Article body

Parmi les thèmes les moins explorés chez ceux qui abordent l’oeuvre de Christian Metz se trouvent tous ceux qui relèvent de ce que, globalement, l’on pourrait ranger sous la bannière de “l’esthétique”[1]. Cela s’explique par plusieurs raisons. D’abord, l’oeuvre elle-même, marquée dès le début par la quête structuraliste et sémiologique du “langage cinématographique” et de sa spécificité, semble résolument tourner le dos à tout ce qui relèverait de la critique, à la manière un peu des filmologues qui ont précédé Metz et dont il s’est passablement inspiré pour soumettre son projet de thèse en Sorbonne dès 1961 – projet qui s’intitulait “Cinéma et langage”. Ensuite, il y a eu l’introduction de la psychanalyse, dont on a surtout retenu le travail sur le dispositif et, dans les termes de Metz lui-même, l’examen des rapports qu’entretient non pas le film singulier mais plutôt la situation cinématographique “avec le stade du miroir, avec l’infini du désir, avec la position du voyeurisme, la scène primitive, les tours et retours du désaveu” (1977 : 179), de manière à cerner l’inconscient de l’institution cinématographique tel qu’il est “imprimé” dans le psychisme de ses usagers en tant que code[2]. Puis, enfin, il y a eu le retour à la linguistique structuraliste avec L’énonciation impersonnelle, ou le site du film (1991). Avec Metz, il est vrai, l’idée que le cinéma soit un art ou encore un art en devenir qu’il importe de défendre face à ses détracteurs – idée maîtresse d’une certaine théorie dite “classique” du cinéma, qui va de Münsterberg à Jean Mitry, en passant par Freeburg, Arnheim, Balazs, Kracauer et de nombreux autres – cède le pas massivement à l’idée de langage. On ne trouve donc pas chez lui une défense et illustration de la fonction ou de la valeur artistique du cinéma. Massivement certes, mais pas – et ce sera le propos de cet article – pas entièrement. Il s’agira donc ici d’examiner ce qui relève de l’esthétique, ou encore prend sa source chez elle, au sein du projet metzien.

Le passage du cinéma en tant qu’‘art’ au cinéma comme ‘langage’ ne s’est pas déroulé sans heurt. Il s’agissait, après tout, d’une véritable tentative pour recentrer les images animées dans le champs du savoir, pour les faire passer du domaine de l’art et de l’esthétique où elles s’étaient souvent cantonnées entre les mains d’auteurs principalement autodidactes (du moins, en matière de cinéma), vers celui d’une sémiologie axée sur la linguistique comme science-pilote et envisagée, comme chez Saussure, sous la rubrique de la psychologie sociale. Pour schématiser un peu, on pourrait dire que ce projet, soutenu par la déferlante structuraliste en sciences humaines et sociales, et qui connut le succès remarquable que l’on sait, a accompli pour un temps le clivage, lequel s’était d’abord fait sentir dans le contexte français avec la filmologie, entre un discours savant sur le cinéma (et parfois sur les films) et un discours esthético-critique (et parfois historique) sur les films. Si l’Institut de filmologie avait réussi brièvement à se tailler un petit espace à l’université en se liant avec la Sorbonne pendant les années 1950[3], c’est néanmoins en grande partie avec Metz, et ce, à partir du lieu relativement excentrique qu’il occupe – ne serait-ce qu’eu égard à l’institution universitaire française – à la VIe section de l’École Pratique des Haute Études (laquelle devient en 1975 l’École des Hautes Études en Sciences Sociales), que les études cinématographiques s’installent définitivement dans l’enseignement supérieur en France, et que la sémiologie s’impose pendant quelques années comme discours dominant dans cette discipline. Car force est de reconnaître qu’au-delà même de l’impact de ses publications et de sa recherche, Metz s’est retrouvé soit à diriger les thèses, soit à participer aux jurys de thèses de presque une génération entière de chercheurs et de futurs enseignants français – sans compter de nombreux étrangers. Et comme on l’avait fait pour la filmologie[4], certaines voix se sont élevées, quelques-unes en France et beaucoup à l’étranger, pour critiquer chez Metz un trop grand désir d’abstraction et de formalisation, voire une absence de considération proprement esthétique envers le 7e art, ses films et les plaisirs qu’il procure. Ainsi, dans un article de 1975, Sam Rohdie cite les attaques du critique anglais Robin Wood avant que ce dernier n’embrasse lui-même certains principes du structuralisme :

A year ago, at a seminar at the British Film Institute centering on the work of Christian Metz and on cinesemiotics, a well-known critic spoke. Robin Wood found Metz insufficiently concrete, too concerned with abstract proposals, instead of with the actual analysis of real films. Wood himself has repeatedly stressed the organic quality of specific films – the singularity of the body of the text. What does all this have to do with films? Wood wanted to know. The suspicion was that he knew already in the very insistence of his demand to know what the pay-off was, what the returns of this theorizing were. Could it be used”,exploited in filmic analysis?

1975 : 22

Il est vrai que jusqu’à la publication de L’énonciation impersonnelle, les écrits de Metz mentionnent très peu de films, suivant en cela aussi l’exemple des filmologues. Rappelons qu’aucun titre de film n’avait été ne serait-ce que mentionné par Gilbert Cohen-Séat dans son Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma de 1946, ouvrage dont s’est inspiré Metz qui, dans Langage et cinéma (1971), y reprendra au gré de quelques remaniements la distinction du cinématographique et du filmique. En somme, on a reproché à Metz de ne pas être cinéphile, de ne pas s’intéresser aux films et de laisser pour compte tout ce qui fait du cinéma un art ou encore une source de plaisir esthétique. Évidemment, les auteurs de tels reproches ne se doutaient peut-être pas que Metz avait animé et co-dirigé des ciné-clubs au Lycée Henri IV de Béziers, puis au Lycée Henri IV de Paris, puis enfin à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, soit entre 1947 et 1953, alors que bat en France la fièvre cinéphilique de l’après-guerre; ou encore qu’il ait été brièvement l’assistant de Georges Sadoul en 1955-1956, tout juste après avoir terminé sa maîtrise de Grec et son aggrégation de Lettres Classiques. Ils ignoraient aussi sans nul doute que Metz rédigeait pour lui-même de longues fiches concernant les milliers de films qu’il visionnait en salle, sur cassette vidéo ou encore à la télévision. Il s’agissait d’aide-mémoires, bien sûr, mais on y trouve également des indications sur ses goûts et l’expression de sa cinéphilie : par exemple, à propos d’Alice dans les villes de W. Wenders (1974), il écrira :

le film est très mou, lent, étiré [,] il chiade les temps morts, mais n’est pas Antonioni qui veut, et ici ces temps morts sont vraiment morts; le filmage est quelconque, plutôt laid, souvent et systématiquement surexposé; on s’ennuie doucement, sans violence”.

Et puis, contre toute attente, il ajoute :

curieusement cet ensemble même de ‘défauts’ compose une sorte d’accent personnel, ou de style; c’est vrai que ça ne ressemble pas à autre chose, qu’il y a un vrai ton. Mais il faudra attendre la maturité pour que ce ton s’allie à quelque chose de solide. Ici ça reste très adolescent.

ms. CM0023, Fonds Metz

S’y exprime aussi son admiration pour des films aussi différents que Duel (Spielberg 1971), dont il note la “pure virtuosité […] remarquable” et l’“époustouflante” “science des angles de vue sur les deux véhicules” (ms. CM0229, Fonds Metz), ou encore Les Dames du Bois de Boulogne (Bresson 1944), qu’il caractérise tout simplement de “sublime” et dont il remarque les “cadrages minimaux, dépouillés, mais tranchés et fortement découpés visuellement” en notant :

tout est réaliste, mais on ne le dirait pas [puisque] la stylisation transfigure tout, grâce au dialogue résolument littéraire (bien que minimal et très simple), à la diction (pas encore ‘blanche’, mais déjà très sobre et altière) [et] à l’élégance nue de l’image.

ms. CM0179, Fonds Metz

Mais au-delà des anecdotes et des palmarès, c’est surtout l’espace qu’occupe l’esthétique dans le cheminemant intellectuel de Metz qui m’intéresse ici, de même que ses liens avec la sémiologie. Cet espace, pour l’essentiel du moins, se résume à trois “lieux” entre lesquels l’esthétique se déplace : expressivité, stylistique et poétique.

