Article body

Il existe au moins deux façons de composer avec le sentiment d’avoir vécu pour rien : celle de Proust et celle de Fitzgerald. La première veut que le temps perdu se retrouve en réencodant, avec l’expérience de l’âge, ce qui avait d’abord été mal perçu et mal vécu; la deuxième considère qu’il n’y a plus rien à faire et qu’il faut vivre avec le regret de ce qui a été manqué sur le moment, quitte à s’étourdir pour n’y plus songer. Some Came Running, réalisé par Vincente Minnelli pour la MGM en 1958, met en scène les hésitations d’un quadragénaire entre ces deux attitudes. L’intérêt cinématographique et philosophique du film vient du fait que le scénario, la mise en scène et la structure y considèrent cette dialectique comme le moyen d’introduire, avec les moyens qui sont ceux du cinéma narratif le plus courant, à une réflexion dont le point de départ est proche de celui du Kierkegaard d’Ou bien… ou bien… (2005), ouvrage dont l’un des thèmes est justement la difficulté de composer avec le regret de n’avoir rien accompli, ou en tous cas rien qui vaille. Le film semble en effet présenter, sous couvert de décrire les exemples singuliers de ses personnages principaux, la vie esthétique, la vie éthique et la vie religieuse, le triptyque d’Ou bien… ou bien…, avant d’insister, d’une part, sur l’absence mortifère de care dans la première, d’autre part sur la difficulté à s’improviser du jour au lendemain en care-giver dès lors que l’on décide d’épouser la seconde... Au moment où l’histoire commence, cependant, rien n’est encore joué. Le choix de vivre d’une certaine façon avec le passé est montré comme une décision qui va conditionner la réussite de la deuxième moitié de la vie du héros, et, partant, la réussite de la vie de tout spectateur encore hésitant quant au chemin à prendre en direction de la vie bonne. Cette orientation du film en forme de leçon de vie (life lesson) le destine à un usage cognitif, comme dit Martha Nussbaum des romans qui nous apprennent à “distinguer ce qui est pertinent pour la pensée et pour l’action” dans les situations auxquelles nous serons confrontés pour de bon (1990 : 74). Some Came Running s’éloigne en cela de du triptyque de Kierkegaard, puisqu’il présente comme un choix entre trois alternatives ce que le philosophe danois considérait comme une succession d’étapes; mais elle s’inscrit dans une démarche éthique courante à l’âge d’or des Studios.

Comme d’innombrables films américains d’inspiration mélioriste (pour le dire à la façon de Stanley Cavell), et en vertu de raisons liées à l’histoire même du pays dont ils sont issus, histoire politique, militaire, religieuse et idéologique, Some Came Running traite en effet de la deuxième chance, celle que l’on doit saisir pour oublier ou pour faire oublier un échec ou une faute survenue en première instance. Si l’on a bien affaire ici à une oeuvre “à contenu” qui propose de “découvrir quelles possibilités (et quelles impossibilités tragiques) la vie nous offre” (Nussbaum ibid. : 260), sa vision attentive expose bien moins à se faire inculquer une morale qu’elle n’invite à tenter des expériences de pensée. Particularité étonnante, en effet, dans le cadre du genre auquel il appartient, c’est-à-dire ce qu’il est convenu d’appeler péjorativement le “mélodrame flamboyant”, ce film refuse de trancher clairement entre les termes du choix et se termine alors que la deuxième chance en question n’a pas encore été réellement saisie par le héros, même sur le mode du conditionnel passé (il se demande encore ce qu’il aurait pu faire pour améliorer ses chances d’accéder à la vie bonne).

Le présent article vise à exposer les procédés par lesquels ce film présente les hésitations de son héros et les conduites de vie qui s’offrent à lui, la clé de la vie bonne résidant dans la place accordée au care, à la fois comme attention non-esthétique à soi et souci des autres. Dans un premier temps, il sera question du film lui-même, puis dans un second temps du livre dont il est tiré, de manière à montrer que la notion de care ne concerne pas seulement les agissements des personnages, mais aussi l’attitude du narrateur face à ses personnages et face à ses lecteurs (ou à ses spectateurs).

Le souci des autres chez les personnages

Dave Hirsch (Frank Sinatra) se réveille un beau matin dans sa ville natale de Parkman, Indiana, au lendemain d'une nuit d’ivresse, dix-sept ans après l’avoir quittée avec pertes et fracas. Etranger au plus petit désir d’un “retour au pays natal”, il a simplement indiqué, la veille, le nom de Parkman à ses camarades de beuverie, qui l’ont collé dans le premier bus en partance... Son uniforme de caporal d’infanterie et ses décorations nous apprennent qu’il a été un bon soldat, mais presque aussitôt nous comprenons que cet engagement n’a été qu’un moyen de repousser l’heure du choix entre ses deux métiers civils, joueur de poker et écrivain. L’“accident” de la beuverie suspend donc la fuite en avant de Dave et le met au pied du mur en le confrontant au “temps perdu” depuis son départ de la ville. C’est dès ce stade du film que le triptyque de Kierkegaard fait son apparition, car le choix du poker suppose de mener la vie esthétique et celui de l’écriture de mener la vie éthique. Bien entendu, une telle orientation ne se limite pas au choix d’un métier. Le poker s’accompagne d’une vie noctambule très arrosée, de bonne chère, de bagarres, de meublés vite quittés, de filles faciles et de prostituées, dans une cavalcade assez échevelée pour ne jamais ménager de plages de doutes ni de vélléités d’attachement à quoi ni à qui que ce soit. L’écriture, elle, s’accompagne de la sobriété, de la promesse d’un foyer accueillant, d’une famille, d’un équilibre et d’une vie consacrée à devenir “quelqu’un de bien”, comme dit la vieille marchande de bonbons de Parkman, c’est-à-dire quelqu’un qui non seulement a trouvé la paix intérieure mais qui se trouve en mesure d’aider les autres à la trouver eux aussi.

