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Introduction

La plupart des personnes présentant une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme sont conscientes de la stigmatisation et peuvent décrire l’expérience d’être traitées différemment ou négativement (Ali, Hassiotis, Strydom, & King, 2012; Mogensen & Mason, 2015). La stigmatisation envers ces personnes peut prendre différentes formes, telles que la discrimination, l’abus, voire même la surprotection qui limite les opportunités sociales (Beart, Hardy, & Buchan, 2005). À cela s’ajoute le fait qu’une dispensation des services qui s’articule autour du diagnostic peut porter ombrage aux problèmes émotifs vécus en raison des réactions d’autrui à la différence (Reiss, Levitan, & McNally, 1982). Il est alors important d’examiner la prise de conscience de la stigmatisation, le processus psychologique qu’y s’y rattache et les conséquences sur la vie sociale. Les travaux dans ce domaine ont été menés en s’appuyant sur le postulat établissant que les personnes stigmatisées sur la base de leurs caractéristiques personnelles internalisent la stigmatisation (Finlay & Lyons, 2005).

L’étude du phénomène de l’auto-stigmatisation est relativement récente et permet de rendre compte de l’expérience des personnes stigmatisées, soit leurs réactions et stratégies face aux perceptions négatives de la société (Werner, Corrigan, Ditchman, & Sokol, 2012). L’auto-stigmatisation se définit comme étant un processus qui rend compte de l’impact de la stigmatisation sur le soi (Corrigan & Watson, 2002). Ces auteurs proposent un modèle qui décrit ce processus en trois étapes, la conscience de la stigmatisation (stéréotypes), l’accord de la personne avec les stéréotypes menant à des réactions émotives négatives (préjudices) et l’application à soi-même par ses réponses comportementales (discrimination). Malgré la souffrance que la stigmatisation implique, cette adversité sociale n’entraîne pas nécessairement une auto-stigmatisation, pour certaines personnes les perceptions négatives à leur égard les motivent à se dépasser (Crocker & Major, 1989). Dans le même sens, une étude classique menée par Jahoda, Markova et Cattermole (1988) révèle que certaines personnes internalisent la stigmatisation (je suis différent des autres), alors que d’autres refusent que leur identité soit réduite à un diagnostic faisant d’elles des personnes de moindre valeur. En 2004, Jahoda et Markova ont interrogé des personnes présentant une déficience intellectuelle vivant dans la communauté ou en institution et le refus de l’identité rattachée à la situation de handicap se produit dans les deux contextes. Une analyse narrative menée auprès de six personnes ayant le syndrome de Down a également révélé que la plupart des participants ne s’identifient pas comme des personnes « handicapées », mais parlent d’elles-mêmes en lien avec le genre et les rôles sociaux (Brown, Dood, & Vetere, 2010).

Le processus d’auto-stigmatisation est complexe et témoigne d’une diversité de réactions et de stratégies interprétées par les chercheurs dans le domaine de la psychologie sociale comme ayant une fonction pour préserver le soi face aux attitudes et conduites négatives. Or, les stratégies cognitives et sociales identifiées ont souvent une connotation négative et laissent supposer que ces personnes ont recours à des subterfuges pour préserver le soi. Par exemple, se comparer à d’autres personnes ayant de plus grandes difficultés qu’elles-mêmes (Finlay & Lyons, 2005; Paterson, McKenzie, & Lindsay, 2012), se voir de manière très positive (Chen & Shu, 2012; Huck, Kemp, & Carter, 2010), se faire passer pour des personnes normales (Rapley, Kiernan, & Antaki, 1998) et se distancer des membres de leur groupe d’appartenance (Harris, 1995).

