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En m’intéressant à Irina Palm (2007), le film du réalisateur belge Sam Garbasky, à son héroïne Maggie ainsi qu’à son actrice Marianne Faithfull, je suivrai le fil improbable d’une féminité incarnée dans un personnage qui réunit divers critères de ce qu’une femme n’est pas ou ne devrait pas être.

Passée la cinquantaine, une femme n’est plus jeune ni tout à fait vieille. Cet âge, assimilé à la maturité pour les hommes, correspond, pour les femmes, à un déclin associé à la ménopause, non tant comme fait biologique, mais comme jugement social décidant leur sortie de la féminité et du “marché sexuel”. “Laissez-moi vous dire qu’il n’y a rien dans le Nord pour les femmes de plus de quarante ans. Rien, rien, rien, bande de salauds!” s’écrit Ellen, l’héroïne du roman Vers le Sud de Dany Lafferrière qui met en scène un groupe de femmes blanches pratiquant le tourisme sexuel en Haïti (2006 : 157)[1]. Il existe peu de représentations culturelles offrant aux femmes mûres une image positive d’elles-mêmes y compris sur le plan sexuel. Une femme peut-elle vieillir sans se renier dans un jeunisme pathétique? Peut-on inventer d’autres déclinaisons, d’autres critères de la féminité qui montreraient une nouvelle route, donneraient une indication optimiste de ce que pourraient être les temporalités féminines, les femmes et la féminité dans l’avenir?

Stanley Cavell et Sandra Laugier disent du cinéma qu’il est un lieu d’éducation morale. Les lignes qui suivent doivent beaucoup à leurs analyses. “L’importance du cinéma, de tel ou tel moment d’un film, se trouve dans sa façon de faire émerger ce qui est important, ce qui compte” (Laugier 2010 : 71). Or, ce qui compte, c’est aussi ce que l’on voudrait voir réaliser, ce qui n’étant pas, demande pour advenir de l’imagination et de l’improvisation. Irina Palm joue à retourner des stéréotypes tenaces comme ceux qui voudraient que les femmes vieillissantes ne soient plus capables de rien, qu’elles ne soient pas désirables, ou encore que les prostituées n’auraient pas de morale… Vision optimiste, mais pas béate : la leçon d’utopie est instillée à travers le traitement réaliste d’un univers plombé par le désespoir, la solitude et le ratage. Dans ce monde “où nous devenons, les uns pour les autres, plus vite un danger qu’une aide” (Cavell 2009 : 100), Maggie se révèle une Mensch, c’est-à-dire dans la culture juive d’Europe centrale et pour reprendre une thématique du précédent film de Garbasky, Le tango des Rashevki (2003), une personne providentielle pour les autres et qui s’avèrera l’être aussi de façon tout à fait réjouissante pour elle-même. Ou pour le dire dans les termes de Winnicott, Maggie, en refusant que le malheur ne s’acharne sur sa famille, et en refusant le diktat de l’âge, va “vivre de façon créative” et nous inviter à le faire.

Irina Palm que son réalisateur qualifie de “tragi-comédie politiquement incorrecte” commence sous les auspices du mélodrame social. Maggie, une veuve et grand-mère prolétaire anglaise, est la mère d’un jeune homme lui-même marié et père d’un petit garçon, Ollie. L’enfant est hospitalisé, il souffre d’une maladie incurable en Angleterre, mais pour laquelle il existe un traitement expérimental en Australie. Les médecins inscrivent Ollie dans ce programme expérimental mais à charge pour la famille de payer le voyage. Maggie est veuve sans emploi, sa belle-fille ne travaille pas et son fils est au chômage. Ils n’ont plus droit à aucun prêt bancaire et Maggie, quand elle prospecte dans une agence pour emploi, se voit répondre qu’à son âge et vu son absence de qualification, elle est inemployable.