L’orientation didactique de la conception du film se perçoit au sein de la mise en scène[1], et aussi et surtout dans le scénario, comme nous allons le voir. Chacune des deux vies possibles de Dave y est en effet exemplifiée par deux couples de personnages composés chacun d’une amante et d’un mentor.

Dans le cas de la vie esthétique, celle de l’immédiateté, dit Kierkegaard, l’amante est Ginnie (Shirley MacLaine), l’entraîneuse qui a accompagné par erreur Dave à Parkman en croyant qu’il s’était entiché d’elle. Ginnie est apparemment adaptée à la vie esthétique : elle a “tout ce qu’il faut” au point de faire tourner les têtes (son prénom évoque les vertiges de l’alcool), porte une robe aux attaches si sommaires qu’elle semble faite d’abord pour être ôtée, et semble une “ravissante idiote” (son nom de famille, Moorehead, est un jeu de mot sur “poule d’eau”, proche de “tête de linotte”). Dave l’exploite et l’instrumentalise éhontément durant les trois quarts du film : il la prend, la jette, lui fait nettoyer la pièce, la consomme comme une sucrerie (le cadrage l’associe plusieurs fois au néon “Ice Cream”) chaque fois qu’il décide de laisser de côté la vie éthique au profit de la vie esthétique. “Tu n’as pas le droit de me parler comme ça; je suis un être humain, tout de même”, proteste-t-elle une fois, faiblement, et voilà tout. Son principal défaut est d’être incapable de comprendre les hésitations de Dave quant au chemin à prendre en direction de la vie bonne. “Je ne te comprends pas, mais je t’aime”... Quant au mentor, il s’agit de Bama (Dean Martin). Bama vit la nuit de son adresse au poker, vide des verres de whisky avec une régularité d’horloge et fait la tournée des cercles de jeu clandestins au bras de filles faciles ramassées au hasard, qu’il ennivre jusqu’à ce qu’elles se comportent comme des poupées muettes faisant toujours oui de la tête. Bama, en vrai joueur, garde toujours son chapeau sur sa tête, même quand il dort, par superstition; hors de ce rituel dérisoire il ne se soucie jamais de rien, pas même de sa santé lorsqu’un médecin lui annonce qu’à ce train ses jours sont comptés. C’est d’ailleurs à cette occasion de la visite à l’hôpital que son ami Dave saisit ce que l’attitude esthétique a de suicidaire; le souci de soi qu’elle suppose, en effet, n’est qu’un souci des apparences, non le développement d’une aptitude à se maintenir en vie alimentée par le désir ou l’espoir de se rendre utile.

Dans le cas de la vie éthique, l’amante s’appelle Gwen (Martha Hyer). Professeure de creative writing, elle a suivi les débuts avortés de Dave dans la littérature romanesque. L’éthique du care, de toute évidence, informe la plupart des aspects de sa vie : Gwen prend soin de son vieux père avec lequel elle vit, aussi bien que de ses élèves, qui trouvent toujours auprès d’elle une oreille attentive et la réponse à toutes leurs questions. Loin d’être de celles que l’on n’aime qu’une nuit sous l’emprise des “esprits animaux”, Gwen se montre imperméable aux avances grossières du Dave “séducteur” au sens de Kierkegaard, mais s’unit à lui dès qu’il lui dévoile par le biais d’un manuscrit inachevé le bon fond “éthique” que cachent ses frasques de joueur. Son principal défaut consiste en une attitude exagérément dualiste qui la pousse à séparer radicalement les besoins de son corps et les enthousiasmes dont elle fait preuve pour certaines idées... Quant au mentor, il s’agit de Bob French (Larry Gates), le père de Gwen. Universitaire à la retraite, Bob a fait sienne, contrairement à sa fille, la notion d’“esprit incarné” (embodied mind). S’il “s’obstine à ranger les livres dans la cuisine alors que la graisse les abîme”, comme le déplore Gwen, c’est qu’il sait l’importance pour l’équilibre de la personne de contenter à la fois, et si possible en même temps, les besoins du corps et ceux de l’esprit. De même le parc qui entoure sa somptueuse propriété s’étend-il sur une superficie suffisante pour toucher à la fois la nature sauvage des grandes forêts qui bordent le fleuve Ohio et les faubourgs “civilisés” de Parkman. Son principal défaut est d’être arrivé un peu tard à cet admirable équilibre : non seulement il n’a plus que Gwen (on ignore ce qu’est devenue la mère), mais son souci d’elle le pousse à la jeter dans les bras de Dave; ce qui le caractérise est plutôt une sagesse du détachement stoïcienne.

