Article body

Pour tout parent, immigrant ou non, un diagnostic d’autisme chez son enfant signe le début d’une longue et difficile période d’adaptation. Les parents doivent à la fois faire le deuil de l’enfant idéal et s’adapter au défi d’élever un enfant dont les besoins sont beaucoup plus élevés que ceux d’un enfant épargné par cette condition (Sénéchal et Des Rivières-Pigeon, 2009). Les recherches montrent que les parents d’enfants autistes sont à haut risque de détresse psychologique et d’isolement social (Woodgate et al. 2008 ; Cotton et Richdale, 2006). Les réseaux de soutien sont primordiaux pour aider les parents et répondre à leurs besoins. Malheureusement, ces services ne sont pas toujours disponibles ou adéquats (Guralnik et al., 2008).

Dans un contexte d’immigration récente, les parents subissent plusieurs stress supplémentaires, notamment la barrière linguistique, la non-connaissance du réseau de santé, et des difficultés d’insertion professionnelle, qui accentuent leur épuisement (Ponde et al., 2011). Les stratégies d’adaptation mobilisant le réseau social, le réseau familial, et les services professionnels deviennent alors un enjeu majeur pour les parents immigrants. Dans un univers déjà fragilisé par la migration, la maladie de l’enfant pose un double dilemme sur le plan des réseaux de soutien : d’une part, elle transforme le lien social avec la communauté d’origine et avec la famille étendue, et d’autre part, elle cristallise le lien avec la société hôte autour de la trajectoire de recherche d’aide, mettant en évidence les difficultés des services professionnels dans un contexte transculturel (Ponde et al., 2011). Le nombre croissant de familles immigrantes au Québec qui ont un enfant diagnostiqué autiste a des incidences importantes sur la nécessité de fournir des services culturellement appropriés à ces familles. Peu de recherches se sont penchées sur l’expérience des parents immigrants avec un enfant diagnostiqué autiste. Une étude sur des familles immigrantes musulmanes de l’Asie du Sud aux États-Unis (Jegatheesan et al., 2010) montre que le rapport aux services est influencé par plusieurs facteurs culturels. Dans cette étude, les parents percevaient les professionnels de la santé du pays hôte comme étant froids, et ils se sentaient discriminés à cause de leur ethnicité. Par ailleurs, les parents étaient en désaccord avec les recommandations des professionnels qui leur disaient de ne parler à l’enfant qu’en anglais, et de « simplifier » la vie de l’enfant en limitant les interactions avec la famille étendue. D’autres travaux sur des groupes ethniques montrent l’influence des facteurs culturels sur les stratégies d’adaptation des parents avec un enfant autiste. Twoy et al. (2007) soulignent une plus grande capacité de recadrage chez les parents asio-américains que chez les parents euro-américains, avec un plus grand recours au soutien spirituel chez les parents d’origine asiatique. Comparant la détresse psychologique de parents d’origines hispanique et euro-américaine, Magana et al. (2006) montrent que le groupe hispanique présente une détresse psychologique moins importante, associée à une plus grande satisfaction des parents dans la cohabitation avec leur enfant autiste. Ces études indiquent que la différence culturelle ne peut être considérée seulement comme un facteur de risque, et qu’il est nécessaire d’examiner pour chaque groupe immigrant ou minoritaire quels sont les facteurs spécifiques de fragilité ou de résilience.

Les différences culturelles et les malentendus sont parfois source de tensions entre les parents d’enfants autistes et les professionnels de la santé (Jegatheesan, 2010 ; Mandell et Novak, 2005). Pondé et al. (2011) ont souligné que l’insistance à mettre à l’avant-plan un diagnostic d’autisme peut être perçue comme une menace, et comme une source de stigmatisation de l’enfant par les parents de certaines cultures. Par ailleurs, les intervenants peuvent percevoir les réticences des parents comme un déni de la maladie (Pondé et al., 2011). Pour pallier ces difficultés, l’approche écoculturelle propose une intervention culturellement adaptée, particulièrement importante dans un contexte où une bonne alliance entre les parents et les intervenants est nécessaire pour une prise en charge précoce des enfants (Welterlin et al., 2007). Pour planifier une telle intervention, il est primordial de mieux comprendre l’expérience des familles immigrantes ayant un enfant diagnostiqué TED, et l’impact du handicap de l’enfant sur les réseaux de soutien des parents.

