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Il faut considérer le signe comme quelque chose de grand.

G.W.F Hegel, L’Encyclopédie

Introduction

Pour de nombreux sémioticiens, il pourra paraître étonnant, voire choquant, de retrouver au §462 de l’Encyclopédie des sciences philosophiques de Hegel (1988 : 260) la mention que “C’est dans les mots que nous pensons”. Cet étonnement n’est certes pas déplacé, d’autant plus que ce n’est pas à ses vertus sémiologiques que, traditionnellement, la pensée de Hegel a dû son retentissement. Pourtant, en liant la pensée et le signe; en joignant ainsi la question de la médiation à la tâche de sa philosophie, Hegel ne pose pas seulement un geste méthodologique, mais il inscrit également sa pensée dans un horizon sémiologique. Cet horizon est rarement reconnu comme tel, mais à au moins un endroit Hegel (1988 : 253) déplorera que l’on “fourre le signe et le langage n’importe où, à titre d’appendice, en psychologie et en logique, sans songer à leur nécessité et à leur corrélation dans le système que constitue l’activité de l’intelligence”. Si son oeuvre ne développe pas explicitement un contenu sémiologique, l’ensemble de la pensée hégélienne a toutefois une portée sémiologique exemplaire qui demeure largement occultée.

Nous ne voulons pas méditer directement la signification de la connexion entre signe et pensée chez un penseur comme Hegel. La lucidité et le travail que demande une telle entreprise nous dépassent de beaucoup. Notre but est plus modeste et consistera plutôt à interroger le contenu de la théorie du signe hégélienne telle qu’elle a pu s’énoncer par exemple dans la Logique et dans l’Encyclopédie. Il est vrai que nous ne sommes pas les seuls à avoir tenté de dégager les articulations et les moments d’une telle théorie, Jean Hyppolite ayant longtemps avant nous fait l’oeuvre d’une vie en tentant de développer les relations entre le langage et la pensée hégélienne. Près de lui, Jacques Derrida a aussi eu le mérite de consacrer un article décisif à la sémiologie hégélienne. Nous n’entendons pas nous substituer à ces derniers, mais nous croyons que quelque chose demeure incomplet dans leur traitement respectif de la théorie hégélienne du signe.

Les commentaires de Hyppolite sont d’une acuité sémiologique que nous ne remettons pas en question, mais l’exposition de la théorie du signe elle-même est en quelque sorte disséminée dans toute son oeuvre. Derrida, de son côté, a proposé une exposition claire de ce qu’il a thématisé comme étant la sémiologie hégélienne, mais le cadre nécessairement restreint d’un article et la subordination du texte à une problématique – celle du phonocentrisme – en auront interrompu prématurément l’analyse. Notre apport devra donc consister d’une part en une exposition à la fois didactique et systématique de la sémiologie hégélienne et d’autre part en sa mise en relation avec une des sémiotiques qui ont marqué le XXème siècle et qui continuent de nous marquer : la sémiotique peircéenne.

Nous organiserons notre analyse autour d’un commentaire de Jean Hyppolite (1961 : 220), lequel affirmait que “L’Être, l’Essence, le Concept constituent les trois pulsations du Logos”. Après avoir montré que le motif sémiologique d’une équivalence entre pensée et langage n’est pas aussi neuf dans l’histoire de la philosophie qu’on a pu le croire avec le “tournant linguistique”, nous montrerons comment les trois déterminations exposées dans la Logique – Être, Essence, Concept – sont médiatisées dans un procès dialectique grâce à l’action de tout un appareil conceptuel – surtout développé dans l’Encyclopédie. Il nous faudra mettre en relation les déterminations logiques et leur dialectique avec les concepts mobilisés par Hegel dans l’Encyclopédie (intuition sensible, représentation, entendement, mémoire, imagination, etc.), car leurs articulations ne sont pas données d’emblée par Hegel. Nous présenterons ensuite les implications sémiologiques de la théorie du signe qui aura été dégagée pour finalement les rapporter à la sémiotique peircéenne (triadicité, pensée-signe).

La sémiotique et l’histoire de la philosophie

Il y aurait eu, quelque part au XXème siècle, un “tournant” dans notre manière de philosopher. Un tel tournant, apparemment initié par Ludwig Wittgenstein dans son Tractatus logico-philosophicus, aurait eu une portée essentiellement méthodologique en affirmant que la philosophie rigoureuse ne peut pas – ou ne peut plus – faire l’économie d’une analyse préalable du langage. “Toute philosophie, dira Wittgenstein, est ‘critique du langage’” (4.0031). Or, les conséquences d’une telle affirmation s’interprètent dans deux directions différentes. On peut, à l’instar de Frege, Russel et tout un pan de la philosophie analytique, présumer que le monde est objectif et qu’il nous faut ainsi épurer le langage pour le forcer à s’y conformer et à y correspondre enfin. Cette conception du tournant linguistique considère “that philosophical problems are problems which may be solved (or dissolved) either by reforming language, or by understanding more about the language we presently use” (Rorty 1988 : 3). Le langage serait ainsi le reflet de la réalité, et il s’agirait de le polir pour en augmenter la transparence ou en limiter la déformation.

L’autre interprétation possible, qui nous semble plus près de l’esprit du Tractatus, consiste à considérer que le langage “ordinaire” est tout à fait adéquat tel qu’il se présente à nous et qu’il ne doit pas par conséquent être changé. Il nous faudrait plutôt s’ajuster à lui, avec tout ce que cela implique. Cette interprétation a en effet une sérieuse conséquence. Si c’est bien le langage qui est le point de départ, l’objectivité et l’indépendance des concepts de “monde” ou de “réalité” deviennent suspectes. Le langage ne rendrait ainsi pas compte du monde, mais le créerait ou le co-créerait. Il nous semble que François Latraverse (2002 : 128) développe bien cette idée lorsqu’il écrit que “Dans le Tractatus, pour utiliser une formulation simple mais globalement juste, le monde est ce dont parle le langage et le langage est ce qui parle du monde, […] Monde et langage sont ainsi unis comme deux faces d'une même unité”. Cela implique effectivement une posture différente qui modifie notre rapport au monde. Cette nouvelle posture ne supprime pas le regard porté sur le monde, mais elle engage à prendre en compte au moins autant la “structure”[1] de l’oeil que le monde vu.