Entre ces deux équipes qui montrent chacune une voie à suivre, Dave oscille, au long des quelques semaines que dure l’histoire de son passage à Parkman et des cent-quarante minutes que dure le récit audiovisuel. Cette hésitation s’exprime dans le jeu d’acteur de Frank Sinatra, qui répète le geste de se passer la main sur la bouche ou sur la nuque avant de regarder l’humidité dont elle s’imprègne avec une sorte de bref accablement dégoûté. Les fluides indésirés fonctionnent en situation comme les retours intempestifs d’un passé consacré à la fuite et à la débauche, sans souci de soi – le père de Dave a d’ailleurs fini comme une épave roulant plus bas jusqu’à ce que l’alcool ait raison de lui. Par ce geste, Dave montre son impuissance à résoudre, dans la première moitié du film, le conflit entre nature et culture que, chacun à leur manière, Ginnie et Bob ont résolu par le choix (raisonné, s’agissant du second) d’une attitude moniste. Ginnie agit à l’instinct, sachant toujours ce qu’elle désire sans jamais hésiter ni s’embarrasser de contraintes; indifférente à sa réputation, elle suce volontiers ses doigts maculés du ketchup de son hamburger et se regarde dans un sac en forme de chien dont l’oreille cache un miroir. Bob a perdu cet instinct, mais n’a pas laissé pour autant les contraintes de la vie sociale le submerger (il a brièvement essayé le golf) ni cédé à l’attrait du vertige (répugnant à boire, il range les alcools “sur l’étagère du bas”). À quel moment Dave va-t-il enfin se réconcilier avec lui-même, et cesser de regarder, avec un peu d’horreur, son corps comme le simple moyen de mener une existence toute faite de fuite? Quand il manifestera un souci pour autrui, tout simplement, souci en quoi consistera sa “deuxième chance”.

De la même manière que les circonstances d’une beuverie de trop ont amené Dave à faire le point sur la première moitié de sa vie, certains événements survenant durant les quelques semaines qu’il passe à Parkman vont lui permettre d’essayer la voie du care. Les premiers essais seront “encadrés” au sens d’Erving Goffman, c’est-à-dire réglés selon les attentes des rôles à jouer au sein d’une situation connue de tous ses protagonistes. D’abord les rôles familiaux : fils, frère, père. Trop tard pour être un fils, le père Hirsch est mort. Être un frère ne va pas sans mal : Dave a pour frère Frank (Arthur Kennedy), un bijoutier aisé de Parkman qui concentre une bonne part des étroitesses et de la veulerie de l’esprit petit-bourgeois. Après son mariage avec Agnès (Leora Dana) l’année des quatorze ans de Dave, Frank s’est montré bien décidé à “en profiter”. Le couple fraîchement formé, dans cette optique, a tout de suite convenu d’expédier le jeune Dave dans une sorte d’orphelinat. Inutile de dire que cette initiative n’a pas contribué à souder la famille. Dave s’est vengé de deux façons, d’abord en dressant un portrait au vitriol d’Agnès dans son premier roman, ensuite en remboursant à Frank le prix des années en pension complète passées à l’orphelinat – geste dont Frank n’a pas bien perçu tout ce qu’il avait d’humiliant tant l’appât du gain prime chez lui sur toute autre considération. Mais ce n’est pas ainsi qu’on résoud le genre de questions qui taraudent Dave. Ce couple peu reluisant, que le film présente avec plus de pitié que de mépris, a par ailleurs donné naissance à une fille, Dawn (Betty Lou Keim). Heureuse, de prime abord, de voir cet oncle baroudeur débarquer dans le morne quotidien de Parkman, Dawn lui demande des conseils; mais Dave le joueur n’a rien à dire à une jeune fille, puisqu’à ses yeux il a vécu pour rien ses quarante-trois premières années (l’âge de Sinatra à l’époque du tournage).

C’est pourtant Dawn qui va permettre à la situation des frères ennemis de sortir de son enfermement dans l’oeil-pour-oeil. Alors qu’elle refusait jusqu’ici les avances sexuelles de son boyfriend, Dawn va en effet s’essayer à la débauche après avoir surpris son père dans les bras de sa secrétaire. Elle ne peut alors que croiser les pas de son oncle Dave, lequel va la remettre avec l’aide de Ginnie dans le “droit chemin” pour éviter qu’elle ne se brûle, comme lui, les ailes dans un noctambulisme sans but. Ce droit chemin ne passera pas par un retour à l’acceptation de normes subies sans qu’on en voie la nécessité (l’ennui des soirées compassées du country-club de Parkman, la virginité…) mais par les promesses d’un nouveau départ vers la grande ville, à la fin du film. Sur sa lancée, Dave profite de cette réussite dans le rôle de “père de substitution” de sa nièce pour jouer, quoiqu’il soit le cadet, les frères aînés en faisant la morale à Frank. A ce stade, il commence à comprendre que ce souci d’autrui lui fait le plus grand bien : plus besoin d’alcool ni de nuits d’orgie, plus de main nerveuse qui essuie la bouche. Mais il reste à conforter le succès de ces premiers pas sur la voie du care dans le cadre des rôles amoureux d’amant et de mari.

Ici, l’analyse des oppositions didactiques que ménage le scénario devient un peu plus compliquée, les concepts que l’on pourrait importer se chevauchant – du moins ceux qui pourraient avoir inspiré, sciemment ou non, les scénaristes et l’équipe du film toute entière. Hormis pour ce qui est du dernier terme, puisque vie religieuse et amour céleste se rejoignent, le triptyque de Kierkegaard ne coïncide pas exactement, en effet, avec le triptyque classique amour bestial, amour terrestre et amour céleste, ni pour ce qui est des deux premiers termes avec la dialectique éros-agapè[2]. Le héros d’Ou bien… ou bien…, au chapitre du Journal du séducteur (1984) est un esthète parvenu déjà au stade de l’art pour l’art – l’art de la séduction, s’entend. La consommation “bestiale” ne l’intéresse pas; agapè suppose une soumission aux effets produits par l’être aimé qui lui est étrangère, tout autant que la réciprocité supposée par l’amour terrestre; quant à éros, le côté fatal et parfois immotivé du coup de foudre le ferait fuir, lui qui veut tout contrôler. Dave atteint presque ce stade du séducteur kierkegaardien après que les techniques “bestiales” qui font son succès auprès des filles du genre de Ginnie ont échoué auprès de Gwen; il donne en effet l’impression de la vouloir simplement parce qu’elle refuse de figurer dans son tableau de chasse. Le voilà qui utilise indifféremment, d’une phrase à l’autre, verbe d’état (“I’m in love with you”), verbe d’action (“I love you”) et tournure intermédiaire (“I’m falling in love with you”), sans souci donc de la distinction entre éros subi et agapé conçu, et propose le mariage quand ces déclarations dont Gwen remarque qu’il les prononce sans passion n’ont pas eu le moindre effet performatif.

