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Nous remettons sur le métier la vieille question du bureaucratisme syndical à propos du nouveau syndicalisme critique en France, en partant d’un paradoxe : la structure bureaucratique de l’entreprise serait-elle plus réformable que celle du syndicalisme ? Non pour examiner la question de l’attitude des syndicats vis-à-vis de la participation en entreprise (Murray, Morin et da Costa, 1996), ni à l’inverse de leur fonctionnement interne, mais celle de leur capacité à faire exister une certaine démocratie salariale.

Le problème de la transformation des militants en fonctionnaires est ancien, lié à la « centralisation » et à ses tendances « oligarchiques » (Michels, 1985 ; Collinet, 1951 ; Mothé, 1965). En France, elle est particulièrement reliée à des événements sociohistoriques saillants, qui rythment par exemple l’apparition des scissions syndicales autonomes depuis la Seconde Guerre mondiale (agitation sociale après-guerre, grève des fonctionnaires en 1951, grève générale en 1968, etc., I. Sainsaulieu, 1997). Lors des événements de Mai 68, source d’inspiration des Sud, les confédérations syndicales, au premier rang desquelles la CGT, ont ainsi été critiquées pour avoir privilégié une culture d’appareil et une fonction de contrôle social sur l’enracinement dans le mouvement social, suspects notamment d’avoir favorisé la reprise du travail, comme dans le film La reprise du travail aux usines Wonder. Les militants de base n’ont certes pas toujours attendu les consignes d’en haut, bravant même parfois l’interdit (Mouriaux et al., 1991). Mais le résultat sur le fonctionnement syndical fut son renforcement bureaucratique, par l’affirmation gaullienne du pouvoir fédéral sur celui des délégués d’atelier issus de la base (institution des pouvoirs du « délégué syndical »), entériné par les diverses centrales, de même que les différentes aides de l’État au syndicalisme.

Tous bravent la base pour canaliser sa révolte… Tous ? Non, car un petit syndicat s’est créé, pour résister encore et toujours à l’envahissement bureaucratique : Sud[1]. D’abord à La Poste et à France Télécom, puis dans l’ensemble des services publics voire dans le privé, de nouveaux syndicats se sont créés sur la base de la résurgence d’une génération soixante-huitarde, dans un contexte moins idéologique et plus pragmatique (I. Sainsaulieu, 1999a). Cette ancienne génération de 1968, étudiante et ouvrière, accédait enfin à des postes de commande indépendants en cette fin de siècle : on allait voir ce qu’on allait voir. Le défi était de taille, dans un contexte de dualisation du travail (entre protégés et exclus), d’affaiblissement et d’atomisation du lien social, de crise de la « triple fonction syndicale » (représentation des intérêts, régulation des conflits et production de solidarité – Rosanvallon, 1988), du militantisme en général (Ion, 1997), voire du salariat (Castel, 1995). Au-delà de la crise des relations professionnelles, avec les nouvelles orientations syndicales vers le service aux adhérents, les autres acteurs sociaux ou le renouvellement de la cogestion (Lallement, 1996), il reste à prendre en considération la gestion de mouvements à chaud.

En France tout particulièrement, la régulation sociale ne se passe pas uniquement, ni même principalement dans des concertations à froid entre partenaires sociaux, même si les institutions tendent à persévérer dans leur être. Au royaume de la critique, celui des « râleurs individualistes » d’avant la postmodernité, ce sont les coups de gueule et les assauts du ciel qui donnent ses couleurs à la démocratie. D’où l’intérêt d’interroger les pratiques de mobilisation. En partant de nos analyses antérieures sur le « modèle Sud-PTT », nous interrogeons les pratiques fédérales sudistes à la lumière des mobilisations dans la santé et de l’évolution du débat dans le secteur Poste et Télécoms. On a pu présenter ce nouveau syndicalisme minoritaire comme un émiettement supplémentaire du syndicalisme français (Amadieu, 1999). Sans en faire une présentation enchantée, nous avons voulu présenter une forme de vitalisme militant, à l’instar d’autres monographies (Boudesseul, 1996 ; Contrepois, 2003). À l’heure où la négociation apparaît souvent comme le seul lieu d’innovation, mais où la contestation sociale s’est mondialisée, la problématique sudiste semble apporter un attrait particulier. Jusqu’où ?

Note méthodologique

Dans le cadre de notre travail de thèse[2], nous avions réuni une centaine d’entretiens semi-directifs et traité par analyse multifactorielle les 1 560 retours des 8 000 questionnaires envoyés aux adhérents avec le journal fédéral. En plus du nombre important de réponses (plus de 18 % des adhérents de Sud-PTT), on a quelques indications un peu discordantes par catégorie.

