique, le texte est habituellement posé comme un matériau scénique non prescriptif, composante parmi d’autres des éléments de la représentation, et que le corps, émancipé, n’apparaît plus comme le support du logos (Lehmann, 2002), il est intéressant d’observer comment, dans Résonances, les imaginaires du corps, par une saisie interprétative singulière, peuvent apparaître indissociables d’une textualité qui leur préexiste et les irrigue.
La présente réflexion s’attachera à questionner la relation – en apparence parataxique[4] – entre les composantes textuelles et corporelles de la représentation. Prenant en compte l’unicité de toute expérience spectatorielle postdramatique (Bouko, 2010), une approche soma-esthétique sera ici, en partie, privilégiée. Développée par Richard Shusterman, la soma-esthétique fait du corps « vivant et sentant […] le médium fondamental et inaliénable de la perception, de l’action et de la pensée » (Shusterman, 2007 : 7). Englobant la théorie et la pratique, elle s’occupe de l’expérience et de l’usage du corps en tant que site d’appréciation sensorielle et espace de façonnement créateur « à la fois dans la stylisation de soi et dans l’appréciation des qualités esthétiques d’autres soi et d’autres choses » (ibid. : 12). Cette « conscience corporelle réflexive » (idem) fait de la subjectivité la prémisse de l’élaboration de tout discours analytique. Loin d’être une entrave à la réflexion, comme en attestent d’ailleurs nombre d’études récentes en danse contemporaine et en arts visuels, elle constitue la condition même de son surgissement[5].
Rendant compte d’une expérience spectatorielle particulière, je ne cherche donc pas ici à dégager un principe général mais, plutôt, à relever dans le dispositif formel d’une oeuvre et dans la réception qu’elle suscite certains traits significatifs quant au corps et à la textualité, des observations que je crois aussi susceptibles de trouver, chez d’autres, quelque écho. Sur le plan épistémologique, ma réflexion s’inscrit dans ce qu’Alex Mucchielli désigne comme un paradigme « compréhensif », où la réalité est entendue comme une construction plurivoque, tissée des impressions et perceptions sensorielles du sujet observant. Un tel paradigme engage une posture de recherche qui « met l’accent sur le recueil des données subjectives pour accroître la signifiance des résultats et choisit une orientation “interprétative” qui prend en compte le fait que le chercheur est aussi un acteur et qu’il participe donc aux événements observés » (Mucchielli, 2002 : 34). Afin de rendre perceptible cet entrelacs des dimensions intellectuelles, perceptuelles et sensibles dans l’élaboration de la présente réflexion, j’ai choisi de marier l’analyse esthétique traditionnelle à une forme de pratique analytique créative (PAC), une approche méthodologique qui est fondée sur l’expérience sensible des phénomènes et qui fait de l’écriture un trajet vers la connaissance, voire une forme de connaissance (Richardson, 2000). Dans les productions issues de cette approche, « l’écriture devient beaucoup plus qu’une simple mise en forme des résultats : elle participe à la construction de la réflexion, en favorisant une dissolution des frontières entre le narratif et le réflexif, entre l’analyse et la présentation des résultats » (Fortin et al., 2008 : 228). Dans le présent texte, des fragments narratifs sont donc insérés dans l’analyse esthétique[6]. Ces morceaux appartiennent à un régime énonciatif décrit par Laurel Richardson comme celui de la « représentation évocatrice, laquelle utilise des outils littéraires pour recréer l’expérience » (Richardson, 2000 : 931) et, ce faisant, pour la rendre compréhensible et partageable. À l’image du parcours libre proposé au ou à la spectateur·trice de Résonances, ces passages textuels composent ici une trajectoire interprétative, nécessairement trouée, lacunaire et subjective, mais invitant le·la lecteur·trice à s’y avancer et à se faire co-constructeur·trice du sens, dans le jeu sans cesse recommencé des possibles[7].
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Les portes de l’église s’ouvrent brusquement. J’avance à pas furtifs dans l’espace vide, quasi vide, où paraissent flotter, en apesanteur, des écrans transparents. L’obscurité est dense, enveloppante, mais transpercée d’éclats de couleur. Sur les écrans ondulent faiblement des corps, mélange de chairs blêmes et rougeoyantes, étalage vivant – troublant – des « corps-viande » baconiens. Surdimensionnés ou réduits, ces corps aux échelles variées, mais jamais à hauteur humaine, sont nimbés d’inquiétante étrangeté. Furtivement, un souvenir me traverse. Celui d’une exposition des sculptures hyperréalistes de Ron Mueck, jouant aussi avec les échelles, et également saisissantes. Cette réminiscence se délite rapidement alors que j’avance un peu plus loin, amorçant dans cet espace apparemment sans bordures un tracé erratique, alternant le mouvement et la fixité, l’attention aiguë et l’inattention flottante. Dans le noir, le corps des autres spectateur·trices se fait masse informe et ondoyante. Mon propre corps, lui aussi soustrait au visible, se laisse peu à peu submerger de sensations, d’images, de sons, de mots. Des acteur·trices en présence envahissent bientôt l’espace, cherchent à capter mon regard. Je leur accorde peu d’attention. Toute à mes sensations, je me coule dans l’espace. Je tends l’oreille.