Une fois Gwen “consommée” grâce à l’ivresse qu’a provoquée chez elle la lecture du manuscrit inachevé, Dave revient à la charge, reproposant le mariage sur un mode plus sérieux cette fois. Mais Gwen trouve “effrayante” la facilité qu’il a – et qui sourd de lui à son corps défendant, comme cette transpiration et cette salive qu’il ne cesse d’essuyer – de basculer dans le stupre et l’alcool. “Enfin voyons, depuis que je vous connais j’ai cessé de boire!”, se défend-il en vain… Repoussé, Dave replonge en toute logique dans la vie esthétique, embarquant Bama et Ginnie dans une tournée des night-clubs et des cercles de jeu de Terre-Haute. C’est au retour de ce fracassant périple qu’il s’aperçoit d’une différence capitale entre ses deux amantes (et, partant, entre ses deux vies possibles) : l’une a besoin de lui, mais pas l’autre. Si Ginnie est manifestement folle amoureuse de lui, sa tête de linotte et son coeur d’artichaut en font une proie facile pour tous les grands méchants loups qui passent; sans lui elle finira dans le caniveau. En revanche, Gwen vit de façon parfaitement autonome; au contraire même, c’est lui qui aurait plutôt besoin d’elle et de ses conseils avisés en matière de style et de composition littéraires.

Pour ce qui concerne le bilan des quarante-trois premières années, Ginnie représente l’option Fitzgerald; son amour ne permettra pas à Dave de retrouver le temps perdu. Gwen, elle, représente l’option Proust, ainsi qu’elle le prouve en lui expliquant que le manuscrit inachevé sur lequel il s’escrime depuis des années est en réalité une histoire complète – à ses côtés, il apprendrait donc à réencoder ce qu’il a écrit, et, dans la foulée, ce qu’il a vécu, pour en tirer une expérience plus pleine et dépourvue de regrets. Mais on ne se débarrasse pas si facilement des “esprits animaux” et le premier réflexe de Dave consiste à voir, dans ce besoin de lui et de sa compagnie qu’éprouve Ginnie, un attachement susceptible d’être exploité. “Si tu m’aimes, tu pourrais faire le ménage dans cet appartement, alors?” : réplique infâme qui place moins Dave dans la position d’un séducteur kierkegaardien qui instrumentalise ses proies pour la “beauté du geste”, que dans celle d’un manipulateur sadien qui le fait dans la seule poursuite de son propre plaisir.

Film à vocation mélioriste oblige, Dave ne reste cependant pas longtemps figé dans cette posture. Sans le vouloir expressément, Ginnie va lui donner une leçon sur l’amour et le besoin, comparable d’ailleurs à celle qu’elle donne à Gwen lorsqu’elle vient maladroitement à l’université lui demander quelles sont ses intentions en matière de mariage avec Dave. Dans un premier temps, il s’agit de produire une démonstration de gratuité. Ginnie sait très bien que Dave ne “lui dit des mots gentils que lorsqu’il a un peu picolé” et qu’il s’intéresse surtout à la consolation-minute que promet la disponibilité permanente de ses avantages en nature, les soirs où il se fait rabrouer par Gwen. Elle sait aussi qu’ils sont très différents l’un de l’autre, et qu’elle est incapable de comprendre ce qu’il écrit – sur ce plan du goût pour les belles lettres, une “fille qui arrive juste à raccommoder son soutif” ne peut rivaliser avec un auteur publié aux côtés de Twain, de Fitzgerald ou de Hemingway dans l’Atlantic, le mensuel fondé par Emerson. Mais elle est amoureuse, définitivement. Rien qu’à évoquer les soirs où la façade de loner blasé de son chéri s’effrite un peu en sa présence, Ginnie pleure devant Gwen, laquelle n’est capable d’éprouver une attraction que pour des raisons rationnelles. Or l’amour que ressent Ginnie est “indifférent au mérite”, au point qu’elle peut se dispenser de “modeler sa conduite sur la représentation qu’elle se fait de la réponse que l’autre donnera à son acte” (Boltanski 1990 : 172-173). En effet, ainsi qu’elle l’avoue à sa rivale Gwen, elle aime tant Dave qu’elle “désire qu’il obtienne tout ce qui est nécessaire à son bonheur, même si ça signifie vous au lieu de moi”.