Tableau 1

Caractéristiques comparées des populations d’étude et des populations sources

Population

Province

Femmes

Ouvriers (tri, lignes)

Facteurs (distribution Poste)

Services généraux (Télécom)

Âge moyen

Répondants

66 %

27,5 %

32 %

25 %

20 %

37,9 ans

SUD

61 %

31 %

29 %

32 %

28 %

38,6 ans

Poste

 

 

14,5 %

33 %

 

 

Télécom

 

 

20,5 %

 

 

 

Poste et télécom

57,5 %

 

 

 

 

41,7 ans

Source : Sud-PTT et Ivan Sainsaulieu

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On a donc des décalages à divers niveaux : entre la population répondante et la population de Sud, ainsi qu’entre la population de Sud et la population de La Poste ou de France Télécom[3]. Par rapport à Sud, notre base est plus ouvrière, plus provinciale, plus jeune, moins féminine. Par rapport à l’univers professionnel de référence, la population de Sud est également plus ouvrière[4], plus provinciale, plus jeune, moins féminine ; mais elle est plus diversifiée que la nôtre, avec notamment un contingent d’employés de base (facteurs à La Poste, agents des services généraux à France Télécom) plus important.

Si l’on excepte le milieu des employées, plus présent à Sud, la population répondante présente l’avantage d’accuser les traits de différenciation des militants sudistes d’avec la population d’ensemble, donc de ceux qui pèsent le plus dans la vie syndicale et dans les relations professionnelles.

En ce qui concerne la répartition Poste-Télécoms, notre base (500 réponses Télécoms et 1000 réponses Poste) colle à la réalité, les effectifs étant deux fois plus importants à La Poste qu’à France Télécom.

Dans l’ensemble, on peut traiter cette masse d’informations comme sérieusement indicative de la signification de la réalité « sudiste », sans y voir pour autant l’exactitude d’un échantillon représentatif.

Sur la base de cette imprégnation du milieu, nous avons voulu mieux saisir au quotidien la réalité des pratiques du syndicat. Pour cela, nous avons choisi d’être immergés au sein de mobilisations. Deux mobilisations locales d’agents hospitaliers en région parisienne nous en ont fourni l’occasion. Nous avons donc suivi les agents dans leurs grèves et manifestations, pratiquant de l’observation participante dans le mouvement. Ayant obtenu l’accord des militants locaux, nous avons participé aux activités (passage dans les étages pour l’appel à la grève, distribution de tracts, élaboration de banderoles), discuté, assisté aux diverses réunions du syndicat local, à la tenue du piquet de grève, à certaines confrontations du personnel avec la direction (délégations de masse), ainsi qu’aux ébauches de coordination[5].

Tableau 2

Caractéristiques des deux établissements hospitaliers choisis

 

Type

Taille

Nombre de salariés

Ville

Département

Syndicats représentés par ordre

Score électoral de Sud en 2001

Durée de l’observation

Mondor

CHU

très grande

3200

Créteil

94 Val- de-Marne

Sud / CGT / FO / CFDT…

49 %

9 mois

Esquirol

CH psychiatrique

grande

Entre 1000 et 2000

Saint-Maurice

94 Val- de-Marne

Sud / CGT / CFDT / FO…

66 %

7 mois

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Un rôle d’aiguillon du syndicalisme

Dans des publications antérieures, nous avions concentré notre analyse du phénomène sudiste sur deux points : la régénérescence partielle et la politisation du syndicalisme.

La régénérescence partielle du syndicalisme

Le renouveau réel en termes d’adhérents du syndicalisme dans les secteurs Poste et Télécoms était partiel à la création de Sud (Solidaires, Unitaires et Démocratiques) : en gros, les anciens syndicalistes CFDT[6] ou autres ne constituaient que la moitié des effectifs (résultats du questionnaire sélectionnaient les plus militants) et l’autre moitié était nouvellement syndiquée. Il se trouvait donc une nouvelle génération d’adhérents. En même temps, le succès de Sud-PTT ne pouvait se comparer à nulle autre syndicat de ce type dans d’autres secteurs, malgré l’essaimage des « bébés Sud ». Ce succès de Sud-PTT reposait sur un creuset des familles politiques et syndicales, animée par la génération de Mai 68. Le terme de « gauchiste » était réducteur, car, s’il caractérise bien la direction de Sud-PTT, dont les membres éminents sont ou ont été militants d’extrême gauche, le brassage culturel et politique des adhérents est bien plus large et original : il est marqué par la polyvalence des préoccupations, si bien que, tout en étant loin de pouvoir promouvoir une réunification du syndicalisme, on constatait au départ le brassage au sein de Sud des mentalités et des préoccupations syndicales existantes dans le milieu professionnel avec, grossièrement, les revendications ouvrières (du type CGT – Confédération générale du travail) de la défense des conditions de travail et des salaires, celles plus qualitatives (du type CFDT – Confédération française démocratique du travail) de la réduction du temps de travail ou du racisme, celles plus réformistes (du type FO – Force ouvrière) de la gestion des carrières et des oeuvres sociales (I. Sainsaulieu, 1998). La polyvalence et le succès du syndicat se traduisent par un « creuset » des préoccupations représentatives des diverses familles syndicales.

