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Comme l’indique son éditeur, Daniel-Louis Seiler a poursuivi une carrière atypique. Grand voyageur, il a été professeur en Irlande (National University et University College de Dublin), au Québec (Université du Québec à Montréal), en Suisse (Université de Genève et Université de Lausanne), en Pologne (École internationale de science politique de Katowice) et en France (Institut d’études politiques de Bordeaux). Il est maintenant professeur des universités à l’IEP d’Aix-en-Provence. Il a également été professeur invité dans de nombreuses universités (Laval, Montréal, Complutense à Madrid, Barcelone, University of California at Los Angeles (UCLA) en Californie, Boulder au Colorado, Université Libre de Bruxelles, Louvain et Neuchâtel). Il est l’un des membres fondateurs de la Revue internationale de politique comparée, seule revue comparative dans le monde francophone.

Son livre, La politique comparée, paru en 1982, est rapidement devenu une référence incontournable pour qui voulait faire de la comparaison en science sociale. Sa nouvelle mouture risque de ne pas recevoir le même écho. L’ouvrage ressemble plus à un manuel scolaire (il est d’ailleurs publié dans la collection U) qu’à un ouvrage de réflexion épistémologique sur la méthode comparative. Le livre est dense, peut-être trop. Tout au long de l’ouvrage, l’auteur cite de très nombreux auteurs sans présenter leur approche ni leur thèse. La démarche ressemble plus à un exercice de culture générale qu’à un approfondissement de la pensée de spécialistes sur la question. L’ouvrage est divisé en deux parties : l’une traite de la théorie, l’autre de la méthode.

Dans la première partie, la plus intéressante, D.-L. Seiler présente l’histoire de la tradition comparative. Il rappelle les classifications des régimes politiques effectuées tour à tour par Platon, Hérodote et Aristote. Il poursuit son portrait historique avec la classification des formes de gouvernement chez Montesquieu, pour en arriver au comparatisme constitutionnel qui fut pendant longtemps le seul domaine véritablement axé sur la comparaison dans les sciences sociales. C’est seulement dans la deuxième partie du xxe siècle que la méthode comparative déborda du domaine du droit constitutionnel et commença à se répandre en sociologie, en science politique, en histoire et en anthropologie.

Un peu trop optimiste dans la défense de son domaine de spécialisation, l’auteur annonce qu’« il n’y a pas de science sociale convenable si le chercheur n’adopte pas a priori une attitude comparatiste » (p. 30). Cette conception marque l’ensemble de l’ouvrage, ce qui est dommage et rend toute discussion épistémologique avec les autres méthodes impossible. À l’image des marxistes qui refusaient toute analyse en dehors du cadre du matérialisme historique, la conception défendue par l’auteur est assez hermétique. Il aurait été intéressant qu’il inclue un chapitre sur le rapport qu’entretient ou que pourrait entretenir la méthode comparative avec, par exemple, le constructivisme ou l’analyse du discours. Il y a toute une réflexion encore à faire sur la complémentarité des méthodes.

Soulignons l’un des aspects intéressants du livre de D.-L. Seiler : il a eu la très bonne idée de comparer la signification que revêtent certains mots politiques essentiels (république, nation, laïcité et distinction gauche/droite) d’une société à une autre. Ces exemples ont pour avantage d’illustrer la difficile tâche qui attend le comparatiste. Malgré cet élément intéressant, sa conception de la méthode comparative demeure assez classique. Il a raison de souligner qu’aux États-Unis la conception dominante du comparatisme est surprenante. Un universitaire qui étudie son pays sera considéré comme un américaniste relevant des American Studies, tandis qu’un collègue qui étudie la Belgique ou le Canada sera considéré comme un comparatiste relevant du domaine des Comparative Politics. En effet, le simple fait de se spécialiser sur un pays étranger, sans nécessairement connaître de manière spécialisée le sien ou un autre pays, fait d’un universitaire un comparatiste aux États-Unis. Cette conception se justifie possiblement par la longue tradition isolationniste étasunienne, ce qui expliquerait que le seul fait de se spécialiser sur un pays étranger confère le titre de « comparatiste ». Malgré cette conception dominante, D.-L. Seiler passe complètement sous silence tout le courant théorique des World-Systems Analysis. Or, ce courant, développé au départ par Immanuel Wallerstein dans les années 1970, a connu un développement significatif dans ce pays. Si les analyses « systèmes-monde » sont peu développées au Canada, en Europe ou au Japon, cette méthode connaît un succès relatif aux États-Unis ; elle émerge aussi en Amérique latine comme outil de compréhension des transformations globales. Les analyses « systèmes-monde » ont comme postulat de départ les similitudes de nombreuses sociétés nationales. Similitude ne signifie pas amalgame. La recherche d’une compréhension à l’intérieur d’un cadre qui s’élève au-dessus des sociétés nationales permet des comparaisons avec d’autres systèmes-monde ; elle permet aussi des comparaisons dans le temps. Depuis de nombreuses années, les études qui utilisent cette méthode sont venues enrichir les études comparatives de type classique. Les analyses « systèmes-monde » ne relèvent plus uniquement de la discipline économique, elles se sont propagées dans l’ensemble des sciences sociales. Il est dommage que l’ouvrage ne tienne aucunement compte de cet apport important et grandissant.

Si, sur le fond, la plus grande critique qui pourrait être adressée à D.-L. Seiler est son classicisme, sur la forme, la lecture du livre surprend à plus d’une occasion par le ton à la fois personnel et anecdotique. L’auteur explique dans la partie méthodologique les éléments essentiels pour devenir un bon comparatiste. L’étude en bibliothèque n’est pas suffisante, explique-t-il ; il faut voyager et vivre sur place. On comprend rapidement que le parcours idéal ressemble étrangement au sien. Sa conception, assez limitée, ne prend pas en compte, par exemple, la comparaison historique. Comment se déplacer dans le temps, si ce n’est à travers les documents écrits ? Son livre n’offre pas un panorama d’ensemble des différentes méthodes comparatives, mais bien un témoignage de ce qu’il a fait au cours des dernières décennies. On y apprend que « [son] expérience de trois années d’immersion dans le monde linguistique anglo-saxon, [le] pousse à suggérer que le meilleur test d’acquisition d’une langue étrangère reste la faculté de rêver dans cette langue… » (p. 194).

Sinon, le livre se termine sur de nombreuses remarques anecdotiques qui apparaissent inutiles et lui enlèvent de la crédibilité. L’auteur se laisse aller à quelques commentaires qui sont clairement hors sujet. On y apprend entre autres que « Jean-Pierre Raffarin […] ressemble à une espèce de Juppé à visage humain » (p. 211) ; ailleurs, il élabore sur les « gaffes » de Silvio Berlusconi. Bref, le style est plus celui du commentaire journalistique que de la réflexion approfondie. Ce nouveau livre de D.-L. Seiler risque fort de tomber rapidement dans l’oubli. Souhaitons qu’il nous revienne avec de nouveaux ouvrages de qualité comme ceux auxquels il a habitué les comparatistes depuis de nombreuses années.