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Un espace de l’indétermination[8]
Les représentations visuelles et textuelles du corps sont au coeur du dispositif scénique mis en place dans Résonances. Or, ces représentations, qui font se rencontrer le « corps paysage dévasté » (Lépine, 2005 : 141) hantant l’écriture müllérienne[9] et le corps barbaque des tableaux de Bacon[10], se donnent à entendre et à voir dans un espace singulier, qui surdétermine leurs discours et affecte l’expérience spectatorielle. En effet, Carole Nadeau a, cette fois, investi l’intérieur de l’église Sainte-Brigide de Kildare à Montréal. Vidant l’espace de son mobilier, elle a parsemé le choeur, la nef et le narthex d’écrans transparents où s’animent des corps projetés. Incandescents, ces derniers transpercent la pénombre baignant le lieu et enveloppant le·la spectateur·trice qui, dans une trajectoire souple, quadrille celui-ci de ses pas. Cet espace réel détourné en espace fictionnel correspond à ce que Lehmann, empruntant l’expression aux arts plastiques, décrit comme le Site Specific Theatre, une forme où « [l]e théâtre se cherche une architecture ou une localisation […] moins – comme pourrait le laisser supposer le terme “Site Specific” – parce que le site correspondrait particulièrement bien à un texte défini, mais parce que le théâtre est censé lui donner une parole » (Lehmann, 2002 : 246). L’auteur précise que, dans cette forme théâtrale, « le “site” est lui-même placé sous une lumière nouvelle » (idem) : l’espace, non transformé mais rendu visible, se fait partenaire du texte et du jeu, avec lesquels il trame différents systèmes d’échos et de significations. Cette possibilité d’entretenir un réseau de correspondances – souvent étonnantes – à partir d’un lieu spécifique n’échappe pas à la metteure en scène. En effet, dans le programme du spectacle, elle souligne combien le lieu choisi agit en tant que révélateur des liens unissant les matières-sources de la création : « Heiner Müller et Francis Bacon dans une église. Deux inspirations et un lieu qui les unit. On retrouve chez eux la même attitude, la même impudeur pudique en regard de la chair et de l’érotisme, la même sobriété fulgurante. Une sorte de lien étrange et poreux que le lieu révèle » (Nadeau, 2014).
Par ailleurs, la sémantisation de l’espace est aussi tributaire de la trajectoire que dessine le·la spectateur·trice à l’intérieur de celui-ci. Contrairement au théâtre ambulatoire strictement structuré, où l’on se déplace d’une « station » à l’autre selon un itinéraire prédéterminé[11], Résonances plonge le·la spectateur·trice dans un univers immersif qu’il·elle peut arpenter librement, en construisant, par le biais de ses perceptions sensorielles et par les mouvements de son corps, un parcours singulier à l’intérieur de l’oeuvre. Cet environnement, et le type de réception qu’il induit, correspond à ce que Marcel Freydefont désigne comme un « espace pénétré ». Il s’agit là d’un
espace partagé par les acteurs et les spectateurs, au sein duquel le spectateur est libre de son évolution. Il est composé en fonction de ce partage dont il établit la partition et cherche à en repousser les limites. Il peut être à ciel ouvert ou en espace couvert. Il n’a pas vocation à représenter un autre monde mais à investir un espace-temps destiné à construire un jeu relationnel plus que fictionnel. Si une structure narrative n’est pas absente, c’est la disposition de l’espace qui structure la représentation. Il se traduit par le plateau-terrain qui constitue un champ d’expérience
(Freydefont, 2010).