Dave finit par mesurer l’importance de ce qu’il a causé chez Ginnie et par en concevoir à la fois de l’admiration et de la pitié. Au grand dam de Bama, qui verra dans la réaction de son ami la trahison de l’idéal d’une vie esthétique réussie, Dave valide cette anagnorèse en demandant la main de Ginnie, qu’il épousera le soir même. “Je peux peut-être l’aider à défaut de m’aider moi-même”, s’excuse-t-il. Cependant, une leçon de vie classique digne de ce nom ne saurait accepter le risque de faire passer cette union asymétrique pour un modèle à suivre. Un “régime d’équivalence” (Boltanski 1990) qui relie d’un côté l’amour inconditionnel et de l’autre une sorte de pitié admirative et légèrement incrédule ne peut servir d’étendard à brandir sur aucun des champs de bataille de la vie quotidienne – le coussin ostensiblement posé sur le divan auprès de Dave lorsqu’il propose le mariage nous le suggère ironiquement, puisqu’il est brodé à l’effigie du Grillo Parlante que Pinocchio assassinera d’un coup de marteau au bout de deux pages pour ne plus entendre ce qu’il a à lui dire en matière de respect des règles morales[3].

Armée de son infaillible instinct, d’ailleurs, Ginnie a bien senti ce que cette union avait de bancal, et va tout de suite essayer d’en atténuer les déséquilibres. A peine a-t-elle passé la bague au doigt qu’elle avoue à Dave avoir commencé à compulser un livre de grammaire afin d’améliorer la correction de sa conversation. A peine sont-ils sortis de la cérémonie, ensuite, qu’elle caresse la tête d’une jolie petite fille en se retournant vers Dave, comme si la venue future d’un enfant allait pouvoir arranger un peu cette maudite asymétrie. Mais les scénaristes n’ont pas laissé à ce couple l’occasion de réussir son union – c’eût été le sujet d’un autre film, sans doute – et ont décidé de pousser jusqu’au bout la dimension sacrificielle de Ginnie. Le soir même, elle reçoit la balle de revolver que son ancien souteneur, ivre et jaloux, destinait à Dave... La péripétie a beau avoir l’air d’une ficelle mélodramatique – la légende de Hollywood laisse entendre, en outre, que la mort de Ginnie est une idée improvisée en cours de tournage par Sinatra afin que Shirley MacLaine décroche l’Oscar – elle achève indubitablement de complexifier le traitement global du care par le scénario. En effet, elle complète une série de relations duelles où la répartition des rôles de care-giver et de care-receiver n’est pas, in fine, celle que les spectateurs et les protagonistes avaient en tête au début. Frank entend s’occuper de “ranger” son petit frère Dave, mais c’est Dave qui lui donne des leçons de savoir-vivre; Gwen croit rester célibataire pour s’occuper de son vieux père alors que c’est lui qui manoeuvre en sous-main afin que sa fille trouve le bonheur entre les bras de “quelqu’un de bien”; enfin, Dave croit épouser Ginnie pour la tirer des griffes des grands méchants loups alors que c’est elle qui prend soin de lui.

Dans sa dernière séquence, celle de l’inhumation de Ginnie “au-delà du fleuve et sous les arbres”[4], Some Came Running s’offre le luxe d’aborder la question de la vie religieuse, le troisième stade du triptyque conceptuel de Søren Kierkegaard. Dave, blessé par un premier tir du souteneur, a le bras en écharpe, ce bras dont il se servait sans cesse pour s’essuyer la nuque ou la bouche, au temps où cela le démangeait de quitter la vie esthétique sans pour autant savoir comment on passe à la vie éthique. Mais le sait-il désormais? Le voilà “coincé dans l'art de vivre”, comme dit Kierkegaard, bon candidat pour illustrer le constat bien connu de Ou bien… ou bien… : “Que tu te maries ou que tu n'en fasses rien, tu le regretteras dans les deux cas” (2005 : 42), convaincu sans doute que la sphère éthique implique “une exigence tellement infinie que l'individu fait toujours faillite” (ibid.1975 : 384). Dans la logique kierkegaardienne, on pourrait dire que Dave a péché : la main en berne est celle par laquelle il a failli à la fois quand il menait la vie esthétique et quand il a passé la bague au doigt de Ginnie en croyant l’idée judicieuse. Il n’aurait plus, dans cette logique de la vie religieuse, qu’à renoncer à tout pour se répandre en prières jusqu’à se racheter à force de foi. Bama, à quelques mètres de lui sous les arbres, semble encore un meilleur candidat pour ce choix, puisqu’il consent enfin à ôter son chapeau, à l’ombre d’une statue de l’archange Gabriel dont on se souvient qu’il descendit ici-bas pour faire “l’annonce longtemps souhaitée de la Rédemption des hommes” (Pie XII 1958). Mais ce serait surinterpréter, ou faire à tout prix de la filmosophy. D’une part rien ne dit que Dave est prêt à renoncer à sa quête – Gwen n’arrive-t-elle pas en cours de cérémonie, un peu comme elle est arrivée trop tard dans sa vie? D’autre part le geste de Bama ressemble moins à l’annonce d’une conversion qu’au signe avant-coureur envoyé aux cieux par celui qui va bientôt mourir.