Le fils de Maggie lui est très attaché tandis que les relations avec la belle-fille sont tendues, marquées par l’agressivité de celle-ci. Tandis que ses enfants se désespèrent et se déchirent au chevet de l’enfant qui décline, Maggie se demande ce qu’elle pourrait bien faire. Maggie n’est pas seulement la grand-mère d’Ollie, elle est la mère de ce fils réduit à l’impuissance et la belle-mère de cette jeune mère folle de douleur. On retrouve ici l’empilement caractéristique des situations du care domestique dont la responsabilité pèse généralement sur une seule care giver principale[2] (Damamme & Paperman 2009 : 113-121). Mais aussi l’idée que ceux qui ont besoin d’être aidés n’envoient pas forcément des signaux clairs, il faut faire preuve d’imagination et de sensibilité pour détecter leur détresse et savoir comment faire en s’adaptant aux circonstances. C’est ainsi que Maggie comprend, au moment de monter dans le métro, qu’elle doit laisser rentrer ses enfants seuls de l’hôpital le jour où ils viennent d’apprendre le fatal diagnostic et pris conscience de leur incapacité économique à s’inscrire dans le programme australien. Cette attitude attentionnée et détachée, “juste au bon moment”, renvoie à ce qu’Annette Baier désigne comme la gentleness, ou l’invention d’une réponse appropriée à l’autre suivant les circonstances (1985). La gentleness nécessite une attitude expérimentale, la sensibilité à une situation et la capacité à improviser, à “passer à autre chose” face à certaines réactions (Laugier 2005a). Toutes qualités dont Maggie va faire preuve dans ce qui va devenir à partir de ce moment son aventure.

Dans la blouse de Jeanne Dielman

En déambulant dans les rues londoniennes, Maggie remarque une affiche dans un endroit nommé Sex World qui recherche “hôtesses bon salaire”.

- Est-ce que tu sais ce que veut dire hôtesse? demande le patron.

- Servir le café, veiller aux gens, dit-elle en hésitant toutefois, mais il est significatif qu’elle répond dans les termes du care : s’occuper des autres.

- Hôtesse, lui répond-il, c’est un euphémisme. Tu sais ce que veut dire euphémisme?

- Non, dit-elle.

- Moi non plus je ne savais pas, c’est mon avocat qui me l’a appris. Hôtesse veut dire pute.

Maggie peut-elle devenir une travailleuse du sexe pour sauver son petit-fils? Tout l’art de la fiction est de nous faire croire à cette histoire improbable. Évidemment elle va hésiter, partir, revenir. Le travail qui lui est proposé, comme elle est vieille mais a de belles mains et surtout très douces, non calleuses, c’est de masturber des hommes dans un back ground. Ils mettent leur sexe dans un trou, Maggie est installée dans une cabine de l’autre côté. Elle ne les voit pas, ils ne la voient pas. Une fois qu’elle a décidé de s’installer dans cette activité, Maggie arrive au travail avec une blouse en nylon boutonnée devant comme en portent les femmes de ménage, des chaussons confortables, une thermos de café, une photo de sa famille. Un matériel, un costume, qu’elle déplie soigneusement jusqu’à faire de la cabine son univers. Le film joue donc sur le contraste entre, d’un côté la sexualité des hommes centrée sur le pénis et, de l’autre côté, l’activité de Maggie qui ressemble à une activité ménagère, avec le côté routinier du ménage, un peu fastidieux, fatigant physiquement, salissant, il faut nettoyer le sperme et se laver les mains chaque fois, mais où l’on s’applique à bien faire, où l’on prend soin.

Dans ces scènes routinières, et plus encore dans la blouse et la thermos, il y a une citation ou une référence à une autre veuve, un autre film belge, le mythique Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman, tourné en 1975 avec Delphine Seyrig (une autre actrice en contre-emploi). On décrit souvent ce film comme celui où Seyrig fait interminablement la vaisselle de dos. En fait, entre deux activités ménagères, son personnage se prostitue sur rendez-vous. Alors que les activités ménagères sont filmées dans leur continuité temporelle, les scènes de prostitution sont traitées par ellipse. Le temps de la passe est calculé sur celui de la cuisson des pommes de terre. Il arrive une fois que ce temps soit dépassé, les pommes de terre trop cuites et à jeter. Le film raconte trois journées dans la vie de Jeanne Dielman, trois journées qui devraient être scandées par une infernale routine mais celle-ci se détraque, d’abord subrepticement, puis carrément, à la fin l’héroïne éprouve un orgasme et tue son partenaire sexuel.

