Article body

Henri Desroche considérait que ses recherches s’étaient orientées dans trois directions : les recherches « culturelles, sur l’imagination constituante » ; les recherches « socioéconomiques, sur les pratiques instituées par les associations, les coopératives, les mutuelles » ; et « l’anthropologie de l’éducation ou “éducative” ». Cette dernière direction est, dit-il en 1978, le « fleuve dont mes recherches antérieures ne m’apparaissent plus désormais que comme deux affluents » (H. Desroche, 1978, p. 7). Quitte à changer sensiblement la signification de ces trois directions, nous proposons de les désigner de façon plus accessible : les recherches sur le fait religieux, les pratiques coopératives et l’éducation des adultes [1]. Henri Desroche a écrit de nombreux livres, mais son oeuvre n’est pas que livresque : il fut aussi le fondateur de revues, de titres de diplômes et d’entreprises associatives dont les principales sont les Archives des sciences sociales, de la coopération et du développement (Asscod ; fondées en 1957), le Collège coopératif (Paris, fondé en 1958), le diplôme des hautes études des pratiques sociales (1961) et l’Université coopérative internationale (UCI ; fondée en 1978).

Un parcours et un discours

L’oeuvre d’Henri Desroche ne peut pas être comprise sans saisir la dialectique entre son parcours et son discours : Desroche est d’abord de formation théologienne dans la communauté des dominicains. Il croise la communauté Boimondau en 1943, alors qu’il est à Economie et Humanisme avec le père Lebret. Cette rencontre l’ouvre sur le monde ouvrier et la pensée marxiste. Il se lance dans l’étude sur les fondements de la pensée de Marx et Engels et ses liens avec la pensée chrétienne et publie Signification du marxisme en 1950. Il s’intéresse dès lors à la fois aux mouvements religieux contestataires et aux différentes formes du mouvement socialiste, dont les solidarités ouvrières et le mouvement coopératif.

Il intègre le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), puis est nommé professeur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS ; ex-Ecole pratique des hautes études, Ephe). Il crée le Collège coopératif en 1958 et conçoit son développement à l’extérieur de l’Ecole, en suscitant la création d’autres collèges (à Lyon, à Marseille, puis à Rennes) et en s’appuyant sur les services de formation continue de nombreuses universités. Formant essentiellement des cadres de pays de l’hémisphère Sud qui accédent à l’indépendance durant les années 60, il est invité par des anciens élèves du Collège à venir les soutenir dans le développement de leur pays. Ce développement est conçu non sur la base de la société privée ni sur celle de l’Etat, mais sur celle des associations villageoises et des coopératives. Desroche se déplace essentiellement en Afrique, en Amérique latine et au Québec, ainsi qu’en Israël et en Europe. Il soutient des projets dans environ quarante pays, en accompagnant des groupes d’acteurs du développement en formation par la recherche-action. Il réunit ces derniers en créant l’Université coopérative internationale (UCI). L’UCI, « hors les murs, saisonnière et itinérante », est la grande innovation éducative d’Henri  Desroche, dans la mesure où sa conception va jusqu’à bouleverser non seulement les bases de la formation des adultes, mais aussi la recherche en sciences sociales, tant dans sa conception que dans ses rapports avec la société. Elle va occuper une partie importante de ses activités entre 1976 et 1987, période au cours de laquelle il passe à peu près la moitié de l’année hors de France, en Europe, en Afrique, en Amérique latine ou au Canada.

Allant à la rencontre d’expériences collectives en cours ou en gestation, il témoigne de la fondation de groupes de changement social associatifs et coopératifs en Amérique du Nord, au Mexique, en Israël, en Yougoslavie, en Pologne, dans de nombreux pays d’Afrique Sub-saharienne, en Algérie, au Maroc.

Il devient ainsi chercheur-acteur de la diffusion mondiale du mouvement coopératif dans la seconde moitié du xxe siècle, qu’il nomme « coopération coopérante », en d’autres termes une coopération Nord-Sud visant le développement coopératif. Cet objet de recherche se construit concomitamment à une mise en question de la procédure de recherche. C’est ainsi qu’il substitue aux travaux menés par un chercheur sur un objet qui lui est extérieur la recherche menée par un acteur sur un objet qui l’inclut.