De fait, comme je l’ai déjà observé, « l’espace mouvant où se déploie Résonances se pose comme un véritable champ expérientiel où, à travers un parcours erratique marqué d’indirection, le corps du spectateur se trouve peu à peu agi, infiltré de sons, de mots, d’images, de sensations » (Cyr, 2015 : 85; souligné dans le texte). Comme toute création immersive, Résonances repose sur l’engagement physique du ou de la spectateur·trice et sur la sursollicitation de sa sensorialité. Portant attention au rythme de ses pas, au trajet composé dans l’espace, aux nappes sonores qui l’enveloppent, le·la spectateur·trice opère un travail de sémantisation du spectacle à partir d’une addition, voire d’un enchevêtrement de données kinesthésiques. Son propre corps entre en résonance avec son environnement et avec les autres corps – personnages projetés, interprètes en présence – qui l’habitent. En effet, aux images écraniques s’ajoutent rapidement, dans la représentation, une dizaine d’acteur·trices qui, à travers une suite de tableaux (ou en simultanéité), engagent avec le·la spectateur·trice divers types d’interactions : partages de regards, frôlements furtifs, échanges de confidences dans l’espace confiné d’un confessionnal. Devenus chambres d’écho, tous les micro-espaces de l’église se font lieux fluctuants où réverbèrent les corps textuels, virtuels et présentiels. Traversé·e par différentes sensations physiques, le·la spectateur·trice oscille entre deux postures : la déambulation, plus ou moins erratique, et l’immobilité, où, s’arrachant brièvement à l’atmosphère cauchemardesque qui l’enrobe, et suspendant momentanément son attention à la représentation, il·elle se retire en soi, en son propre espace intérieur.
Comme je l’ai déjà remarqué,
[d]ans Résonances, à l’image de nombre de formes théâtrales immersives, la scène est partout et nulle part. L’espace est inassignable. Il est dépourvu de centre et ses bordures sont changeantes et indéterminées. Le spectateur qui l’habite provisoirement et s’y déplace y fait donc l’expérience, déroutante, d’une immersion dans un espace atopique
(ibid. : 85-86).
Dans une publication portant sur l’espace théâtral immersif, Élise Van Haesebroeck rappelle que, selon Barthes, l’atopie désigne « la doctrine de l’habitat en dérive », soit « un habitat qui n’est pas assigné à un lieu précis » (Van Haesebroeck, 2012 : 79). Elle spécifie : « À l’inverse de l’utopie qui cherche à fixer un sens, l’atopie est une liberté, un nomadisme, une manière de ne pas fixer une identité ou une signification afin de ne pas les figer[12] » (idem). Dans Résonances, c’est très certainement un tel espace, acentré, imprécis et mouvant, qui est mis en place. Et à cette indétermination spatiale fait puissamment écho, dans la pièce, un environnement sonore lui-même fluctuant, inassignable.
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Un saisissement. Dès que le choc premier des images est passé, un autre système scénique me captive. Dans l’obscurité, je suis enrobée de sonorités diverses qui, bientôt, s’additionnent et s’entremêlent. Traversant mon corps, les ondes d’une musique électronique aux basses puissantes, pulsantes, le prennent d’assaut. Ma chair vibre, le rythme de mes pas cherche à s’accorder, volontairement ou non, à la cadence enveloppante, mes battements de coeur se font indiscernables des pulsations graves et entêtantes qui s’échappent des enceintes sonores disséminées çà et là dans l’église. Rapidement, à cette premièrecouchesonore,jeperçoisl’ajoutd’uneseconde,celle-làtisséedemots.Cesmotsformentdes crêtes que recouvre parfois le ressac d’autres vagues sonores. Noués au bougé de mon corps dans l’espace, des fragments textuels – Quartett, surtout Quartett – écrivent un tracé particulier du sens, dessinent des imaginaires corporels multiples, au croisement de la perception immédiate et de la mémoire somatique, dans le surgissement inattendu, et difficilement dicible, de ce qui était opaque, depuis longtemps oublié.
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Spatialisation sonore et textuelle
Composé de multiples nappes de sons qui se superposent et s’enchevêtrent, le paysage sonore de Résonances enveloppe physiquement le·la spectateur·trice et contribue à l’une des visées du théâtre immersif, soit « entraîner le spectateur au coeur de l’action, et lui proposer […] une expérience multisensorielle qui le dépayse, le déboussole, pour l’atteindre au plus profond de lui-même » (Freydefont, 2010). Privilégiant souvent la simultanéité, diverses composantes sonores rythment les « onze temps[13] » de la promenade dans laquelle le·la spectateur·trice s’engage. Ainsi, aux basses pulsantes de la musique s’ajoutent bientôt différentes formes de parole : dans le premier « temps », émanant des haut-parleurs et des corps projetés, les mots abrasifs de Heiner Müller se font entendre à travers les voix démultipliées du Vicomte de Valmont et de la Marquise de Merteuil[14]. Aussi, dès les instants inauguraux de la représentation, par la parole, le corps déliquescent et sa mise en spectacle sont posés : « La vie va plus vite quand la mort devient un spectacle, la beauté du monde fait dans le coeur une entaille moins profonde. Avons-nous un coeur Marquise […] c’est lui que nous cherchons, quand nous creusons à travers les corps étrangers » (Müller, 2006 : 131-132). Puis, un peu plus loin s’affirme « l’obsession de mort et de jouissance » (Couillaud, 2007 : 116), qui, noyau inextricable, traverse toute la pièce :
Seule la jouissance peut enlever à l’amour son bandeau et lui faire voir à travers le voile de la peau la nudité de la chair, nourriture indifférente des tombeaux. Dieu doit l’avoir voulu, non. Sinon, pourquoi l’arme du visage. Qui crée veut la destruction. Et l’âme ne peut pas s’échapper avant que la chair ait pourri
(Müller, 2006 : 142-143).