La putain et la femme au foyer sont considérées dans les représentations classiques comme des figures antagonistes - Casque d’Or ne fait pas la vaisselle. Jeanne Dielman en revanche confond la mère de famille et la prostituée en une seule figure de femme, ce que fait également Irina Palm. Les deux films ont surtout en commun de ne pas hiérarchiser entre le ménage et la prostitution. Les activités ménagères et sexuelles sont présentées sur le même plan, traitées avec le même soin, la même parcimonie de geste, dans une temporalité cyclique dont la répétitivité est gardienne de la cohésion psychique. “C’est quelqu’un qui fait un geste après l’autre de manière à ne pas laisser surgir l’angoisse”, dit Akerman de son personnage. Mais cette fonction contenante n’est pas si simple. Les deux films mettent en effet en lumière une esthétique domestique qui contient son propre dépassement dans la recherche de la perfection au détail près, une sublimation - comme défense certes, mais aussi comme élan perfectionniste - habituellement réduite et galvaudée sous le terme de “maniaquerie”. On pense également à Marguerite Duras qui disait avoir choisi Jeanne Moreau, dans le film Nathalie Granger (1972), parce que c’était la seule actrice crédible à ses yeux dans le geste de ramasser des miettes sur une table. Ce souci d’une rythmicité du corps et des gestes au service d’un ordre des choses de tous les jours qui s’accorderait à celui de la psyché (Kuhn 1973), soutient comme une sorte de soubassement - invisible parce que rarement questionné - le souci de soi et des autres.

L’éthique de Maggie

Irina Palm peut être lu dans un rapprochement avec l’éthique du care telle qu’elle a été initiée par Carol Gilligan (1982)[3]. Celle-ci a constaté l’existence d’un biais androcentré dans les enquêtes de Lawrence Kolberg sur le développement moral des enfants (en fait il n’avait interrogé que des garçons). Parallèlement, elle a critiqué la dévalorisation de la morale et des modes de pensée des femmes parmi les psychologues les plus éminents, dont Freud et son surmoi faible des femmes. À partir d’enquêtes réalisées plutôt auprès de petites filles et de femmes, Gilligan a mis en évidence l’existence d’une façon différente de résoudre les dilemmes moraux, une voix morale différente. Pour le dire dans les termes de Vanessa Nurock, dans le cadre de l’éthique du care, “la morale se fait ainsi non tant jugement impartial dirigé par des principes a priori que narration de relations et de rapports (humains), qui ne sont pas toujours, loin s’en faut, aisés à rapporter voire à appréhender, à apprécier voire à juger” (2010 : 9). D’autres auteures féministes, en particulier la philosophe politique Joan Tronto (1993), ont montré par la suite que cette “voix différente” n’était pas tant celle des femmes (ce que Gilligan n’a d’ailleurs jamais affirmé comme tel) que la voix de ceux ou plus souvent celles dont les activités consistent à s’occuper des autres.

La littérature ou le cinéma offrent un accès privilégié au raisonnement du care, ainsi que le souligne Sandra Laugier, car celui-ci “n’est pas toujours argumentatif et prend la forme d'une narration où les détails concrets, spécifiques, deviennent perceptibles dans les contextes de vie des personnes” (Laugier 2010 : 67). Si le film de Garbasky s’inscrit dans la perspective du care, et non dans celle de la justice, c’est qu’il parvient à construire la “narration de relations humaines” à partir de laquelle la vision morale de Maggie peut nous paraître cohérente. Maggie ne cherche pas à justifier ses choix en fonction des règles sociales, mais en fonction de ce qui a de l’importance pour elle : la préservation de la vie de son petit-fils. Pour Maggie, “la morale n’est pas une question de division bien/mal agir, mais de savoir ce qui est le plus important : cette personne, cette chose, ou vous-même” (Laugier, ibid.). Maggie ne peut pas ne pas tout tenter, chercher et essayer tous les moyens pour sauver Ollie. La responsabilité s’impose à elle dans un registre qui n’est pas, celui, impersonnel d’un “tu dois”, mais dans celui de sa connexion avec les autres, dirait Carol Gilligan. “Ça dépend” répond fréquemment Amy, la petite fille qui incarne la “voix différente” dans le livre de Gilligan du même nom, quand on lui demande ce qu’il convient de faire, traçant là qu’il n’y a pas, dans les situations mouvantes de la vie réelle, de règles qui s’appliquent imparablement, d’où des solutions qui ne s’inscrivent pas dans les critères bien/mal et demandent pour être comprises une autre morale, “une morale non morale” (Laugier, ibid.; l’éthique du care se rapproche ainsi du courant particulariste dans les théories morales contemporaines).