1. Expressivité

J’ai eu l’occasion de montrer ailleurs, en compagnie de Dominique Chateau, comment la notion d’expressivité chez Metz s’articule à un regard phénoménologique qui, dans ses premiers écrits, peine un peu à se distinguer de celui qu’offre la sémiologie (Chateau & Lefebvre 2013). En fait, il est possible d’envisager une bonne part des efforts de Metz, depuis “Le cinéma : langue ou langage?” (1968 [1964]) jusqu’au Signifiant imaginaire (1977), comme une tentative de faire dialoguer la sémiologie et la phénoménologie. Or, jusqu’en juin 1967, date du colloque de Pesaro où il rencontre Umberto Eco, ce dialogue est tel qu’on a de la difficulté à y discerner, si l’on s’en tient uniquement à ce que montre l’image, là où s’arrête l’enquête phénoménologique du sens et là où commence à proprement parler l’analyse sémiologique de la signification cinématographique. Au centre de cette ambiguïté se trouve le problème de l’analogie photo-filmique et de son rapport avec l’expressivité – tant celle du monde que celle de l’art.

Au départ, le jeune Metz a été profondément influencé par les travaux de Mikel Dufrenne et tout particulièrement sa Phénoménologie de l’expérience esthétique (1953) – tel qu’en témoignent les notes de lecture copieuses qu’il consacre à cet ouvrage, et dont il reprend ensuite certains passages dans son grand article programmatique “Le cinéma : langue ou langage?”. C’est d’ailleurs à Dufrenne que Metz emprunte le concept d’expression entendu comme dimension proprement phénoménologique du sens. Dufrenne propose de distinguer entre, d’une part, ce qui relève de la représentation ou encore de la signification – ce serait le cas du langage usuel dans son usage expressément dénotatif, par exemple – et, d’autre part, ce qui relève de l’expression, qu’il s’agisse d’expression naturelle ou d’expression artistique comme dans le cas de la poésie notamment. “L’oeuvre d’art, explique Dufrenne, dit quelque chose directement, au-delà de son sens intelligible, elle révèle une certaine qualité affective, qu’il n’est peut-être pas facile de traduire, mais qui pourtant s’éprouve distinctement : telle peinture, n’eût-elle point de sujet exprime le tragique, telle musique la tendresse, tel poème l’angoisse ou la sérénité” (1953, T. 1 : 405). Il s’en suit pour Dufrenne que c’est l’expressivité d’un objet ou d’une oeuvre – sa capacité à rendre présente à la conscience esthétique une qualité – et non la représentation ou la signification – sa capacité à tenir lieu d’une chose ou d’un concept – qui en assure la dimension esthétique, et ce, quel qu’ils soient.

Pour Metz, qui dans ses premiers travaux suit en cela Dufrenne, l’expression en art est le sens tel qu’il s’offre directement à nous à travers un médium, mais au-delà de ce qui y est représenté, c’est-à-dire au-delà de son contenu manifeste dénoté ou encore de sa signification. Ainsi, dans un corrigé de littérature qu’il rédige pour le CUDES[5] en 1965, Metz écrit :

Constamment manipulés par “la tribu” – par nous tous – dans le seul but, purement utilitaire, de nous faire comprendre dans la vie de tous les jours, les mots peuvent aussi être l’objet d’une alchimie plus subtile, qui les rendra expressifs et les fera ressembler en quelque mesure aux choses qu’ils désignent. C’est le but même de la littérature, c’est ce qui la distingue du langage usuel.

Corrigé no. 1, “Poésie des mots et pouvoir des mots”, Français littéraire, ms. CM5000, p. 3 Fonds Metz

L’intérêt de ce corrigé, en ce qui nous concerne aujourd’hui, c’est qu’il montre bien, chez le jeune Metz, la persistance d’une conception esthétique de la littérature d’abord élaborée l’année précédente dans “Le cinéma : langue ou langage?” et contre laquelle, par contraste, il fera jouer le cinéma. Cette conception, inspirée par les travaux de Dufrenne, se résume donc à ceci : dans les arts fondés sur la représentation (ou sur la signification), comme c’est le cas de la littérature dont le matériau est le système de la langue, la dimension esthétique repose sur la capacité expressive d’une oeuvre à livrer un ‘contenu’ distinct de la seule signification dénotée. Eu égard à l’objet langagier, cette “alchimie du verbe” suppose un curieux trajet dans la mesure où il s’agit de rendre expressif une matière qui, d’emblée, ne l’est aucunement puisque, comme le veut massivement la théorie du langage d’Aristote à Saussure, il existe un ‘divorce’ complet entre les mots et les choses. L’enjeu de la littérature, selon Metz, consiste donc à “réconcilier le discours et le monde”, c’est-à-dire à retrouver par les voies du langage le sens du monde. Dans “Le cinéma : langue ou langage?” c’est à la connotation que revient les honneurs de faire passer le langage verbal vers le royaume esthétique de l’art, vers le ‘monde exprimé’. Le corrigé du CUDES apporte quant à lui une précision supplémentaire en spécifiant trois voies par lesquelles le travail de l’art littéraire – c’est notamment celui du style – peut s’opérer : l’appel à la sonorité des mots; le recours aux images (c’est-à-dire les figures de style, métaphores, comparaisons, etc.); et enfin le regroupement des mots en phrases. (Je reviendrai plus loin sur les deux derniers.). Grâce au travail stylistique, la littérature peut rendre ou évoquer le monde, “assurer, dira Metz, un accord profond […] entre les mots et les choses (Ibid. : 7)” et “rendre sensible une certaine qualité” du monde (Ibid. : 3).

Ce sont donc ces idées que résume globalement la section proprement esthétique du “Cinéma : langue ou langage?” (section intitulée “Cinéma et littérature. Le problème de l’expressivité filmique”), lorsque Metz explique qu’à titre d’arts de la représentation, “la littérature et le cinéma sont par nature condamnés à la connotation, puisque la dénotation vient toujours avant leur entreprise artistique”, et qu’en “dernière analyse [c’est] par la richesse des connotations que le roman de Proust se distingue – sémiologiquement parlant – d’un livre de cuisine, le film de Visconti d’un documentaire chirurgical” (1964 [1968] : 80).

Mais ce rapprochement entre littérature et cinéma n’est que partiel et ne vise, entre autres, qu’à mieux cerner ce qui distingue les deux arts sur les plans sémiologique et phénoménologique. La différence, tel que l’indique Metz, est qu’en littérature la représentation, ou encore la dénotation, repose sur l’arbitraire du signe linguistique; tandis qu’au cinéma, du moins en ce qui concerne la dimension photographique de l’image, elle repose sur l’analogie. Ce que l’auteur résume par la formule suivante : “la littérature est un art à connotation hétérogène (connotation expressive sur dénotation non-expressive), alors que le cinéma est un art à connotation homogène (connotation expressive sur dénotation expressive) (1968 [1964] : 82). Une des spécificités du cinéma serait donc sa capacité à nous livrer d’emblée le monde avec son expressivité propre, et ce, en-deçà de tout travail artistique. L’expression naturelle du monde étant ce par quoi ce dernier, même s’il n’est pas lui-même un signe, nous parle, nous touche, a un sens pour nous. On reconnaît ici un thème central de la phénoménologie du cinéma, tel qu’élaboré par de nombreux auteurs français qui ont précédé Metz, dont Merleau-Ponty, Bazin, ou encore Jean Mitry. En revanche, l’idée que l’art cinématographique doit, par son expressivité propre, dépasser celle du monde dénotée par l’image, rejoint cet autre thème central de la théorie “classique” du cinéma selon lequel ce qui distingue l’image filmique du “monde” est ce qui en assure le potentiel artistique (par exemple, chez Arnheim ou Eisenstein). Le cinéma en tant qu’art jouirait, en effet, selon Metz, d’une double expressivité : “l’expressivité esthétique [venant] se greffer sur une expressivité naturelle, celle du paysage ou du visage que nous montre le film (81); de sorte qu’“on passe en lui sans cesse de l’art au non-art, du non-art à l’art. La beauté du film [obéissant] un peu aux mêmes lois que la beauté du spectacle filmé : dans certains cas, on ne sait plus lequel des deux est beau, ou lequel des deux est laid” (85).

Deux conséquences de cette conception sont à noter. D’abord, elle trouble toute association trop rapide, en ce qui concerne le cinéma, entre dénotation/signification, de même qu’entre connotation/expression, puisque ce ne serait que sur le plan esthétique propre à l’art que connotation et expression y seraient indissociables. Cela explique sans doute pourquoi Metz – comme il le souligne notamment dans son article de 1966 sur “Le cinéma moderne et la narrativité” (1968) – trouvait que c’était une erreur presque catégorielle que de tirer, comme Bazin et d’autres l’avaient fait, une esthétique normative ou un art poétique de ce rapport dénotativo-phénoménologique particulier que le cinéma entretient avec le monde. Ensuite, et dans la mesure où, comme l’entend Dufrenne, l’expression offre une dimension phénoménologique du sens qu’il faut distinguer de celle, sémiologique, qui repose sur un code, on voit bien comment cette conception brouille, au coeur même de la dénotation – soit la zone sémiologique la plus fondamentale –, toute frontière entre sens et signification, phénoménologie et sémiologie. À cet égard, on a peut-être pas suffisamment considéré l’argument de Metz, dans “Le cinéma : langue ou langage?” – argument pourtant célèbre et souvent commenté – sur le statut quasi-phrastique du plan de cinéma.