Notre étude documente l’expérience de dix parents originaires du Maghreb qui ont un enfant diagnostiqué avec un trouble envahissant du développement, en analysant l’impact du diagnostic sur les réseaux de soutien familiaux et communautaires des parents, et l’expérience de ces derniers avec les services d’aide professionnels.

Méthodologie

Notre étude qualitative exploratoire repose sur des données qui proviennent d’entrevues semi-structurées et d’une observation participante lors de rencontres de groupe avec les mères.

Dix parents (huit mères et deux pères) ont été recrutés via un centre de santé et de services sociaux au Québec suivant les critères d’inclusion suivants : être un immigrant provenant du Maghreb (Maroc, Algérie ou Tunisie) et avoir un enfant diagnostiqué avec un trouble envahissant du développement (TED) au Québec (quelle que soit la spécificité du trouble du spectre autistique). Le terme général d’autisme est parfois utilisé par souci d’allègement du texte.

Les entrevues semi-structurées, suivant l’approche ethnographique du McGill Illness Narrative Interview (Groleau et al., 2006), ont été conduites, au choix des parents, à leur domicile ou dans un centre de santé. Les deux pères participants ont été rencontrés en présence de leurs conjointes. Les similitudes et certaines différences culturelles entre les parents et la chercheure principale (originaire du Maghreb mais ne provenant pas du même pays du Maghreb que la majorité des parents du groupe) ont été des éléments clés qui ont facilité l’alliance avec les parents. Les entrevues se sont déroulées en français et en arabe.

Un bref questionnaire sociodémographique a recueilli des informations de base sur le profil des familles. La majorité de celles-ci a immigré au Québec il y a moins de 5 ans. L’âge moyen des parents est de 35 ans. Les enfants sont âgés entre 2 et 6 ans. Toutes les familles sont musulmanes.

Une observation participante lors de dix rencontres de groupe de soutien pour les mères (dirigée par la chercheuse principale) a fourni des données supplémentaires. Pour maintenir l’anonymat des participants, une lettre de l’alphabet désigne chacun d’eux et les données sociodémographiques sont partiellement présentées.

Des lectures répétées des transcriptions ont été effectuées, suivies d’une analyse thématique du contenu des récits. L’interprétation des données a été discutée par les deux auteurs et mise en relation avec leurs connaissances approfondies de la culture maghrébine et de la littérature.

Résultats

Le diagnostic d’autisme a un impact sur les différents réseaux de soutien des parents. Il touche leurs relations familiales et communautaires, et leur rapport aux services d’aide professionnels.

1. Relations familiales et communautaires

Les relations familiales et communautaires des parents sont touchées sur plusieurs plans : la relation avec la famille étendue ; la relation avec la communauté maghrébine ; la relation du couple ; et la relation avec l’enfant.

1.1 Relations avec la famille étendue

La majorité des parents de notre groupe n’ont pas de famille étendue au Québec, mais ils communiquent régulièrement avec celle-ci au pays d’origine, par téléphone et/ou par Internet, environ une fois par semaine. Lorsqu’un problème de retard de langage ou un problème de comportement a été noté la première fois chez l’enfant, la majorité des parents en ont parlé à la famille étendue, avant de demander une consultation à un professionnel. Celle-ci s’est montrée généralement rassurante, évoquant un simple retard du langage par manque de stimulation, supposant un développement plus rapide si l’enfant avait été avec la famille nombreuse au pays d’origine. Une réaction de jalousie à la naissance du deuxième enfant ou de simples traits de caractère de l’enfant ont aussi été évoqués.

A. Tout le monde nous disait, tu vas voir, tu vas aller au Maroc, il y a la famille, il va parler… tout va bien aller… parce qu’ici il était tout seul (…) c’était mon premier, il n’allait pas à la garderie, je n’avais pas d’expérience…

Cependant, malgré la place importante de la famille étendue, lorsque les parents ont appris le diagnostic d’autisme, la majorité d’entre eux (cinq familles sur huit) a préféré ne pas informer la famille élargie du diagnostic. Certaines mères ont voulu éviter la souffrance à des personnes âgées, qui n’auraient pas été en mesure de comprendre ce diagnostic, la distance géographique accentuant leur sentiment d’incertitude et leur souffrance.