Ces trois orientations – l’éducation des adultes, les pratiques coopératives et le fait religieux – traversent son oeuvre : offrant à toute personne adulte l’accès à la distanciation critique, la recherche-action permet son émancipation sur le plan de l’éducation alors que, donnant au praticien le pouvoir politique de l’entreprise, la coopérative fait oeuvre d’émancipation économique. La première est individuelle et suppose un accompagnement. La seconde est collective et s’appuie sur l’engagement volontaire. L’une et l’autre se fondent sur l’idée la plus haute de la personne humaine, qui considère chacune comme un être doué d’imagination et porteur d’utopies et d’espérance.

Le sociologue de l’espérance

La sociologie religieuse d’Henri Desroche s’est surtout centrée sur les mouvements millénaristes et messianiques, définis de façon très large et considérés dans tous les pays et toutes les époques. Le messianisme est « essentiellement la croyance religieuse en la venue d’un Rédempteur qui mettra fin à l’ordre actuel des choses, soit de manière universelle, soit pour un groupe isolé, et qui instaurera un ordre nouveau fait de justice et de bonheur […]. Pratiquement, le messianisme revêt souvent une signification voisine du terme “millénarisme”, ce dernier étant le mouvement socio-religieux dont le messie est le personnage. Les deux concepts, en tout cas, impliquent une liaison essentielle des facteurs religieux et sociaux, du spirituel et du temporel, des valeurs célestes et terrestres, aussi bien dans le désordre, dont ils préconisent l’abolition, que dans l’ordre nouveau, dont ils annoncent l’instauration » [2].

La sécularisation des millénarismes

Dans l’immense galaxie des mouvements millénaristes, les Shakers américains tiennent une place à part, qui justifie un travail de plusieurs années de recherches. En travaillant sur Signification du marxisme (1950), Desroche découvre qu’Engels considère que les Shakers, par leur organisation matérielle, prouvent la possibilité du communisme. Engels écrit que les Shakers vivent en « dix grandes communautés, dont chacune est forte de 2 à 800 membres. Chacune de ces communautés est un beau village, régulièrement bâti, avec maisons d’habitation, fabriques, ateliers, maisons de réunion et granges ; ils ont des jardins d’agrément et des jardins potagers, des vergers, des forêts, des vignobles, des prairies et des terres arables en abondance. […] Dans leurs dix villages, il n’y a pas un seul policier, pas de juge, pas d’avocat, pas de soldat, pas de prison ni de pénitencier ; et pourtant tout marche régulièrement […]. Ils sont les gens les plus pacifiques et n’ont jamais livré un délinquant à la prison ; ils vivent comme on l’a dit dans la plus complète communauté de biens, et ni commerce ni argent n’ont cours parmi eux » (Engels, cité par H. Desroche, 1955, p. 288). Desroche va approfondir et étendre ce lien entre religion et contestation sociale en montrant dans son ouvrage Les Shakers américains (1955) l’impact des Shakers sur la religion et la société.

L’étude sur les Shakers américains permet à Desroche de passer du fait religieux au fait social : les utopies sociales, porteuses d’espérance, sont des formes de millénarismes sécularisés. Les Shakers prennent place entre les millénarismes religieux et les communautés jésuites en Amérique du Sud, la communauté de Robert Owen ou le phalanstère de Charles Fourier. L’espérance d’un royaume, sur terre ou non, reste le grand rêve de l’homme. Dans Sociologie de l’espérance (1973), Desroche théorise le phénomène millénariste et fonde l’idée que l’utopie soutenue par les ailes de l’espérance est une force motrice fondamentale du changement social.

Une praxéologie coopérative

L’oeuvre de Desroche sur la coopération et le développement est considérable : elle comprend plusieurs livres et des centaines d’articles. En 1976, il a déjà signé 182 articles sur cet objet.