On voit le soin mis, ici, à couper l’herbe sous le pied du spectateur désireux de généraliser les solutions existentielles proposées par le film. Some Came Running est par là comparable aux romans qu’étudie Martha Nussbaum dans La Connaissance de l’amour (1990), ces romans marqués par “l’ominiprésence des conflits d’attachements et d’obligations” dans “l’effort [que consentent les personnages] pour mener une vie bonne”, et qui se distinguent par des “descriptions singulières” où la “pertinence morale des circonstances” empêche de généraliser à outrance : le film nous entraîne bien, comme eux, à acquérir cette “capacité à discerner, de manière précise et sensible, les caractéristiques pertinentes de sa situation particulière” (Ibid. : 63-64). Les occurrences des types du joueur cool et du brave type charitable, de la fille “nature” et de la fille “cérébrale”, entre autres, n’y sont pas réductibles à des stéréotypes aisément transposables; d’ailleurs la construction complexe des personnages nous empêche de leur appliquer de telles étiquettes avec la certitude qu’elles les définissent. Dans cette logique, si le film récuse la possibilité de trouver la vie bonne de manière individualiste, il ne fait pas non plus bêtement l’apologie du recours au care comme solution systématique au mal de vivre ou au sentiment d’avoir vécu pour rien le temps passé à céder à la satisfaction des désirs charnels et au souci d’accumuler des biens matériels. C’est pour de mauvaises raisons que Gwen cède à Dave et que Dave épouse Ginnie, comme le suggère la catastrophe finale à laquelle mènent ces mains tendues trop vite. Dave ne comptait pas à ce point pour Gwen, ni Ginnie pour Dave : ils auraient dû percevoir la situation de façon plus subtile, réfléchir davantage – ils auraient peut-être dû, serait-on tenté de dire, aller plus souvent au cinéma pour y voir des life lessons hollywoodiennes... C’est d’ailleurs ce que suggère la séquence de la mort de Ginnie, où deux plans montrent que la salle de cinéma de Parkman projette The Courage of Lassie (Wilcox 1946) : si Dave et Ginnie avaient vu ce film et avaient prêté attention à son contenu éthique, ils auraient peut-être compris, avant que l’irréparable ne se produise, combien le dévouement de Ginnie à l’égard de Dave avait quelque chose de démesuré (n’oublions pas le sac à main en forme de chien de Ginnie, qui nous prépare à faire la transposition finale à Lassie le “chien fidèle”), surtout au regard du peu de choses que Dave, en face, proposait dans le cadre du régime d’équivalence.

Le souci des autres chez les auteurs

Pour qu’une leçon de vie centrée sur le care acquière une chance de devenir performative, il faut que ses auteurs montrent l’exemple, non seulement dans le choix des péripéties, mais aussi dans la mise en forme du récit. L’envie de prêter vraiment attention à autrui, et a fortiori envie de prendre soin d’autrui, ne naîtra que s’ils “font ce qu’ils disent”, c’est-à-dire en l’occurrence qu’ils montrent une certaine sollicitude à l’égard de leurs personnages et – les deux éléments étant bien entendu connectés – à l’égard de leurs spectateurs.

Dans La Connaissance de l’amour, Martha Nussbaum ne traite pas du cinéma, puisant tous ses exemples dans la littérature; elle signale en note que Stanley Cavell a mené pour les films un travail comparable au sien. Un seul auteur ce n’est pas beaucoup, cependant, pour faire face au tir de barrage qu’essuie le cinéma depuis son invention, non pas pour conquérir le label d’art ou pour faire accepter qu’il puisse être le véhicule de l’expression singulière d’artistes géniaux (la question est réglée), mais pour faire accepter l’idée qu’il puisse quelquefois fournir, à destination de l’usage cognitif dont parle Nussbaum, des descriptions de situations personnelles et de conflits intérieurs aussi riches et précises que les grands romans. Rien n’est encore joué en la matière, en effet, et de Julien Gracq à Roland Barthes, les exemples ne manquent pas d’auteurs qui trouvent au cinéma toutes sortes de défauts essentiels en matière de capacité à décrire le monde, à commencer par sa propension à tout montrer[5]. Il est vrai que le cinéma ne peut pas dire “quelqu’un passe” : il est obligé de faire voir une occurrence particulière d’un type, avec le risque d’attirer l’attention sur un détail; il ne peut pas raconter d’histoire sans mentionner l’apparence physique des personnages… etc. Le problème est de taille, sans doute, mais cette contrainte gêne-t-elle l’“usage cognitif” des leçons de vie quand elles passent des pages d’un livre à l’écran?

Puisque Some Came Running est tiré du roman éponyme de James Jones, l’auteur de From Here to Eternity (Tant qu’il y aura des hommes 1953), il pourra nous servir de laboratoire pour répondre à la question. Publié en 1957 par Scribners, l’éditeur de Hemingway, ce roman de près de 1200 pages[6] diffère beaucoup de son adaptation sous forme de scénario pour Minnelli par John Patrick (signataire, entre autres, de High Society et de Love Is a Many-Splendored Thing) et Arthur Sheekman. L’histoire se déroule sur trois ans, non plus quelques semaines, et connaît quantité de développements. Le nombre de personnages y est lui aussi plus grand, et la distribution de leurs traits de caractère et de leurs habitudes moins sélective, de sorte qu’il devient vite difficile de les opposer ou de les enrôler dans des dialectiques. La plupart ont plusieurs facettes; ainsi Bama est-il marié et père de deux enfants; il quitte de temps à autre sa vie de joueur pour leur rendre une courte visite à la ferme où ils vivent... La piste du temps perdu que l’on retrouve en réinterprétant le passé se dilue, elle, par le fait que nombre de personnages veulent devenir écrivains ou le sont déjà; pas seulement Dave, mais Gwen et le petit ami de Dawn, ou encore Bob, devenu un grand poète oublié. Plus généralement, tout le monde disserte – Bama sur la chance au poker, Bob sur la pièce de la reine aux échecs comme métaphore de la condition féminine, etc. – et tout le monde boit, aussi, même Bob : impossible, dès lors, d’associer le recours à l’alcool au choix d’une vie esthétique. L’alcool ne peut pas non plus être, comme chez le Hemingway de Across the River and Into the Trees ou de Islands in the Stream, dont les personnages en engloutissent des quantités invraisemblables sans que leurs capacités d’agir s’en trouvent le moins du monde altérées, le signe de la volonté de l’auteur de nous faire comprendre, en exagérant, qu’il écrit une “fiction votive”[7]. Si pour le Hemingway tardif, en effet, la littérature est (comme pour le Stendhal de La Chartreuse de Parme) le moyen mélancolique de représenter ce que la vie pourrait (ou aurait pu) être[8], pour James Jones elle semble avant tout le moyen de dénoncer, à la Flaubert, ce que l’humain a de minable quelles que soient ses ambitions. Jones semble en effet mépriser ses personnages, dont aucun n’est heureux. Il méprise même et surtout Dave, cet homme marqué par une guerre où il a découvert une “nouvelle façon de vivre sans juge ni président” qui consiste à tuer des inconnus pour ne pas être tué le premier (16); cet écrivain raté animé par un “besoin désespéré d’amour” en forme de “soif anormale d’être aimé”, (117), et à qui “l’idée de la solitude est intolérable” (526).