Au cinéma, selon Metz, “un gros plan de revolver, ne signifie pas ‘revolver’ (unité lexicale purement virtuelle) –, mais signifie au moins, et sans parler des connotations, ‘Voici un revolver !’” (72). C’est pourquoi, selon lui, “le plan, ‘phrase’ et non mot (comme le proverbe), est bien le plus petit tout ‘poétique’” (71. [C’est moi qui souligne]). Or, si on a beaucoup glosé sur la dimension filmo-linguistique de cette distinction, les commentateurs n’ont pas suffisamment souligné, me semble-t-il, l’usage du terme ‘poétique’ dans ce passage. Dans son corrigé de littérature, Metz rend compte de la distinction qu’il convient d’apporter entre la phrase (unité littéraire, poétique) et le mot (unité linguistique) :

Un livre n’est pas une liste de mots. S’il est vrai […] que chaque mot est par lui-même étranger à ce qu’il signifie, il reste que le choix et l’arrangement des mots au sein des phrases confèrent à ces dernières quelque chose comme un visage propre, vivant et à chaque fois différent, ou comme une respiration singulière qui peut entretenir de secrètes ‘correspondances’ avec les caractères sensibles du spectacle réel que la phrase se propose d’évoquer.

ms. CM5000, p. 5

Puis, à propos d’une description que fait Rousseau d’un paysage près de Chambéry au Livre IV des Confessions, il explique :

Comment l’écrivain a-t-il fait pour qu’une partie au moins des aspects du paysage passe dans ses phrases? Ce ne sont pas les mots, tels qu’on les trouve dans un lexique, qui ont pu l’y aider : les termes ‘rivière’, ‘broussaille’, ‘parapet’, etc…, n’évoquent par eux-mêmes que des images vagues et générales […]. Mais Rousseau a choisi et disposé ces mots de telle sorte qu’ils se précisent l’un l’autre, et que l’expressivité qui n’était dans aucun d’eux se trouve finalement dans leur somme : curieuse mathématique ! C’est pourtant un des principes les plus généraux – même s’il reste implicite – de toute entreprise poétique, romanesque ou simplement descriptive

Ibid.

Avec le plan, qui réalise ‘naturellement’ et de façon automatique ce que le travail de la phrase est susceptible de réussir en littérature, l’image filmique appartient d’emblée au registre expressif propre à l’esthétique, même si ce n’est pas encore suffisant pour en faire un art au sens strict (l’art n’étant qu’une des dimensions de l’esthétique). “Le film, écrit Metz, […] est d’emblée là où se placent les rhétoriques et les poétiques” (1968 : 84).

Bien entendu, jamais Metz n’examinera de façon systématique les moyens cinématographiques grâce auxquels le cinéma devient art et exprime esthétiquement à travers la connotation[6]. Mais il n’y était pas pour autant insensible comme en témoignent notamment son commentaire à propos d’une scène de ¡Que viva Mexico! (Eisenstein 1930) dans “Le cinéma : langue ou langage?” ou encore certaines des ses fiches personnelles. Dans le premier cas, Metz écrit :

Il est une célèbre image de ¡Que viva Mexico! d’Eisenstein, représentant les visages torturés et pourtant paisibles de trois peones enterrés jusqu’aux épaules, et que les chevaux des oppresseurs ont piétinés. Belle composition en triangle : signature bien connue du grand cinéaste. Le rapport dénotatif nous livre ici un signifiant (trois visages) et un signifié (ils ont souffert, ils sont morts). C’est le “motif”, l’“histoire”. Expressivité naturelle : la douleur se lit sur leurs visages, la mort dans leur immobilité. Se superpose ici le rapport connotatif, avec quoi l’art commence : la noblesse du paysage structuré par le triangle des visages (= forme de l’image) exprime ce que l’auteur, par son style, voulait lui faire “dire” : la grandeur du peuple mexicain, la certitude de sa victoire à terme, un certain amour fou, chez le nordique, de cette splendeur ensoleillée. Expressivité esthétique, donc. Et pourtant, “naturelle” encore : c’est très directement que cette grandeur sauvage et forte se dégage d’une composition plastique où la douleur se fait beauté. Deux langages, cependant, coexistent dans cette image, puisqu’on y trouve deux signifiants (là : trois visages dans une étendue; ici, une étendue triangulée par ces visages), et deux signifiés (là : souffrance et mort; ici : grandeur et triomphe)

ibid. : 83

En ce qui concerne ses fiches personnelles, comme c’était le cas pour l’exemple du paysage chambérien de Rousseau ou celui du paysage mexicain d’Eisenstein, on trouve chez Metz une sensibilité pour ce que l’art – il s’agit cette-fois du cinéma – réussit à rendre, à exprimer ou à évoquer du monde sensible, des visages, des corps et des lieux, dans des films aux styles très différents. Par exemple, de Staying Alive (Stallone 1983), il écrit : “John Travolta, [est] superbe d’ambition primitive, de vulgarité et d’intensité hargneuse = présence ahurissante”; puis à propos de la direction photo, il ajoute : “le film est scandé par [des] marches solitaires dans New York (= superbes photos des gratte-ciel, de Central Park, des grands immeubles vus de Brooklyn Bridge, etc… c’est un des plus beaux films sur New York qui existent).” (ms. CM0756, pp. 44-45, Fonds Metz); de la “jungle de studio” dans Tarzan the Ape Man (Van Dyke 1932) il note qu’elle “a beaucoup plus de pouvoir que n’importe quelle jungle de documentaire en extérieurs réels, justement parce que ce qu’elle évoque est directement l’imaginaire, et celui de l’enfance”, c’est-à-dire que le film ferait “renaître avec une étonnante sûreté tous les mythes de l’enfance, des livres d’aventure, d’autant que la jungle de studio, le décor se sent, et évoque plutôt les illustrations dessinées des livres comme Jules Verne” (ms. CM0657, Fonds Metz); enfin, autre exemple, Letter From an Unknown Woman (Ophüls 1948), dont il écrit que “c’est un chef d’oeuvre absolu”, […] “du grand romanesque”, que le noir et blanc y est “merveilleux” et que “Vienne autour de 1900 est évoquée de façon très poétique, très romanesque, par des coins de ruelles sous la pluie, une fontaine, le coin d’un bâtiment, des rues pavées, surtout des fiacres, trois marches menant à une maison, le style du mobilier, les uniformes chamarrés des dignitaires et militaires de l’Empire finissant” (ms. CM0398, Fonds Metz).

La ‘vulgarité et l’intensité hargneuse’ de John Travolta dans Staying Alive, l’évocation de l’‘imaginaire de l’enfance’ grâce à la jungle de studio de Tarzan ou celle, ‘romanesque’, de la Belle Époque dans le film d’Ophüls, relèvent toutes pour Metz de la connotation. Pour le dire autrement, ce sont là autant de qualités affectives qui appartiennent à un univers de sens esthétique que le cinéma peut exprimer sans toutefois le dénoter.

Certes, entre les considérations sur ¡Que viva Mexico! et celles sur le film de Stallone vingt ans après, Metz a profondément recentré son cadre de référence théorique, notamment en ce qui concerne la phénoménologie, comme j’ai eu l’occasion de le montrer ailleurs (Chateau & Lefebvre, op. cit.). Je ne reviendrai pas ici sur cette démonstration, si ce n’est que pour souligner que la notion phénoménologique d’expression, entendue comme une manifestation ‘naturelle’, non codée du sens, disparaît chez Metz à compter de 1967, alors qu’il adopte un pan-sémiologisme où l’arbitraire du code est roi, y compris, bien entendu en matière de connotation. Pourtant, hormis toute considération épistémologique, cette radicalisation sémiologique est en définitive sans grande conséquence, car il ne s’agit pas tant de renier la phénoménologie que de chercher derrière elle, ou sous elle, les codes culturels qu’elle semble trop ‘naïve’ pour reconnaître, soit par manque de scientificité ou encore par absence de réflexivité, alors même qu’elle en saisit pourtant les effets. La phénoménologie entre dès lors dans une relation de complémentarité, et non plus de compétition, avec la sémiologie et la psychanalyse, dont la tâche est de mettre au jour les codes – y compris les codes de connotation – qui président à la saisie des qualités affectives, des impressions que livrent le cinéma et les films, et qui peuvent tantôt être source de plaisir ou de déplaisir esthétique. C’est pourquoi le regard phénoménologique qui prend sa source dans la réflexion esthétique chez le jeune Metz ne disparaît jamais entièrement de ses travaux. Cela dit, tant la sémiologie que la psychanalyse apparaîtront de plus en plus chez lui comme une ‘contre-cinéphilie’ : l’une et l’autre ayant pour objectif de démonter les codes qui président au désir de cinéma et, par le fait même, aux plaisirs que peuvent apporter les films.