Desroche a fait ses premières armes sur la coopération par des analyses organisationnelles sur les communautés de travail. Après son premier contact avec la communauté Boimondau en 1943, il travaille sur l’histoire des communautés de travail dans le cadre du CNRS entre 1951 à 1956. Son travail donne lieu à la publication de plusieurs études monographiques. En 1958, Desroche effectue une mission d’étude sur un kibboutz en Israël, qui débouche sur la publication Au pays du kibboutz : essai sur le secteur coopératif israélien (1960). Il retourne en Israël à plusieurs reprises dans les années 60 et publie, avec Zvi Gat, Opération Mochav : d’un développement des villages à une villagisation du développement (1973). Cette exploration a sans doute été pour beaucoup dans le parcours intellectuel de Desroche. Il passe en effet de l’analyse de la communauté (les communautés de travail, le kibboutz) à celle de la coopérative (l’histadrout), puis de la coopérative au développement en étudiant le mochav. Progressivement, il place le groupe dans le champ large du développement.

La théorie coopérative de Desroche inscrit ainsi la coopérative dans une double perspective éducative et macro-socioéconomique, qu’il expose dans Le projet coopératif (1976). On imagine aisément combien il est difficile de résumer brièvement cet ouvrage, mais on peut en présenter les apports essentiels.

Le quadrilatère coopératif…

Le concept le plus connu de cette théorie est le quadrilatère coopératif, qui fut ensuite proposé pour l’analyse de tout groupement de personnes mettant en oeuvre une activité économique. Ce quadrilatère, on le sait, comporte quatre populations : les sociétaires, les administrateurs, les managers et les salariés. Desroche affirme que « le pont aux ânes de la démocratie coopérative est d’obtenir des communications, voire des convergences entre ces quatre pôles » (H.Desroche, 1976, p. 338). Le quadrilatère est en effet « tendu » et ne va pas sans clivages multiples. « L’émasculation de la démocratie » peut avoir de nombreuses causes et se manifester de multiples manières [3].

L’auteur trouve une solution à ces clivages dans l’animation coopérative : l’animation se définit comme un système de communication entre des appareils et des réseaux et comprend un code d’émission et un code de réception.

… et son animation

Desroche distingue trois types d’utilisation de ces codes, qu’il nomme l’animation-intégration, l’animation-contestation, l’animation-médiation. L’animation-intégration se définit à partir d’un appareil émetteur et de réseaux récepteurs ; l’animation-contestation, à partir de réseaux émetteurs vers un appareil récepteur ; et l’animation-médiation, à partir d’un appareil et des réseaux également émetteurs et récepteurs.

La thèse du quadrilatère présente l’intérêt particulier de ne pas spécifier la coopérative à partir de l’intérêt collectif des sociétaires. Elle anticipe ainsi l’approche en termes de parties prenantes encore inconnue au moment où Desroche conçoit le quadrilatère. On peut la lire comme une avancée participationniste dans le modèle coopératif : la distinction entre sociétaires et salariés désigne bien toute forme coopérative et non la seule coopération de production, dans laquelle il y a – idéalement – identité entre sociétaires et salariés. Simultanément, l’absence d’une construction de principe reliant les associés entre eux et excluant les membres de l’« entreprise » de travail, comme on la trouve chez Georges Fauquet, signifie que Desroche considère que la coopération ne sert pas l’intérêt de ses seuls membres, mais celui de la communauté humaine.

Ce point de vue amène Desroche à distinguer une économie sociale instituante, au sein de laquelle l’animation constitue effectivement le moteur du fonctionnement de l’entreprise, et une économie sociale instituée, dominée par l’organisation. Pour l’auteur, tout se passe comme si l’organisation était un obstacle aux créativités sociales. Pour autant, son intérêt pour l’économie instituante ne l’a pas amené à mettre en question l’appartenance des grandes coopératives et mutuelles à l’économie sociale. Les coopératives constituent un ensemble d’entreprises unifié.

Desroche approche la coopérative dans son contexte et comme un moyen. Elle est « un moyen ou une dimension » du développement d’une société locale. Ce statut de la coopérative suscite son intérêt pour l’inter- coopération, définie comme l’ensemble des relations entre les coopératives spécialisées.