Se prostituer n’est pas une solution “morale” dans la mesure où elle expose à la désapprobation et à la stigmatisation (Pheterson 2001), aussi Maggie se fait-elle discrète sur ses activités. Conflit des voix et des générations, quand le fils découvre finalement le “secret” de sa mère, il menace de lui interdire de voir son petit-fils si elle continue d’aller au club. Tandis que la belle-fille remercie Maggie, les deux femmes surmontant alors leurs différends et leur jalousie, il semble que, pour le fils, le respect des règles morales et l’honneur de sa mère vaillent pour un moment plus que la vie de son propre enfant. Mais le film prend un chemin un peu différent en montrant fugacement le fils à deux doigts d’entrer dans le Sex World, suggérant de la sorte qu’il aurait pu être le client de sa mère. Où l’on perçoit ce qui serait un tout autre film qui aurait été construit à partir de son point de vue à lui. Sa rage est une réaction à l’effroi d’être confronté à la sexualité maternelle et à la tentation de l’inceste. Un certain moralisme masculin opère ainsi comme une digue défensive pour se soustraire à la pensée de la sexualité féminine (ici celle de la mère, mais sans doute aussi celle des soeurs et des filles dans d’autres cas) et à la poussée de ses propres pulsions incestueuses. C’est dire également qu’une femme doit rendre des comptes sur sa sexualité à la génération qui suit, plus et autrement que les hommes, les pères[4].

Une autre “femme inconnue”

“La leçon insistante [du mélodrame] nous apprend que la plus haute vertu des femmes est un noble sacrifice de soi – pour les besoins d’un homme et des enfants” écrit Stanley Cavell (2009 : 376). À propos des héroïnes d’un genre cinématographique qu’il nomme le mélodrame de la femme inconnue[5], il ajoute qu’elles “sont montrées comme dotées de la sensibilité et de l’intelligence morale dont un film tire son pouvoir de jugement, et que le pouvoir d’ironie du personnage féminin principal condamne la société qui lui impose de se conformer à son parti pris de sacrifice.”

Maggie appartient à une autre génération d’héroïnes. On ne peut dire ni qu’elle se sacrifie, ni qu’elle s’avilit en réalisant ce travail sexuel, ni d’ailleurs qu’elle condamne la société dans laquelle elle vit. Prend-elle du plaisir dans la réalisation de ce travail sexuel? La qualité du film, c’est justement d’emprunter cette voie non victimaire qui fait ployer les codes du mélodrame. Une telle expérience ne pourrait se justifier que si l’on s’y risque. Une fois que Maggie a pris la décision qu’elle pense la moins mauvaise dans les circonstances, elle va vivre cette expérience et non la subir. C’est pourquoi aussi le film appartient au genre de la comédie, alors qu’il traite d’un sujet grave : celui de la mort annoncée d’un enfant pauvre et de la carence de toute prise en charge sociale pour l’éviter, c’est-à-dire une injustice majeure.

Quel plaisir? Si Maggie est parfois troublée sexuellement, par la taille de certains pénis en particulier, ce trouble est malgré tout peu envahissant dans une activité contraignante et pénible organisée de façon répétitive et sous pression de temps (l’éjaculation, pour que ce soit rentable, doit intervenir en quelques minutes). Maggie a besoin de faire du chiffre, c’est-à-dire de travailler beaucoup (d’où l’apparition d’un “pénis elbow”, maladie de l’articulation dont elle invente le nom sur le modèle du tennis elbow). Les spectateurs sont ainsi convoqués à se demander si cela fait vraiment une différence de développer des troubles musculo-squelettiques (TMS) en masturbant des pénis à la chaîne ou en réalisant tel autre geste typique des activités répétitives du travail ouvrier féminin. Le film répond oui, mais à nouveau en trompant nos attentes, car le très chic pénis elbow de Maggie est la contrepartie d’une sucessfull story.

Très vite Maggie se révèle en effet avoir un talent particulier pour cette activité et la cabine où elle officie devient celle d’Irina Palm, personnage de fantasme, que les hommes peuvent imaginer comme une bombe sexuelle ou simplement excitante par son mystère même. Même si les hommes ne savent pas d’où Irina tire sa puissance, c’est bien le soin apporté, la douceur des mains de Maggie, son côté méticuleux et cet éthos du domestique qui, paradoxalement, font son succès et sa croissante renommée, qui la font exister. Le fantasme d’Irina Palm – secrètement incarné par l’éthos domestique de Maggie – singularise et ré-enchante la technologie sexuelle désubjectivante du background. Garbasky défend une vision foncièrement optimiste de la postmodernité où la subjectivité, loin de disparaître, réinvestie de sa fantaisie les dispositifs et les technologies. En dépit du consumérisme sexuel, le sens de l’expérience humaine ne se perdrait pas tout à fait, mais cette résistance (certes relative) contre la réification de la société de marché ne pourrait se lire qu’à partir d’un récit qui met la vision et les préoccupations du care au centre[6].