Peut-être cela constitue-t-il en effet un “tournant linguistique”. Un changement de méthode, c’est-à-dire non pas l’émergence de nouvelles questions dans le champ philosophique ou encore la formulation de réponses radicalement différentes à des questions philosophiques, mais “a new method of approaching the old questions” (Bergmann 1967 : 32). Une nouvelle manière, en somme, d’envisager la philosophie et sa lecture du monde. Pourtant, l’existence avérée d’un tel tournant à tel moment n’est-elle pas toujours déjà menacée? L’impératif de ne pas négliger la réflexion sur le signe n’avait-il pas déjà été formulé? Humboldt (1974 : 17) n’y avait-il pas déjà pavé la voie lorsqu’il faisait remarquer que le langage est “le moyen, sinon absolu, du moins sensible, par lequel l’homme donne forme en même temps à lui-même et au monde, ou plutôt devient conscient de lui-même en projetant un monde hors de lui”. Déjà un siècle avant le Tractatus logico-philosophicus qui devait donner lui donner son impulsion, le “tournant” semblait déjà bien en voie d’être amorcé.

La nouveauté ne serait donc peut-être pas si nouvelle. Un de nos professeurs – qu’il soit ici salué – n’écrivait-il pas d’ailleurs que “Bien que le nom ‘sémiologie’ soit, à l’extérieur de la filière médicale, assez récent, le questionnement sur la nature et le rôle du signe est aussi ancien que la réflexion philosophique elle-même”.[2] Mais de quel ordre une telle isochronie entre réflexion philosophique et réflexion sur le signe est-elle? On pourrait considérer d’une part que la réflexion sur le signe est un sous-produit de la réflexion philosophique, et qu’elle possède en quelque sorte un rôle ancillaire. La réflexion sémiologique aurait ainsi une dimension simplement régionale – fréquente chez divers auteurs, mais en général fragmentaire – dans la philosophie. Répondre de la sorte pourrait sembler satisfaisant. Cela expliquerait bien pourquoi la sémiologie a été capable de déceler dans maintes philosophies antérieures les traces d’une réflexion sur le signe. Cette détection lui aurait entre autres permis de reconstruire le tissu de sa “préhistoire” et ainsi prétendre au statut vénérable que confère l’appartenance à une lignée noble et ancienne.

Mais on pourrait d’autre part considérer que cette explication manque quelque chose d’essentiel. On pourrait penser que ce n’est pas comme réflexion accessoire ou régionale que la réflexion sur le signe se présente à la philosophie, mais plutôt comme sa plus fidèle représentante. Langage et réflexion philosophique ne sont-ils pas coextensifs? Il faudrait ici avancer l’idée selon laquelle toute métaphysique, ontologie ou épistémologie sont déductibles d’une conception du signe ou encore que celle-ci rend compte de celles-là. Et, en ce sens, avancer l’idée qu’interroger le signe, c’est questionner la philosophie en son coeur. Une telle idée n’est peut-être pas si extravagante lorsqu’on considère la philosophie comme “l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts”, voire même, dira quelques pages plus loin Gilles Deleuze, de “créer des concepts” (Deleuze et Guattari 1991 : 8). Or, cette activité de conceptualisation ne pose-t-elle pas la question de la pensée et, plus largement, la question de notre mise en rapport avec le monde? Le signe et la réflexion sur le signe ne trouvent-ils pas là un point d’insertion privilégié dans la philosophie? Cette indissociabilité du signe et de la pensée est d’ailleurs un apport majeur de la pensée peircéenne, pour laquelle “The only thought … which can possibly be cognized is thought in signs. But thought which cannot be cognized does not exist. All thought, therefore, must necessarily be in signs” (Peirce 1958 : 5.251). Chaque pensée, en somme est signe et se signifie. Mais Peirce n’est pas ni le seul ni le premier à avoir mis en évidence la structure médiatrice de la pensée et du langage.

Hegel n’est-il pas à cet effet le penseur de la médiation? Dès les premières pages de l’Introduction de la Phénoménologie de l’Esprit, il examine, pèse et soupèse les possibilités que nous avons de concevoir l’activité du “connaître”. Ou bien, dira-t-il, le connaître est-il un “outil” pour s’emparer de l’absolu – mais aussitôt devons-nous dans ce scénario considérer que “l’application d’un outil à une Chose ne la laisse assurément pas telle qu’elle est pour soi, mais engage avec elle une mise-en-forme et [un] changement” (1993 : 90), – ou bien l’on peut considérer que le connaître n’est pas outil, mais le médium, analogue à la lumière, par lequel la vérité parvient jusqu’à notre oeil – mais encore ici nous ne recevons pas cette lumière “telle qu’elle est en soi, mais telle qu’elle est dans et par ce médium” (Hegel 1993 : 90). Face à ce problème, une nouvelle alternative : ou bien parvenir à la connaissance du mode d’action de l’outil de manière à produire une “correction” de la mise-en-forme qu’il introduit, ou bien parvenir à la connaissance de la loi par laquelle la lumière se décompose et nous parvient. Or, aucune de ces alternatives ne semble prometteuse pour Hegel; dans le premier cas nous sommes reconduits à la Chose sensible avant son intellection – ce qui ne nous avance guère – et dans le second cas la connaissance de la loi de sa réfraction vide le connaître de sa vérité[3].