La force de l’utopie

Par ces apports, Henri Desroche s’inscrit dans une longue tradition de pensée coopérative. Au sein de celle-ci, il est l’héritier à la fois des lignées fouriériste et gidienne, ce qui est unique. Si l’on ne peut que constater l’influence très nette de Charles Gide, Henri Desroche s’inscrit pleinement, à la différence de Gide, dans la tradition de la coopération de production, à partir de l’expérience de Boimondau et sans doute aussi de l’influence marxienne qui affirme la centralité des rapports sociaux de production. Au sein de cette famille, il s’intéresse plus à Fourier qu’à Buchez, à l’accomplissement de la personne humaine par la réalisation de ses passions qu’à l’organisation collective de travail. Il n’est donc pas dans la lignée historique des sociétés coopératives ouvrières de production (Scop). La rémunération limitée du capital envisagée par Fourier et par Godin était tout à fait inconcevable pour Buchez et le fut longtemps pour la CGScop. Par ailleurs, tout comme Gide, la coopération de production ne comprenait pas bien les « bizarreries fouriéristes ». Sociologue de l’espérance, Desroche analyse le phalanstère comme une utopie irréalisable : c’est précisément parce qu’il est irréalisable qu’il constitue une force, et c’est la force des idées qui stimule l’imaginaire et conduit à l’action. Comme il aimait le dire, l’utopie est le mirage qui fait démarrer les caravanes. Elle a donc une fonction dans l’action.

De ce point de vue, l’oeuvre de sociologie coopérative de Desroche trouve sa source précise à la croisée du mouvement des Christian socialists issu de l’owénisme et de la composante fouriériste de la coopération de production.

Une conduite éducative

La théorie de l’éducation de Desroche s’ancre dans la pratique de formation qu’il promeut au sein de l’Université coopérative internationale, qui se spécifie par son objet et par sa démarche. Son objet est l’ensemble des pratiques sociales collectives qui prennent formes dans l’association coopérative, dont nous avons vu quelques aspects dans la partie qui précède. La démarche est celle d’une recherche-action originale. Cette dernière n’est pas sans rapport avec la coopération. Elle est la démarche par laquelle le coopérateur se rend capable de prendre ses responsabilités.

La recherche-action selon Henri Desroche

Desroche définit la recherche-action dans un document relatant la rencontre d’Ottawa du 17 septembre 1982 : « Elle est une recherche dans l’action, c’est-à-dire une recherche : portant sur des acteurs sociaux, leurs actions, leurs transactions, leurs interactions ; conçue pour équiper d’une “pratique rationnelle” leurs pratiques spontanées ; assumée par ces acteurs eux-mêmes […]. »

Desroche précise : « Visant à être simultanément sur, pour et par, elle n’est :

  • ni une recherche appliquée tributaire d’une simple observation participante (de type recherche sur). Elle relèverait plutôt d’une participation observante, sans être pour autant une manipulation expérimentale. Car elle opère in situ, en vraie grandeur, sur le terrain, et non plus dans un laboratoire visible ou à partir d’un laboratoire invisible ;

  • ni à une recherche subalternée à une militance idéologique, à une firme économique ou à un pouvoir administratif de type recherche pour d’autres destinataires que ceux par qui s’accomplit conjointement la “conscientisation” » [4].

Figure 1

L’articulation des logiques pédagogiques chez Henri Desroche

L’articulation des logiques pédagogiques chez Henri Desroche

-> See the list of figures

La recherche-action doit être portée par un partenariat qui associe des instances publiques (en général l’université ou un organisme apparenté), des mouvements d’économie sociale (qui font le lien avec l’économie et fournissent des apports matériels), les uns et les autres soutenant des acteurs sociaux réunis en associations ou en coopératives qui mettent en oeuvre la formation.

Elle s’articule ainsi à l’éducation et à l’émancipation, dont elle est le moyen. La pédagogie, ou plutôt l’andragogie, de Desroche s’appuie sur quatre modèles d’apprentissage : didactique (la pédagogie de l’objet), maïeutique (la pédagogie du sujet), dialectique (la pédagogie du trajet) et logistique (la pédagogie du projet).

