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Cet ouvrage collectif se présente comme une tentative d’offrir de nouvelles réflexions critiques sur les différents aspects de l’objet de recherche qu’est l’islam contemporain. Les auteurs gravitent pour la plupart autour de la Chaire de recherche du Canada Islam pluralisme et globalisation de l’Université de Montréal.

La première partie du livre, « Islam et politique », aborde la complexité des relations entre ces deux thèmes. Dans le premier chapitre, Brahim Kerroumi étudie le salafisme sous un angle inhabituel ; celui de la construction de la mémoire collective des musulmans. L’auteur soutient que le discours salafiste financé par l’Arabie saoudite réussit, dans une certaine mesure, à modifier celle-ci. Les méthodes traditionnelles de transmission du souvenir seraient actuellement menacées d’être écrasées sous le message rigoriste de l’islam salafiste qui s’imposerait par le biais de la mondialisation des transports et des communications. Au chapitre 2, Mohammed Fadil se penche sur les différentes constructions et perceptions conceptuelles qui tentent de saisir la réalité sociale des mouvements dits « islamistes ». Il dresse ensuite une généalogie comparée de l’utilisation de la notion d’islamisme chez les auteurs francophones et arabophones. Quant aux origines de l’islam politique, Fadil relève une pluralité d’approches : les approches totalisantes, les approches historiques et sociopolitiques et celles qui tentent de dépasser la binarité conceptuelle dominante. Il discute pour terminer de la fameuse thèse d’Olivier Roy sur l’échec de l’islam politique et l’émergence d’un post-islamisme qui serait plus social et culturel que politique. Wael Saleh étudie, pour sa part, l’influence de la théologie adoptée par les Frères musulmans sur leurs conceptions politiques. Une revue de littérature établit tout d’abord les principales approches existantes. L’auteur oscille lui-même en faveur d’une analyse déterministe et reproche explicitement aux méthodes inspirées par les sciences humaines d’effectuer une rupture trop nette entre les textes fondamentaux auxquels se réfère un mouvement et l’action de celui-ci dans la sphère publique.

La deuxième partie, « Islam et femmes », débute par la contribution de Carmen Chouinard sur les différentes lectures féminines et féministes du Coran. Elle propose une typologie en trois volets des mouvements féministes en Islam : le féminisme islamique, le féminisme islamiste et le féminisme musulman. Elle concentre ensuite son attention sur les féministes islamiques en lutte contre le poids des traditions patriarcales dans la théologie et le droit musulmans. Ces militantes doivent répondre à trois défis principaux : la mauvaise réputation de la laïcité dans le monde musulman, la reconnaissance de leur mouvement au sein même du féminisme et la méfiance des femmes musulmanes. Le second texte de cette partie, composé par Mounia Ait Kabboura, met en évidence les liens qui existent entre le blocage herméneutique en islam et la persistance de la polygamie. Le problème idéologique se mêlerait ici au problème théologique : s’il est vrai que les interprétations traditionnelles du corpus sacré ont souvent un caractère tribal et patriarcal, la polygamie est également brandie comme un « outil d’affirmation identitaire et de résistance devant l’hégémonie culturelle occidentale » (p. 91).

La troisième partie, « Islam au Québec », commence avec le texte de Daniel Proulx qui défend l’existence d’une véritable « philosophie islamique ». En se basant sur l’oeuvre d’Henry Corbin, l’auteur dénonce la conception trop étroite que les Modernes ont imposée à la philosophie. Accorder une plus grande place à la philosophie islamique – qui vise une double réalisation spirituelle et rationnelle de l’individu en unissant métaphysique et ontologie au sein d’une même pensée – pourrait à la fois enrichir le patrimoine philosophique universel et constituer un moyen de lutte intellectuel et spirituel contre les dérives jihadistes. Dans le chapitre suivant, Samia Amor présente les résultats d’entrevues effectuées au Québec auprès de femmes musulmanes et d’imams sur le rôle que ces derniers jouent dans la communauté en ce qui a trait aux matières matrimoniales. En contexte québécois, les imams, forts de leur statut au sein de la communauté, peuvent faire fonction à la fois de confident, de pédagogue, de conciliateur et de conseiller. Par ailleurs, les imams tendent à ne pas être intrusifs sur le plan des problèmes matrimoniaux : s’ils suggèrent parfois le recours à la police, il est difficile pour eux de dénoncer des cas d’abus sans briser la relation de confiance qui fonde largement leur légitimité. Dans le dernier texte de l’ouvrage, Rachid Mrani offre un portrait des immigrants musulmans au Québec. Il fait tout d’abord un survol des enjeux d’intégration les plus importants, comme la relation entre islam et laïcité ainsi que la participation politique et économique des nouveaux arrivants. L’auteur souligne également la très grande segmentation des musulmans au Québec. Il ne faudrait donc pas parler d’une communauté musulmane unie, mais bien d’identités musulmanes multiples. Enfin, selon lui, une lecture finaliste des textes sacrés (Maqâsid al-Sharî’a) pourrait aider les musulmans à s’adapter au vivre-ensemble québécois.