Aussi, dans un de ses rares écrits après “Le cinéma : langue ou langage?” où il s’intéresse directement aux rapports entre sémiologie et esthétique – une conférence non publiée de mai 1971 intitulée “Existe-t-il une approche sémiologique de l’esthétique?”[7] et qu’il reprendra dans son séminaire lors de l’année 1972-73 –, Metz souligne comment la seule esthétique que pourrait cautionner la sémiologie, au-delà d’entreprendre l’étude structurale du plus grand nombre d’objets esthétiques (objets destinés au jugement de valeur esthétique) de cultures et de périodes différentes dans l’espoir de “rendre fraternel à l’altérité esthétique”, serait “une esthétique de l’illégitimation culturelle et de l’inaccomplissement du désir” (Metz 2014 : 146). À l’instar de la psychanalyse qui, dans la mesure où elle prend pour objet le refoulement et le leurre, s’oriente “contre le fonctionnement psychique, [soit] à partir des assertions du patient, mais contre elles” (ibid.), c’est contre le fonctionnement culturel des codes, contre leur naturalisation (“contre la bonne conscience du code” dira Metz : 13), que s’engage la sémiologie :

Tout film, met en jeu effectivement des processus primaires (p. ex. condensation et déplacement) mais normalement ils restent ignorés (du cinéaste comme du public). Et c’est pour cela (cf. Lyotard) qu’ils peuvent accomplir le désir (pas le réaliser, l’accomplir hallucinatoirement).

Or il est clair qu’une sémiologie élargie serait amenée à continuer jusqu’à un certain point un film qui prendrait comme sujet, comme but l’exhibition analytique de la façon dont fonctionnent la condensation et le déplacement. Mais, par là-même ce film serait fatalement déceptif et mobiliserait les défenses, le désir viendrait y trouver son inaccomplissement (sauf dans la mesure où une partie de l’énergie libidinale est réellement passée du côté d’un désir de démasquer, d’un désir de savoir, c’est-à-dire finalement d’un voyeurisme assumé, d’une attitude qui serait à la fois la perversion et son contraire; or, établir en chacun de nous une telle économie n’est pas une entreprise simple

ibid. : 167

Évidemment, toute cette discussion sur le plaisir et la perversion serait à mettre en contexte avec les travaux de Metz sur l’énonciation, auxquels je reviendrai tout à l’heure. Rappelons seulement que la même année, dans un texte sur les effets spéciaux et les trucages, Metz distinguait clairement entre deux types de plaisirs au cinéma, soit ceux qui relèvent de la diégèse (les trucages invisibles) et ceux qui relèvent de la ‘machine-cinéma’ et qui sont plus près de l’énonciation (le trucage, repéré, fonctionne alors comme tour-de-force admiré) (1973). Or, il est clair que Metz a surtout défendu, ne serait-ce qu’indirectement et au moyen du discours théorique, le premier de ces deux plaisirs. En effet, bien qu’il n’ait jamais vraiment cherché à appuyer une école esthétique plutôt qu’une autre, force est de reconnaître qu’une partie importante de son travail théorique tantôt repose sur et tantôt soutient (l’un ne va pas sans l’autre) une conception du cinéma ou, mieux encore, de la cinématographicité entendue comme qualité affective et source de plaisir filmique. C’est donc une même conception qui traverse les différentes étapes de son oeuvre jusqu’à L’énonciation impersonnelle, et qui se résume pour l’essentiel à l’emprise du cinéma sur ses spectateurs, à ce pouvoir qui émerge d’un régime très particulier de présence et d’absence grâce auquel il se distingue des autres médias ou formes d’art, et assure tant l’impression de réalité (c’est le jeune Metz) que les phénomènes d’identification et d’adhésion spectatorielle à la fiction romanesque du film (c’est le Metz du Signifiant imaginaire). C’est cette conception qui s’exhibe de manière privée dans son commentaire sur Tarzan et sur la force évocatrice de sa jungle de studio, mais aussi de façon publique (et théorique) dans ce fameux énoncé du Signifiant imaginaire : “Tout film est un film de fiction” (1977 : 63). C’est elle encore qu’on retrouve dans le texte qu’il consacre à Benveniste, “Histoire/discours (Note sur deux voyeurismes)” (1977) duquel il dira plus tard que c’est “un article de caractère presque lyrique, en tout cas d’expression personnelle, critique de cinéma hollywoodien et en même temps prosopopée quasiment amoureuse de ce cinéma, dont tout mon côté cinéphile est épris” (ms. CM1509, “L’idée d’énoncé sans énonciation”, cours manuscrit, n.d., Fonds Metz).

Dans son texte d’ouverture, Le signifiant imaginaire reprendra bien entendu ce thème qui est celui de la relation d’objet entre le sémiologue et les textes qu’il étudie, le plaisir cinéphilique étant à la fois un objet d’étude et ce que l’analyse (l’analyste?) refoule plus ou moins. À certains égards, Le signifiant imaginaire est la théorie même de ce refoulement. De façon plus générale, toutefois, il faut bien reconnaître que c’est le discours esthétique lui-même, tel qu’il émerge dans “Le cinéma : langue ou langage?”, qui va être plus ou moins refoulé, plus ou moins déplacé dans le mouvement qui conduit Metz de ce premier article jusqu’à L’énonciation impersonnelle. Et pourtant, comme on a pu le voir déjà dans ce qui précède, les préoccupations esthétiques ne disparaissent pas réellement de l’oeuvre metzienne. C’est plutôt qu’elle se déplacent et travaillent en sourdine. D’ailleurs, n’est-ce pas là le propre du refoulé?

2. Stylistique et poétique

“La sémiologie du cinéma, écrit Metz en 1966, peut se concevoir comme une sémiologie de la connotation ou comme une sémiologie de la dénotation”, entendu, ajoute-t-il, “qu’avec l’étude de la connotation nous sommes plus près du cinéma comme art” (1968 [1966] : 99). Toutefois, hormis quelques articles, dont deux d’inspiration phénoménologique concernant chacun des aspects clés de la ‘cinématographicité’ selon Metz, soit l’impression de réalité et la narrativité[8], ce sont surtout les problèmes liés à la dénotation qui feront l’objet de son attention, et ce, jusqu’au tournant psychanalytique du milieu des années soixante-dix. Au plan méthodologique le choix se justifie du fait que, suivant la tradition inaugurée par Hjelmslev à laquelle Metz souscrit, la connotation constitue une signification de second degré par rapport à la dénotation et donc inaccessible à l’intelligibilité sans cette dernière. Il appert dès lors tout à fait approprié de procéder à l’étude de la dénotation dans un premier temps. Car si l’art s’accomode nécessairement de la signification (au sens de Dufrenne) dans un médium comme le cinéma, c’est dans le but de la dépasser et, donc par définition, dépasser ce qui, chez Metz, relève de la spécificité cinématographique. En effet, et toujours selon le modèle hjelmslévien, puisque c’est l’ensemble de la dénotation (signifié et signifiant de dénotation) qui sert de signifiant à la connotation, cette dernière ne saurait être une entité purement cinématographique, son signifiant débordant en quelque sorte le seul domaine du langage cinématographique pour y accueillir aussi, à travers le signifié de dénotation devenu trait du signifiant de connotation, celui, plus général et extra-cinématographique, de la culture et du symbolisme des objets et des situations dénotés. L’art au cinéma se superpose ainsi à un système pluricodique complexe qui comporte plusieurs strates articulatoires.

Dans un exposé qu’il fait au séminaire d’A. J. Greimas à l’EPHE en novembre 1967, intitulé “Les articulations au cinéma” (ms 1447, Fonds Metz), Metz envisage cinq grands niveaux d’articulation qui, de concert avec l’analogie perceptive en ce qui concerne les trois premiers, assurent l’intellection première d’un film : d’abord il y a l’espace en tant que structure intelligible dont la lecture est un acquis culturel et historique. Si ce n’est pas un code au sens strict, explique Metz, il s’agit néanmoins d’un système cohérent et organisé porteur de sens (dans une autre version de cette taxonomie il sera question ici, plus simplement, du palier de la perception). Ensuite il y a l’identification des objets, soit le système iconologique grâce auquel ce qui est filmé livre son sens ‘littéral’ et devient susceptible de reconnaissance. Troisièmement, il y a le symbolisme des objets, c’est-à-dire l’ensemble des significations que leur présence à l’écran peut évoquer ou connoter, et qui relève de l’iconographie. Quatrièmement, il y a le système narratif qui fait appel à des connaissances sur l’agir et ses motivations. Tous ces paliers de sens sont strictement extra-cinématographiques et reposent sur divers acquis culturels. Ce n’est qu’ensuite, au cinquième palier, qu’intervient à proprement parler le cinéma, soit avec le langage cinématographique, conçu par Metz comme un véritable système méta-culturel, dont la tâche signifiante consiste à agencer le matériel culturel des niveaux précédents en un discours filmique de façon, notamment, à livrer un univers diégétique comme signifié de dénotation. En un sens, ce que Metz nomme la langage cinématographique – cet ensemble de codes et de sous-codes qu’il décrira dans Langage et cinéma – se distingue très clairement du langage verbal par la ‘position’ culturelle qu’il occupe, plus en aval qu’en amont. Comme le souligne Metz, pour comprendre le cinéma :

il faut avoir compris des tas d’autres choses. C’est un langage méta-culturel qui suppose que l’on détienne d’abord l’essentiel de la culture de son groupe. C’est ce qui explique à la fois qu’il soit difficile de comprendre un film, alors que l’apprentissage du langage filmique[9] [cinématographique] lui-même est relativement léger. Car dans un film, les unités de base sont non-filmiques (seul leur arrangement est filmique).