Toutes ces alternatives sont factices et constituent un faux problème selon Hegel,

car elles présupposent le fait que l’absolu se tienne d’un côté, et [que] le connaître, de l’autre côté, pour soi et séparé de l’absolu, serait pourtant quelque-chose de réel, ou du coup que le connaître qui en tant qu’il est séparé de l’absolu est certes aussi hors de la vérité serait pourtant véritable

1993 : 91

La médiation irréductible entre la pensée et le monde se trouve ainsi affirmée dès l’incipit et en trois pages à peine. Pourquoi une telle place dans l’architectonique de l’oeuvre? Il faut d’abord noter que le premier titre donné à l’ouvrage par Hegel s’intitulait Science de l’expérience de la conscience. Ce n’est qu’après avoir été refusé par son éditeur qu’il le modifie pour Phénoménologie de l’Esprit. La tâche de la Phénoménologie de l’Esprit est ainsi de s’inscrire comme science du phénomène (s’) apparaissant et contre les représentations naïves qui font une disjonction entre le connaître et l’absolu, car ces représentations induisent des présuppositions quant à l’usage de mots “tels que l’absolu, le connaître, également l’objectif et [le] subjectif, et d’autres innombrables dont la signification se trouve présupposée comme universellement bien-connue (bekannt) “(ibid. 1993 : 92). Pour Hegel, ces présuppositions font du concept une simple idée reçue et évacuent l’importance proprement “productive” de la conscience dans le processus de connaissance du concept[4]. La question de la médiation structure en la traversant la Phénoménologie de l’esprit et lui indique donc sa tâche : “C’est pour cette raison que l’on doit ici entreprendre la présentation du savoir qui apparaît” (Hegel 1993 : 94). C’est là, à ne pas en douter, un projet étrangement voisin de celui que proposaient les tenants d’un tournant linguistique. Il faut maintenant montrer comment s’enracine la portée sémiotique du projet philosophique de Hegel.

L’être ou le problème du commencement

Tel qu’il a été mentionné dans l’introduction et à suivre Jean Hyppolite, les trois moments de la Logique hégélienne seraient au coeur d’un procès dialectique qui aurait comme expressions visibles la pensée et le langage. Il y a plus qu’une analogie entre les moments de l’Être, de l’Essence, du Concept et l’indissociabilité de la pensée et du langage. En effet, chaque moment contient les deux autres et n’est valide qu’en tant qu’ils lui sont indispensables. Bernard Bourgeois (2000 : 38) écrit d’ailleurs au sujet de l’Être – mais c’est valide pour tous les moments – que “l’Être est en soi le concept ou l’esprit; il n’est, comme être que parce qu’il y a le concept et l’esprit”. De tous les moments, celui de l’Être a la caractéristique de présenter une difficulté redoutable, celle de nous forcer à penser le commencement. Un des défis que doit affronter Hegel dès les premières pages de sa Logique consiste à résoudre la question du point de départ dans l’ordre de la connaissance. Où situer ce point de départ? La logique de l’Être comprend en elle-même un piège. C’est que l’Être est en quelque sorte préliminaire, car il intervient en amont de la pensée représentative et la précède de droit. Il possède ainsi une unilatéralité, car étant immédiatisé il ne peut être explicité. Il y a ainsi une aporie apparente puisque “la légitimation véritable de ce qu’il est (Être pur) ne peut être effectuée que par le développement de la médiation du concept” (Biard 1981 : 35). L’être se trouvant pour ainsi dire de l’autre côté d’un voile infranchissable, il y aurait une impossibilité de s’assurer philosophiquement du point de départ de la logique de l’Être.

Cette aporie amène Hegel à poser deux hypothèses. La première capitalise sur les acquis de la Phénoménologie de l’Esprit en faisant reposer le commencement sur la certitude sensible. Or, comme le fait remarquer Hyppolite (1961 :15), “dans la certitude sensible, la conscience éprouve sa première relation avec l’être; elle est certitude immédiate, et prétend être certitude de l’immédiat », mais cette prétention, outre qu’elle demeure inexprimable, évolue déjà dans un ordre représentatif. Cela amène Hegel à formuler sa seconde hypothèse. Celle-ci affirme dans une continuité logique le caractère aporétique de toutes les conceptions représentatives du commencement de la logique de l’Être[5], car elles suppriment d’emblée l’immédiateté qu’elles lui supposent. D’une hypothèse à l’autre, nous sommes ainsi confrontés à la même contradiction : “c’est dans la mesure même où l’on affirme du commencement qu’il est absolu, immédiat et simple, qu’on doit le présupposer comme connu” (Biard 1981 : 40). On ne peut détacher l’immédiateté de la signification par laquelle nous la comprenons.

La dialectique permet néanmoins de dépasser cette aporie du commencement en assumant son caractère contradictoire, car dans la circularité d’un penser spéculatif la contradiction du commencement se résorbe : il est à la fois immédiat et médiatisé, fondateur et fondé. Une telle circularité engage l’interdépendance de tous les termes. C’est pourquoi la logique de l’Être, pour s’établir, suppose le développement parallèle et simultané de la sphère du concept qui seule peut saisir le “mode d’engendrement commun de l’immédiateté et de la médiation” (Biard 1981 : 39). L’apparente contradiction qui discréditait les conclusions de chacune des deux hypothèses étant dépassée, Hegel peut faire sienne leur conclusion : le commencement est l’être pur.

De l’être logique à l’intuition

Nous ne nous sommes pas encore engagés dans le procès du signe, car ce n’est pas l’être pur qui peut faire l’objet de l’intellection et ainsi engager la pensée représentative, premier pas “effectif” dans le déploiement du langage. Notre objectif sera ici de montrer le passage de l’être pur vers le support de l’intuition sensible sans nécessairement évoquer l’ensemble des déterminations logiques de l’être (grandeur, mesure, etc.). Ce support est à localiser dans la catégorie logique de l’être-là, “premier moment d’équilibre du procès logique, même si c’est le plus pauvre et le plus abstrait” (Biard 1981 : 62). C’est que l’être-là contient des structures logiques – telles que la déterminité – qui sont articulées d’une façon privilégiée avec la logique de l’Essence. Le “da” du Dasein indique en effet l’idée non pas d’un lieu ou d’une spatialité, mais d’une simple détermination qui affirme la positivité de l’unité de l’être et du néant.

L’être-là dans sa généralité est donc la relève[6] du devenir et exprime une déterminité immédiate. Il doit encore se dialectiser dans la réalité par sa scission interne en être-pour-autre-chose et en être-en-soi, processus que nous n’indiquerons que brièvement. L’être-en-soi est bien la modalité positive et, comme telle, la plus réelle, de la réalité, mais il est aussi le plus inaccessible (car en-soi) et donc inconnaissable. Il faut son moment contradictoire de l’être-pour-autre-chose, modalité négative de la réalité, par lequel l’être-là se rapporte à autre chose – diffère – sans que l’être soit supprimé en lui comme c’était le cas pour l’être et le néant dans l’unité du devenir. La réalité est ainsi la synthèse entre apparence extérieure (être-pour-autre-chose) et fondement de l’apparence extérieure (être-en-soi). Elle se scinde à son tour, dans un schème qu’on reconnaîtra maintenant, en être-dans-soi et se rassemble finalement (mais rien n’est final…) en quelque-chose (Etwas).