Le film franchit alors un pas supplémentaire. Irina Palm reste ou devient excitante même pour les hommes qui la connaissent comme Maggie : le médecin qui soigne son pénis elbow, Mikky le propriétaire d’abord cynique du Sex World qui tombe amoureux d’elle, le patron de la boîte concurrente qui veut l’embaucher pour s’occuper d’une équipe de six masturbatrices. Dans la mesure où Maggie n’est pas sexy selon les standards classiques, on peut vraiment s’interroger sur d’où lui vient son magnétisme, cet attrait qui la rend à ses adeptes à la fois désirable et respectable comme une sorte d’idole ou de déesse.

Curieusement, une partie de la réponse a probablement à voir avec le perfectionnisme moral au sens où l’entend Stanley Cavell. Je dis curieusement parce qu’un sex shop – lieu de l’exploitation féminine s’il en est – est sans doute le dernier endroit où l’on pense que quelqu’un puisse se perfectionner. Épouse soumise et mère dévouée, Maggie avait vécu auparavant “sans avoir une voix dans sa propre histoire” (Cavell, op. cit. : 383). En devenant Irina Palm, Maggie découvre qu’elle est capable d’abord de “faire quelque chose”; ensuite de le faire bien, et même d’être “la meilleure”. L’aventure ne s’arrête pas au fait d’accumuler de l’argent dans un système inique où l’injustice et le tort subi par l’enfant malade justifieraient tous les moyens. L’aventure en est une, digne d’être racontée, car de façon imprévue, le travail sexuel y trouve le sens d’une élévation et non d’une déchéance. Maggie s’y transforme positivement, elle devient plus puissante, plus talentueuse, plus désirable qu’elle ne pensait l’être. C’est à travers son fameux tour de main qu’elle devient désirable et admirable pour les hommes, ce savoir-faire est clairement une source de fierté, de plaisir et même d’un plaisir qui a la saveur d’une revanche vis-à-vis de la médiocrité de ses voisines et soi-disant amies (parmi lesquelles la maîtresse de son défunt mari).

L’expérience de Maggie s’inscrit ainsi dans le cours d’une vie qui s’y transforme, s’y perfectionne et s’en trouve déviée dans sa trajectoire. Là où une “femme de devoir” serait restée figée dans un répertoire d’activités convenues, Maggie, en improvisant une solution inimaginable a priori à un problème de care, s’affranchit des conventions jusqu’à s’ouvrir à ce que Cavell appellerait “son moi le plus avancé” dans une relation d’amour avec le patron de la boîte, Mikky. Lui-même s’humanise au contact de Maggie alors qu’il disait “haïr les gens”. Quand, à la fin du film, Maggie décide de bifurquer du chemin de l’aéroport et de ne pas partir avec ses enfants en Australie pour rejoindre Mikky, elle choisit “d’avoir une voix dans sa propre histoire”, de faire confiance à son avenir, laissant derrière elle son identité de mère et grand-mère (et le jeune couple vivre sa vie). N’a-t-elle pas fait tout ce qu’elle avait à faire dans ces deux fonctions? Celles-ci, sans disparaître, ne peuvent-elles s’effacer ou s’éloigner devant ce qui n’est pas encore réalisé? Maggie et Mikky se reconnaissent réciproquement comme voie d’accès à leur liberté : être ce qu’ils sont et veiller l’un sur l’autre.

Le film laisse l’histoire inachevée sur ces promesses. Mais si l’on croit à l’avenir de Maggie et Mikky, c’est qu’un principe “féminin”, tout au long, a transformé le destin des protagonistes. Et l’on veut croire que ce principe s’est détaché de Maggie, qu’il est maintenant aussi celui de Mikky, du fils, de la belle-fille. Ce principe est “féminin” si on entend par là que dans les sociétés occidentales, parmi les qualités attendues de la part d’une femme, figurent, souvent assimilées à des déclinaisons du maternel, l’attention à autrui, la réceptivité, l’empathie, la capacité à épouser le point de vue d’autrui qui caractérisent le care ou le souci des autres. Mais ce que suggère aussi le film est que certains contenus de la féminité sociale sont désirables, non parce qu’ils seraient féminins, mais parce qu’ils sont tout simplement indispensables à la préservation de la vie. Comme le dit Reggie, l’une des héroïnes d’un roman de Kate Atkinson : “Nous sommes tous seuls, Mr B? C’est pourquoi nous devons nous occuper les uns des autres” (2008 : 454).