Ibid. : 4

Or, c’est presque l’inverse pour le langage verbal, ajoute Metz, puisque “c’est à travers l’apprentissage de la langue que l’on apprend tout le reste”. Et “c’est pourquoi, conclut-il, on a bien raison de dire que le cinéma est un art plus qu’un langage – ou, du moins, que c’est à travers son effort artistique qu’il devient par surcroît un langage – car, comme tous les arts, il est au bout d’une culture, et non pas, comme toutes les langues, au début” (ibid.).

Comme on peut voir, la sémiologie metzienne, bien qu’elle se tienne en-deçà du jugement de valeur critique, n’écarte pas pour autant le fait esthétique. Cela peut surprendre si l’on considère le parti pris envers la dénotation et envers le langage cinématographique. Or, il faut bien voir que l’étude de ce dernier constitue un prolégomène méthodologique à celle du cinéma comme art, comme écriture[10], puisqu’elle cherche à en saisir les conditions de possibilité. En un sens, il serait possible de lire le projet filmo-sémiologique qui trouvera son aboutissement dans Langage et cinéma comme orienté tout entier vers l’étude de l’écriture filmique, mais sans jamais y arriver toutefois, un peu à la manière d’une asymptote. Aussi, dans une version ultérieure de son exposé au séminaire de Greimas, Metz ajoute un sixième palier qu’il nomme la stylistique du film et qui deviendra l’“analyse textuelle” dans Langage et cinéma[11]. Son “rôle propre, écrit-il, est d’étudier comment les cinq paliers [précédents] se combinent au niveau du film particulier –, c’est-à-dire, plus exactement : de dégager les choix généraux dont l’échéance particulière (ou la combinaison particulière d’échéance) apparaît dans tel ou tel film” (ibid. : 5). Dans un exposé sur la connotation datant d’après 1971 – soit suite à la publication de Langage et cinéma – Metz écrit : “l’analyse textuelle des films est entièrement une étude de connotation. De même pour la perspective psychanalytique, et pour l’étude idéologique (“Exposé ou conférence sur la connotation”, ms. CM1448, p. 12).

C’est donc le film, objet singulier, non généralisable, lieu d’émergence de qualités esthétiques et sujet au jugement esthétique de plaisir ou de déplaisir, qui devient alors la finalité du langage cinématographique. Ce qu’on semble avoir chassé par une porte revient par l’autre! C’est d’ailleurs ce que Metz admet plus ou moins implicitement au dernier chapitre de Langage et cinéma, au moment où il réalise que le partage, au cinéma, entre ce qui occupe une fonction analogue à la langue, à savoir le langage cinématographique, et son usage artistique comme écriture (au sens barthésien) “ne passe pas entre les codes généraux et les sous-codes” (1971 : 203). Primo, Metz reconnaît que c’est en élaborant ses stratégies de dénotation que le cinéma devient un art : ce qui distingue ces stratégies – le traitement d’une scène avec un plan-séquence versus un montage, par exemple – relève principalement de la connotation. Le cinéma n’est pas un art pace qu’il dénote, mais parce qu’au-delà de l’analogie la dénotation appelle des choix dont la distinction marque une manière ou un style ou un genre, et ce, même au niveau des codes généraux. Un même code général peut donc servir à la fois la dénotation et la connotation, c’est-à-dire la fonction langue de l’intellection première et la fonction écriture de second degré. Dans l’exposé sur la connotation mentionné plus tôt, Metz note : “Au cinéma, pratiquement tous les codes sont des codes de connotation sauf : 1) l’analogie iconique; 2) en partie le montage” (ibid. : 11). C’est d’ailleurs ce que signifie l’énoncé cité tout à l’heure, à savoir que c’est à travers son effort artistique que le cinéma devient langage. Deuzio, le trajet inverse existe également : au cinéma l’intellection première normalement associée à la fonction langue et donc aux codes généraux, mobilise parfois des grands sous-codes normalement associés à la fonction écriture (précisément parce qu’il ne sont pas généraux). Ce serait le cas de la grande syntagmatique selon Metz, dans la mesure où elle sert l’intelligibilité première des rapports temporels, alors même qu’elle “marque – redevenant en cela écriture – une certaine époque du cinéma, un certain visage de la cinématographicité (celui auquel on donne le nom de ‘découpage classique’)” (ibid.)[12]. “Au cinéma, conclut Metz, ce qui sert de langue a certains caractères d’une écriture, et les écritures certaines fonctions d’une langue” (ibid. : 204).

Langage et cinéma porte ainsi en soi un projet stylistique (et donc esthétique) plus ou moins avoué et dont il jette les bases – plus ou moins avoué parce qu’il n’est pas réellement mis à exécution dans l’ouvrage, ni même mis à l’avant-plan –; pourtant l’entreprise ne saurait en faire l’économie. Son importance se mesure en effet à l’aune de ce qui, depuis “Le cinéma : langue ou langage?”, distingue selon Metz le langage cinématographique de la langue verbale, et ce, malgré ce qui les unit. En outre, qu’il s’agisse de faire appel tantôt à une expressivité naturelle dont se saisirait l’image filmique (approche sémio-phénoménologique) tantôt à des paliers articulatoires et à l’impossibilité de départager nettement, au plan du code, entre dénotation et connotation (approche sémio-culturelle), c’est toujours l’idée d’une présence préalable du sens dans les matériaux du cinéma qui distingue le langage cinématographique du langage naturel[13]. C’est ce qui explique que chez Metz, le cinéma est toujours déjà un peu art et que dans Langage et cinéma la dimension esthétique (p. ex., le style, le genre, l’écriture, et autres qualités affectives) se voit réintroduite là où l’on croyait précisément l’avoir ‘chassée’ – c’est-à-dire dans des codes de dénotation – alors même qu’on avait pris soin de dissocier sémiologie de la dénotation et sémiologie de la connotation.

Un troisième topos esthétique chez Metz concerne la poétique. Une fois encore, nous allons voir, l’impulsion initiale est donnée par “Le cinéma : langue ou langage?” et sa comparaison du cinéma avec la littérature.

La psychanalyse a offert à Metz l’occasion de revenir de manière réflexive et critique sur un certain nombre de thèmes, tels l’impression de réalité ou la phénoménologie, qui avaient nourrit ses premiers travaux. Elle lui permet aussi de reprendre, grâce au couple métaphore/métonymie le thème des significations non-littérales, significations de second-degré ou symboliques, lequel est commun à la fois au domaine de la connotation et à celui de la rhétorique des figures, en plus d’être commun au domaine de l’inconcient freudien. Le chapitre consacré à ces questions, intitulé “Métaphore/métonymie ou le référent imaginaire”, est le seul inédit à paraître dans Le signifiant imaginaire en 1977. À lui seul, il occupe plus de la moitié de l’ouvrage. Metz le présente comme issu d’une préoccupation distincte de celle dont relève les autres chapitres, moins concerné par le dispositif et l’institution puisque, dit-il, la question qui l’occupe “affecte directement le texte même du film” (1977 : 180). Le voilà d’emblée plus proche du terrain même que cherchaient à éviter ses travaux antérieurs.

Langage et cinéma, on l’a vu, se termine avec l’imbrication de la connotation et de la dénotation au cinéma. “Métaphore/métonymie ou le référent imaginaire”, reformule cette question en termes freudiens pour enquêter sur “l’imbrication particulière [des processus] primaire[s] et […] secondaire[s]” au cinéma (1977 : 194-195)[14]. Une part considérable du travail consiste ici à délier l’écheveau théorique qui relie une série de couples notionnels : métaphore et métonymie bien sûr, mais aussi paradigme et syntagme, condensation et déplacement, et ce, en invoquant tour à tour trois disciplines, à savoir la rhétorique, la linguistique et la psychanalyse. Dans une note manuscrite de 1978 rédigée pour une conférence à l’Université Berkeley, Metz explique très succinctement le projet qui animait sa recherche :

Appliquer l’outil psychanalytique aux grands processus de signification du texte filmique, à ses enchaînements internes, à sa logique.