Cette approche axée sur la description des stratégies pour préserver le soi comporte des limites puisqu’elle renseigne peu sur les conséquences sociales liées à l’auto-stigmatisation. Il est reconnu qu’en plus des répercussions psychologiques, l’auto-stigmatisation peut également rendre plus difficile la réalisation des projets de vie (Mittal, Sullivan, Chekuri, Allee, & Corrigan, 2012). Les études portant sur les conséquences sociales de l’auto-stigmatisation sont moins nombreuses et révèlent des résultats mitigés. Par exemple, Cooney, Jahoda, Gumley et Knott (2006) indiquent qu’il n’y a pas de corrélation entre l’auto-stigmatisation et les conséquences sur la vie sociale alors que Szivos-Bach (1993) démontre que les personnes qui se sentent différentes ou stigmatisées ont moins d’aspirations sociales. Selon Todd (2000), le fait de ne pas se voir comme une personne « handicapée » peut mener à des aspirations sociales telles que travailler et avoir une vie de couple. En d’autres termes, l’accomplissement des rôles sociaux, un des principaux objectifs de réadaptation, peut être compromis lorsque les personnes s’auto-stigmatisent.

Une recension des écrits menée par Corrigan, Larson et Rüsch (2009) proposent de concevoir l’auto-stigmatisation à partir d’un continuum sur lequel le pouvoir d’agir est le pôle positif qui influence l’estime de soi et l’atteinte des buts des personnes stigmatisées. En ce sens, l’autodétermination est à renforcer de même que les opportunités permettant son actualisation dans la communauté (Shogren & Broussard, 2011). Cette notion de continuum oriente les travaux vers une meilleure compréhension de ce qui distingue les personnes qui n’appliquent pas à elles-mêmes la stigmatisation, en considérant non seulement les réactions et les stratégies, mais le contexte social dans lequel celles-ci sont utilisées. L’approfondissement des connaissances sur ce phénomène est important si on veut que l’entourage et les intervenants soient plus en mesure de préparer et soutenir les personnes susceptibles d’être stigmatisées.

Objectif de l’étude

De manière conséquente, l’objectif de la présente étude consiste à mieux comprendre ce qui module l’auto-stigmatisation, à partir de la perspective des personnes présentant une déficience intellectuelle et un trouble du spectre de l’autisme. Cette approche interprétative permet de rendre compte de la complexité du processus qui sous-tend l’auto-stigmatisation et d’en savoir plus sur le contexte social entourant l’expérience de la stigmatisation. La présente étude rapporte l’analyse des données issues de la première question d’une entrevue portant initialement sur l’expérience des adultes au contact des services. Cette première question qui portait sur la prise de conscience de la situation de handicap a mené à un contenu riche et substantiel permettant d’éclairer le phénomène de l’auto-stigmatisation et de ses conséquences sociales.

Questions de recherche

L’étude poursuit deux questions de recherche à savoir : (a) Quelles sont les réactions et les stratégies adoptées par les personnes présentant une déficience intellectuelle et un trouble du spectre de l’autisme face à la stigmatisation ? (b) Quelles raisons sous-tendent la présence ou non de l’auto-stigmatisation ? La stratégie de recherche qualitative utilisée est phénoménologique puisqu’il s’agit de découvrir à travers l’expérience des personnes le sens donné à ce phénomène (Creswell, 2009). L’entrevue individuelle a été privilégiée puisqu’un échantillon de petits nombres (moins de 20) est une condition qui facilite l’analyse en profondeur des discours (Crouch & McKensie, 2006).