Ces deux derniers passages sont à l’articulation de la logique de l’Essence. L’être-dans-soi peut être distingué de l’être-en-soi, car le premier “désigne à la fois le mouvement d’intériorisation de l’être-là et le résultat médiatisé de ce mouvement comme réflexion dans soi” (cité dans Biard 1981 : 72) alors que le second est extérieur et immédiat. L’être-dans-soi se totalise momentanément dans la catégorie du quelque-chose qui n’est plus immédiat, mais qui, selon Hegel, demeure d’abord indéterminé. La négativité – et avec elle l’Essence – se voit à partir d’ici propulsée au premier plan par la catégorie logique de la déterminité qui vient relever le moment du quelque-chose. La forme de l’être-là s’actualise par sa limite – c’est-à-dire se voit conféré un contour et une finité – et par sa déterminité, c’est-à-dire par sa mise en rapport avec un autre quelque-chose. C’est dire que “la déterminité est la modalité négative qui autorise l’être à être et à être pensé” (Biard 1981 : 78). C’est cette négativité qui permet le passage à la pensée en soi, à la représentation, et donc à l’Essence.

Il nous faut avant de continuer opérer la jonction entre logique et psychologie puisque la théorie hégélienne du signe est une section de la seconde et, comme telle, ne recoupe pas exactement la logique de l’Être. Nous avons voulu montrer jusqu’ici que le procès dialectique et logique de l’Être produisait la réalité et le quelque-chose comme être-là encore indéterminé. L’introduction de la déterminité comme rapport négatif d’un quelque-chose à un autre quelque-chose permet toutefois le passage à l’être-pour-soi. Ce dernier moment est crucial, car en constituant non pas “un être au sens de l’étant, […] mais un rapport, rapport à soi dans le sursumer de l’être-autre” (Biard 1981 : 103), il ouvre la possibilité d’un intuitionner pur. Un tel intuitionner excède certes toute conscience déterminée, mais il en constitue “la base vers laquelle il se dirige dans lui-même” (Hegel 1988 : 214). Sans aller plus loin dans l’explicitation de l’être-pour-soi, on comprend qu’il rend possible le passage à la conscience sensible et à la perception. On peut ainsi faire le lien entre la logique (de l’être) et l’esprit subjectif (la psychologie), dans lequel s’inscrit la théorie du signe. Dans l’Encyclopédie, Hegel caractérise la conscience sensible comme moment de la conscience ayant le savoir d’un objet, mais seulement comme un Quelque-chose, c’est-à-dire comme un objet à prendre “que suivant le Rapport qu’il a avec la conscience, à savoir d’être un être extérieur à elle, de ne pas être encore déterminé comme [un être] en lui-même extérieur ou comme un être-extérieur-à-soi” (ibid. : 224). La conscience sensible est ainsi le percevoir d’un objet déterminé comme chose.

Procès de la représentation (Vorstellung)

La saisie de l’objet s’effectue par l’action de l’intelligence par laquelle la conscience, d’une part, dirige son attention sur l’être-hors-de-soi sensible et l’intériorise pour “se poser elle-même comme ayant l’intuition d’elle-même”(Hegel, 1988 : §451) et, d’autre part, se le rappelle à soi dans cette intériorisation de sorte qu’ “elle n’a plus besoin de cette immédiateté du contenu, et du fait de le trouver” (1988 : 246). Le contenu extérieur est ainsi rendu intérieur à la conscience dans l’intuition susceptible d’être rappelée à elle-même. Par l’Erinnerung le contenu devient image, ce qui délivre la conscience du besoin de la présence actualisée de l’intuition extérieure immédiate pour pouvoir en faire l’expérience. Avec ce réservoir d’images, l’intelligence peut “extérioriser son propre sans plus avoir besoin, pour que celui-ci existe en elle, de l’intuition extérieure” (Derrida 1972 : 88). L’intériorisation de l’intuition sensible – qui la pose dans l’espace et le temps propre de la conscience – fait du contenu de l’intuition une image et le rappel à soi de la présence intériorisée par le souvenir (Erinnerung) – donnent son unité à la notion de représentation. L’une et l’autre sont également nécessaires pour parvenir à la représentation, car l’“image conservée abstraitement a besoin, pour son être-là, d’une intuition ayant un être-là” (Hegel 1988 : 248).

Imagination reproductrice

Ce premier processus qui allie intériorisation et remémoration, Hegel le nomme imagination reproductrice. Elle n’est toutefois pas imagination au sens plein du terme, car elle ne produit pas librement ses images, mais se contente de les recevoir du donné sensible. Par là elle possède encore la “passivité de l’impression”. En un certain sens, l’imagination reproductrice est trop arbitraire ou incontrôlée en ce qu’elle ne choisit pas les images à se représenter, mais plutôt les subit. La représentation est ainsi le moyen-terme entre deux moments de l’intelligence et se situe entre la pure intuition immédiate et la pensée entendue comme réflexion. Les représentations ou images sont de l’ordre de l’en-soi, c’est-à-dire de l’essence. Hyppolite (1961 : 225) décrit bien le passage de l’être (sensible) à l’essence en disant que “l’être s’intériorise en s’essentialisant, il s’intériorise comme dans la connaissance la mémoire intériorise l’intuition. Le passé est essence”. Cette essentialisation n’est possible que par l’acte de réminiscence (Erinnerung ou pensée en soi) qui redouble l’intériorisation, mais ce qui reste de l’être nié par la représentation n’est qu’apparence. Tout le processus de la représentation est pour ainsi dire la phénoménalisation de l’être.