Sur ce point, la sémiologie classique (à cause de son modèle très secondarisé = la linguistique) avait une faiblesse = elle étudiait bien les parties codées du film, mais était un peu insuffisante devant les constructions plus émergentes, plus naissantes.

Or, justement, pour ces dernières, la théorie freudienne du processus primaire (= condensation, déplacement), et l’homologie jakobsono-lacanienne avec la rhétorique profonde (processus métaphorique, processus métonymique) aide beaucoup : ça montre que, même quand il n’y a pas de code, il y a des trajets typiques (= associations).

ms. CM1435, p. 2, Fonds Metz

Il s’agit donc de décrire comment émerge dans les films, via des opérations à saveur rhétorico-poétique, des effets de sens qui ne sont pas prévus ou déterminés par les codes de la dénotation cinématographique, dont la tâche est de veiller à l’intellection première du film. Déjà dans le corrigé du CUDES Metz avait ciblé l’usage littéraire de la métaphore, de la métonymie et des autres figures rhétoriques pour leur pouvoir expressif et évocateur :

si une figure est expressive, si elle nous fait toucher du doigt un petit coin de la réalité sensible, c’est parce qu’elle joue sur le dédoublement du sens […] Qui dit dédoublement dit enrichissement : grâce aux figures, les mots arrivent à dépasser, à signifier plus qu’eux-mêmes, à ressembler au monde”

Corrigé no. 1, “Poésie des mots et pouvoir des mots”, Français littéraire, ms. CM5000, p. 4, Fonds Metz

Évidemment, les figures rhétoriques de la métaphore et de la métonymie occupent depuis toujours une place de choix dans la fabrique du langage et de l’art poétiques. Au cinéma, toutefois, la situation – on va le voir – est légèrement plus compliquée et on peut spéculer que c’est peut-être là une des raisons pourquoi Metz, dans ses premiers travaux, inscrit la dimension esthétique en entier sous l’enseigne (passablement vague, il est vrai) de la connotation, et ce, sans envisager les questions rhétoriques. Reste que sous la rubrique du structuralisme, figures de rhétorique et connotation entretiennent des affinités certaines. Aussi, avant d’aller plus loin, il faut d’abord reconnaître de quelle manière la connotation peut s’apparenter à la métaphore et à la métonymie, à commencer par la définition qu’en donne Hjelmslev et son appropriation gauchisante par Barthes.

Chez Hjelmslev, la connotation concerne les niveaux de langue : formes stylistiques, styles, idiomes, etc. Un passage connotera un style normal, littéraire ou oratoire, ou encore un mouvement comme la colère. Dans chaque cas le lien entre signifiant et signifié de connotation est marqué par l’inclusion ou la contiguïté – par exemple, le style romanesque connoté par un roman lui est à certains égards coextensif –, ce que ne manquent pas de noter Greimas et Courtés qui expliquent dans leur dictionnaire que la connotation s’apparente à la métonymie[15]. Avec Barthes, toutefois, la connotation prend une ampleur toute neuve[16]. Comme le souligne Metz, “la généralisation [de la connotation], c’est Barthes qui l’a faite, et il a eu raison” (“Exposé ou conférence sur la connotation”, ms. CM1448, p. 11, Fonds Metz), et il ajoute :

[sa] “portée est très vaste : tous les phénomènes comme le ‘style’ d’un artiste, comme la dimension dite ‘esthétique’, tous les discours idéologiques, toutes les rhétoriques” [...]; “c’est l’idée que le langage dit toujours plus qu’il n’en dit, que son épaisseur est traversée et travaillée par des forces sociales, et que le sens littéral (que nous appelons aujourd’hui dénotation) n’est jamais le seul sens du message. [C’est une] porte ouverte à l’étude idéologique et psychanalytique”

ibid. : 9

Pour Barthes, on sen souviendra, la connotation constitue “la voie d’accès à la polysémie” (1970 : 14). Mais en ouvrant à tous les effets de sens non régis par la convention de la langue, ce n’est plus seulement la contiguïté qui lui sert de support; c’est également tout lien de comparabilité ou de ressemblance, soit des rapports associés à la métaphore.

Ce glissement subtil entre figures et connotation est d’autant plus important si, comme Metz, l’on cherche à minimiser la dimension proprement rhétorique de l’affaire dans le but plutôt de mettre en relief des opérations communes également au travail de l’inconscient (condensation/déplacement) et à la structuration des unités de la langue (sélection[paradigme]/combinaison[syntagme]). Car du seul point de vue de la rhétorique il est aisé de distinguer entre figures et connotation : seules la métaphore et la métonymie requièrent une double substitution, soit dans l’axe positionnel du discours et dans l’axe sémantique de la référence. Dans le cas de la métaphore, par exemple, un terme se substitue à un autre de manière à ce que le référent du terme in absentia – référent absent mais néanmoins ‘ressenti’ – soit représenté sous l’aspect offert par le référent du terme in praesentia auquel il se substitue, l’ensemble de l’opération étant rendue possible grâce à un rapport qualitatif (ressemblance ou comparabilité) entre les deux référents. La connotation, de son côté, évoque aussi un sens second, absent de la dénotation, mais qui tend à s’associer au sens premier du terme in praesentia plutôt qu’à le chasser.

Or, Metz tient précisément à s’éloigner d’une rhétorique exagérément ‘intégriste’ dont l’utilité au cinéma serait trop restreinte. C’est que, prises au pied de la lettre, les figures rhétoriques substitutives ont assez peu d’emprise sur le cinéma – du moins, dans son régime réaliste dominant. En outre, comme le soulignent les membres du Groupe µ, l’ennui avec la métaphore picturale tient au fait est “qu’il est plus facile de suspendre, dans le linguistique, les déterminations trop concrètes” (1992 : 274)[17]. La stratégie metzienne, dès lors, consiste à libérer les figures de leur carcan rhétorique grâce aux apports de la linguistique jakobsonienne (les relations paradigmatiques et syntagmatiques) et de la psychanalyse freudo-lacanienne (processus primaires : condensation et de déplacement) afin de dégager des principes sous-jacents, sorte de structure profonde, pour des opérations sémantiques de type métaphoriques ou métonymiques, mais dont les résultats se sont pas forcément des métaphores ou des métonymies au sens strict de la rhétorique classique. Ces principes, dont la portée est générale, sont fondés sur la comparabilité et la contiguïté, et s’appliquent à la fois au discours verbal, au travail de l’inconscient, et au cinéma. En particulier, la description freudienne des processus primaires permet à Metz de soustraire la substitution discursive comme critère définitoire pour les ‘figures’ de cette rhétorique ‘élargie’. Dans le cas de la métaphore, par exemple, il s’agit de prendre modèle sur le travail de la condensation onirique (à quoi elle est associée depuis Lacan) et de noter qu’elle admet la co-présence du figurant et du figuré dans le rêve. Qui plus est, la condensation, contrairement à la métaphore de la rhétorique classique trop largement secondarisée, s’apparente à la connotation. Metz note en effet qu’elle est l’analogue de la polysémie linguistique qu’étudient ceux qui s’intéressent à la connotation, à la “nuance affective” des mots et à la création poétique, en actualisant “autour d’un élément manifeste plusieurs ‘valences’ distinctes” que l’analyse a pour rôle de mettre au jour (1977 : 291). Ce recoupement du figural et du connotatif est d’ailleurs mis en évidence dans un passage où l’auteur analyse le célèbrissime lorgnon du Potemkine :

Le lorgnon du médecin tzariste, dans Le Cuirassé Potemkine, immobilisé un moment et comme retenu de tomber à la mer par ce regard insistant qu’est le gros plan (et non point seulement par les cordages où il s’empêtre), retenu de tomber alors que son propriétaire vient de le faire (= suggestion d’une métaphore négative, d’un contraste), ce lorgnon suscite chez le spectateur la représentation du médecin lui-même (il est là pour ça) : synecdoque. Mais dans les images précédentes nous avions vu le médecin porter ce lorgnon : métonymie. Le lorgnon connote l’aristocratie : métaphore. Mais s’il y fait penser, c’est que les nobles – hors diégèse, dans la société de l’époque : autre niveau du “référent” – portaient volontiers le lorgnon : nouvelle métonymie. Et ainsi de suite.