Mais d’où viennent cette synthèse des préoccupations syndicales et son caractère attractif ? La synthèse est rendue possible par l’accès aux responsabilités d’un courant fort aux PTT après Mai 68, celui des nombreux révolutionnaires ou gauchistes échouant aux PTT après une jeunesse mouvementée et des carrières interrompues. Minoritaire et dominé par les appareils confédéraux et leurs alliés de la gauche traditionnelle, ce courant représente la partie militante activiste et radicale du milieu professionnel, qui émerge à la faveur de la crise de la génération militante de la croissance et du grain à moudre. Ainsi, si cette présence militante est moindre que dans les années soixante-dix, elle est dans une moindre crise que les modèles dominants et prend relativement de l’importance, voire elle reprend du service à la faveur de trois conditions :

  • l’écart grandissant entre la CFDT et les milieux professionnels et militants combatifs ;

  • la création d’un nouvel espace d’expression et d’action revendicatives, qui redonne le goût du militantisme à d’anciens délégués ;

  • la maturation de cette génération soixante-huitarde, qui allie l’audace des idées à une expérience du syndicalisme de masse au sein de la CFDT, lui permet son arrivée à la direction des affaires du syndicalisme de masse (on en retrouve d’ailleurs quelques-autres à des postes de responsabilité des syndicats traditionnels).

Une politisation originale

La politisation du syndicat s’exprime à l’origine par la revendication forte d’un syndicalisme politique et son expression sur l’échelle droite gauche par un positionnement très majoritairement à gauche, avec une forte minorité à l’extrême gauche. Cela dit, le dénominateur commun de ce creuset est une contestation pragmatique, c’est-à-dire un accord davantage sur le type contestataire que sur les référents, d’une contestation plus orientée sur les résultats que sur l’identité professionnelle ou politique. Sud-PTT initie sur le plan sociétal un type de contestation originale, à la fois radical, social et non idéologique, à la confluence de plusieurs modèles d’action collective :

  • la lutte ouvrière, reposant sur une tradition séculaire dans les milieux ouvriers ou des sous agents des postes et télégraphes (notamment les « lignards » et les salariés des centres de tri) ;

  • la veine gauchiste soixante-huitarde, ancrée sur un modèle de contestation basiste et radicale ;

  • la tradition syndicale, essentiellement de la CFDT mais pas seulement, qui ancre le souci de transformation sociale dans le cadre du syndicalisme et de la démocratie représentative ;

  • des pratiques étrangères au monde salarié, venues plutôt d’outre-atlantique et portées par les classes moyennes, comme ce que l’on appelait dans les années soixante-dix les « nouveaux mouvements sociaux », c’est-à-dire des mouvements segmentés portant sur des valeurs « postmatérialistes » (la paix, le féminisme, l’écologie, l’homosexualité) ; ou encore un pragmatisme inspiré du lobbying anglo-saxon, ancré sur de vastes associations au créneau limité, du type des associations de consommateurs ou des communautés. Sud va ainsi irriguer un milieu associatif, revêtant en plus du radicalisme le caractère pragmatique et ad hoc de groupes de pression ou des nouveaux mouvements sociaux, mais avec un ancrage et une urgence sociaux différents, d’un genre plus matérialiste que post-matérialiste.

Les réalisations pratiques ne sont pas toujours probantes et souvent plus médiatiques et symboliques que fortes, mais ce type de contestation qui s’appuie sur des réseaux contestataires compte quelques mobilisations réussies dans le domaine du chômage, des sans-papier, des droits des femmes, y compris au plan européen. Et dans ces domaines, Sud-PTT a agi comme un puissant aiguillon sur les orientations de la CGT, conduite à laisser plus de place aux « mouvements sociaux » (chômeurs, intérimaires, voire professeurs). Dix ans après la fin de l’enquête, qu’en est-il de ces caractéristiques ?

L’extension du modèle et ses trois bastions du service public (rail, poste et télécoms, hôpitaux)

Dans le privé, il existe des unités dans des secteurs non négligeables, comme la chimie (deux syndicats départementaux), à Thomson (SUPPer, syndicat du même type préexistant à Sud mais créé pour les mêmes raisons) ou encore dans la métallurgie (Sud s’est créé dans l’automobile, RVI en Basse Normandie, et à la Sovap, filiale de Renault, à Batilly). Et des conflits se sont manifestés, notamment au sein de la CFDT, à propos de la signature des accords sur les 35 heures. Mais la cristallisation des Sud est freinée dans le privé par le faible niveau de combativité des salariés.

La progression du nombre d’adhérents de Sud-PTT a continué, pour passer de 8 000 adhérents en 1995 à 12 000 en 1999, 15 000 en 2001 et vers les 17 000 en 2004. Cela confirme la réalité de ce syndicalisme, relative aux limites du syndicalisme d’aujourd’hui. Une telle progression est supérieure à celle des autres syndicats, même si la CGT aurait connu aussi un certain redressement de son nombre d’adhérents après 1995 (à La Poste). La fédération Sud-PTT reste la première organisation ayant le logo Sud, sur la trentaine actuellement regroupées au sein de l’Union syndicale G10 – Solidaires. Elle est la deuxième organisation aux élections professionnelles de son secteur (La Poste et France Télécom).

