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Mathieu Bock-Côté (MBC) mène un combat contre le pluralisme sous toutes ses formes depuis vingt-cinq ans. Dans son étude, le politologue canadianiste Frédéric Boily s’intéresse au MBC parvenu, adoubé par les éditions du Boréal à partir de 2007. Il délaisse toutefois ses textes antérieurs même si ceux-ci restent en phase avec les manies actuelles de la star de Québecor et de CNews qui mettent « au banc des accusés essentiellement le multiculturalisme et la rectitude politique, lesquels découleraient d’une gauche pluraliste et multiculturelle occidentale » (p. 41-42).
Loin d’être nouvelle, cette rhétorique des « nouveaux intellectuels conservateurs » dont MBC est la « figure de proue » (p. 2) a certainement remporté quelques manches. Elle est reprise au sein du gouvernement de la Coalition avenir Québec qui va même jusqu’à intégrer la marque MBC à ses stratégies de communication. En effet, remarque Boily, « le seul fait que l’actuel premier ministre puisse se réclamer aussi ouvertement de Bock-Côté témoigne à sa face même des changements qui sont survenus au cours de la décennie 2010, alors qu’aucun chef de parti n’aurait ouvertement osé, comme l’a fait [François] Legault, recommander de tels livres » (p. 16).
De tels livres sont tout aussi appréciés par Boily qui considère que l’ascension de MBC s’explique avant tout par la force de ses idées. Leur auteur ne vivrait pas seulement du commentariat médiatique, mais il se serait « aussi imposé dans le champ intellectuel avec des ouvrages de calibre » (p. 3). Cette lecture généreuse des opus inclus au corpus primaire (dont on ne connaît pas la méthode de composition) contraste cependant avec les nombreuses réserves émises envers la littérature secondaire dont Boily n’apprécie pas les travaux.
Cette méthode d’analyse textuelle, moins explicative que compréhensive, n’est heureusement ni béate ni hagiographique. Elle formule même plusieurs critiques qui forgent l’intérêt d’un tel ouvrage. Spécialiste de l’histoire de la pensée conservatrice au Canada, Boily fait valoir son érudition et sa largeur de vue historique pour mettre en question deux motifs d’autopositionnement chez MBC : la défense de la « démocratie libérale » et de la « tradition conservatrice ». La première se greffe à la revendication de l’héritage de Raymond Aron ; la seconde, à une sorte de posture sceptique envers les excès de la modernité. Prenant note de ces étiquettes revendiquées, Boily les passe au test de validité et au détecteur de non-contradiction.
À propos du libéralisme aronien, Boily compile au chapitre deux la série d’entorses qui doivent lui être appliquées pour tenter de le tirer du côté du nationalisme conservateur. D’abord, son pragmatisme politique comme son pluralisme, y compris en matière religieuse, sont tout simplement ignorés. Il en est de même, ensuite, à propos de sa position intrinsèquement libérale, en dernière instance, « voulant que chaque individu choisisse la voie qu’il croit la meilleure » (p. 65). L’écart se creuse enfin quant au culte que réserve MBC à Charles de Gaulle. À la fin des années 1960, Aron a vertement critiqué l’autoritarisme du président français qui se comportait « de manière bien peu libérale » (p. 149). Nous ajouterions que, en sus de ces faits rapportés par Boily, Aron était fort inquiet de la position plutôt antisioniste de l’homme d’État qui, dans le sillage de la guerre des Six Jours, risquait d’exposer la minorité juive de France à la recrudescence de l’antisémitisme.
Évidemment, la furie antimarxiste d’Aron qui cracha des mots bien plus durs encore à l’endroit de la révolte étudiante de mai 1968 a tout pour plaire à MBC. Or, si Aron « sert de caution idéologique » (p. 70), il demeure, comme le dit bien Boily, que l’intérêt pour « la critique libérale s’arrête toujours aux portes de la Cité nationale » (p. 85).
En soumettant plus avant les étiquettes brandies par MBC à l’épreuve de la cohérence, le chapitre cinq conclut qu’il n’y a pas que le libéralisme qui soit à géométrie variable chez lui. Sa défense de la tradition conservatrice apparaît tout aussi fragile ou douteuse à qui connaît les fondamentaux de ce courant. En renvoyant à l’histoire longue du conservatisme, par l’entremise de grandes figures telles que Michael Oakeshott ou Eric Voegelin, l’analyse de Boily questionne à sa façon le remède qui consiste à combattre l’excès par l’excès ou le feu par le feu. En effet, la critique conservatrice de la modernité a toujours cherché à compenser l’hubris des Modernes par la mesure et la prudence chères aux Anciens. Dans un passage clé, Boily assène que les outrances qui caractérisent les idées de MBC « se trouvent ainsi à briser la tradition de modération qui devrait […] loger au coeur même du conservatisme » (p. 153).