1977 : 241. [C’est moi qui souligne]

Imbrication, donc, du métaphorique et du métonymique, mais aussi du figural et du connotatif, du polysémique, de l’onirique et du poétique. C’est cela tout à la fois que Metz tente de saisir dans le mouvement même du film, dans l’agencement de ses infinies parties et fragments, dans ce que cet agencement – lequel est une constante mise en relation où se dessinent et émergent des lignes de forces, des trajets symboliques plus ou moins prégnants – dans ce que cet agencement, donc, contient de sens sous-terrain tant en-deçà qu’au-delà du code (à la fois source de secondarisation codique et dépassement du code), et où langage, idéologie, inconscient et art se recoupent et se rejoignent. On trouve bien ici un aboutissement de cette idée tirée du “Cinéma : langue ou langage?” que j’ai citée plus tôt et selon quoi “le film […] est d’emblée là où se placent les rhétoriques et les poétiques” (je souligne).

Ceci dit, ai-je raison de croire que dans ce carré d’as du sens (les quatre termes ci-dessus), c’est l’art, et en particulier l’art du cinéma (mieux : le cinéma comme art), qui domine, comme une sorte de visée ou de causa finalis? Bien entendu, les quelques films pris à témoins dans cet article sont tous des grands classiques de la cinéphilie parisienne : Le Cuirassé Potemkine, Octobre (Eisenstein 1928), M. Le Maudit (Lang 1931), Citizen Kane (Welles 1941), Les Temps modernes (Chaplin 1931) et c’est à chaque fois la richesse des trajets symboliques qui est soulignée. Mais il est également question, en parallèle, de ‘figurations’ aussi standardisées (secondarisées) et banales (aujourd’hui) que “l’usage de flammes à la place d’une scène d’amour” (1977 : 228) ou encore le montage alterné et le fondu-enchaîné. En outre, il semblerait que Metz évite soigneusement de distinguer, en matière cinématographique, entre l’usage artistique et le fondement à la fois langagier et inconscient du figural que manifeste tout rêve, tout acte de parole, tout film. À ce titre, sa position n’est pas sans rappeler celle de Julia Kristeva, à qui il n’hésite pas à se référer d’ailleurs, lorsqu’il souligne que “le langage ordinaire est un sous-ensemble restreint, provisoirement dépoétisé, de symbolisations plus fondamentales qui ressemblent à celle du langage poétique” (1977 : 191). Mais appliquer cette idée au cinéma, n’est-ce pas d’emblée reconnaître à ce dernier, au détour de n’importe quel plan, n’importe quel montage, un véritable pouvoir poétique, artistique, à l’égal de la poésie? Si le cinéma est traité une fois de plus par Metz comme un langage, si on peut transférer au discours cinématographique l’origine figurale du langage, n’est-ce pas pour en souligner d’abord la dimension poétique toujours latente en vertu même de ses agencements, de ses trajets d’où l’art peut alors émerger? Derrière toute image, tout plan, tout montage, comme derrière tout mot, se trame une associativité infinie; le figural chez Metz est ce qui émerge de ce réseau en privilégiant un trajet symbolique alors que les autres trajets possibles demeurent en latence (ils ne disparaissent jamais et peuvent toujours resurgir). Or, à la question ‘pourquoi privilégier ce trajet et non pas un autre?’ Metz offre la réponse suivante qui, par le retour du concept d’expressivité, place côte à côte l’art et l’inconscient : “Les linguistes savent qu’une formation lexicale ou une locution s’impose par son ‘expressivité’ plus que par sa logique […], et avec l’expressivité on est déjà dans des sortes d’harmoniques qui nous rapprochent de l’inconscient pour peu qu’on les poursuive assez avant” (1977 : 196).

Un dernier chantier poétique sur lequel Metz a travaillé concerne ce que la tradition littéraire nomme parfois ‘théorie des genres’, mais pour lequel il préférait, à la manière de som ami Gérard Genette, l’appellation ‘théorie des modes’. C’est à partir de ce travail que se met en place L’énonciation impersonnelle ou le site du film, mais le chantier lui-même précède la rédaction de cet ouvrage et se poursuit après sa publication jusque dans son séminaire de 1990-91, puis dans sa dernière conférence du 13 janvier 1993, “Le cinéma et les formes du dire”. Metz lui-même présente cette recherche comme un travail d’esthétique et de sémiologie comparée (ms. CM1527, version anglaise, p. 1). Il en propose une première version sous l’intitulé : “Le cinéma classique entre roman, théâtre et poème” en 1974 à Florence et à Parme, puis à Sao Paolo en 1975, et à Caracas en 1978. En 1979, une version en langue espagnole est publiée dans la revue vénézuélienne Video-Forum (1979 : 7-17) et en 1982, lors d’un séjour en Australie, il présente, en anglais, une version différente avant de reprendre, en la développant plus avant, la même problématique comparatiste dans les années 1990. Dans ce contexte, L’énonciation impersonnelle apparaîtra comme une sorte d’excroissance, voire un grossissement ciblé d’un argument esthético-sémiologique plus vaste, d’abord élaboré une quinzaine d’années plus tôt.

Ce qui intéresse ici Metz, ce sont les conditions théoriques, énonciatives, selon lesquelles le cinéma, historiquement, a réussi à surmonter en partie sa vocation dramatique (ou monstrative) naturelle afin de développer ses capacités épiques (ou narratives). Une transformation qui, selon lui, a permis au cinéma classique d’éclore puis d’incarner le rôle culturel qu’avait joué la littérature du XIXe siècle, soit celui d’une véritable école de vie qui “formait ou déformait les styles de vie, d’affectivité, les modèles de séduction, de désinvolture”. Dans les notes pour son dernier séminaire avant qu’il ne prenne sa retraite, on trouve un long et remarquable passage où Metz énumère cet apport socio-culturel du cinéma classique :

Avec Ava Gardner, les jeunes filles apprenaient à être somptueuses, avec Louise Brooks à se coiffer, avec Marlène Dietrich à être dures-mais-femmes et à avoir des jambes. Avec le Gary Cooper des westerns, les garçons apprenaient qu’avec la lenteur et le mutisme on impressionne les gens, avec Gabin-jeune comment on roule les yeux; avec Edwidge Feuillère relayée par Danielle Darieux, les femmes voyaient comment on devient duchesse, préfète ou épouse de ministre. Le “réalisme poétique” français informait tout le monde sur ce qu’est un ‘homme du peuple’ = il est comme Carette, Bussière ou Gaston Modot. Avec James Dean, on sait comment attendrir les filles en faisant l’enfant et des mines. Avec Marlon Brando, on fait sentir qu’on a le phallus. Avec la comédie musicale, on apprend à rêver bariolé et sans honte. Avec le film noir, on s’imagine dur, une ride au coin des lèvres (Boggy), amer, mais courageux et bon – le western nous enseigne la camaraderie sobre, entre hommes, sans chichis, et accessoirement le mépris pour les femmes. A bout de souffle a été une leçon de modernité pour toute une génération – de même Marilyn, pour les hommes d’une époque, comme prototype du corps désirable (avec ici un coefficient voulu d’exagération ironique, incarné aussi par Jane Russell ou Jane Mansfield). Tyrone Power nous a informé que D’Artagnan n’est pas mort. Gaby Morlay console les femmes laides en leur rappelant les rôles multiples qu’il leur reste. – Et que dire de Greta Garbo qui a déclenché un phénomène social (et littéraire) incroyable?

En résumé, il y a dans le film classique, comme dans le roman classique, quelque chose qui s’adresse à l’adolescent, à celui qui apprend la vie, qui veut la changer, quel que soit l’âge des héros et du public, quelque chose qui nous suggère des façons d’aménager notre corps et notre coeur

ms. CM1507c, pp. 51-52, Fonds Metz

Au plan des facteurs structuraux, cette fonction initiatique du cinéma classique, explique Metz, a pour condition de possibilité l’épanouissement d’un régime énonciatif mixte marqué par l’introduction du romanesque dans un matériau au départ plus proche du théâtre. Car qu’il s’agisse de montrer ou de raconter, le cinéma, s’il est un art, est également discours – c’est la notion d’‘art logomorphe’ qu’on trouve au coeur même de toute la pensée metzienne[18] – et à ce titre, il ne peut que faire appel aux trois modes logiques, intemporels, du discours; aux trois modes d’énonciation ou formes du dire qu’avaient décrit les Grecs, soit le dramatique, l’épique et le lyrique[19]. S’il est rare que ces formes apparaissent dans leur pureté – le théâtre, par exemple, connaît des enclaves épiques lorsque se manifeste un choeur; le roman connaît des enclaves dramatiques lorsqu’il laisse parler ses personnages dans le style direct, etc. – Metz considère que le cinéma, dans sa période classique, en était arrivé à s’extirper de toute dominance du dramatique et à développer une forme inédite de mixité à travers une configuration énonciative nouvelle. En combinant le dramatique et l’épique, le film, dit-il, a créé “une des formes du dire les plus complexes et les plus attachantes qui soient” (ms. CM1507d, p.11). En un sens, ce rapport entre les deux principaux modes énonciatifs dont parle Metz dès 1974 préfigure déjà (il faudrait nuancer un peu, bien entendu), la distinction rendue célèbre par Tom Gunning et André Gaudreault au milieu des 1980, entre cinéma d’attraction et cinéma narratif[20]. Metz reconnaîssait par ailleurs que cette forme n’avait rien d’inéluctable, qu’elle n’était pas une essence. Il écrit :