La différence actuelle réside sans doute dans l’émergence de deux autres fédérations : Sud-Santé dans la Santé et Sud-Rail à la SNCF, qui comptent dans l’échiquier syndical de leur secteur. À la SNCF (Société nationale des chemins de fer), les succès sont assez retentissants pour faire parler d’eux régulièrement dans la presse. Sud-Rail s’est créé après le mouvement social de décembre 1995 contre la réforme des retraites dans la fonction publique, avec 1 700 adhérents en provenance d’abord de la CFDT, pour atteindre aujourd’hui les 6 500 adhérents, et une percée électorale importante (15 % des voix aux élections professionnelles, soit le deuxième rang, juste devant l’Union nationale des syndicats autonomes, mais loin derrière la CGT). Les cédétistes ont été rejoints par des cégétistes et des jeunes. Chez les conducteurs de train, corporation stratégique, la progression a été la plus importante, pour atteindre actuellement 22 % et la troisième place. La progression a été maintenue du fait d’une existence récente et d’un secteur fortement conflictuel, suite à des réorganisations importantes, comme la mise en place des 35 heures, parallèlement à l’attitude prise par les confédérations (signature d’un accord impopulaire par le syndicat majoritaire, la CGT).

La fédération Sud-Santé[7] est moins bien répartie au niveau national, son implantation aux dernières élections recoupe celle de la CFDT dont elle provient : Île-de-France et Ouest, avec une faiblesse marquée dans le « Grand Est ». Sa dynamique militante s’alimente toujours des crises internes à la CFDT, comme à Lille où 4 000 départs de la CFDT ont permis la création de Sud-Santé en 2003. La fédération a d’abord obtenu la représentativité au plan national dans la santé en 1999 pour arriver peu après en cinquième position avec près de 5 % des voix, pour 700 000 fonctionnaires des hôpitaux (élections professionnelles aux CAP de la fonction publique hospitalière). En 2003, elle est passée en quatrième position avec 8 % des voix, loin derrière les trois grands (CGT, CFDT et FO tous trois au-dessus de 20 % nationalement), mais en avance sur son outsider autonome (FNSA-UNSA, 5 %). Elle regroupe près de 100 syndicats et annonce « 10 000 adhérent(e)s avec une progression de 10 à 30 % par an depuis 1995 ». La répartition serait à égalité dans le public et le privé, mais l’implantation électorale n’est pas mesurable nationalement dans le privé. Ses meilleurs scores restent en Île-de-France (21 %), Bretagne (15 %), Normandie (12 %) et Centre (11 %).

Surtout, l’implantation militante est remarquable localement. De nouveaux syndicats se sont créés, notamment dans les secteurs sociaux et les petites unités hospitalières, dernièrement chez les éducateurs. Dans les grands hôpitaux, Assistance Publique ou en dehors, Sud-Santé n’a progressé durant un temps que dans le département 94, mais de manière voyante, avec des bastions comme à l’hôpital Esquirol (66 % des voix), ou à l’hôpital Mondor (49 % des voix). Par ailleurs, il réalisait des percées locales, comme à Argenteuil, où Sud se présentait pour la première fois en 2001 en obtenant 34 % des voix, bénéficiant du manque de pluralisme syndical local, ou à l’hôpital Bichat, gros hôpital parisien (44 % des voix). Aussi voulions-nous nous arrêter sur les pratiques militantes locales, caractéristiques du succès de l’expérience sudiste dans les divers secteurs professionnels, en les croisant avec la pratique fédérale.

Les Sud rattrapés par la crise du syndicalisme ?

Les fédérations sudistes, aussi bien des postiers, des cheminots, des Télécoms que de la Santé, affichent une volonté de lutte et de pratiques démocratiques de mobilisation. À la SNCF notamment, la démocratie est revendiquée par opposition aux agissements d’autres centrales syndicales. Les fédérations Sud se trouvent pourtant parfois confrontées en pratique avec une base qui souhaite aller plus loin, tandis qu’elles cherchent à trouver des accords avec les autres centrales syndicales avant d’agir. L’union syndicale et la démocratie à la base ne sont pas des préoccupations toujours convergentes, comme le montrent les mobilisations suivantes.

Monographies de mobilisations dans la Santé : l’action militante « basiste »

Il n’est pas possible de s’en remettre aux pétitions de principe pour savoir comment agit un acteur. Pourtant, les pratiques syndicales ne sont que rarement observées sur le terrain, dans le feu de l’action. Pour pallier ce manque, nous avons suivi de près les mobilisations importantes dans la santé en 2000 et 2001, dans le Val-de-Marne, de tradition « rouge ».

Dans les cas observés et aussi ailleurs (sur les sites de Bichat et d’Argenteuil), le succès des équipes syndicales reposait sur des militants dits soixante-huitards, bénéficiant d’une large culture politique et d’une solide expérience militante. Ce sont de véritables cadres militants, ancrés sur le terrain du fait de leurs convictions. Leur présence militante est loin de ne se faire sentir qu’au moment des élections. Les hôpitaux Mondor (Centre hospitalo-universitaire) et Esquirol (hôpital psychiatrique) sont les véritables phares « gréviculteurs » du Val-de-Marne. Dans l’année 2001, ils ont tous deux fait parler d’eux dans la presse locale et dans les journaux télévisés régionaux, à diverses reprises (voir les monographies 1 et 2).

Dans cette trame de grève et de mobilisation, on voit apparaître les caractères de l’action revendicative de type « basiste », alliant l’action de classe et l’action radicale, « struggle for control as a whole » (Edwards et Scullion, 1982 : 254) :

  • la grève comme moyen essentiel,

  • le recours aux AG,

  • la longueur du conflit,

  • les opérations coups de poing,

  • la mobilisation militante intensive,

  • la publicité du mouvement auprès du reste du personnel et des usagers (les cuisiniers vont ainsi organiser des barbecues et des repas gratuits, y conviant avec succès l’ensemble de la population locale).