Tout au long de la représentation, des fragments de Quartett sont ensuite mis en circulation, créant des boucles sonores et composant lentement leur petit paysage de désolation. À travers ces extraits, que le·la spectateur·trice saisit au vol au gré de ses déplacements, se déploie peu à peu le double espace imaginaire de la pièce et des questions qui l’habitent, soit « un espace de désacralisation, qui pose la question du désir, et un espace de chute dans la mort, qui pose la question du vide » (Couillaud, 2007 : 108). Des questions qui, dans le texte comme dans l’univers scénique le contenant, demeurent inséparables et traversées d’irrésolution.
Dans les segments qui suivent, une panoplie de formes d’énonciation font jaillir les multiples variations d’un imaginaire du corps marqué par l’usure, la douleur, la dégénérescence sordide de la chair et, malgré et à travers cela, la quête de jouissance. Intitulé « Les bobos », le deuxième « temps » de la représentation fait entendre, dans la simultanéité, les interprètes lancé·es dans une improvisation autour de diverses sensations corporelles, souvent marquées de souffrance. Réfugié·es dans des alcôves ou dans quelque sombre recoin de l’église, les acteur·trices murmurent au micro, et, sur le ton de la confidence, s’adressent directement aux spectateur·trices qui doivent s’en approcher, dans un micro-espace provisoirement partagé, pour entendre leur discours. Contaminés par d’autres sources sonores, ces monologues peuvent aussi être suspendus ou devenir inaudibles dès lors que le·la spectateur·trice décide de reprendre sa marche pour explorer d’autres îlots sonores. Dans la suite de la représentation, diverses autres sources de parole sont convoquées, émises par les acteur·trices en présence et par les personnages projetés, ou diffusées par les haut-parleurs. Ainsi, aux fragments tirés de Quartett et aux monologues improvisés s’ajoutent notamment des passages d’entrevues préenregistrées et des extraits de divers textes – L’ombilicdeslimbes d’Antonin Artaud, des écrits d’Alberto Giacometti et de Frida Kahlo[15] – qui, additionnés et amalgamés à la présence (virtuelle et charnelle) des interprètes, composent un paysage du corps protéiforme, susceptible d’entrer en résonance avec le corps sensible du ou de la marcheur·euse. Ce paysage corporel, cousu de mots et de couches sonores, en vient à occuper tout l’espace vide de l’église, un lieu traversé de vagues textuelles et de migrations physiques, lui-même construction quasi organique, vaste « corps sans organes[16] ».
Par ailleurs, à travers cette spatialisation sonore particulière, le texte se coule parfois dans la musique, devenant pure texture, et son intelligibilité « s’efface par moments au profit d’une ambiance, privilégiant la couche sonore et sensible sur la signification » (Freydefont, 2010). Est-ce à dire que, à l’instar de plusieurs oeuvres scéniques postdramatiques, le texte s’inscrit dans Résonances selon une structure parataxique, laquelle abolit toute hiérarchisation des systèmes de la représentation (texte, jeu, scénographie)? Dans une telle structure, rappelle Catherine Bouko, « [l]e texte est traité comme un matériau scénique non prescriptif. Il perd sa fonction de véhicule du drame pour être exploité dans la “physicalité” de son énonciation » (Bouko, 2010 : 244). Si une telle déhiérarchisation des éléments de la représentation a certes pu présider à la création de l’oeuvre (Nadeau, 2018), celle-ci est-elle également opérante au moment de sa réception? Chaque expérience de réception postdramatique étant unique, entraînant chez le·la spectateur·trice un processus de sémantisation singulier, il est possible de supposer que, selon l’expérience et l’horizon d’attente de chacun·e, l’un ou l’autre des systèmes scéniques convoqués dans le spectacle, par moments, fera saillie, se posera comme élément central du discours et principe organisateur de l’expérience spectatorielle. Dans ma traversée de Résonances, c’est le texte qui, assurément, a occupé cette fonction structurante.
