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Agile, flexible, réactive, innovante, apprenante, autant d’atouts que l’organisation doit pouvoir combiner pour rester en phase avec les attentes évolutives — et non toujours convergentes — de ses parties prenantes. L’entreprise « libérée », concept attrayant de prime abord, semble être un modèle favorisant cette agilité, en s’appuyant sur l’intelligence individuelle et collective des collaborateurs, s’il s’avère que ces derniers parviennent à trouver un sens à leur travail. Cependant, alors que l’organisation doit se réinventer pour attirer les talents, répondre aux attentes des jeunes générations et renforcer l’efficacité de l’agir ensemble, et, de facto, revisiter sa structure et ses modalités de coordination, se font jour les limites de l’entreprise libérée.
Si derrière l’entreprise libérée se dessinent plusieurs grandes orientations telles qu’effacer le taylorisme, favoriser une montée en autonomie des travailleurs ou rompre avec les lignes hiérarchiques traditionnelles, il importe de prendre conscience que cette « libération » de l’organisation peut, certes, amener les salariés à s’épanouir grâce à ce « faire autrement », mais que de tels bouleversements dans les modes d’organisation établis peuvent aussi être sources de stress, voire d’angoisse, face à un déséquilibre perçu entre les attentes et ses propres ressources pour y répondre ou encore face à des objectifs contradictoires conduisant à des injonctions paradoxales.
Cet ouvrage se propose d’explorer la question de l’entreprise libérée sous un angle particulier, sur lequel la littérature est relativement peu diserte : le « comment faire ? » pour libérer l’organisation. Les auteurs déroulent alors une véritable enquête, basée sur une dizaine d’organisations de taille et de nature variées, visant à expliciter les modalités de développement et de pérennisation de l’autonomie, les étapes-clés, l’instrumentation à envisager, mais aussi les points de vigilance et les écueils à éviter. À cet égard, cet ouvrage apparaît comme une ressource pour les dirigeants qui envisagent de libérer leur entreprise via l’instauration d’une dynamique d’autonomisation accrue de leurs collaborateurs, mais aussi pour les entrepreneurs qui s’interrogent sur la manière d’orchestrer l’action collective dans l’organisation qu’ils envisagent de créer, pour l’étudiant qui se questionne sur cette « nouvelle tendance » du management et qui cherche des exemples concrets pour mieux en cerner les contours ou, encore, pour le chercheur butineur qui souhaite avoir un tour d’horizon de la multiplicité des pratiques associées à l’entreprise libérée.
Le livre de Thierry Weil et Anne-Sophie Dubey s’articule en six chapitres, un intermède méthodologique ménageant une transition entre le premier chapitre et les cinq suivants qui développent les résultats de l’enquête menée en alliant références théoriques et illustrations concrètes tirées des cas étudiés. Précédant l’introduction, un résumé exécutif de six pages, habile synthèse des résultats de l’enquête menée, balaie les récurrences ressortant du travail empirique, insiste sur l’importance de la préparation, comme préalable nécessaire à toute montée en autonomie, et brosse quelques recommandations et conseils pour les praticiens. Enfin, sont présentés, en annexes, des résumés des cas d’organisation : Ardelaine, Chrono Flex, Coreba, la CPAM 78, Fabernovel Data & Media, Lippi, Orange GEN, le SPF Mobilité et Transports.
Le premier chapitre, qui s’inscrit directement dans le prolongement d’une introduction soulignant d’emblée les réalités multiples associées au vocable d’entreprise libérée, est consacré à une réflexion historique et théorique des origines de la « libération » de l’organisation et de ses enjeux. Sont passées en revue l’organisation scientifique du travail, ainsi que les justifications de l’autonomie au travail (à travers les prismes politique et normatif, psychologique, sociologique, anthropologique et performatif) avant que ne soit abordée l’entreprise libérée en tant que concept « alternatif », selon la définition qu’en donnent Carney et Getz (2009). Thierry Weil et Anne-Sophie Dubey retracent les caractéristiques de l’entreprise libérée, tout en soulevant les contraintes de l’action collective et en rappelant d’autres alternatives à l’organisation taylorienne, parmi lesquelles les organisations prosaïques, la sociocratie et l’holacratie, les organisations opales, l’entreprise délibérée et le bricolage.
L’enquête est, ensuite, présentée en détail : sont précisés les modalités d’analyse transversale des cas, le choix de mettre les données de l’étude à la portée de tous via une plateforme ouverte, le choix des organisations, le récapitulatif des cas analysés (secteur d’activité, effectif, structure hiérarchique, historique, facteur déclencheur au passage vers la « libération », points marquants), la démarche méthodologique et, pour finir, la grille d’analyse.
Le second chapitre porte sur les motivations de la transformation. Il discute du rôle du dirigeant, analyse les différentes formes de motivations (personnelles, utilitaristes ou économiques) et les facteurs déclencheurs (crise économique, variations de la taille de l’entreprise, dégradation du climat social ou encore opportunité).