Marianne pleine de grâce

Les films qui comptent pour nous sont ceux qui nous rendent meilleurs (Cavell 2003). L’éducation, ici, ne procède pas seulement du regard qui est porté sur les travailleuses du sexe, sur leurs patrons et leurs clients – tout le monde étant regardé à “hauteur d’homme” avec ses contradictions –, elle ne se résume pas à la façon originale dont il met en intrigue un dilemme du care dans le monde réel, dans la critique sociale de l’iniquité du système de santé anglais ou dans la leçon d’optimisme, l’éducation morale réside principalement dans le regard porté sur le corps féminin assumé dans sa maturité par Faithfull. Irina Palm est avant tout l’apparition d’une femme comme l’on n’en voit habituellement pas sur les écrans, une femme hors du commun.

Marianne Faithfull a été, dans les années 1960 du Swinging London, une jeune femme magnifique, chanteuse, mannequin, actrice. On sait qu’elle est la fille d'un officier britannique et d'une aristocrate autrichienne qui était la petite-nièce de l'écrivain Leopold von Sacher-Masoch. Elle a été l’égérie des Rolling Stones et a eu une longue liaison avec Mick Jagger. Héroïnomane, elle a vaincu la toxicomanie et trouvé un deuxième souffle pour chanter et travailler comme actrice avec Chéreau, Sofia Coppola entre autres. Marianne Faithfull est une icône, quelqu’un qui a une aura de sexualité et de scandale, mais aussi de sophistication.

Aussi, de prime abord, la curiosité que peut susciter ce film est d’y voir Faithfull à la fois dans un contre-emploi (ménagère prolétaire) et dans un emploi qui sied, pour ainsi dire, à sa réputation sulfureuse, celui d’une travailleuse du sexe. Or il est notable que Faithfull s’efface complètement derrière son rôle, on voit Maggie, son regard naïf autant qu’aiguisé et son corps lourd, on ne voit pas Faithfull en train de jouer Maggie. C’est également le cas pour son partenaire masculin, Miki Manojlovic, l’un des acteurs fétiches d’Emir Kusturica (Papa est en voyages d’affaires (1985), Underground (1995), Chat noir, chat blanc (1998), entre autres). Qu’est-ce qui fait qu’un acteur ou une actrice se mette au service d’un personnage, au point qu’on l’oublie, on oublie sa performance d’acteur? C’est peut-être qu’il y a, pour l’acteur, un enjeu au-delà du narcissique, un enjeu que je qualifierai d’éthique ou d’éducation de soi.

Pour paraphraser Cavell, les films qui comptent pour les acteurs sont peut-être ceux qui les rendent meilleurs. Un peu comme si Faithfull disait par sa prestation, je ne suis plus l’icône des sixties, je ne suis pas cette image sur papier glacé de mon passé, je ne fais rien pour lui ressembler, je m’en moque, je suis aujourd’hui quelqu’un d’autre et ce quelqu’un d’autre est vivant, peut faire des choses différentes qui sont celles qui lui correspondent aujourd’hui. Soulignons combien cette posture est rare chez les actrices et même chez les acteurs. Clint Eastwood, par exemple, on l’a connu jeune, comme une sorte d’icône de la masculinité blanche et macho, une icône complètement déconstruite dans Gran Torino où il ne cache rien de sa vieillesse, de ce qu’il est aujourd’hui, et où il met en scène les préjugés racistes des mâles blancs en s’intéressant à leur dépassement par le souci (care) que son personnage prend de ses voisins d’origine asiatique. Eastwood n’a pas seulement vieilli, il s’est déplacé dans ses centres d’intérêts, il en rend compte. Mais cet affranchissement du canon de la jeunesse comme zénith est rarissime chez les actrices qui ne nous éduquent pas à vieillir et à inventer d’autres répertoires féminins de la maturité (peut-être Hannah Schygulla dans De l’autre côté (2007) de Fatih Akin ou Gena Rowlands dans Gloria (John Cassavetes 1980) mais jamais avec un tel optimisme).