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Mes pas sont suspendus. Enrobée par un paysage sonore et visuel stupéfiant – du coin de l’oeil, j’aperçois un pape grimaçant qui, du haut du jubé, déverse un flot de peinture sur une silhouette nue, prostrée plus bas –, je me détache progressivement de ces sons, de ces images déroutantes. Les mots de Quartett m’entraînent ailleurs. Les fragments entendus trouvent leur chemin en moi, insistants, et extirpent de ma mémoire des passages entiers de la pièce. Je les entends. Intérieurement. C’est ma voix qui sculpte cesmots, mon souffle qui les charrie ou les retient. À cette mémoire du texte s’attache bientôt celle du jeu. Mes sensations corporelles immédiates, un peu titubantes, se mêlent au souvenir d’une ancienne exploration. Portée par le flot des mots, je me rappelle le rythme de mes pas sur le sol rugueux, ma respiration entravée par un corset trop serré, la lumière jaune, éblouissante, qui éclabousse mon épaule. Je me rappelle le sourire de Claire, ma partenaire de jeu, et son regard cillant à peine alors qu’elle enfonce la pointe d’une fourchette dans sa cuisse. Et je me rappelle nos discussions, les paysages corporels que nous avons fait surgir et que nous avons défrichés ensemble. Dans l’instant de la représentation, ces paysages anciens se mêlent aux nouveaux, composés de paroles, d’images et de perceptions somatiques actuelles. Ils s’entre-tissent. À travers eux, j’entame un nouveau parcours dusens –etdessens –dontletracé,singulier,s’écritdanslachairets’inscritdansl’inassignabled’uneexpérience mouvante, marquée par le nomadisme et l’impermanence desinterprétations.
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Mémoire du corps, texte et sémantisation
Toute expérience de réception spectatorielle est esthétique. Or, dans le cas du théâtre immersif, cette expérience est aussi esthésique. Le corps du ou de la spectateur·trice est sursollicité et ses perceptions avivées par les différentes données – kinesthésiques, haptiques, visuelles, auditives, voire olfactives – qui le traversent. La réception du spectacle et des discours qu’il porte est donc profondément incarnée (« embodied ») et le processus de sémantisation dans lequel s’engage le·la spectateur·trice pendant et après la représentation ne peut s’abstraire de cette dimension corporelle. Ainsi, la « connaissance somatique […], une forme de compréhension située en deçà de l’interprétation, et même en deçà du langage » (Shusterman, 2007 : 8), précède-t-elle, et accompagne-t-elle, dans l’expérience immersive, toute tentative d’élaboration du sens. Cette « compréhension irréfléchie fondamentale » (idem) agit, à tout instant, dans le présent du corps, mais s’arrime aussi à son antériorité, tant il est vrai que le rapport au corps – et au monde, éprouvé par les sens – s’écrit dans la durée. Comme l’affirme David Le Breton, « [l]es perceptions sensorielles sont d’abord la projection de significations sur le monde. Elles sont toujours une pesée, une opération délimitant des frontières, une pensée en acte sur le flux sensoriel ininterrompu qui baigne l’homme » (Le Breton, 2006 : 16-17). Et c’est à partir de ce « flux sensoriel ininterrompu », mêlant perceptions immédiates et mémoire somatique, que chacun·e s’inscrit dans le monde, élaborant son identité et « écrivant » son histoire (Le Breton, 2006). Cette histoire corporelle intime, le·la spectateur·trice de théâtre ne l’abandonne pas au vestiaire pour la durée de la représentation. Elle participe de l’expérience de la réception et peut être convoquée, pour chacun·e, de différentes façons. Dans ma propre réception de Résonances, bien que le riche environnement musical et le dispositif visuel percutant[17] aient avivé ma perception et nourri l’élaboration du sens, c’est le traitement du texte – et en particulier les fragments tirés de Quartett – qui a été le plus agissant. En effet, habité par un imaginaire du corps déliquescent où la chair porte en elle, à tout instant, « la présence du mourant potentiel » (Siaud, 2013 : 28), chaque extrait textuel entendu dans le spectacle s’est, pour moi, révélé ressortant. Il s’est lié aux données perceptuelles pour les accentuer, voire, parfois, les occulter. À travers les fragments entendus, la mémoire ancienne du corps – celle de l’incarnation du texte, celle des difficultés aiguës mais aussi des plaisirs du jeu – a surgi inopinément, amalgamant la mémoire kinesthésique au présent perceptuel. Au gré des extraits entendus, des passages tout entiers de la pièce ont refait surface dans mon esprit, charriant leurs images intérieures, lesquelles ont recouvert, du moins pour un instant, les images de la représentation en cours. Ainsi, d’extrait en extrait – « Une image féconde : le musée de nos amours. Nous ferions salle comble, n’est-ce pas Valmont, avec les statues de nos désirs en décomposition », « Notre mémoire a besoin de béquilles : on ne se souvient même plus des diverses courbes des queues, sans parler des visages : une brume » (Müller, 2006 : 128) – s’est dessinée une trajectoire intime permettant l’apparition toute singulière, et entrelaçant les perceptions sensorielles passées et présentes, d’un processus de sémantisation.