Contrastant avec cet activisme « basiste », les syndicats classiques sont presque complètement absents, ne se déplaçant qu’aux AG importantes et aux négociations.

L’attitude des syndicats à cet égard met en lumière un aspect important de la stratégie fédérale sudiste : la fédération recherche l’unité syndicale. Or la CGT met sévèrement en garde les responsables fédéraux de Sud contre l’ébauche de coordination, considérant que toute entente syndicale passe par le préalable de l’enterrement de la coordination. L’attitude de la fédération Sud en découle, ambivalente : partisane de cette coordination que font vivre ses militants les plus turbulents, mais aussi les plus connus, elle n’encourage pourtant pas sa création et hâtera sa fin dès que la perspective d’une action intersyndicale se dégage avec l’organisation d’un rassemblement massif devant le siège de l’Assistance Publique à Paris. Mais elle laissera en même temps au leader de Mondor le soin d’animer le rassemblement.

La crise de croissance à Sud : différenciation et institutionnalisation

Le temps des mariages réussis en interne entre les différentes familles politiques ou les différentes provenances syndicales est passé : de nouveaux problèmes apparaissent suite à la croissance continue du syndicat, des problèmes en quelque sorte de crise de croissance. Le syndicat connaît des dissensions variées qui étayent la contradiction majeure rencontrée dans l’action[8].

D’une part, intervient la nécessaire division du travail d’un syndicalisme de masse. Par exemple, de plus en plus, Poste et Télécoms sont traités différemment (par exemple, deux résolutions pour le congrès Sud-PTT), organisés à part, mais toujours dans la même structure. Le problème de la différenciation professionnelle s’accentue avec l’intégration plus poussée de France Télécom au marché, tandis que La Poste ne reste concernée que partiellement par le droit privé (filiales et recrutement de contractuels soumis au droit privé). La question se pose du bon niveau de la prise de décision (sectorielle ou intersectorielle), mais aussi de l’identité du syndicat : car la prise de décision pose la question du champ et de la logique de référence, à l’exemple de question des droits à la mutualité des agents de France Télécom hors statut. Parle-t-on au nom des salariés de droit privé ? Au nom du service public ? Cette différenciation professionnelle souligne l’aspect essentiel : les nombreux élus que comprend désormais le syndicat sont intégrés aux structures de concertation de puissantes institutions. Outre le syndrome du permanent, qu’on ne voit plus sur le terrain (et contre lequel les fédérations essayent de lutter en pratiquant autant que possible le roulement de personnel), cette participation incite à pratiquer un syndicalisme d’expertise et non d’agitation basiste.

D’autre part, il connaît un mouvement contraire. Découlant de l’accroissement des effectifs syndicaux, le passage de pouvoir des structures régionales aux structures départementales entraîne un accroissement des problèmes locaux traités par une nouvelle génération militante, moins politisée que la première[9]. La question du renouvellement de générations est une question majeure, qui affecte jusqu’à l’équipe dirigeante, en partie renouvelée. Le problème posé est celui de l’affadissement de l’originalité du nouveau syndicalisme par l’intermédiaire d’une nouvelle génération donc de la reproduction du modèle hérité de l’ancienne. Outre qu’elle n’a pas connu la politisation des années 1970, elle milite dans un climat social changé depuis la création des Sud sur fond de grèves à La Poste à la fin des années 1980. Si le souffle de « Décembre 1995 »[10] a pu entretenir l’esprit pionnier, il est retombé, laissant la contestation orpheline de conflits salariaux centraux et reléguée de plus en plus à la périphérie : les sans-papier ont été suivis des chômeurs, des intellectuels, des lycéens, des professeurs puis des paysans. Les réseaux syndicaux radicaux, conjointement avec de nouvelles associations radicales, continuent d’agir et d’être présents un peu partout, comme dans ATTAC ou dans la solidarité internationale, jusque et y compris dans la mobilisation des paysans, et jouent un rôle d’initiateur dans les manifestations européennes, entraînant d’autres formations dans son sillage. Mais la contrepartie, c’est que la participation des Sud à tous ces dossiers sans rapport direct avec la vie quotidienne contribue à alimenter des tensions en son sein, accrues par les accalmies sociales et du fait d’une nouvelle génération militante plus pragmatique encore que ses aînés, confrontée à des problèmes matériels pressants et démobilisateurs, comme la précarisation des conditions de travail.