Si les contributions proposées par les auteurs sont toutes fort pertinentes, il est cependant difficile de trouver une ligne directrice claire au livre. Le thème central – l’islam contemporain – est peut-être trop vaste pour permettre de dépasser le caractère un peu hétéroclite qui est propre aux ouvrages collectifs. Aussi, chose étonnante, il est annoncé dans l’introduction qu’une étude empirique sur les femmes en Iran se trouve dans le recueil, mais ce dernier ne présente rien sur ce sujet. De plus, il est difficile de comprendre comment le texte de Daniel Proulx peut s’inscrire au coeur de la troisième partie, sa contribution n’ayant qu’un lien extrêmement ténu avec le Québec. Au niveau de la forme, les fautes de grammaire, de syntaxe et de ponctuation sont assez fréquentes pour décevoir le lecteur attentif. À celles-ci s’ajoutent des erreurs de mise en page qui font passer pour des citations longues des parties du texte, et inversement. Le lecteur arabisant est également frappé par la mauvaise transcription des extraits en langue arabe : les lettres, étant rédigées séparément, ne forment pas de mots. Par ailleurs, la bibliographie du dernier texte est absente et il est donc difficile de retrouver les ouvrages auxquels l’auteur se réfère dans le texte.

Cela dit, certaines contributions sont très instructives. Par exemple, l’étude de la transformation qu’opère le salafisme dans la mémoire collective musulmane par Brahim Kerroumi est très intéressante. Cet angle d’approche est fécond et mériterait d’être exploré dans toutes ses nuances. Il serait passionnant d’étendre la réflexion à l’impact du salafisme sur l’historiographie arabo-musulmane ou encore à l’influence de la conception anhistorique du salafisme sur les consciences musulmanes. La critique de Wael Saleh sur les approches sociologiques de l’islam politique est également essentielle : tenter d’expliquer les actions des acteurs islamistes sans prendre en compte leurs textes fondateurs limite beaucoup la portée des analyses inspirées par les sciences sociales. À cet égard, la démarche interdisciplinaire qu’il propose paraît très prometteuse. Le texte de Mounia Ait Kabboura semble également pointer dans cette direction en soulignant la frappante hybridité des sociétés arabo-musulmanes contemporaines, lieu privilégié où plusieurs cadres d’analyse modernes et traditionnels se croisent et se superposent. L’étude empirique de Samia Amor est aussi très stimulante, car celle-ci démontre avec éloquence le décloisonnement de la fonction d’imam de son simple rôle de fonctionnaire religieux et laisse entrevoir la possible apparition d’un nouveau type d’imam « occidental ». Dans l’ensemble, les textes sont très différents et, sans être toujours particulièrement novateurs ou originaux, ils apportent tous une réflexion véritablement critique sur leur objet de recherche.

Dans l’ensemble, L’islam. Regards en coin, en raison de son caractère fortement éclaté, peut plaire à un auditoire assez large. Les textes plus descriptifs, ou ceux qui forment en fait des revues de littérature, constituent certainement une bonne introduction pour les étudiants universitaires et les jeunes chercheurs. Les bibliographies des différentes contributions peuvent être à cet égard très précieuses pour fournir de solides connaissances de base sur un aspect particulier de l’islam contemporain. Il est très probable que le connaisseur trouve également dans le recueil quelques éléments qui viendront enrichir sa réflexion.