Méthode

Participants et recrutement

L’étude a été menée dans la province de Québec, au Canada auprès de 14 adultes présentant une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme et recevant des services spécialisés par les intervenants d’un centre de réadaptation. Les participants ont été identifiés par les professionnels avec qui ils ont un lien de confiance et recrutés par ceux-ci sur une base volontaire. Le recrutement s’est déroulé sur une période d’un an, soit de 2012 à 2013. Parmi ces personnes, 11 présentent une déficience intellectuelle et trois avec un trouble du spectre de l’autisme. Les participants à l’étude (voir tableau 1) sont âgés entre 19 et 55 ans et le groupe est composé de sept femmes et sept hommes. La capacité de s’exprimer verbalement a été établie par les professionnels comme étant soit faible (n = 4), moyenne (n = 4) et élevée (n = 6). Les personnes qui vivent en milieu rural sont au nombre de huit et neuf personnes sont célibataires. Certains participants vivent chez leurs parents (n=4), d’autres sont hébergés dans une ressource de type familial (n=4), alors que d’autres vivent en logement autonome avec soutien (n=6). Il s’agit d’un échantillon relativement homogène pour ce qui est de la nature de l’intervention offerte notamment un soutien dans la communauté par un professionnel d’un centre de réadaptation et hétérogène quant aux caractéristiques sociodémographiques et à la capacité de s’exprimer verbalement.

Collecte de données qualitatives

La collecte de données a été effectuée par la chercheure principale à l’aide d’un guide d’entrevue semi-directive qui débutait avec une première question portant sur la prise de conscience de la situation de handicap pour ensuite examiner le contact auprès des services (services, communauté) de l’enfance à aujourd’hui et finalement les projets futurs. Chaque entretien a été enregistré et le verbatim fidèlement retranscrit par une assistante de recherche.

Analyse des données qualitatives

Le discours des participants a d’abord été analysé en identifiant des segments significatifs puis en regroupant ceux-ci en différents thèmes. Pour ce faire, le processus de thématisation proposé par Paillé et Mucchielli (2008) a été utilisé ce qui implique les étapes suivantes : (a) une première lecture a permis d’identifier des phrases significatives et de générer des codes préliminaires. L’accent a été mis sur les éléments significatifs qui décrivent l’expérience des participants ; (b) Les données sélectionnées ont été codifiées et regroupées dans des catégories potentiellement structurantes. Il s’agit de s’éloigner du cas par cas pour saisir l’ensemble des données tout en revenant aux composantes individuelles ; (c) Les catégories ont été créées et se sont consolidées jusqu’à ce que les thèmes émergent. Pour assurer la crédibilité du processus d’analyse, le deuxième auteur a révisé celui-ci à partir d’un tableau présentant les segments significatifs menant aux codes et catégories. Les interprétations non convergentes ont été résolues à travers les discussions entre les trois auteurs.

Tableau 1

Caractéristiques des participants

Caractéristiques des participants

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Dans un deuxième temps, le matériel a été analysé en utilisant deux stratégies d’exploration : une transversale et l’autre verticale (pour des explications plus complètes voir Crouch et McKenzie, 2006). L’analyse transversale a servi à examiner la nature et les conditions de l’ensemble des participants face à l’expérience de l’auto-stigmatisation ou non (ex. se dire que les personnes « normales » ont aussi des problèmes). Cette stratégie est basée sur l’expression véridique des faits (réactions et stratégies) rapportés par les participants et leur interprétation de ceux-ci. Cette stratégie est possible puisque l’auto-stigmatisation peut se produire ou non (Ali et al., 2012 ; Crocker, 1999) et il s’agit de comprendre ce qui explique la variation d’une personne à l’autre.

La stratégie d’exploration verticale quant à elle consiste à examiner en profondeur chaque histoire pour identifier le construit à partir duquel le sentiment général d’auto-stigmatisation ou non est exprimé. L’analyse verticale est basée sur les caractéristiques plus abstraites qui conditionnent la présence ou non de l’auto-stigmatisation (e.g., ce qui détermine ma valeur). Ces deux stratégies d’exploration permettent non seulement d’obtenir une perspective globale du phénomène de l’auto-stigmatisation mais de tenir compte de toutes les particularités (voir figure 1). Il est à noter que l’analyse n’a pas été menée en fonction du diagnostic et de la gravité des difficultés puisque l’expérience de la stigmatisation est commune à tous et que les réactions et stratégies témoignent plutôt de l’histoire psychosociale.