L’originalité du modèle sudiste est donc présentée comme doublement menacée par le caractère moins basiste d’un syndicalisme plus responsable et par la montée en puissance du pragmatisme et du localisme, à la faveur d’un contexte de combativité moindre et du renouvellement de génération. Classique en France, la vieille tension entre syndicalisme et politique refait surface, de manière aggravée par le décalage générationnel et de conjoncture, entre le militantisme internationaliste des uns et l’atomisation des autres. Si l’héritage « gauchiste » protège en principe contre les dérives du corporatisme, il risque également de l’entretenir en faisant de la politique un devoir très éloigné des préoccupations du monde du travail. C’est le sens par exemple de l’expérience faite par d’anciens militants de Sud aux chèques postaux[11]. Ils constatent une évolution vers trop d’audiences avec la direction et pas assez de terrain, l’attribuant moins au gauchisme impénitent qu’à des tendances trop centralistes, habitués à voir les choses de trop loin et de trop haut. Approuvant les actions « périphériques », ils les trouvent insuffisamment expliqués aux nouveaux adhérents moins politisés. Ils soulignent aussi un manque de riposte sur la question salariale et l’éparpillement des activités du syndicat, avec des réactions tardives au coup par coup. Le syndicat est moins centré sur l’organisation du travail et manque des faits nouveaux comme le changement du type d’encadrement (moins disciplinaire dans les postes polyvalents et plus disciplinaires dans les postes de production en série), la désertion aux chèques de la production pour la gestion, l’évolution probable vers des concentrations de la production et l’éclatement de la gestion en province, la destruction des collectifs de travail que les départs en province entraîne, le rôle de la propagande qui « rentre dans la tête des chefs mais aussi dans celle des agents » craignant pour leur promotion (moins à l’ancienneté et plus à la tête du salarié).

Ces mécanismes de différenciation et d’institutionnalisation conduisent donc le syndicat nouveau à faire face à des contradictions classiques entre « la base et le sommet » : sous politisation des problèmes, manque de vue générale de la base, mais aussi impatience, désir de voir sa structure totalement investie à ses côtés lorsque la lutte est à l’ordre du jour. Vue générale des problèmes du noyau dirigeant mais aussi aspiration par les structures de concertation, élaboration de son agenda dans le cadre d’un dialogue avec les forces en présence, éloignement des questions de terrain et aussi de la compréhension de la logique séquentielle de l’action collective.

Les monographies de grèves nous montrent que la coupure « base/sommet» (si l’on peut dire, vu la petite taille de la pyramide sudiste) se réalise par la médiation des militants d’une même génération : chez les soixante-huitards, on se divise entre éthique de responsabilité et éthique de conviction, entre logique de compromis et de moindre mal et logique radicale de conquête de nouvelles positions ou de conservation des anciennes. Fondé par des radicaux, Sud se modère en se développant et retrouve en son sein des clivages qui semblaient cristallisés avec la CFDT d’origine. Ces clivages idéologiques révélés en pratique entre partisans de la démocratie directe et indirecte reposent aussi sur des expériences militantes différentes, les uns occupés de la structure, les autres attachés à des équipes et des pratiques locales, plus sensibles à l’action collective.

La nouvelle génération n’apparaît pas comme un acteur indépendant, elle pèse tantôt dans un sens ou dans un autre, selon le type de leadership en présence, en accentuant la logique ambiante, quelle qu’elle soit (localiste, radicale, responsable…). Avec le renouvellement générationnel, on peut penser que les repères des uns s’opposeront à ceux des autres, dans les mêmes circonstances.

Recension des éléments de dissociation

Si l’on veut avancer des éléments d’analyse de résistance aux pressions de la base sans passer par des déterminismes trop abstraits, il faut restituer des éléments de choix politiques, éthiques et sociaux qui rendent compte de l’entretien de la coupure base/sommet. On peut avancer quelques éléments de réflexion, ici les mentalités convergentes et divergentes dans lesquelles se construisent les rivalités entre syndicats et les fossés avec la base.

Le legs symbolique de l’histoire 

  • Le « compromis fordiste » se survit à lui-même, soit l’habitude d’un rapport de force adossé aux institutions dans le cadre d’un État-providence. Mais l’affaiblissement de ce dernier semble source de nouvelles divisions tactiques : le conservatisme (« pas de vagues ») se justifie par la volonté de garder au mieux les acquis par le biais de la négociation, dans un contexte de faible niveau général de combativité des salariés. À l’inverse, la contestation (« surfer sur la vague ») se justifie par une redistribution plus faible, rendant d’autant plus nécessaire une pression plus forte. Ce dernier point de vue tend à exagérer le niveau effectif de participation, tandis que le premier tend à le négliger.

  • Des pratiques centralisées sont à la fois le produit nécessaire de l’institution du syndicalisme, favorisées par les autorités publiques et la législation, et la perspective des dirigeants syndicaux, arc-boutés sur les conventions collectives (par branche) dans un contexte de localisation contractuelle au niveau de l’entreprise.

  • La survivance matricielle de valeurs idéologiques : malgré l’abandon de l’idéologie par les principaux intéressés, des luttes idéologiques se perpétuent dans les mouvances contestataires, comme à Sud entre ex-gauchistes ou à Attac entre ex-trotskistes et ex-staliniens, par le biais notamment des générations pré ou post soixante-huitardes, mais moins par le biais des générations actuelles.

Froideur de l’élitisme militant et bouillonnements populaires

  • L’éthique du syndicalisme réside certes dans la défense des salariés « mandants » ; cependant, cette éthique cadre avec la défense de la domination légale-rationnelle (en échange de ses rétributions démocratiques légales) ; l’élite syndicale orchestre la paix sociale en échange d’avancées sociales, c’est la stratégie « tribunicienne », gestionnaire et fordiste prenant en considération contestation et contrôle social, de quelque centrale syndicale que l’on soit.