L’esthésie de la réception de Résonances s’est donc trouvée amplifiée par un rapport particulier au texte. Bien que celui-ci ait parfois échappé à l’intelligibilité, recouvert provisoirement par d’autres couches sonores, sa présence a fait saillie dans la représentation. Émergeant du paysage sonore qui les contient, les mots corrosifs de Müller m’ont semblé tisser avec les corps – le mien, ceux des acteur·trices, présent·es et virtuel·les, mais aussi ceux des autres spectateur·trices – de multiples et foisonnants rhizomes de sens. Ainsi, « bien qu’il ne se présente pas comme le véhicule du drame, puisque de “drame” il n’y a ici nulle trace, le texte agit ici comme un puissant vecteur de signification. Désobéissant au code implicite de la parataxe, il se pose comme le fil rouge unissant toutes les composantes du spectacle » (Cyr, 2015 : 88-89). Sans faire de Résonances une production textocentriste, il m’a semblé, pour reprendre l’expression de Marie-Madeleine Mervant-Roux, que son « armature [était] demeur[ée] en quelque sorte textuée » (Mervant-Roux, 2004 : 16), et c’est cette textualité qui, révélatrice et « éveilleuse » du corps, s’est montrée, pour moi, porteuse de significations.
Dans le théâtre postdramatique, « le spectateur est coresponsable de l’énonciation : la qualité de la relation théâtrale dépend de son attention. De plus, il crée son propre texte spectaculaire, réalise son propre montage » (Bouko, 2010 : 240; souligné dans le texte), rappelle Bouko dans un essai récent. L’autrice insiste sur la singularité de toute expérience de réception même si une forme d’« énonciation collective » peut émerger chez un groupe de spectateur·trices parmi lequel circulent des émotions partagées. En effet, si les stimuli sensoriels et les affects peuvent être semblables pour tout le monde, chaque personne s’engage dans un travail de sémantisation unique, « la fragmentation du dispositif scénique laiss[ant] une totale liberté au spectateur pour créer son propre système signifiant » (ibid. : 115). Pour chacun·e, ce système est habité de « signes-sphinx[18] », lesquels, avec leur part d’opacité, font de la sémantisation une activité toujours en partie suspensive, marquée par le flottement du sens. Ainsi, il ne saurait y avoir une seule interprétation valable d’une représentation postdramatique, et des lectures voisines, complémentaires, voire antagonistes, peuvent coexister et se révéler diversement significatives pour ceux et celles qui en font l’expérience. Elles participent, pour chacun·e, de « l’élaboration d’une vision du monde » (ibid. : 246). Teintée par mes perceptions sensorielles et par ma mémoire somatique, ma saisie de Résonances a fait du texte – et plus particulièrement du rapport entre corps et textualité – son principe structurant. Mouvantes, plurielles, les significations de l’oeuvre ont, pour moi, gravité autour de ce noyau. Je ne doute pas cependant que, pour une autre personne, fine connaisseuse du travail pictural de Bacon, par exemple, ce soient plutôt les éléments visuels qui aient mobilisé son attention et charpenté son travail d’élaboration du sens. Pour d’autres encore, peut-être est-ce l’immersion dans un espace atopique et l’expérience du libre déplacement physique qui aura marqué la réception de l’oeuvre et orienté le processus de sémantisation. Je ne souhaite donc pas imposer ici une seule interprétation de la pièce, mais plutôt, à travers cette lecture – et dans la reconnaissance des autres lectures possibles –, questionner le rôle effectif, du côté de la réception postdramatique, de la parataxe, un principe rarement mis en doute. Si la juxtaposition et la déhiérarchisation des systèmes de la représentation peuvent assurément se montrer opérantes dans le processus de création théâtrale, il me semble que ce principe n’est pas nécessairement agissant pour le·la spectateur·trice au moment de la réception et dans le travail (immédiat et ultérieur) d’élaboration du sens. Qu’il s’agisse du texte, de l’image ou encore du paysage sonore, des systèmes scéniques – ou des fragments de ces systèmes – se démarqueront et deviendront l’épicentre de l’expérience spectatorielle. Aussi, à l’instar de la signification postdramatique, flottante, et parfois vacillante, le principe parataxique, trop consensuellement érigé en vérité, me paraît des plus chancelant lorsqu’il s’agit de rendre compte de la réception. Plurielle, inassignable, nouée au corps, à ses perceptions, à ses imaginaires et à ce qu’ils comportent d’insondable, celle-ci balaie toute fixation et, comme j’ai cherché à le montrer ici, s’écrit dans ses dimensions tout à la fois singulières et partageables, et dans la plurivocité des possibles interprétatifs.