Imagination productrice

La passivité qui limitait l’indépendance de la conscience dans l’imagination reproductrice disparaît dans le troisième moment de l’intelligence, l’imagination productrice. Si les images produites et tenues en réserve par l’imagination reproductrice étaient plus universelles que l’intuition sensible, elles demeuraient néanmoins encore trop “concrètes”. Dans l’imagination productrice, les images sont maintenant convoquées au lieu d’apparaître arbitrairement, car le propre de l’imagination productrice est d’en disposer relativement librement, de les combiner et d’en opérer l’intégration formatrice sous l’espèce de formations imagées subjectives, mais universelles. C’est en effet le sens des processus d’association de l’imagination productrice que de mettre les images en relation entre elles et d’effectuer la subsomption du particulier sous l’universel (association des teintes de rouge, regroupements en genres, etc.). “Ce par quoi, dira Hegel (1988 : 557), les images singulières se rapportent les unes aux autres consiste précisément dans ce qui leur est commun”. La mise en rapport opère autant par différenciation que par ressemblance – au sens que Wittgenstein a pu donner à ce terme[7]. L’association des images permet l’atteinte d’un niveau formel où le contenu universel (intérieur, car différentiel) et l’image (extérieure, car encore sensible) se rassemblent dans l’unité de formations imagées. Pris séparément, l’image et le contenu universel étaient unilatéraux et en quelque sorte incapables de signifier par eux-mêmes. Leur intégration réciproque dans la formation imagée leur permet de combler leur lacune respective en parvenant à une “traduction imagée de l’universel et l’universalisation de l’image” (ibid. : 558). L’imagination productrice expose donc en elle-même l’Idée dans la forme de l’être-là sensible ou de l’image.

Signe, extériorisation, concept

Si la représentation était la phénoménalisation de l’être, le signe constitue pour sa part le passage de l’être phénoménologique à l’être logique. L’imagination ne produit pas encore des signes, car dans les formations imagées qu’elle produit “le moment de l’étant fait encore défaut” (ibid. : 252). Il faut donc, pour parvenir à l’étant, essentiellement que l’intelligence ajoute à son action théorique – par laquelle elle élabore des formations imagées subjectives – un agir pratique qui consiste à extérioriser ses images intérieures, c’est-à-dire à les faire être ou Chose. Par là, l’intelligence produit des intuitions et les “relâche” dans la nature. Cette extériorisation n’est toutefois pas en elle-même suffisante, car l’intuition ou l’image formée par l’imagination n’est intuitive que subjectivement. Si l’objectivité lui manque, c’est que l’imagination productrice est en premier lieu “activité symbolisante de l’imaginaire”. L’extériorisation de l’intuition ne crée donc pas obligatoirement un signe, mais premièrement un symbole.

En quoi le symbole diffère-t-il du signe? Ce que Hegel a en vue est un principe d’arbitrarité. Dans le symbole subsiste en effet un lien naturel qui fait que le contenu représenté est le même que le contenu donné dans l’intuition. Cette immédiateté limite la maîtrise de l’esprit sur sa création. Lorsqu’on affirme par exemple que le renard est symbole de la ruse, il a déjà en lui comme détermination l’être-rusé, de sorte que la ruse n’est qu’imagée par analogie ou allégorie. Comme le dit bien Derrida (1972 : 97), “entre le symbole et le symbolisé, la continuité d’une participation mimétique ou analogique se laisse toujours reconnaître”. Le symbole s’est extériorisé, mais la liberté que Hegel lui reconnaît n’est que relative, limitée ou conditionnée puisque le contenu à représenter se donne immédiatement dans le contenu représentant. Le lien naturel entre le symbole et ce qu’il représente n’est pas encore aboli, car l’intelligence exprime ses formations imagées avec “aucun autre matériau sensible que celui dont la signification subsistante-par-soi correspond au contenu déterminé de l’universel à traduire en images” (Hegel 1988 : 558-559).

C’est pour cette raison qu’il faut substituer à l’activité symbolisante de l’imaginaire l’activité signifiante de l’imaginaire. Avec cette dernière, nous entrons dans l’ère du signe à proprement parler, car l’intelligence met en relation une intuition sensible avec un contenu représenté qui lui est complètement étranger. À la différence du symbole, le signe est établi arbitrairement. Il faut entendre ce terme d’une part dans son acception sémiologique habituelle, comme lien immotivé entre l’intuition sensible et le contenu représenté, mais il faut également l’entendre, dans le contexte hégélien, comme manifestation d’un libre-arbitre de la part de l’intelligence. C’est parce que l’esprit assure lui-même le lien entre intuition sensible et contenu représenté que le signe est supérieur au symbole : en celui-là se manifeste l’indépendance et la souveraineté de l’esprit. Le signe est ainsi l’unité d’une représentation subsistante-par-soi (nous pourrions dire un concept) et d’une intuition. Dans cette unité, l’intuition n’est pas son propre représentant, mais ne vaut qu’en tant qu’elle représente autre chose, en témoigne la belle formule de I. Weiss (2003 : 108), qui ajoute que “le signe n’est ce qu’il est qu’en étant ce qu’il n’est pas”.

C’est là une définition relativement classique du signe : “quelque chose mis pour quelque chose d’autre”. Mais Hegel pousse sa réflexion plus loin en montrant que le propre de l’intelligence est d’insuffler au matériau sensible qu’elle a tiré d’elle-même (par la voix ou le son, voire peut-être l’écriture) une représentation subsistante-par-soi, c’est-à-dire une âme, et par là elle “utilise comme sa chose…l’intuition, anéantit ce que cette intuition contient immédiatement et en propre et lui donne un autre contenu pour signification…” (1988 : 253-254). La puissance de l’intelligence consiste en son activité appropriatrice et négatrice par laquelle le contenu de l’intuition sensible doit s’effacer devant l’idéalité signifiée. Le corps du signe ne tient en quelque sorte pas debout sans le souffle créateur de l’intelligence et, réciproquement, l’âme ne peut se présenter seule puisqu’elle n’est qu’un tissu de différences (de formations imagées). Par conséquent muette, elle ne peut qu’être représentée par quelque chose d’autre. Le signe serait ainsi l’incarnation du Verbe[8]. Jacques Derrida, de son côté, y a vu une répétition du schème sôma/sêma présenté dans le Cratyle. (Derrida 1972 : 95). Le corps (sôma) du signe, le tombeau (sêma) est le monument gardant l’âme étrangère qui y est transportée, mais il est aussi en lui-même signe (sêma) en ce qu’il marque que la vie de l’âme continue ailleurs. Dans tous les cas, l’intuition sensible – lorsqu’elle est utilisée comme signe – n’a pas d’autres attributs que d’être sur le mode de l’être-supprimé ou relevé (aufgehoben), extériorisation réalisée de l’intériorité.