Resultats

L’analyse transversale révèle que l’auto-stigmatisation ne survient pas dans tous les cas, certaines personnes se voient comme étant différentes (auto-stigmatisation) alors que d’autres ne se perçoivent pas si différentes des autres (refus de la stigmatisation). Cette analyse a fait émerger un troisième sous-groupe, celui de personnes qui se montrent indifférentes face à la stigmatisation (détachement face à la stigmatisation). L’analyse verticale montre que la place accordée au regard des autres dans la détermination de sa propre valeur conditionne l’auto-stigmatisation ou non, ce qui se traduit par différents modes d’insertion sociale.

Refus de la stigmatisation

Les personnes qui refusent la stigmatisation ont tendance à réagir aux attitudes et conduites négatives par la colère en adoptant parfois des comportements violents. Un des adultes interrogés l’exprime de la manière suivante : « J’étais assez fâché que j’avais un couteau sur moi…je suis allé trouver le gars et je me suis vengé. Je voulais pas faire ça pour le mal, mais pour me défendre ». La période de l’enfance semble avoir été difficile : « Oui, mais maintenant je suis plus stable. Oui et j’ai une plus belle vie. Parce que je ne vais plus à l’école, je travaille à la place ». Les personnes de ce sous-groupe cherchent à se distancier des personnes vivant une situation de handicap : « Je voulais connaître d’autres mondes pas juste ma sorte à moi, je voulais sortir de ça ». Un autre adulte mentionne « Je voulais aller dans des classes régulières, mais je n’étais pas assez fort. J’ai essayé une fois, mais oublie ça ». Les personnes interrogées ont tendance à rapporter que les différences ne sont pas si grandes entre eux et les personnes dites normales. Un adulte nous a mentionné : « On a des bonnes discussions avec des personnes normales, car des fois là on voit que les personnes normales aussi ont du trouble ». Un autre adulte a exprimé cette idée de la façon suivante : « moi je me dis qu’il n’y a pas personne de parfait. Et puis on a toutes des difficultés ». Le discours de ces personnes est orienté vers le désir d’être considérées comme les autres et de ne pas être vues à travers leur différence. Leur appréciation des intervenants va dans ce sens : « Ben, j’aime leur manière de se conduire avec moi. Ils ne me prennent pas pour un débile. Ils me prennent comme une personne normale. J’aime ça ».

Détachement face à la stigmatisation

Les personnes qui montrent un détachement face à la stigmatisation ont tendance à réagir aux attitudes et conduites négatives par l’ignorance. Une personne interrogée le mentionne de la manière suivante : « Au secondaire, je ne me battais pas. Je les ignorais, je n’aimais pas ça me battre. Pourquoi je perdrais mon temps à me battre contre des gens qui ne respectent même pas les autres ». Le souhait de se battre est parfois mentionné, mais les personnes de ce sous-groupe évitent consciemment la bataille. Par exemple, une adulte mentionne : « Et moi, ben je voulais donner un coup de poing ben, pas le donner, mais je ne pouvais pas, il faut que je reste polie ». La plupart des adultes classés dans ce groupe souhaitent une vie centrée sur des valeurs familiales et professionnelles. Un adulte montre bien l’importance de la vie de famille : « Le présent c’est le présent et le futur, ça va arriver plus tard et ça va arriver. La femme de ma vie je l’ai déjà et le bébé aussi. Et si mes parents, ils gagnent à la 6/49, avoir une maison toute en bois, une pour moi et une pour mes parents ». Les propos d’un autre vont dans le même sens « Fonder une famille. Oui, pour donner les mêmes choses que ma mère m’a apprises. Comme être gentil avec les autres ». Le travail et avoir une occupation est central pour les personnes de ce sous-groupe : « …gagner ma vie et rentrer à la maison, comme n'importe quel gens, là. Juste être heureux et en bonne santé et me tenir occupé » et un autre mentionne : « Je sais que je n’ai pas d’éducation, mais je lave des autos et je fais des affaires de même pour me tenir occupé. J’aimerais mieux avoir un travail pour m’acheter mes affaires pour ma maison ». Le discours de ces personnes est axé sur leurs propres capacités et la réalisation de leurs projets de vie. Par exemple, une adulte nous a spécifié : « J’aime ça me débrouiller par moi-même et faire ce que je peux faire et ce que je ne peux pas ben, le pratiquer et tu viens meilleur avec le temps. C’est surtout de t’encourager. Moi, je me suis aperçu qu’à force de faire l’ouvrage cela devient automatique et je sais où aller ». Un adulte dit explicitement comment il se perçoit : « Je suis autonome. M’encourager, foncer, vivre l’expérience que je n’ai pas eu la chance de vivre et que je commence tranquillement à faire ». Un extrait du discours d’un adulte montre son désir d’autonomie : « Oui, je suis en appartement, le propriétaire reste en haut et moi dans le sous-sol. J’aimerais avoir ma maison, chez nous, être dans mes affaires ». La plupart des personnes s’attendent que les intervenants renforcent l’autonomie, comme le souligne un adulte interrogé : « Elle m’aide à être autonome pour qu’un jour je sois dans un appartement ».