Appendices
Note biographique
Catherine Cyr est professeure au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches actuelles portent sur les imaginaires du corps, sur les pratiques immersives et sur les approches écopoétiques dans les champs de la littérature et des arts vivants. En plus de collaborer à diverses revues savantes, elle a été membre de la rédaction de la revue Jeu dont elle a dirigé plusieurs dossiers thématiques, parmi lesquels Paysages du corps (2006), Subversion (2009), Théâtres de la folie (2010) et Corps atypiques (2014). Elle a aussi dirigé le dossier Brigitte Haentjens : mouvances du texte et imaginaires du féminin (2017) de L’Annuaire théâtral et publié des textes dans divers ouvrages collectifs. Elle codirige maintenant, avec Jean-Paul Quéinnec, la revue Percées – Explorations en arts vivants.
Notes
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[1]
Franck Maubert, L’odeur du sang humain ne me quitte pas des yeux : conversations avec Francis Bacon, Paris, Mille et une nuits, 2009, p. 89.
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[2]
Laure Couillaud, « Quartett de Heiner Müller : le désir et le vide », Variations, nos 9-10, 2007, p. 116.
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[3]
Résonances a été présentée à l’église Sainte-Brigide de Kildare, à Montréal, du 19 au 22 novembre 2014.
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[4]
Chez Hans-Thies Lehmann, la parataxe désigne la construction par juxtaposition et la non-hiérarchisation des systèmes de la représentation (Lehmann, 2002 : 135).
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[5]
À ce sujet, voir, entre autres, Sklar, 2000 et Frosch, 1999. De façons différentes, chacun de ces textes prône la prise en compte des impressions et des réactions corporelles du ou de la chercheur·euse comme un type de données ethnographiques. Sa corporéité, ses sensations kinesthésiques et ses affects sont entendus comme des sources d’information partielles qui, combinées à d’autres types de données, participent de la construction de sa réflexion.
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[6]
Il existe un riche éventail de présentations des résultats, reconnu par plusieurs chercheur·euses (Eisner, 1998; Ellis et Bochner, 2000; Richardson, 2000) qui ont encouragé le développement et la reconnaissance des pratiques analytiques créatives. Cet éventail comprend « le récit autoethnographique, la fiction ethnographique, le poème, le texte dramatique, les fragments mixtes, le récit encadré ou “pris en sandwich” par un argumentaire de forme traditionnelle, le récit stratifié alternant le fictionnel et le théorique, le texte polyvocal, le collage de courriels, le montage de conversations, l’échange épistolaire, la partition scénique, le scénario, la satire, le calligramme, et même les multiples narrations d’une expérience partagée » (Fortin et al., 2008 : 227). Sans être exhaustive, cette liste atteste de la pluralité des formes que peuvent prendre les pratiques analytiques créatives, lesquelles varient selon la sensibilité scripturaire du ou de la chercheur·euse et selon l’objet et les visées de sa recherche.
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[7]
D’emblée intersubjective, l’expérience de la lecture est d’abord, rappelle George Steiner, une rencontre. Rencontre avec une parole qui se déploie sur la page, se déverse ou se cristallise, se laisse animer, souple ou rétive, par les réseaux de sens forgés par celui ou celle qui la recueille. Pour lui, « le vrai lecteur entretient avec le texte une relation créatrice » (Steiner, 1997 : 33). Faisant écho à Roland Barthes pour qui « le texte est un objet fétiche » (Barthes, 2000 : 390), voire un fétiche « désirant » qui appelle le·la lecteur·trice en son centre, là où, de façon plus ou moins voilée, niche l’auteur·trice, Steiner pose l’expérience de la lecture comme un trajet vers la parole de l’autre en même temps qu’un travail de co-construction du sens. Il va sans dire que, dans les productions théoriques reposant sur les pratiques analytiques créatives, cette dimension créatrice propre à toute lecture se trouve exacerbée (Richardson, 2000).