  • La distance de « l’entrepreneur militant » (Denis, 2003) à la base est celle de l’avocat à son client : mandaté pour défendre le salariat, l’élu ou le militant sont habitués à s’occuper seuls de l’intérêt général. Aussi acceptent-ils mal de reconnaître à leurs mandataires le droit et la compétence de décider par eux-mêmes, notamment en période chaude. Or les avancées sociales passent parfois, notamment en France, par des participations sauvages où le niveau de préoccupation et de responsabilité civique s’accroît, mettant les représentants devant l’alternative d’incarner la continuité institutionnelle de la représentation ou de risquer cette appartenance pour adhérer à celle du « groupe en fusion ».

La question centrale qui se dégage de notre analyse n’est ni l’effet des générations (puisque les oppositions majeures ont lieu au sein de la première), ni celle de la capacité radicale du syndicalisme. Le syndicalisme le plus bureaucratique est capable de mobilisations radicales, certes plus ou moins en rapport avec les aspirations de la base et plus avec celles de son appareil, mais les deux peuvent coïncider. Par contre, le paradoxe est le suivant : né de et pour l’action collective, le syndicalisme apparaît une fois de plus dans des contradictions, entre contrôle ouvrier et contrôle social. Mais ce qui apparaît également, ou qui réapparaît, c’est l’importance des personnalités, à la fois individualités et leaders d’opinion. Plus l’ardeur militante est importante, plus le militantisme est individuel, il se concentre dans des personnalités rares par leur engagement. On retrouve finalement des accents de l’origine anarcho-syndicaliste de militants « persuadés de la nécessité de l’action individuelle et de la valeur de l’individu, formé et éduqué » (Chambelland, 1999). Autrement dit, la forte dimension individuelle d’un syndicalisme collectif a résisté voire s’est accrue face à l’institutionnalisation.

Que devient alors la collectivité démocratique syndicale, entre institutionnalisation et individuation ?

Démocratie, entreprise et république

Le syndicalisme sudiste a encore du champ devant lui du fait d’une double conjoncture de crise : la remise en cause de l’État-providence alimente la crise des services publics et celle du syndicalisme d’accompagnement, en particulier celui de la CFDT. Les départs de syndiqués de cette dernière continuent d’être conséquents, dépassant les 10 % d’adhérents selon certains (Bévort, 2004). Les Sud peuvent bénéficier également des difficultés de la CGT à incarner la contestation, notamment à la SNCF. Pourtant, ils ne sont plus les seuls à tirer partie de ces crises syndicales : d’autres syndicats autonomes sont sur les rangs (Union nationale des syndicats autonomes), tandis que la CGT a bénéficié de son effet de taille pour récupérer des troupes suite à l’hémorragie de la CFDT. Si la rente de situation est ainsi partagée, c’est donc sur l’originalité de son modèle que le « sudisme » doit compter pour trouver une audience électorale et surtout susciter des vocations militantes.

Or le moteur militant sort plutôt affaibli de cette première décennie. Finalement, on retrouve dans le modèle sudiste le problème de la cohésion, passé le temps de la fusion. Cette question de la cohésion n’est pas seulement liée à celle des générations ni à celle, inévitable, des variations de rythmes dues à l’environnement sociopolitique. Elle est aussi celle de l’articulation du syndicalisme et de la politique, articulation qui se pense au travers d’une conception d’ensemble. Tantôt en décalage par rapport au quotidien des salariés et des militants d’entreprise, tantôt en difficulté de se reproduire faute de carburant, la matrice cognitive sudiste, sa « contestation pragmatique », connaît des difficultés d’adaptation. La difficulté matricielle s’accroît aussi avec les effets différenciateurs en interne du statut des entreprises et des salariés, entre secteurs public et privé. Pourquoi ces blocages, ces décalages dans une institution syndicale somme toute immergée dans la société ?

L’enjeu de la démocratisation refleurit pourtant à différents niveaux. Au niveau micro, celui de l’entreprise, la participation, toujours suspecte d’embrigadement des esprits (Le Goff, 1992), n’est pas qu’une simple technique organisationnelle : la mobilisation participative est désormais comprise comme un phénomène plus vaste concernant aussi bien l’organisation que le mouvement social (Friedberg, 1998 ; Neveu, 2000). Au niveau de l’entreprise privée, des opérateurs aussi classiques que ceux de l’automobile peuvent bénéficier d’une certaine autonomie de nature post-taylorienne (Durand, 2004). Dans un secteur moins privé et aux logiques plus complexes, comme celui des hôpitaux, on sait que les réformes ne passent pas sans un processus d’élaboration collective, comme le montre la participation locale à l’occasion de l’évaluation des établissements de soin français (I. Sainsaulieu, 2006). Sur le plan macro-politique, national voire international, la démocratisation rejoint la question de la citoyenneté, censée exercer des « relais intermédiaires » (R. Sainsaulieu, 2001) et suppléant à un principe de représentativité jugé trop coupé du terrain, sauf sous une forme territoriale et locale (Groux, 2003 ; Jobert, 2004). D’abord hésitants, les syndicats participent aussi désormais aux mobilisations de la « mouvance altermondialiste », contribuant (timidement) à porter au niveau des instances internationales de concertation la revendication pour un élargissement de la participation à de nouveaux acteurs de la société civile (Le Queux, 2004).