Les quatre modèles sont indispensables, mais leur statut est différent : si Desroche se montre critique vis-à-vis du modèle didactique, c’est en raison de la place première que lui donne le système éducatif dominant. Il ne nie nullement son caractère indispensable. En formation des adultes cependant, on ne peut pas l’adopter sans une maïeutique qui doit permettre à l’adulte « de choisir parmi une variété d’actions éducatives dont il aura contribué à définir les objectifs et les contenus » (idem). Il faut « accoucher » l’adulte en formation, en d’autres termes transformer l’expérience vécue en projet de recherche à validité scientifique.

Grâce à la maïeutique, effectuée à travers la conduite de l’autobiographie raisonnée, le sujet en formation se remémore ses expériences marquantes. Ensuite, et seulement ensuite, il s’approprie les contenus théoriques qui lui permettent de transformer ces expériences en connaissances. Parce qu’ils se complètent, les modèles didactiques et maïeutiques doivent être « interagencés » par ce que Desroche appelle le modèle dialectique. Il ajoute à ces trois modèles, qui sont le coeur de l’apprentissage, un modèle logistique, dont le statut est encore différent puisqu’il est mobilisé en vue de transformer les pratiques sociales. Il s’agit de passer de la théorie à la pratique : traiter des objets, des sujets, des trajets certes, mais « encore faut-il que le tout se boucle en s’investissant, se réinvestissant dans des projets pratiques, concrets, validables, propagateurs, créateurs d’entreprises, au sens le plus large du terme » (H. Desroche, 1991, p. 39).

De l’éducation à la coopération

Desroche opère ainsi un renversement complet de la relation entre chercheur et acteur et entre recherche et action. Le chercheur devient accompagnateur de recherche, donc acteur de changement social, et l’acteur, chercheur. La recherche devient recherche-action, et l’action, pratique sociale. Pour autant, Desroche maintient les deux catégories « recherche » et « action » : la recherche-action n’est pas un nouvel état, ou mode d’être, venant s’ajouter ou se substituer à la recherche et à l’action, « reines chacunes dans leur royaume » (Desroche, 1971, p. 171). Ce renversement a un effet sur l’écriture elle-même. Si l’oeuvre de Desroche est à vocation scientifique, une partie de cette oeuvre est également à vocation éducative, ce que soulignera Roland Barthes, qui écrit dans une lettre placée en préface du livre Apprentissage 1 que l’ouvrage « est une véritable rhétorique » (Desroche, 1971, préface).

Cette dimension rhétorique de l’oeuvre de Desroche sera plus nette encore dans les livres ultérieurs, rendant leur lecture parfois difficile. L’écriture et les concepts de Desroche sont surdéterminés et soulignent une rigueur extrême.

La théorie de l’éducation de Desroche est ainsi très centrée sur la personne. Comme le dit Davide Lago : « Le sujet occupe une place centrale, ce qui laisse pressentir que la dimension du groupe ne pourra jamais remplacer ou suppléer l’engagement personnel. Du reste, chaque projet de recherche est conçu à partir d’une “histoire de vie” » [5]. Il reste donc toujours à articuler l’éducation en tant qu’apprentissage culturel à la formation et proprement à la formation professionnelle et, au-delà, à l’action collective, c’est-à-dire coopérative, associative et mutualiste. La conduite éducative d’Henri Desroche est en effet également une formation à la citoyenneté, qui s’exprime à travers la coopération et l’entreprise d’économie sociale. Celle-ci est fondamentalement une expérience démocratique.