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[8]
Dans cette section, je reprends et développe certaines idées avancées dans mon article « L’expérience immersive et les intermittences de l’attention » (2015).
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[9]
« J’étais la plaie, la chair, qui criait » (Müller, 2009 : 60), écrit Müller dans Philoctète. En écho à cet énoncé lancinant, un imaginaire du corps souffrant, suppurant et hurlant traverse en filigrane plusieurs des pièces de l’auteur.
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[10]
La critique et l’artiste lui-même font souvent du corps baconien une « viande », une intériorité organique rendue visible et dégoulinant hors de ses frontières. Dans un entretien accordé à Franck Maubert, le peintre affirme : « J’aime cette confrontation avec la viande, cette véritable écorchure de la vie à l’état brut » (Maubert, 2009 : 40). Plus loin, il ajoute : « J’ai lu quelqu’un qui a écrit à propos de ma peinture : “la viande de l’envers du visage, qui regarde”. Je trouve ça assez juste, non? » (ibid. : 62.)
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[11]
Proche formellement du stationendrama du théâtre expressionniste allemand, le théâtre ambulatoire structuré, où les spectateur·trices évoluent dans l’espace selon une trajectoire préétablie, connaît ici un essor certain depuis quelques années. Parmi les exemples récents, pensons à Bricolages pour femme et ours polaire, mis en scène par Anne-Marie Guilmaine (Système Kangourou, 2008) et Himmelweg(cheminduciel), mis en scène par Geneviève L. Blais (Théâtre à corps perdus, 2014).
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[12]
Il est intéressant de remarquer qu’un « déjà-là » de l’atopie se lit dans l’espace textuel de Quartett dès l’indication scénique liminale : « Un salon d’avant la Révolution française. Un bunker d’après la troisième guerre mondiale » (Müller, 2006 : 123). Dans sa forme, Résonances matérialise l’inassignable du lieu que prescrit la didascalie.
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[13]
La représentation est découpée en onze segments et en autant de spatialisations sonores comprenant chacune leurs textures musicales, partitions gestuelles et fragments de texte.
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[14]
Quartett, faut-il le rappeler, est une « condensation sauvage » (Siaud, 2013 : 42) des Liaisonsdangereuses de Pierre Choderlos de Laclos, un roman épistolaire écrit au seuil de la Révolution française. À travers cette « variation-réécriture », Müller concentre la fable et la « réduit […] à son noyau de cruauté » (Baillet, 2003 : 82).
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[15]
Carole Nadeau m’a aimablement transmis la liste des extraits composant la « partition textuelle » du spectacle. Je la remercie.
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[16]
L’expression, forgée par Antonin Artaud, a été conceptualisée par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Elle désigne pour ceux-ci un espace atopique traversé de connectivités rhizomatiques qui mettent en jeu des systèmes de signes hétérogènes. Ils expliquent : « Le rhizome procède par variation, expansion, conquête, capture, piqûre [...][,] système acentré, non hiérarchique et non signifiant, sans Général, sans mémoire organisatrice ou automate central, uniquement défini par une circulation d’états. Principes de connexion et d’hétérogénéité, principe de multiplicité, principe de rupture asignifiante, principe de cartographie et de décalcomanie » (Deleuze et Guattari, 1980 : 32). Ces principes ont été déterminants pour la création de Résonances, laquelle se nourrit aussi des travaux de Michel Bernard sur la question. À ce sujet, lire l’article que signe Carole Nadeau dans le présent dossier : percees.uqam.ca/fr/article/le-dispositif-scenique-contexte-et-corps-texte
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[17]
À plusieurs égards, la metteure en scène matérialise l’imaginaire frappant de Bacon, faisant sienne, à travers l’image et le geste, cette « intuition qui [l]e pousse à peindre la chair de l’homme comme si elle se répandait hors du corps, comme si elle était sa propre ombre » (Maubert, 2009 : 40). Une figure papale, qui semble tout droit tirée de la troublante série d’études réalisées par le peintre d’après le Portrait du pape Innocent X de Vélasquez, hante aussi l’espace de la pièce.
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[18]
Catherine Bouko élargit ici la notion de « mots-sphinx » développée par Michel Thévoz et désignant, chez lui, la part d’insondable rattachée à l’énonciation chez Valère Novarina (Thévoz, dans Weiss, 1993 : 87).
Bibliographie
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