Comment peuvent-ils prôner cette participation citoyenne, susciter des alliances avec d’autres acteurs sociaux, s’associer à des pratiques de participation en entreprise, et retrouver les mêmes contradictions ? Pourquoi des dimensions locales et régionales seraient-elles prises en compte dans des politiques publiques (décentralisées, territorialisées, etc.) et pas dans les politiques syndicales ?

Sans doute la « loi d’airain de l’oligarchie » condamne-t-elle doublement les organisations politiques et syndicales : par l’évolution de leurs structures et l’art de son camouflage. La démocratie est une source de légitimité essentielle pour toute organisation politique moderne. Elle ne peut donc s’avouer non démocratique, quel que soit son degré de professionnalisation et de centralisation[12]. De même, les syndicats doivent-ils référer essentiellement au collectif, dont ils s’éloignent à plus d’un titre. Le syndicat est mortellement atteint si personne ne croit en son sein au sacrifice pour la collectivité. On peut trouver le dévouement excessif, prôner des formes plus modérées d’engagement (Ion, 1997). Mais l’engagement militant, physique et moral, revêt des formes classiques de prises de risque personnel dans l’intérêt général, une dimension éthique (d’autant plus forte dans la santé)[13] peu compatible avec le ménagement d’intérêts particuliers, et motivant indifféremment les militants selon les époques ou les syndicats (Contrepois, 2003).

D’un autre côté, le camouflage est nécessaire pour limiter une pratique revendicative « basiste », portée par une expérience démocratique forte, dans un cadre républicain socialement inégalitaire : le syndicalisme doit ménager l’ordre dominant avec lequel il compose. On aboutit donc au paradoxe que certaines entreprises et certains services de l’État sont mis par un impératif d’efficacité et de rentabilisation devant l’injonction d’innovation moins frileuse en matière démocratique que des organisations de salariés. Autrement dit, le fonctionnement hiérarchico-bureaucratique serait plus nécessaire dans une organisation syndicale, plus soucieuse du maintien de l’ordre, plus intégrée à l’entreprise et à l’État que les organisations marchandes et étatiques elles-mêmes… Et parallèlement, la dimension collective du militantisme, traditionnellement dure à construire (conquise « de haute lutte »), aurait tendance à s’affaiblir au profit d’une individualisation accrue dans un contexte d’institutionnalisation continue du syndicalisme.

L’exemple de l’essor de syndicats nouveaux dits « contestataires » permet de l’illustrer davantage : issus d’une culture chaude de la contestation en acte, les syndicats sont conduits à suivre des logiques de représentation institutionnelle qui impliquent une certaine coupure avec leur base salariale voire militante. Pourtant, cette coupure est potentiellement contre-productive du point de vue d’une logique démocratique, qui n’obéit que partiellement à la tradition régulatrice républicaine. Il s’agirait en somme de préserver une tension permanente entre l’idéal et le réel, entre deux formes de contrôles inhérents au syndicalisme, contrôle salarial et contrôle social (Hyman, 1975), ici appréhendés dans une temporalité française intermittente. Une culture de l’ordre tend à s’imposer au quotidien dans la vie syndicale au détriment de la saisie prioritaire des enjeux de société qui commande de se laisser guider sans tabous ni craintes excessives par les secousses régénératrices et les pratiques innovantes des salariés/citoyens. Il s’agit moins de redouter le désordre subversif de l’agitation salariale que de la prendre comme source d’innovation et de régénération de tout régime démocratique, même si, ou surtout si, l’action collective se fait plus rare.

Cette recommandation peut sembler vaine après l’analyse du semi échec de l’expérience qualitative des Sud, alimentant la thèse de l’institutionnalisation du syndicalisme. Malgré l’engagement éthique des militants et des collectifs occasionnels, il nous semble en effet qu’il faille renoncer à l’assimilation du syndicalisme à un « vaste mouvement d’émancipation » (Contrepois, 2003). Son vitalisme local ou temporel met en acte cette aspiration, mais sans subvertir une tendance à la toute puissance syndicale pour elle-même (Hyman, 1991). Il ne semble pas y avoir de garde-fou intangible, ni culture politique, si présente en France (Clegg, 1976), ni « élite militante » à l’abri des déformations (Collinet, 1951), même si l’action collective requiert en effet des ressources collectives et individuelles.

Cependant, ces tensions intra-organisationnelles soulignent aussi le poids de l’animation militante individuelle, d’abord pour l’action et l’implantation, ensuite comme contrepoids à l’institutionnalisation : chacun, quelle que soit sa position hiérarchique dans le syndicat, peut préserver des préoccupations extra syndicales et obéir à des principes supérieurs, éthiques et politiques. Peut-être même que, dans le cadre de l’individualisation des rapports sociaux, voire d’une condamnation implicitement partagée des « appareils » et de la bureaucratie, chacun tient de plus en plus à conserver son quant à soi au sein du syndicat comme de toute autre institution. Ce qui reviendrait, paradoxalement, à renforcer la créativité et l’imprévisibilité de l’action collective…