Depuis plus ou moins dix ans aujourd’hui, bien que la plupart des films restent romanesques, et qu’il subsiste par ailleurs les reportages, les films didactiques, etc. Il se dessine un nouveau possible (sous l’influence du clip et du spot, de la publicité branchée), un cinéma qui s’éloigne un peu du roman et du théâtre à la fois, au profit de l’imagerie ou du feu d’artifice tonitruant = Beineix, Besson, parfois même Carax, Bertrand Blier, certains Coppola, Star Wars, James Cameron, Ridley Scott, Zemeckis, etc. C’est l’image au sens qu’y mettent les enfants = surface plane, bariolée et attirante

ibid. : 29

Or, pour que le romanesque s’installe au cinéma le spectateur doit ressentir – quand bien même il chercherait paradoxalement à l’oublier pour mieux jouir du film et de l’imaginaire filmique – ressentir, donc, qu’on lui raconte une histoire, histoire qui ne peut qu’émaner, dit Metz, “d’une instance non-personnage, une énonciation première impersonnelle (temporairement manifeste) qui déclasse d’un cran toute la diègèse” (ms. CM1507c, p. 34). Le terme ‘énonciation impersonnelle’, sorte d’oxymore si l’on s’en tient à la pureté des modes classiques (pureté purement théorique, sans existence empirique), témoigne en fait de la mixité du romanesque filmique. Cette dernière explique d’ailleurs pourquoi il est aisé d’y voir l’énonciation à peu près partout ou, au contraire, de diégétiser à peu près toute marque énonciative au sein d’un récit. La position metzienne se résumant à ceci : “d’un côté, le film le plus anodin laisse apparaître l’instance d’énonciation dans chaque noir, chaque changement de plan un peu brusque, dans le fait même du générique […]; et d’un autre côté, tout cela n’empêche pas la constitution d’un monde imaginaire fort, prégnant, dans lequel on transfère, et qui fait plus ou moins oublier sa nature de fabrication artisanale” (ms. CM1509, p. 4). Dans son ouvrage sur l’énonciation, Metz examine une dizaine de figures énonciatives qui participent toutes, en un sens, au statut romanesque, épique, du film puisqu’elles permettent une lecture ‘méta-discursive’ de ce qui est donné à voir et à entendre.

À ces figures, toutefois, s’ajoute aussi ce qui éloigne le cinéma du théâtre le plus purement dramatique : commentaires, intertitres, boniments, effets optiques, etc.; c’est-à-dire tout ce qui participe à l’impression narrative au cinéma, soit l’impression qu’on nous raconte quelque chose par-delà la pure monstration dramatique d’un médium qui donne à voir et à entendre. Au séminaire de 1990-91, Metz ajoute d’ailleurs des marques épiques supplémentaires. Parmi elles : les séquences sans personnages, les expressions du visage et tout ce qui à trait aux rapports de l’homme avec son environnement. Dans le premier cas, Metz souligne que la présence au cinéma des paysages naturels, des animaux, mais aussi des paysages urbains, des automobiles, des combats aériens, etc. – bref : la présence de tout le mobilier du monde qu’il soit réel ou imaginaire – éloigne le cinéma du théâtre et le rapproche de ce qu’on peut lire dans les romans. Dans ces moments sans acteur, sans dialogue, “se communique l’impression […] que les choses peuvent se passer sans personnage et donc sans parole” (ms. CM1507c, p. 38). C’est-à-dire que, contrairement au théâtre, l’histoire peut prendre corps ailleurs que dans leur bouche, dans un défilé d’images de source extérieure à eux, et qui ont donc quelque chose d’une narration même si elles ne sont pas des mots = des images, certes, mais qui relatent” (ibid.). Quant aux expressions du visage, Metz remarque qu’au cinéma, contrairement au théâtre, “elles peuvent être aussi variées et ‘naturelles’ que dans les romans”. Enfin, le théâtre, explique-t-il est mal outillé pour examiner le rapport entre les être humains et leur environnement : on a l’impression de voir des personnages réels (à cause de la réelle présence des acteurs) oeuvrer dans de simples ‘décors’ et non pas dans un monde. Au cinéma, en revanche, l’homogéneité du décor et du personnage permet des “analyses fines et détaillées […] des rapports entre l’homme et son milieu” (ibid. : 40). En outre, souligne Metz, “dans le film comme dans le roman, la formule n’est pas = ‘l’homme dans un décor’, mais une peinture unique et globale se présentant avec plus ou moins de force comme un monde complet comprenant des choses, des hommes, des animaux, etc = c’est l’effet-monde” (ibid. : 41). Metz aurait pu tout aussi bien renvoyer ici à la fameuse impression de réalité, laquelle, en définitive, n’aura cessé de travailler en profondeur sa conception du cinéma. Or si cet effet-monde est possible, si Metz, de manière un peu contre-intuitive à première vue mais tout à fait logique en définitive, compare le visage au cinéma avec celui du roman plutôt qu’avec celui du monde, c’est qu’au cinéma le monde est construit d’images. C’est-à-dire que l’imitation au cinéma est hétérogène à ce qu’elle imite (c’est une hétéro-sémiotique), alors qu’au théâtre elle est homogène, c’est le monde qui imite le monde, la parole et le geste réels qui imitent la parole et le geste réels (c’est une homo-sémiotique). Il y a donc, au coeur même de la relation mimétique, une hétérogénéité, un écart, qui favoriserait l’introduction de la dimension épique ou romanesque au cinéma. Car c’est bien parce que le roman et le cinéma ne peuvent, contrairement au théâtre, nous offrir le monde réel qu’ils peuvent en créer un qui semble si complet, bien qu’il soit imaginaire.

Du coup, ces marques épiques peuvent tantôt servir la fiction, tantôt être conçues comme des traces métadiscursives de l’énonciation impersonnelle du film, c’est-à-dire qu’elles participent à l’impression de narrativité qui permet d’affirmer qu’il n’y a qu’au cinéma qu’on peut voir les paysages des westerns ou les expressions du visage de Falconetti. Béla Bálasz, pour ne citer que lui, ne s’y tromait donc pas à propos du gros plan.

Arrivé au terme de notre parcours s’étonnera-t-on vraiment de retrouver, au gré de quelques déplacements, certaines des problématiques, certains des objets esthétiques avec lesquels nous l’avions amorçé : rapport des mots (mais aussi des images) et des choses; capacité d’un art (littérature, théâtre, cinéma) à évoquer un monde; importance du paysage et du visage au cinéma (tantôt comme marques d’expressivité, tantôt comme marques du discours épique et comme traces métadicursives/énonciatives), etc.? Par ailleurs, les quelques citations tirées des fiches filmiques de Metz – sur Travolta et New York dans Staying Alive, sur la jungle de Tarzan et l’imaginaire, sur la Vienne autour de 1900 et le romanesque dans Letter From an Unknown Woman – vont bien dans le même sens. C’est pourquoi, une fois celles-ci rapprochées du reste de notre propos, on perçoit peut-être une partie de ce à quoi aurait pu ressembler un art poétique du cinéma selon Metz. Mais quoi qu’il en soit, voilà certes une remarquable unité qui s’échelonne sur une période de plus de 25 ans de travail théorique, et ce, malgré les variations dans l’angle d’attaque et les transformation du propos. Et l’on pourrait bien se demander de quoi cette unité est-elle le symptôme si ce n’était d’une conception esthétique du cinéma. On le sait : on a maintes fois accusé Metz de vouloir faire de la linguistique avec le cinéma et de laisser pour compte toutes formes de préoccupations esthétique liées au 7e art. Mais voilà, on l’a bien vu, rien n’est plus faux. Car jamais le projet metzien n’a fait l’économie de l’esthétique; bien au contraire, comme j’ai cherché à le démontrer, cette dernière assure une continuité sous-terraine, partiellement refoulée, qui travaille néanmoins cette autre continuité parallèle et plus visible, plus assumée en surface, plus ‘scientifique’, qu’est le thème langagier. Ce sont les deux trames qui se rejoignent dans l’idée que Metz a défendue, soit celle du cinéma comme art logomorphique. Le mot de la fin ira à Metz lui-même qui, en conclusion du dernier texte manuscrit qu’on trouve dans ses archives, résume très bien l’ensemble de son travail, ce qu’il a cherché à saisir à sa manière et sur la base de quoi on pourra, en définitive, le juger : “l’esthétique n’est pas la logique, mais il y a une logique de l’esthétique” (ms. CM1507d, p. 25).