Maggie répond sans se dérober au dilemme du care et sans s’avilir soi-même; sachant que l’une des questions centrales en termes de responsabilité soulevées par le care est précisément le dilemme entre souci des autres et sacrifice de soi. Dans la préservation de sa dignité, d’abord pour elle-même, l’astuce de la blouse de ménagère et de la recréation de l’univers domestique joue un rôle non négligeable, Maggie installe son ordre familier des choses pour se sentir exister dans la cabine en continuité avec ce qu’elle est. Mais si nous, spectateurs, croyons en cette dignité et cette élévation, c’est que Faithfull en est convaincue et accorde toute sa confiance au personnage. La confiance en soi est, dit Emerson, “l’aversion de la conformité” (Laugier 2005b). C’est cette expérience de self-reliance qui nous est donnée à vivre à travers l’expérience de Faithfull d’être Maggie. L’actrice est généreuse envers son personnage, mais Maggie, en retour, lui donne les moyens de “vivre de façon créative” en s’élevant au dessus des normes de féminité (de jeunesse, de minceur, mais aussi de renoncement à soi, à l’amour d’un homme et à la sexualité), ce qui lui permet de transfigurer la féminité et de s’y transfigurer. Ce qui la rend désirable, alors, c’est son propre désir d’être, l’autorité sur elle-même que lui confère cette prise de possession de sa vie. Un désir qui mène conjointement l’actrice et son personnage.

Le continuum féminin

Irina Palm, sur un mode optimiste, comme dans Jeanne Dielman, sur un mode tragique, mettent en scène un enchevêtrement entre une situation de care et le travail sexuel où la maman et la putain ne font qu’une. La réalité est toujours bien plus enchevêtrée que ne le laissent soupçonner la plupart des théories ou des discours savants qui, par ailleurs et pour la plupart, méconnaissent le fond d’injustice sociale qui constitue l’arrière-plan des contraintes pesant sur les mères et sur les prostituées. Lorsque l’on s’intéresse aux biographies de femmes, en particulier migrantes, qui exercent des activités de care auprès des enfants, des familles ou des vieillards, il n’est pas rare de constater qu’à d’autres moments de leur histoire, elles aient été travailleuses du sexe ou prostituées. Les mêmes femmes. Florence Levy et Marilène Lieber le montrent magistralement à propos des Chinoises du nord migrantes sans papier en France, qui sont justement des femmes d’âge moyen, plus que la quarantaine, avec des qualifications et un passé de travailleuses ordinaires (Levy & Lieber 2009). Certaines sont nourrices au domicile des Chinois du sud et, à d’autres moments, prostituées, allant parfois jusqu’à dire qu’elles préfèrent “le faire” qu’être enfermées chez leurs compatriotes à faire des tâches domestiques quasiment non rémunérées. Comme le soulignent les auteures, “elles ne peuvent pas sortir, n’ont pas de jour de congé fixe, voire même n’ont pas le droit de recevoir des coups de téléphone. En somme, elles n’ont ni temps ni espace personnel, et sont considérées comme étant en permanence en service” (Ibid. : 726). La prostitution leur permet de s’affranchir des conditions d’emploi et surtout de la domination et du mépris des employeurs de Chine du sud.

Les patrons te paient un peu d’argent et ils veulent que tu fasses beaucoup beaucoup de choses. C’est très pénible. Ils ont une machine à laver mais ne veulent pas que tu l’utilises. Ils veulent que tu laves tout à la main. Ils trouvent que ça gaspille l’électricité et l’eau. Ils ont déjà payé ton salaire, alors...

dit par exemple l’une d’entre elles. Vendre des services sexuels représente ainsi pour certaines d’entre elles une forme de “liberté” au regard de la corvéabilité des emplois domestiques. Dans la veine théorique de Paola Tabet[7] (1987, 2004), les auteures montrent aussi comment les stratégies de mariage pragmatiques avec des Français ou de concubinage avec des Chinois (pensé comme temporaire : “au retour, on se sépare et c’est tout”) constituent des formes de relations sexuelles tarifées, incluant de surcroît une prestation en termes de travail domestique, qui s’inscrivent dans un continuum avec la prostitution.