Figure 1

Résultats des analyses transversale et verticale

Résultats des analyses transversale et verticale

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Auto-stigmatisation

Les personnes qui ont tendance à s’auto-internaliser réagissent aux gestes de violence en s’éloignant de cette source de souffrance. L’extrait suivant révèle ce type de réactions : « Ils n’arrêtaient pas de me regarder d’un drôle d’air. Les gars du secondaire. Ils disaient : « Regarde c’est elle qui a les yeux croches ». Pas correct de leur part. Je m’en allais en bas pour prendre ma collation ». Elles disent aussi ne pas avoir le choix d’accepter leur situation de handicap. Une adulte le mentionne de la manière suivante : « J’ai su que j’étais différente… Ben à cause de ma manière. Je suis handicapée. Je ne l’accepte pas, mais il faut que je vive avec ». Les personnes de ce sous-groupe se distinguent également par leur réseau social qui comprend surtout des personnes étant aussi suivies par des intervenants. Par exemple, un adulte mentionne « Tous les amis ont un handicap » et un autre souligne la relation privilégiée avec l’intervenante : « Il y a des affaires que je peux parler avec elle, car c’est personnel. Ce que je ne parle pas avec ma mère. Je peux parler de mes problèmes ». Le discours de ces personnes est orienté vers ce qu’elles font au quotidien et les activités qu’elles aiment faire. Par exemple, une adulte nous en fait part de la façon suivante : « J’aime ça le travail, mais pas une passion – moi c’est plutôt le théâtre, ça fait deux fois que je fais la comédie musicale ». Les personnes de ce groupe se retrouvent plutôt dans des situations d’emploi non rémunérées comme les stages ou se rendent à des centres de jour. Elles s’intéressent particulièrement aux artistes et aux célébrités : « J’aimerais ça aller à Los Angeles, mon métier ce serait ça : mannequin, parade de mode, marcher sur le tapis rouge, tous les gars me courent après ». Une autre personne mentionne : « Je rêve de faire des émissions et devenir un artiste célèbre ».

Il est important de mentionner que certains faits rapportés par les personnes sont communs à tous, comme les réactions de colère et de tristesse. Certaines personnes classées dans un sous-groupe peuvent rapporter certains faits qui sont généralement mentionnés par des personnes provenant d’un autre sous-groupe. Par exemple, un adulte se battait à l’école primaire et a décidé d’ignorer les comportements négatifs à l’école secondaire et certaines personnes qui s’auto-stigmatisent participent à des activités avec des personnes « normales ». Le classement des personnes dans les différents sous-groupes a été fait en fonction de ce qui semblait fondamental plutôt qu’anecdotique, par exemple le contrôle de la colère est central dans le discours des personnes qui refusent la stigmatisation alors que l’autonomie devient le pivot pour les personnes qui se détachent de la stigmatisation. Pour les personnes qui s’auto-stigmatisent, les activités récréatives au quotidien ponctuent le discours.