Le troisième chapitre se focalise sur les sujets et objets de l’autonomie. Il s’attache, en premier lieu, à décrire l’évolution des structures organisationnelles vers la constitution d’équipes autonomes, l’aplatissement et la simplification de la structure hiérarchique (réduction du nombre de strates) pour raccourcir la chaîne de décision (et limiter les « marqueurs du pouvoir irritants » pour les collaborateurs) et à expliciter l’intérêt d’un design organisationnel favorisant la constitution d’unités opérationnelles de petite taille. La création d’espaces transfonctionnels et multi-niveaux d’expression, de concertation ou de délibération et les modes d’intervention adaptés des services support sont également développés. En second lieu, est posée la question de « qui est autonome », amenant à des déclinaisons de l’autonomie à différentes échelles : l’individu, les équipes, les départements et l’entreprise. En troisième lieu, les auteurs s’interrogent « sur quoi porte l’autonomie » et segmentent leurs cas d’entreprise selon les trois dimensions de l’autonomie au travail (tâches, coopération, gouvernance), ce qui les amène à distinguer des zones bleues (ce qui relève de l’autonomie) des zones rouges (ce qui est exclu du champ de l’autonomie), une dichotomie servant de fil rouge dans les chapitres suivants. Ce troisième chapitre termine par une réflexion sur les attributs de l’autonomie et la mise en évidence des différentes facettes de cette dernière : droit de décider, droit à l’erreur et à l’initiative, droit de donner un avis ou de participer à la délibération, droit de vote et de veto, droit de retrait et pouvoir de contrôle (par les pairs, par les procédures, par la médiation du collectif, contrôle social et autocontrôle).
Le quatrième chapitre, très tourné vers la praxis, énumère et explicite quelques instruments de gestion de l’autonomie : la gestion du temps et du lieu de travail, la prospection commerciale et la relation client, le droit d’engager des dépenses courantes, la conduite de réunion efficace, le pouvoir de recruter, la fixation des objectifs, les méthodes d’évaluation, les rémunérations et augmentations, la mobilité horizontale et la formation. Ce dernier point amène les auteurs à s’arrêter sur la nécessaire redéfinition de la posture des managers, ceux-ci devant endosser un rôle de coach/facilitateur.
Le cinquième chapitre se penche sur la dynamique de la transformation, proprement dite, en évoquant les challenges associés (notamment, la mobilisation du corps social et la mise en place d’une concertation de qualité), les possibles trajectoires (oscillant entre basculement et expérimentation/tâtonnement), les difficultés rencontrées (l’insuffisante prise en compte des managers, le surinvestissement des salariés, le turn-over (rotation de personnel), les difficultés instrumentales, par exemple), la mesure des résultats de la démarche ainsi que les ajustements et points d’inflexion à prévoir.
Le sixième et dernier chapitre énonce « dix points de vigilance » à l’attention de praticiens engageant des transformations orientées vers davantage d’autonomisation des salariés, parmi lesquels l’on peut noter quelques incontournables — l’accompagnement, le principe de cohérence, ainsi que l’intérêt des expérimentations locales et des unités pilotes — et débouche sur la conclusion de l’ouvrage.
La réflexion sur la libération de l’entreprise se poursuit et s’enrichit avec les « points de vue », une section proposant des regards croisés de chercheurs qui soulèvent des questionnements, approfondissements et prolongements possibles du présent ouvrage. Michel Lallement souligne le caractère hétéronome du processus d’autonomisation et les écarts de pratiques selon le contexte culturel considéré. Cette préoccupation sur les dimensions interculturelles fait écho à la contribution de Clémentine Marcovici qui esquisse quelques traits saillants des divergences et convergences entre la France et l’Allemagne en matière d’autonomie. Thibaut Cournarie, quant à lui, associe « libération », d’une part, et responsabilité de l’entreprise et responsabilisation des salariés, d’autre part, insistant sur leur caractère indissociable. Enfin, Frédéric d’Arrentières, s’interroge sur le cas des grands groupes industriels et la possibilité, pour ces derniers, d’avoir un « au-delà » de l’entreprise libérée. Il soulève, notamment, le rôle des valeurs collectives en tant que « terreau de la transformation » et questionne la manière de développer les compétences indispensables à l’ambidextrie dans un écosystème étendu.
Pour conclure, cet ouvrage original, rédigé dans un style alerte et plaisant, résolument tourné vers la pratique, vise à proposer des clés concrètes aux praticiens qui envisagent de suivre la voie de la « libération » en les aidant à mieux « placer le curseur » en matière d’autonomie et à conduire la transformation au plan opérationnel, tout en tenant compte de difficultés prévisibles, celles-ci pouvant avoir des effets délétères sur l’organisation. L’on peut regretter que les nouvelles compétences nécessaires à une telle « libération », notamment en matière de « soft skills » (compétences générales) ne soient pas davantage approfondies, mais il est vrai que cet ouvrage est un point d’étape à la suite des premières investigations menées. Si la qualité d’un ouvrage doit s’apprécier à travers la double injonction de rigueur et de pertinence, ce livre y parvient en proposant une lecture fine et nuancée du processus de libération des organisations, utile à la fois au praticien et au chercheur.