Le caractère arbitraire du signe entraîne une conséquence particulière que Hegel (1988 : 559) reconnaît d’emblée : “il faut d’abord apprendre la signification des signes”. Cet apprentissage, nous dit Hegel, n’est possible que par l’action de la mémoire, troisième degré du développement de l’intelligence[9]. Le signe mobilise la mémoire et c’est là quelque chose de très conséquent. Pourquoi? Nous avons tenté jusqu’ici de reproduire le plus fidèlement possible le processus par lequel l’esprit saisi le sensible, l’intériorise et, en l’extériorisant, le signifie. Dans ce que nous avons exposé, il a été question de la production des signes et de leur “animation”. Il demeure que l’activité sémiotique n’est pas seulement production, mais également compréhension des signes. Toutefois, dans la mesure où chez Hegel le monde saisi et intériorisé s’extériorise comme signe, c’est-à-dire à la fois pensée (concept) et intuition sensible (être), il n’y a pas de différence profonde entre le processus de création de signes et celui de compréhension des signes. Hegel (260) est très clair à ce sujet : “L’intelligence parcourt, en tant que mémoire, face à l’intuition du mot, les mêmes activités du rappel en et à soi, qu’elle le fait, en tant que représentation en général, face à la première intuition immédiate”. C'est dire que l’intelligence peut traiter les signes comme des intuitions immédiates parce qu’il existe un médiateur – la mémoire – qui lui permet de se rappeler de manière durable – permanente – les représentations objectivement liées à ces signes.

Hegel nomme, dans un geste qui nous est devenu familier, cette première des trois formes de la mémoire la “mémoire conservant les noms”. Entre la mémoire (Gedächtnis) qui permet de se rappeler le contenu du signe sensible et la mémoire (Erinnerung) comme intériorisation, souvenir ou rappel à et en soi, il n’y aurait aucune discontinuité, mais plutôt une différence de degré. Le second moment de la mémoire est appelé mémoire reproductrice. Par celle-ci, l’intelligence fait l’économie du processus de l’imagination. Ce processus, ayant déjà été conduit, se voit substitué à l’acte de la mémoire par lequel l’esprit “a et reconnaît dans le nom la Chose, et, avec la Chose, le nom, sans intuition ni image” (Hegel 1988 : 260). Le mot n’est pas l’évocation d’une image ou d’une représentation du concept, il est le concept en tant qu’il l’exprime ou le signifie. Il y a ainsi identification du contenu représenté et de l’intuition qui avait été sevrée de son propre contenu sensible pour en être le véhicule. La mémoire reproductrice permet à l’intelligence de faire d’une extériorité – le signe sensible – une intériorité – un concept représenté – et de pérenniser cette substitution.

L’arbitraire, manifestation de la liberté de l’imagination de l’esprit, avait d’abord supprimé tout contenu sensible de l’intuition pour la remplir de l’âme étrangère du contenu représenté. La mémoire reproductrice vient recréer le lien immédiat entre l’intuition sensible et le contenu représenté et bien qu’à l’origine “le sensible est sans ressemblance avec le contenu représenté, il le devient par la mémoire créatrice du langage qui, d’abord arbitraire pur, fixe ensuite cet Univers du langage, et lui donne la consistance solide de l’être trouvé et toujours repris” (Hyppolite 1961 : 37). La mémoire reproductrice permet à l’esprit d’aller plus loin que sa propre création arbitraire en l’investissant d’une naturalité, celle de l’identité du mot et de la Chose dans le signe[10]. Paradoxalement, le signe retrouve ainsi quelque chose du symbole.

La suppression de l’écart entre la signification et le mot devient totale dans la forme finale de la mémoire. Dans la mémoire mécanique, la subjectivité du signe sensible est définitivement levée et la contradiction d’une intériorité extériorisée ou d’une extériorité signifiant une intériorité disparaît. Dans l’habitude – le terme est de Hegel (§384) – la coïncidence entre le mot et la Chose devient complètement immédiate, car

plus je deviens familier avec la signification du mot – plus celui-ci, donc, est réuni avec mon intériorité –, plus l’objectivité et la déterminité de sa signification disparaissent – plus la mémoire elle-même et avec elle, en même temps, le mot, deviennent quelque chose de délaissé par l’esprit

1988 : 561

L’intelligence a retraduit en nature l’immédiat qu’elle s’était appropriée. La mémoire mécanique est ainsi, dira Hegel, le passage à la pensée en ce qu’en elle l’intelligence s’universalise dans le langage. En effet, “Le langage donne aux sensations, intuitions et représentations, un second être-là, plus élevé que leur être-là immédiat, en général une existence qui vaut dans le royaume de la représentation[11]”. Le signe réalise le procès dialectique de l’Être, de l’Essence et du Concept en étant l’unité représentante des trois moments : né d’une intuition, intériorisé comme représentation et extériorisé comme “idéalité sensible” ou “chair spirituelle” (pour utiliser un terme de Husserl), il représente la totalisation de l’esprit – “L’absolu est l’esprit”, dit Hegel (1970 : 352) – et lui permet d’étendre indéfiniment son empire. Décrivant l’“aboutissement” de ce processus, J. Hyppolite le résume avec superbe en affirmant que

Le langage n’est pas seulement un système de signes étranger au signifié, il est l’univers existant du sens, et cet univers est aussi bien l’intériorisation du monde que l’extériorisation du moi, double mouvement qu’il faut comprendre dans son unité

1961 : 27

L’être n’est que pour autant qu’il soit une pensée et réciproquement seulement ce qui est pensé est, ce que Hegel (1988 : 265) exprime en disant que “Penser, pour l’intelligence, c’est avoir des pensées; elles sont en tant que le contenu et l’objet de l’intelligence”. Ce contenu et cet objet de l’intelligence, n’est-ce pas le signe en ce qu’en lui le sens est, et l’être est aussi sens? D’où, peut-être, cette formule inouïe selon laquelle “la pensée est l’être” (ibid. : 561). L’être est, par conséquent, entièrement la “Chose” de la pensée et réfléchi – c’est-à-dire conçu et non reflété – en elle. “Le Logos, dira Hyppolite, est l’être se posant lui-même comme sens; […] ce qui signifie que le sens n’est pas étranger à l’être, n’est pas en dehors ou au delà de lui” (1961 : 230). Le signe est l’intermédiaire par lequel la pensée domestique le monde ou l’être immédiat et le renvoie – signifié – dans la Nature où elle pourra le trouver comme sa chose.