Les faits rapportés par les personnes en fonction des différents sous-groupes ont été interprétés à partir d’une analyse verticale dans le but d’identifier les raisons qui conditionnent ou non l’auto-stigmatisation. Les résultats de l’analyse révèlent que les trois sous-groupes se distinguent en fonction de la place accordée au regard des autres quant à la détermination de sa propre valeur ce qui oriente le mode d’insertion sociale. Les personnes qui refusent la stigmatisation ont tendance à rechercher la reconnaissance sociale. Par exemple, un adulte souligne « Je lui ai rendu service et même que je l’avais aidé pour la construction de sa maison … et il a dit à tout le monde que je l’avais aidé. ». La sphère sociale est axée vers des activités compétitives menant à des gestes de reconnaissance, comme des médailles et des renforcements sociaux. De plus, ces activités semblent avoir une fonction pour gérer la colère.

Les personnes dont le discours tend vers le détachement de la stigmatisation se valorisent à partir de leurs projets de vie. Un adulte a mentionné ses attentes à cet égard « Je me dis que le gouvernement ne fait pas assez d’affaires pour les gens comme moi afin d’aller sur le marché du travail. Comme ça, je pourrais me dire à moi-même que je ne suis pas sur l’aide sociale, je travaille ». La sphère sociale est axée vers l’accomplissement des rôles sociaux, soit la vie de couple, la parentalité, le travail.

Les personnes dont le discours est relié à l’auto-stigmatisation ont plus de difficultés à se projeter concrètement dans l’atteinte de leurs aspirations. Les projets qui impliquent l’autonomie semblent hors de leur portée et elles ont tendance à appliquer à elles-mêmes les stéréotypes. Par exemple, une adulte nous révèle « Je ne suis pas capable d’être à la hauteur de partir de la maison ». Pour ces personnes, la sphère sociale est centrée sur la participation à des activités récréatives.

Discussion et conclusion

La présente étude qualitative avait pour but de décrire les réactions et les stratégies face à la stigmatisation et comprendre le contexte social dans lequel elles surviennent, à partir du point de vue de personnes qui vivent cette expérience. L’analyse des récits a permis de révéler que la prise de conscience de la stigmatisation est survenue très tôt dans la vie à partir de gestes de violence verbale et physique. Les réactions émotives de colère et de tristesse sont présentes dans tous les récits. Malgré l’adversité sociale partagée par tous, l’auto-stigmatisation n’est pas la seule réponse possible. Les raisons qui expliquent le fait de s’auto-stigmatiser ou non se rapportent essentiellement à la place accordée au regard des autres dans la détermination de sa propre valeur, ce qui se traduit par différents modes d’insertion sociale.