La démocratie fondement de l’économie sociale

Desroche est celui qui nomma « économie sociale » le mouvement de rapprochement des mouvements coopératifs, mutualistes et associatifs au début des années 70. Les fédérations coopératives et mutualistes fondent en effet un premier comité de liaison le 11 juin 1970 (H. Desroche, 1981, p. 155) [6]. Au cours des premières années, des organes représentatifs furent créés et portaient des noms associant les trois familles : le Comité national de liaison des activités coopératives, mutualistes et associatives (Cnlamca), les groupements régionaux de la coopération, de la mutualité et des associations (GRCMA ; issus des groupements régionaux de la coopération), la Revue des études coopératives (REC), qui est devenue la Revue des études coopératives, mutualistes et associatives (Recma). Lors du colloque du Cnlamca des 20 et 21 janvier 1977, Henri Desroche, sollicité par les responsables coopératifs, mutualistes et associatifs, met en avant l’entreprise d’économie sociale.

L’entreprise d’économie sociale est détenue par une association démocratique

Dans l’article qu’il publie dans ce numéro, Timothée Duverger rappelle que Desroche ancre son approche dans l’oeuvre de Gide et dans celle, moins connue, de Gurvitch, précisément dans sa thèse de droit social qu’affectionnait particulièrement Desroche. Cette seconde source est importante, car elle soutient l’idée d’une économie sociale qui s’appliquerait précisément aux entreprises détenues et gérées par une association et reconnues juridiquement, comme le sont les coopératives.

Desroche préfère « entreprise » à « organisme », « mouvement » et « organisation » : « Si je préfère parler d’entreprise, c’est en un double sens. D’abord au sens des entreprises instituées […] : entreprises instituées ponctuellement dans des unités plus ou moins associatives, plus ou moins gestionnaires, dans la triple filière – coopérative, mutuelliste et associative – où ces entreprises se présentent avec des analogies ou des homologies suffisantes pour parler d’une entreprise typique. Ensuite, au sens d’une entreprise instituante, c’est-à-dire globalement, stratégiquement et prospectivement fomentatrice d’un projet sectoriel concerté, dans ce secteur dit “non profit” ou “à but non lucratif” » [7].

Desroche explique son « allergie » pour une approche par la non-lucrativité. Elle provient de ce que « la non-lucrativité n’est possible que dans une entreprise du “degré zéro” », en d’autres termes une entreprise « sans pénétration sur un marché du travail (elle repose sur le volontarisme gratuit de ses militants ou de ses mécénats), ni sur le marché des marchandises (elle n’achète et ne vend rien, ni biens ni services), ni sur le marché de l’argent (sa gestion non seulement ne vise aucun excédent de gestion mais elle implique plutôt un déficit chronique). Mais ce n’est pas le cas ni pour bon nombre d’associations, ni, a fortiori, pour les entreprises coopératives et mutualistes, lesquelles se situent et sur un marché du travail (témoins les 800 000 emplois) et dans une économie marchande (elles achètent et elles vendent des biens et des services) et dans une démarche gestionnaire dont la performance entend bien se prouver autrement que par des déficits de gestion » (idem, p. 36). En cas d’excédent de gestion, Desroche reprend le principe de l’Alliance coopérative internationale (ACI) selon lequel « les surplus ou l’épargne éventuelle appartiennent aux membres ».

L’entreprise d’économie sociale est donc clairement identifiée par Desroche, en premier lieu, à partir de l’association des personnes et, en deuxième lieu, sur le modèle de la coopérative, et non sur le modèle de l’association non lucrative. C’est en ce sens qu’il préfère retenir « entreprise » plutôt qu’un autre terme : il s’agit de véritables entreprises. Mais que ce soit bien clair : l’entreprise n’est en aucun cas une société de capitaux, elle appartient à une association. Desroche fait de cette règle un principe absolu, que cette association soit une association de travailleurs comme dans les Scop ou une association d’usagers, c’est-à-dire particulièrement les coopératives de consommateurs, les mutuelles et les associations loi de 1901.

Dans une partie titrée « Une démocratie quadripartite » (c’est nous qui soulignons), il écrit : « Qu’il s’agisse de paysans associés dans une coopérative agricole, d’épargnants ou d’emprunteurs associés dans un crédit coopératif, de consommateurs associés dans une coopérative distributive, de mutuellistes associés pour la couverture solidaire de leurs risques, de citoyens ou d’agents sociaux, disons, associés dans une association typique, bref, quel que soit le type d’entreprise en association, la population concernée s’inscrit aux quatre coins d’un quadrilatère » (idem, p. 38).