L’importance sémiotique de la pensée hégélienne

Le sémioticien finlandais E. Tarasti (2009 : 107) a déjà écrit qu’il était “profondément persuadé que la pensée sémiotique elle-même a une dette envers Hegel, dont nous pouvons constater les traces chez Peirce et Royce, aussi bien que chez les structuralistes français…”. Comment entendre cette dette? S’agit-il même seulement d’une dette? On peut considérer, comme semble le faire Tarasti, que la dette de la pensée sémiotique[12] à l’égard de Hegel prend la forme d’une redevance, comme on dit, par exemple, d’une compagnie minière qu’elle doit des redevances au propriétaire d’un sol qu’elle exploite. Le sol sémiotique aurait donc été préalablement labouré par Hegel et ce labourage aurait contribué à la fertilité ou à fertiliser bien des réflexions sémiotiques ultérieures, notamment celles de Peirce[13] et de Saussure. Mais cette hypothèse est difficile à vérifier, car si des thèmes et des motifs sont bel et bien récurrents entre ces penseurs et Hegel, il est néanmoins plus complexe de déterminer s’il faut y voir là une influence.

Du reste, il n’est pas certain qu’un lien de dépendance ou d’influence soit un indicateur de la fertilité de la réflexion sémiologique. Que par des chemins indépendants plusieurs penseurs parviennent à une seule et même conclusion l’est peut-être plus. Il semble en outre qu’il s’agisse là d’une idée partagée par Peirce. Ce dernier a en effet eu les mots suivants pour définir sa relation avec Hegel

There was no influence upon me from Hegel unless it was of so occult a kind as to entirely escape my ken, and if there was such an occult influence, it strikes me as about as good an argument for the essential truth of the doctrine, as is the coincidence that Hegel and I arrived in quite independent ways substantially to the same result

cité dans Latraverse 2002 : 125

S’il est donc inadéquat de parler de dette – aussi occulte puisse-t-elle être – de la pensée sémiotique à l’égard de Hegel, peut-on entendre autrement la nature de leur relation? Nous défendrons ici l’idée selon laquelle la familiarité entre la pensée sémiotique et la pensée hégélienne n’est pas à chercher dans une quelconque influence, mais plutôt dans l’importance – la portée – sémiotique de toute la philosophie hégélienne. Celle-ci prend selon nous la forme de la systématisation du signe, c’est-à-dire de son inclusion à titre de moment nécessaire, médiateur, mais aussi médiatisé et donc transitoire d’un système, celui de l’esprit (et peut-être aussi celui de la logique[14], mais nous laissons cette question en suspens).

Les grandes lignes d’une telle systématisation ont été tracées dans la première section de ce travail. Nous ne reviendrons pas directement sur ce propos, mais nous aimerions montrer les endroits où des thèmes et motifs sémiotiques fondamentaux affleurent dans la pensée hégélienne.

Il existe un important parallélisme entre les pensées de Hegel et de Peirce. Ce parallélisme est tel qu’explorer le champ des similitudes entre leurs philosophies respectives représente en soi une odyssée. Pour cette raison nous nous contenterons d’explorer deux notions peircéennes qui nous ont semblé s’accorder profondément avec la pensée hégélienne. Nous avons déjà évoqué la première notion, celle d’une pensée-signe, c’est-à-dire d’une pensée ne pouvant penser hors des signes. La pensée-signe signifie que les transactions de la pensée se font en signes. Il nous semble qu’elle appelle à être traitée conjointement avec la seconde notion, celle du caractère triadique de la pensée peircéenne. Pourquoi les mettre d’emblée en relation? C’est qu’il nous a semblé que celle-ci impliquait celle-là. Peirce le laisse entendre lorsqu’il affirme que : “every genuine triadic relation involves thought or meaning” (CP 1.345). Toute relation triadique impliquerait donc la pensée. Cette dernière, nous l’avions montré en introduction, est nécessairement signe (“Every thought is a sign, voir Peirce 1958 : 1.538). Déployée dans cette direction, l’affirmation de Peirce selon laquelle toute relation triadique implique la pensée devient très proche de la pensée hégélienne. Une triade n’organise-t-elle pas tout le propos hégélien sur le signe et, à vrai dire, sur l’esprit dans son ensemble?

L’idée de la relation triadique, qui implique une interdépendance de telle sorte que les termes qui la composent ne peuvent survivre sans le concours des deux autres, nous semble pouvoir être trouvée chez Hegel dans les trois moments logiques de l’Être, de l’Essence et du Concept. Il y a relation triadique entre ces trois termes, de sorte que l’être ne peut se dire sans son passage à l’intériorité (à la représentation) et l’intériorisation ne peut pleinement signifier que si l’essence devient en-soi-et-pour-soi, c’est-à-dire concept lui-même extériorisé et rendu à la nature. On pourrait encore prolonger cette affirmation en disant que l’esprit n’est lui aussi qu’en tant qu’il y a de l’être – qu’en autant qu’il est être.

Nous avons montré en introduction l’aporie à laquelle Hegel fut confronté lorsqu’il a voulu dessiner les premiers traits de la logique de l’Être. La structure de la logique de l’Être est en effet particulière. Son introduction consiste en un long propos préliminaire que les deux logiques suivantes ne reproduisent pas. La raison en est claire et elle consiste en ce que l’Être est immédiat et précède nécessairement la pensée représentative qui tente de s’en saisir. Une telle aporie ne doit maintenant plus nous étonner, car on comprend que l’Être, en tant que terme de la triade, n’est pas plus au commencement que le Concept n’est à la fin d’un processus – celui de la pensée – qui ne s’interrompt jamais. Mais il faut dire plus : ce qui était au départ une hypothèse – l’immédiateté de l’être – se trouve validé par le processus de l’esprit lui-même, de telle sorte qu’en s’extériorisant le concept revient à l’être immédiat et ferme la boucle qui faisait en sorte que ce dernier pouvait être dit inconnaissable. Hegel ne résout donc pas le problème du commencement, il ne fait que le différer jusqu’à son auto-suppression.