La méthode d’analyse utilisée a permis de faire ressortir la présence de trois sous-groupes qui se distinguent sur la base des réactions et stratégies (analyse transversale) et les raisons qui sous-tendent l’auto-stigmatisation ou non (analyse verticale). Certaines des stratégies rapportées par les personnes interrogées pour faire face à la stigmatisation, notamment la comparaison sociale et la distanciation sociale, ont déjà été soulevées dans les études antérieures (Dagnan & Sandhu, 1999 ; Paterson et al., 2012). Cependant, la présente étude a permis de mieux distinguer ces stratégies en fonction de l’auto-stigmatisation ou non. Par exemple, les personnes qui refusent la stigmatisation ont tendance à se comparer à la population générale. Cette stratégie comme l’indique Crocker et Major (1989) semble les motiver à se surpasser, toutefois les personnes de ce sous-groupe se décrivent plus négativement et le discours est ponctué de conflits, de batailles et de contrôle de la colère. Les personnes qui se montrent indifférentes face à la stigmatisation ont tendance à se comparer à elle-même alors que les personnes qui s’auto-stigmatisent ont comme point de comparaison les artistes et célébrités. L’analyse du discours a fait ressortir que la comparaison sociale négative n’est pas nécessairement une stratégie utilisée pour préserver le soi, comme le suggèrent Paterson et al. (2012) dans leur étude mesurant ces concepts à l’aide d’un questionnaire. Les personnes interrogées dans notre étude se comparent aux autres pas tant de manière positive ou négative, mais respectivement pour apprendre, se comprendre, s’inventer une vie. Il est intéressant de constater que l’enjeu de la comparaison sociale n’est pas présent dans le discours des personnes qui se détachent de la stigmatisation. Ces personnes ont tendance à se concentrer sur leur propre progrès. Ce constat rejoint les travaux de Beart et al. (2005) soutenant qu’une identité personnelle forte peut contrebalancer l’appartenance à un groupe socialement dévalué. D’autres études sont nécessaires pour examiner le rôle protecteur de la comparaison avec soi-même plutôt qu’avec les autres.

Un constat intéressant qui ressort de notre analyse est la présence de stratégies positives dans tous les récits, telles que (a) faire de la compétition, (b) se donner le temps d’apprendre, (c) se centrer sur ses qualités personnelles, (d) jouer un rôle actif dans la société et (e) s’intéresser aux arts. Cette vision nuancée de la réponse personnelle à la stigmatisation permet de rendre justice aux efforts consentis par les personnes présentant une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme pour surmonter les perceptions négatives à l’égard de leur situation de handicap. De plus, il ressort aussi dans tous les récits une volonté d’interagir avec les autres et un questionnement émerge sur la fonction des stratégies utilisées, est-ce pour préserver le soi ou le social ? D’autres études sont nécessaires pour clarifier le rôle et l’efficacité des stratégies adoptées par les personnes qui s’auto-stigmatisent, en considérant l’influence de l’entourage et des intervenants. En effet, les personnes interrogées ont mentionné le soutien de ces personnes dans leurs efforts pour faire face à la stigmatisation, que ce soit pour contrôler leur colère, devenir autonome ou parler de leurs problèmes.

Les distinctions établies dans le cadre de cette étude en fonction de l’auto-stigmatisation ou non permettent d’avoir une compréhension plus fine des sous-groupes identifiés dans les études antérieures (Jahoda et al., 1988 ; Varsamis & Agaliotis, 2011). Ces travaux ont mené à l’identification de deux principaux sous-groupes, ceux qui s’auto-stigmatisent et ceux qui le refusent alors que notre analyse propose un troisième sous-groupe, ceux qui se montrent indifférents. Ce groupe a été identifié dans le modèle théorique proposé par Corrigan et Watson (2002) pour expliquer l’auto-stigmatisation ou non des personnes ayant des troubles mentaux. Pour les personnes qui se détachent de la stigmatisation, le pouvoir d’agir est central dans le discours et elles se décrivent positivement, comme étant capable d’apprendre et de jouer un rôle positif dans la société. Ce troisième sous-groupe renforce l’idée émise par Corrigan et Watson d’aborder le phénomène de l’auto-stigmatisation à partir d’un continuum ayant comme pôle positif le pouvoir d’agir. Les travaux de Jones (2012) vont dans le sens de cette hypothèse en montrant que l’autodétermination prédit la valeur de soi.