Cet enchevêtrement de motifs en apparence discordants dans une même destinée féminine est habituellement non relevé par les théories psychologiques sur les femmes et la féminité. Sans doute parce que ces théories sont, pour ainsi dire, les gardiennes du clivage masculin entre la maman et la putain. “Là où ils aiment, ils ne désirent pas et là où ils désirent, ils ne peuvent aimer”, écrit Freud à propos des hommes qui clivent leur vie sexuelle de leur vie affective[8] (1969 : 59). Ce serait pour se prémunir contre l’angoisse générée par les désirs incestueux que l’homme rabaisserait sa partenaire sexuelle et surestimerait la partenaire affective qui évoque l’objet incestueux. Freud n’en fait pas une règle valable pour toute sexualité, mais celle qui prévaut de façon dominante “chez les hommes civilisés”. Cette théorie androcentrée reste valide concernant l’impuissance psychique masculine de même qu’elle éclaire très bien l’angoisse majeure du fils de Maggie au moment où la découverte des activités de sa mère fait sauter le clivage protecteur. Mais, son inconvénient côté femme est de laisse croirer qu’il existerait deux genres de femmes exclusifs l’un de l’autre, les putains et les mères-épouses. Or, dans la vraie vie des femmes, ces deux figures peuvent être confondues dans une simultanéité temporelle (mère et putain) ou apparaître alternativement dans la diachronie d’une même vie (nourrice puis prostituée). Il en résulte des formes d’expériences féminines dont nous ne savons finalement pas grand chose, en dehors de leurs formes psychopathologiques aiguës, puisque, d’une manière générale, tout se passe comme si la connaissance de cet entrelacement des figures opposées de la féminité dans la vie concrète de nombreuses femmes succombait sous le poids a priori du stigmate et de la pathologisation de la prostitution[9].

La polémique sur la prostitution oppose actuellement ceux qui la voient comme “un travail comme les autres” à ceux qui la voient comme “une violence à abolir” considérant les prostituées comme des victimes et (souvent) comme des personnes souffrant de troubles psychiques graves. Irina Palm plaide plutôt pour la prostitution comme travail sexuel, avec ses nouvelles formes d’exercice (le background, en l’occurrence), ses exploiteurs et ses contraintes (qui ne sont pas sous-évalués), ainsi que ses formes de négociations. Mais Garbasky prétend aussi que cette activité pourrait être investie en termes d’empowerment (d’incorporation d’une puissance d’être et d’agir) et son personnage n’est pas une femme psychologiquement perturbée. On est libre de critiquer cette version très libérale et optimiste du travail sexuel. Mais si l’histoire fonctionne, au-delà du talent du réalisateur et des acteurs, c’est aussi grâce à l’évocation en contre-point, fut-elle très stylisée (les visites à l’épicerie du quartier), de l’existence morne d’une ménagère de cinquante ans banlieusarde. De même, dans Jeanne Dielman, on ne sait pas ce qui est le plus tragique de la prostitution, de l’épluchage des pommes de terre ou de leur alternance monotone sur fond de solitude et de silence. Aussi ces films sont-ils porteurs d’un message ambigu. D’un côté, ils produisent une critique féministe de la forme de vie domestique des femmes dans laquelle ils incluent la prostitution sur le même plan que les activités de ménage – posant la question : qu’est-ce qui est vraiment pire? ou le plus avilissant? De l’autre côté, ils mettent en valeur la dimension esthétique et éthique de ces activités qui est habituellement non perçue. Le domestique est ici doublement sublimé. D’abord parce que l’oeuvre le prend pour objet central (alors qu’il est habituellement laissé hors champ). Ensuite parce que l’activité domestico-sexuelle est représentée dans Irina Palm, comme un travail réalisé avec soin à travers lequel l’héroïne s’exprime et se transforme en mieux, c’est-à-dire comme Arbeit au sens freudien du terme, ou comme sublimation ou praxis. Cette ambiguïté ou cette bivalence est inhérente aux activités domestiques et de care où la routine, l’éreintement et la lassitude de servir les besoins des autres s’articulent étroitement avec la création d’une esthétique domestique qui constitue un soubassement pour “tenir” dans le care et endurer ses contraintes. Celles-ci ne sont pas seulement intrinsèques au souci des autres, celui-ci est inséré dans des formes d’exploitation dont le travail de care contribue à occulter l’injustice en fabriquant l’illusion d’une douceur ou d’une attention qui seraient données ou offertes sans effort et sans sacrifice. La répétition perfectionniste des gestes ainsi que le soin apporté aux choses et à leur présence dans l’espace construit alors un univers psychique contenant pour soi et pour les autres, pour se sentir exister en un lieu donné et en continuité. Travailler à stabiliser l’ordinaire en un monde cohérent, quand cette cohérence est inlassablement désorganisée par les pulsions et les passions, les siennes comme celles des autres, et par les injustices, ceci pourrait être une autre définition du care ou de son incarnation principale qu’on appelle féminité, sachant que les motifs de la domination, de la servitude, de la sexualité et du care en forment l’arrière-plan dans l’enchevêtrement d’un seul et même tissu.