Celle-ci n’est possible que parce que la pensée se saisit de l’être en le rapportant en soi et s’en dessaisit en l’expulsant hors d’elle. Cela veut dire à la fois que les signes sont dans la nature – comme création de l’esprit – et que les signes sont dans l’esprit comme médiatisation de la nature. L’immanence est ainsi complète puisque l’immédiat est devenu la ressource de la pensée et – dans le signe – son produit le plus achevé. Discutant des trois moments de la pensée chez Peirce (premièreté, deuxièmeté, troisièmeté) et Hegel (être, essence, concept)[15], il ne faut pas se surprendre que le premier puisse conclure que

In regard to these [three stages of thinking], it appears to me that Hegel is so nearly right that my own doctrine might very well be taken for a variety of Hegelianism, although in point of fact it was determined in my mind by considerations entirely foreign to Hegel, at a time when my attitude toward Hegelianism was one of contempt

Peirce 1958 : 5.39

Tel que Peirce l’a écrit, la relation triadique implique bien la pensée et Hegel a montré que celle-ci n’était possible qu’à se signifier. Peut-être faudrait-il alors prendre Peirce au pied de la lettre lorsqu’il dit que “My philosophy resuscitates Hegel, though in a strange costume” (1958 : 1.42). Ce costume modifie bien l’apparence mais n’entame ni l’originalité ni la portée de la pensée sémiotique ici en jeu. Nous avons tenté de montrer que – contre l’avis de Peirce – ce costume n’est peut-être pas si “étrange” qu’il pourrait sembler aux premiers abords et que, s’il l’était, il le serait à la manière dont Freud parle de l’Unheimlichkeit, cette intraduisible “inquiétante étrangeté” qui marque l’effroi d’une familiarité mêlée du sentiment d’une irréductible étrangeté (1985 : 215). Si la pensée hégélienne semble si familière à la tradition sémiotique, c’est sans doute parce que sa présence fantomatique hante en secret la demeure et l’édifice sémiologique[16]. Tenter d’exorciser cette présence ne nous engagerait-il pas à purger le langage de la condition de son sens?

Conclusion

On a souvent décrit la philosophie hégélienne comme un idéalisme “absolu” en arguant qu’elle conduit à nier la réalité. Il est vrai que la pensée hégélienne s’affirme comme une foi hyperbolique en la raison. Une telle foi est attestée dans ce passage de la Philosophie de la nature : “la raison doit nécessairement avoir confiance en elle-même, en pensant que, dans la nature, le concept parle au concept, et que la figure vraie du concept, qui gît cachée sous l’extériorité réciproque des figures infiniment nombreuses, se montrera à elle” (Hegel 2004 : 99). Cette confiance en elle de la raison représente pour Hegel la solution au problème central de la philosophie de son époque, c’est-à-dire le rapport de la pensée à l’objectivité. Il faut comprendre l’idéalisme hégélien d’abord dans la double opposition qu’il entend dessiner; d’une part contre le romantisme et un certain mysticisme (par exemple chez Schelling) et contre un certain matérialisme d’autre part. Dans les deux cas il s’agit de s’opposer à la possibilité de l’ineffable. Cet ineffable est donné dans les deux positions contestées par Hegel. Le mysticisme, la croyance et la génialité, d’abord, apparaissent comme un ineffable au-delà du langage. Le matérialisme, l’intuition immédiate et la certitude sensible, ensuite, comme marques d’un ineffable en-deçà du langage.

Pour Hegel, l’ineffable signifie que l’esprit n’est pas maître de lui-même, qu’il est ou peut être travaillé par une intuition silencieuse ou un ravissement inexprimable. L’idéalisme hégélien consiste précisément à refuser cette aliénation de l’esprit en considérant que celui-ci est de part en part conscience, c’est-à-dire pensée et connaissance. Or le refus d’une telle aliénation n’est possible qu’à admettre que l’esprit pose la nature sans seulement la dépasser dans son idéalisation. C’est là tout le sens du propos préliminaire de la Logique de l’être dans lequel est énoncé le problème du commencement. Nous avons montré en de multiples endroits que la philosophie hégélienne était la position de l’identité entre la pensée et la réalité. Cette position d’identité n’est possible qu’en vertu du signe et l’idéalisme de Hegel ne se comprend que par l’immanence radicale qu’il suppose. Celle-ci est le fait du procès dialectique présent dans la Logique, et dont nous avons voulu montrer la réplique dans la pensée sémiologique présente dans l’Encyclopédie. Le caractère triadique de la relation entre l’Être, l’Essence et le Concept – ce qu’on pourrait, avec Peirce, appeler la pensée – en manifeste l’immanence radicale. C’est en ce sens que Roger Garaudy écrit (1966 : 151) que “nulle forme de pensée plus que la dialectique n’exclut plus radicalement toute transcendance divine : tout, en elle, est médiatisé, lié par des transitions. Elle implique l’immanence la plus complète…”. Et, pourtant, sous ce refus de la transcendance, ne pourrait-on pas voir une sécularisation de la parole divine rapportée par Jean (1, 1) : “Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu”. Cette parole divine ne rassemble-t-elle pas après tout l’essentiel du propos hégélien?

C’est que l’idéalisme par lequel “dans la nature, le concept parle au concept” n’est possible que parce que le sens n’est pas un accident de l’esprit dans l’esprit, mais qu’il le constitue de part en part. Cela signifie que l’être est compris – dans les deux sens de ce terme – par le signe. L’être n’est donc réellement et positivement qu’en tant qu’il vit dans le signe. Le but de l’être, nous dit Hegel (2004 : 19), “est de se mettre à mort [lui-même], et de rompre l’écorce de l’immédiat, du sensible, de se consumer par le feu en tant qu’un phénix, afin de surgir [rajeuni] de cette extériorité comme esprit”. La puissance de l’esprit réside dans son acte d’auto-objectivation par lequel il se pose – se signifie – comme concept réalisé. Ainsi dans le signe l’esprit produit-il autant la nature (la face sensible du signe) qu’il crée l’Idée (le contenu représenté ou concept). La portée sémiotique de la philosophie hégélienne peut ainsi prétendre s’étendre aussi loin que son regard puisse porter – et elle n’a pas la réputation d’avoir une courte vue.