Dans cette perspective, l’étude fait ressortir que définir sa propre valeur et vouloir accomplir des rôles sociaux semblent faire contrepoids à l’impact de la stigmatisation sur le soi. Cependant, puisque l’efficacité des stratégies n’atténue en rien les préjudices et l’oppression envers les personnes vulnérables, il importe de mener des actions à niveaux multiples (Finlay & Lyons, 2005). D’autant plus que la vie sociale est centrale dans tous les récits même si le mode d’intersection sociale varie d’un sous-groupe à l’autre. Ce constat renforce l’importance de porter une attention particulière aux environnements sociaux en vue de réduire la stigmatisation provenant du public, soit les stéréotypes, les préjudices et la discrimination voire même les abus encore trop présents dans la vie des personnes présentant une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme (Ali et al., 2012). Ainsi, les interventions devraient être orientées non seulement vers la gestion de l’interprétation des évènements sociaux négatifs, mais aussi vers les barrières sociales (Jahoda, Wilson, Stalker, & Cairney, 2010 ; Mikton, Maguire, & Shakespeare, 2014).

L’étude révèle que les personnes ont beaucoup à dire sur la prise de conscience de leurs différences, l’expérience de la stigmatisation et les manières d’y faire face. Comme le souligne Craig, Craig, Withers, Hatton et Limb (2002), la non-réponse au besoin de discuter de leur différence et de ses effets peut contribuer aux conflits identitaires des personnes présentant une déficience intellectuelle. Les conflits d’identité semblent plus présents dans le sous-groupe des personnes qui refusent la stigmatisation ce qui rejoint les propos de Finlay et Lyons (2005) prônant de limiter l’étiquetage basé sur le diagnostic et ainsi s’intéresser à l’histoire psychosociale telle que proposé par Reiss et al. (1982). De manière conséquente, il serait important de préparer les personnes à faire face au risque élevé d’être confrontées à des situations sociales négatives et de les questionner sur cette expérience. Cette ouverture à la discussion semble nécessaire et prometteuse (Cunningham & Glenn, 2004).

Les résultats ont des implications pour la pratique formulée à partir des objectifs suivants : (a) prévenir la violence en luttant contre la stigmatisation associée aux personnes présentant une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme; (b) développer les compétences des intervenants, des partenaires et des proches pour que ceux-ci soient mieux outillés pour aborder le sujet de la stigmatisation et de ses conséquences psychosociales, (c) élaborer des programmes de type psychoéducatif pour outiller les personnes susceptibles d’être stigmatisées en raison de leur situation de handicap et (d) développer des réseaux sociaux permettant de soutenir l’intégration dans la communauté.

La présente étude comporte certaines limites à considérer pour mesurer la portée des résultats. Bien que l’échantillon soit relativement hétérogène quant à l’âge, au type et à la sévérité la situation de handicap et au milieu de vie, il s’agit d’un échantillon de convenance composé de personnes recrutées par des intervenants provenant d’un centre de réadaptation. Puisque la prise de conscience des différences et l’adversité sociale surviennent tôt dans la vie, il serait pertinent d’examiner le processus d’auto-stigmatisation de façon longitudinale de l’enfance à l’âge adulte en suivant une cohorte avant même la dispensation de services.

Le choix de l’entrevue individuelle comme procédure de collecte de données a permis d’obtenir des informations sur l’histoire psychosociale des personnes, mais il est possible que la présence du chercheur ait biaisé les réponses. Il serait utile d’ajouter d’autres sources de collecte de données comme des observations directes et mettre à profit l’entourage pour rendre compte par exemple du mode d’insertion sociale. De plus, les personnes sollicitées pour l’entrevue devaient être en mesure de rendre compte verbalement de leur expérience, cette contrainte fait en sorte que l’expérience de la stigmatisation des personnes vivant des situations de handicap plus lourdes n’a pu être explorée. Il serait également pertinent dans de futures recherches d’examiner dans quelle mesure les expériences de la stigmatisation varient en fonction du type de diagnostic, ce que l’étude n’a pas permis en raison du nombre peu élevé de personnes présentant un trouble du spectre de l’autisme. Malgré ces limites, notre étude rencontre les standards préconisés pour les études qualitatives, soit les entrevues menées par la chercheure et l’utilisation explicite d’une méthode d’analyse des données (Audy, 2008), de même qu’une procédure pour assurer la crédibilité des données (Creswell, 2009).