Cette définition historique de l’économie sociale est également celle que reprend Michel Rocard dans sa préface au livre de Desroche Pour un traité d’économie sociale, publié à la Ciem en 1983. M. Rocard ajoute : « Certains ont vu dans le terme d’économie sociale l’expression d’une ambiguïté sémantique et ont recherché d’autres termes : économie collective, économie de non-profit, tiers-secteur, etc. C’était oublier que ce mouvement s’inscrit dans une longue tradition historique » (M. Rocard, in H. Desroche, 1983, p. 10).

L’entreprise d’économie sociale est donc fondamentalement une entreprise en association. Lorsqu’elle est instituée, l’entreprise ne peut pas être sans but lucratif, car elle est engagée sur les marchés du travail, des marchandises et de l’argent. L’entreprise instituante est celle qui est centrée sur le projet et, dans l’esprit de Desroche, concerne essentiellement les associations sans but lucratif.

Desroche ajoute que, fondée sur le principe de l’exercice démocratique du pouvoir, l’économie sociale est susceptible d’une « extension » vers l’association syndicale et vers les entreprises communales (p. 48).

Trois composantes centrales et quatre économies frontalières

Entre 1977 et 1981, Desroche a élargi le débat relatif aux éventualités d’extension de l’économie sociale. Aux trois composantes fondamentales que sont l’entreprise coopérative, l’entreprise mutualiste et l’entreprise associative, il en ajoute quatre autres qui « se situent aux frontières » : l’entreprise communale, l’entreprise communautaire, l’entreprise paritaire et l’entreprise participative.

L’article premier de la charte de l’économie sociale adoptée le 2 juin 1980 porte la marque de l’ancrage démocratique : « Les entreprises de l’économie sociale fonctionnent de manière démocratique, elles sont constituées de sociétaires libres et égaux en droit » (cité par H. Desroche, 1981, p. 214).

Le fondement de la définition de l’entreprise d’économie sociale selon Desroche est la démocratie que permet l’association des personnes. Quant au champ de l’économie sociale, il concerne toutes les activités économiques et n’a pas nécessairement de finalité sociale ou sociétale qui réduirait l’économie sociale à ne jouer qu’un rôle de soupape de sécurité de l’économie générale.

Faut-il éclairer de ces apports la loi qui vient d’être votée sur l’ESS ? Celle-ci comporte de nombreuses avancées, y compris en matière de renforcement des règles en lien avec des valeurs de références. On ne peut s’empêcher de penser qu’en associant dans un même ensemble les entreprises appartenant à des associations selon les termes de Desroche (ou, dirions nous aujourd’hui, des groupements de personnes ayant une activité économique), c’est-à-dire les coopératives, les mutuelles et les associations, avec des fondations de tous types et des sociétés de capitaux, le principe de la démocratie est affaibli.

Une économie porteuse d’avenir ?

Il est difficile cependant de ne pas continuer à considérer que cette approche d’Henri Desroche garde sa pertinence et sa force. De même que la déstabilisation contemporaine de l’Etat-providence ne disqualifie pas le fondement démocratique de la République, l’effort actuel des sociétés de capitaux pour intégrer l’ensemble ESS, même reconnu par la loi, ne suffit pas pour nier le fondement démocratique de l’économie sociale. A cette approche fondée sur le principe démocratique, il convient d’associer des auteurs et des praticiens aussi différents que Jean-Philippe Buchez, Jeanne Deroin, Jean-Baptiste André Godin, Benoît Malon, Béatrice Potter, Georges Cole, Pierre Kropotkine, Charles Gide, Jean Jaurès, Albert Thomas, Marcel Mauss, Ernest Poisson, Jean Gaumont, Bernard Lavergne, Georges Fauquet, Georges Lasserre, Paul Lambert, Roger Verdier, Claude Vienney et bien d’autres. Forte de cette tradition, de sa mémoire et de son imagination, l’association démocratique exerçant son pouvoir sur l’entreprise économique porte sans doute toujours une économie d’avenir.