Non seulement Jones ne fait guère montre de care envers ses personnages, multipliant les éclairages sur leurs côtés petits ou mesquins, mais il souligne leurs disgrâces physiques. Dave et Frank sont “courtauds, trapus, sans cou et chauves” (51); Dave revient d’un séjour de quatre mois en Floride où il amassé “assez de graisse pour ressembler à un goret” (273); Bama écope d’une “allure chevaline” (114); Gwen n’est “pas jolie. Des traits irréguliers. Des sourcils masculins non taillés” (85), “le nez tordu” (98); et Ginnie, que Dave appelle “la grosse”, “n’a pour ainsi dire aucune forme ou, si elle en a, c’est une forme intempestive, placée aux mauvais endroit, comme cette “graisse accumulée sur le dos qu’on voit aux vieilles femmes habituées aux postures déformantes” (207). On n’a donc guère envie de leur ressembler, tandis que dans le film, ils “portent beau”, leur qualité de modèles se lisant d’abord, de façon platonicienne, dans leur apparence. Quant à leurs idées – et dieu sait s’ils en ont d’abondance et s’ils les exposent au lecteur –, elles sont toutes présentées comme des assertions qui tombent à plat ou se trouvent bientôt contredites par les faits. Très souvent, il semble aussi que ces personnages peu gâtés énoncent à sa place le désenchantement bien arrêté de Jones : “Le sexe détruit l’amour”, décrète Gwen (337). Ou encore : “Comme vous le savez, mon cher Dave, dit Bob, quand une personne en aime vraiment une autre, ce qui la préoccupe ce n’est pas le bonheur de celle-ci, mais uniquement le sien” (505).

Ce désanchantement s’étend aux choses du sexe. Souvenons d’abord que la vulgate moderniste, à ce propos, requiert de déplorer la “censure” qui, par le biais du Production Code mis au point avec l’aide du sénateur Hays, a empêché quarante ans durant les films hollywoodiens de représenter le sexe et la nudité. Or, au contraire, comparer Some Came Running à son adaptation par Hollywood conduit à se réjouir de la pression exercée par le Code au lieu de la déplorer. Car le roman, de ce côté, accuse son âge[9] : la vision de la sexualité y est archaïque; la nymphomanie, la virginité, le Rapport Kinsey, ponctuent des descriptions à la fois sordides (la tournure “coucher avec” revient sans cesse; nul vrai plaisir n’est jamais signalé) et irréalistes (il n’est jamais question de contraception ni du risque d’enfanter). De surcroît, non content d’être misanthrope, le roman connote particulièrement la misogynie. Si les hommes agissent de façon minable, les femmes font pire : Gwen, Dawn, Ginnie, toutes jouent la comédie. Gwen s’invente des liaisons alors qu’elle est encore vierge, Dawn se case cyniquement et Ginnie, qui “parle avec une lourde et gauche tendresse” (208), se conduit d’une façon immonde une fois épousée, toute entière pilotée par la soif de respectabilité.

Bref, tout ce qui a été dit plus tôt sur le film, se révèle inapplicable au roman. Or la cause de cette différence est moins la multiplication par Jones des péripéties et des personnages, que son choix d’une narration omnisciente : dans Some Came Running, en effet, le narrateur saute d’un esprit à l’autre avec la plus grande facilité. Nous savons tout sur les personnages. Leur conduite au moment des faits, bien sûr, mais aussi leur passé, leur futur, leurs pensées intimes et même les intuitions informulées qui les effleurent. Il est tentant, dans ces conditions, de renvoyer à Gracq, Barthes et consorts leur propre argument concernant l’intempestivité des descriptions cinématographiques. Ce n’est pas le cinéma qui est trop bavard en nous révélant exactement l’aspect physique de Dave, Bama, Gwen et Ginnie; c’est la littérature qui est trop bavarde en entrant sans vergogne dans leur être le plus intime. Certes, Gracq et Barthes n’avaient pas ce genre de “littérature psychologique” à l’esprit lorsqu’ils écrivaient leurs diatribes, mais peut-être auraient-ils dû en tenir compte aussi.