Cette perte des bonnes manières conservatrices, dégradées par la raison médiatique et la tentation populiste, implique une mise à jour conceptuelle. Aux États-Unis, cette mutation porte le nom de néoconservatisme. Or les passerelles entre le courant américain et ses manifestations québécoises, dussent-elles passer par Paris, sont plutôt absentes de l’analyse de Boily. Celui-ci préfère parler de « la génération des conservateurs contestataires » (p. 34). Cette tentative de définition pose cependant plusieurs problèmes.
Examinons d’abord l’idée de contestation. S’il est exact de dire que les nationalistes conservateurs s’en sont pris à l’orientation civique ou interculturaliste du mouvement souverainiste québécois, leur écrasante victoire ne les qualifie plus au titre de « contestataires », mais de rois de la montagne identitaire. De plus, la position de surplomb de MBC, que Boily concourt à documenter, rétrécit d’autant l’espace de la rébellion ou de la dissidence qu’il pouvait investir il y a vingt-cinq ans. Pour cette raison, l’essai de Philippe Bernier Arcand, Faux rebelles. Les dérives du « politiquement incorrect » (Poètes de brousse, 2022), est davantage perspicace quant à la rhétorique de l’inversion des pôles dominants-dominés prodiguée par la fausse dissidence d’en haut.
S’il y a contestation, elle est beaucoup plus grave qu’il n’y paraît et Boily en dit quelques mots sans réviser pour autant son concept. Ayant révélé le caractère problématique ou contradictoire du libéralisme et du conservatisme de MBC, il explore les voies possibles d’un courant qui soit de droite, mais ni libéral ni conservateur, et qui donne préséance absolue au nationalisme en attisant « “les flammes du désir” national » (p. 135). Sans attribuer ce courant à MBC lui-même, Boily note que ce désir de réactiver un national-conservatisme plus combatif puisse correspondre à un « antilibéralisme révolutionnaire » (idem). Les tonalités weimariennes d’une telle tangente sautent assurément aux yeux, mais le lien avec les révolutionnaires conservateurs n’affleure pas dans l’analyse de Boily. Pour cette raison, les travaux de la politologue autrichienne Natascha Strobl sont plus aiguisés et parlent à juste titre, dans le contexte européen, d’un retour du conservatisme radicalisé (Radikalisierter Konservatismus, Suhrkamp, 2021).
Quant à l’idée de génération, la liste des inconvénients méthodologiques et analytiques est plus longue. Pour se faire une tête sur le corpus rassemblé par Boily afin d’identifier la « Génération MBC », nous avons d’abord dû compiler, en l’absence désolante de bibliographie, la liste des textes retenus à partir des seules notes de bas de page. Sans surprise, Bock-Côté obtient la palme du nombre d’items avec une cinquantaine de sources (très majoritairement issues de ses quelques livres et de ses chroniques au Journal de Montréal). Suivent ensuite les noms de quelques jeunes hommes, pour la plupart inconnus (à l’exception du député bloquiste Simon-Pierre Savard-Tremblay ou de l’historien Frédéric Bastien), mais dont Boily restitue néanmoins le discours à partir d’une poignée de textes, y compris des entrées de blogues. Il n’y a que Jérôme Blanchet-Gravel qui est abondamment commenté en guise de faire-valoir à l’égard du caractère plus « mesuré » de MBC.
Ce corpus mis à plat révèle que la petite dizaine d’auteurs se recensent mutuellement et s’invitent de manière croisée à des « grands entretiens » qui paraissent au Journal de Montréal, à Causeur ou à Sputnik dans une boucle pour le moins autoréférentielle. Boily soutient néanmoins qu’il « s’agit d’un groupe hétéroclite » (p. 40), alors que plusieurs étaient membres de Génération nationale, mouvement fondé en 2013, ou demeurent collaborateurs assidus à L’Action nationale.
Ces données ne sont pas secrètes, mais la socialité ou le caractère collectif du travail intellectuel rend Boily mal à l’aise. Tout au mieux, ces figures seraient pour lui membres d’une « famille », c’est-à-dire qu’ils participeraient d’une médiation un peu lâche qui suppose de « les considérer comme des individualités […] chacun étant souverain de ses écrits » (p. 11). À rebours de cette singularité davantage postulée que démontrée, nous faisons le pari que la lecture à l’aveugle des citations tirées du corpus rendrait très difficile l’identification de leur auteur. Au-delà de la boutade, signalons plus sérieusement qu’il y a aussi des « ouvrages de calibre » du côté de la sociologie des idées. Tant Pierre Bourdieu, Gisèle Sapiro, Randall Collins ou Quentin Skinner tendent à tempérer cette souveraineté auctoriale par la prise en compte des facteurs sociaux et discursifs dans la production de la pensée. Que Boily affiche un intérêt limité pour ces méthodes peu à son goût ou qu’il préfère s’en remettre à une tradition idéaliste ou internaliste dans son analyse des textes, cela reste bien évidemment légitime. Si nous lui offrons même le bénéfice du doute quant à la valeur de ses préférences pour l’étude empathique de la singularité des auteurs et des idées complexes, nous pensons néanmoins que la minceur et la redondance du corpus de MBC et de ses satellites se qualifient bien mal au titre.