De surcroît, à cause du phénomène des stars, le cinéma dispose d’un atout pour compenser quelque peu cette “description complète” du personnage par l’acteur. C’est l’atout de la persona. Un acteur au physique connu apporte avec lui tous les films dans lesquels on l’a déjà remarqué, et tout ce que les médias et le paratexte des films ont dit de lui. Ainsi l’équipe responsable de l’adaptation de Some Came Running semble-t-elle avoir conçu le casting masculin en fonction de la persona des stars principales. Frank Sinatra et Dean Martin étaient en effet connus des spectateurs américains de l’époque comme de joyeux drilles formant avec Sammy Davis Jr., Joey Bishop et Peter Lawford le Rat Pack, une bande d’amis du showbusiness jouant, buvant et s’amusant beaucoup, jamais très loin du Strip, la partie de Las Vegas le long de laquelle s’alignent les casinos. Les médias de l’époque regorgeaient d’informations sur l’assiduité que mettait le Rat Pack à célébrer les joies de la vie esthétique; Sinatra et Martin apparurent d’ailleurs ainsi, en dandys éternellement cool, aux téléspectateurs américains, quelques mois avant le début du tournage de Some Came Running, whisky straight et cigarette en main, dans l’épisode du 29 novembre 1957 du Frank Sinatra Show sur ABC. Mais, en un écho parfait à la dualité du personnage de Dave Hirsch, Sinatra alias The Voice était également connu à l’époque pour les concept albums qu’il enregistrait deux fois par an chez Capitol, et dont certains jouaient, entre deux disques swing destinés à animer les soirées dansantes, la carte du spleenIn the Wee Small Hours, en 1955, ou Only the Lonely, en 1958. Les pochettes de ces disques le représentaient souvent seul dans les villes la nuit ou au petit matin frileux, éventuellement sous la pluie, en clown triste ou le regard perdu dans ses pensées, cependant que leurs chansons mélancoliques et poignantes installaient sa voix de velours devant les nappes de cordes du grand orchestre de Nelson Riddle. De même, Dean Martin possédait à la fois la réputation du joueur alcoolique et solitaire (à tel point que Shirley MacLaine, dans ses mémoires, déclara que le rôle de Bama n’était pas pour lui une performance mais la continuation de la vie quotidienne[10]), et celle du latin lover quitté qui se répand dans des chansons d’amour romantiques. L’adéquation au rôle de Bama était d’autant plus forte que Dean Martin, dans la vie, mettait de la distance dans tout ce qu’il faisait; “il gardait le monde lontano, comme disent les mafiosi[11]. Cette ironie tranquille et sous-jacente convenait donc à l’attitude égale de Bama le loner face aux vicissitudes de l’existence, qu’il s’agisse d’une bagarre ou de l’annonce d’une maladie incurable.

On voit bien, ici, qu’aucune discussion concernant le care au sein d’une fiction – qu’il s’agisse de savoir si les personnages exemplifient le souci d’autrui ou si cette fiction a des chances de devenir performative au bénéfice de ses consommateurs les plus attentifs – ne peut se contenter de parler des personnages sans dire un mot de la façon dont leur existence est décrite par leur auteur. Le rapport de l’équipe du film à Dave-Sinatra ou Bama-Dean Martin n’est pas du tout le même, on vient de le voir, que le rapport de James Jones à Dave et à Bama; or ce rapport conditionne l’usage de la fiction considérée comme leçon de vie. L’équipe du film semble animée par le désir de faire vivre au spectateur une expérience de pensée qui lui donnera la chance de faire moins d’erreurs, dans sa vie, que Dave, Gwen, Bama et Ginnie; tandis que Jones semble animé par quelque chose comme “le mépris et la haine artistes dont débordait le coeur de Flaubert pour la réelle humanité”[12]. Lorsque dans un article consacré, justement, à l’usage des fictions, Anne Reboul écrit : “Madame Bovary et Anna Karénine sont des romans différents à proportion de la différence entre Emma et Anna et les raisons de leurs adultères respectifs, comme celles de leurs suicides respectifs sont, elles aussi, différentes” (Reboul 2009 : 90), elle oublie le principal. Il est impossible de parler d’Emma et d’Anna, pour les comparer, sans parler de la façon dont elles nous sont présentées, façon fort différente dans l’un et l’autre cas. À ce titre, le “Madame Bovary c’est moi” de Flaubert peut aussi se comprendre comme l’impossibilité pour le lecteur, à chaque ligne du roman, d’oublier Flaubert, toujours là dans le choix d’un adjectif méchant, d’une notation péjorative ou ironique. Séparer la créature de son créateur, et en l’occurrence la vie d’Emma de Flaubert, pour l’imaginer mise en scène par un créateur plus indulgent, est difficile lorsqu’on est pris par la lecture… Mais une adaptation peut le faire : n’oublions pas que Vincente Minnelli a signé l’adaption de Madame Bovary en 1949, et qu’il y montre, avec ses scénaristes, la même sollicitude pour ses personnages que dans Some Came Running[13]. Tout le monde a sa chance, dans leur adaptation hollywoodienne de Flaubert, comme tout le monde l’a dans celle de Jones : nul narrateur n’y appuiera sur la tête d’un personnage en train de se noyer, même si c’est une crapule; bien plutôt, on lui tendra la main au motif qu’à l’occasion d’une deuxième chance il est peut-être capable de se racheter ou de recommencer une vie nouvelle plus utile à la communauté. Le cinéma bénéficie ici de son statut d’art collectif : quand Jones décide de fustiger Ginnie en choisissant une tournure dépréciative pour décrire un de ses gestes, il est le seul maître; alors qu’au cinéma, Ginnie peut compter sur Shirley MacLaine pour la défendre, avec son abattage et son physique avenant, même si le dialogue et la situation ne sont pas à l’avantage du personnage. Si, comme l’écrit Martha Nussbaum, les livres ont de l’importance parce qu’“ils modifient ce qui compte à nos yeux : pendant que nous lisons, mais également après la lecture, de façon subtile” (1990 : 344), cette modification ne peut avoir lieu qu’après l’évaluation morale de la double attitude du narrateur à notre égard et à l’égard de ces personnages. Or en l’absence de care chez ce narrateur, il est douteux que la moindre modification se produise.