B. Je voulais pas (leur dire)… je voulais pas parce que j’ai peur pour eux… ils sont loin, ils s’imaginent le pire… J’essaye de cacher pour ne pas les blesser, parce qu’ils ne voient pas son état ici ; par exemple ma grand-mère elle est âgée, si elle va entendre quelque chose pour mon fils, elle l’aime tellement que j’ai peur pour elle, que ça sera un choc.

Plusieurs parents n’ont pas annoncé le diagnostic d’autisme par honte et crainte que leur enfant ne soit comparé aux autres enfants de la famille, et que ses difficultés ne soient source d’un jugement négatif blessant.

B. (Au pays d’origine) Les gens peuvent être très cruels dans leur langage…vous n’imaginez jamais ce qu’ils peuvent dire… Les cousins et cousines, ils vont le traiter de fou, ils vont le traiter de beaucoup de choses s’ils le voient sourire ou rire seul…

Quelques mères rapportent une ambivalence face au soutien de la famille étendue, mentionnant un certain soulagement de vivre au Québec, malgré leur solitude, car elles sont épargnées du regard des gens au pays d’origine.

D. Si j’étais en Algérie, j’aurais été moins affectée parce que j’aurais eu la famille lors de la tombée du verdict… mais aussi plus affectée parce que après, ça va être plus dur… il y aura la famille, des écoutes, généralement dans notre communauté, on essaye de se comparer aux gens, aux cousins… ça va être plus difficile de voir que mon enfant est l’unique enfant qui a tant de choses qui clochent…

1.2 Relations avec la communauté maghrébine

Avant le diagnostic d’autisme de l’enfant, la majorité des parents fréquentaient régulièrement la communauté maghrébine au Québec, souvent des connaissances du pays d’origine et des rencontres à la Mosquée. Une fois le diagnostic posé, la majorité des mères rapporte de la honte et une prise de distance avec leurs fréquentations habituelles. Certaines mères rapportent vouloir « cacher » leur enfant et éviter la communauté maghrébine au Québec par crainte d’un jugement négatif.

Je dirais que c’est un sentiment de honte et un sentiment surtout de… comment les gens vont te regarder et regarder ton enfant… moi-même j’ai arrêté de fréquenter mes amies, c’était vraiment finalement une façon de ne plus montrer mon enfant, parce que je n’aurai pas aimé le regard qu’elles auraient pu porter sur lui.

Cette prise de distance avec la communauté maghrébine, en plus des difficultés de parler du problème avec la famille étendue, accentue la solitude des mères.

Je pensais que j’étais la seule à vivre ce problème… et petit à petit j’ai coupé le lien avec mes amies… Je me sentais un peu seule dans tout ça, parce qu’à ce moment-là je ne connaissais pas vraiment d’autres mamans…

Des rencontres entre mères maghrébines qui vivent la même situation, lors d’un groupe de soutien dans un centre de santé et au domicile des unes et des autres, sont une importante source de soutien pour les mères. Celles-ci trouvent réconfortant de pouvoir raconter leurs expériences personnelles, de recevoir les conseils des autres mères, et d’échanger des informations utiles sur les services, les conférences ou les livres sur l’autisme. Lors de ces réunions, elles ne craignent plus le regard des autres car elles sont toutes dans la même situation. Deux mères ont participé aussi à des groupes de soutien qui réunissaient des femmes d’origine ethnique diverse, et une mère communique par Internet avec d’autres mères d’enfants autistes dans le monde.

D. On a tendance à se regrouper avec des gens qui vivent le même problème, ça devient un peu le seul sujet de conversation… on dirait que tout le reste devient banal… tu as juste envie de parler avec quelqu’un qui a un problème similaire au tien…

1.3 Relation de couple

Des difficultés relationnelles de couple sont décrites, surtout la première année, suivant le diagnostic. Les mères décrivent que leur investissement pour aider leur enfant amène une négligence secondaire des maris. Cependant, cet impact diminue avec le temps, et aucune mère n’a vu sa relation de couple sérieusement compromise.

« J’ai consacré toute la première année à mon fils, je l’ai mis un peu de côté mon mari… je l’ai négligé un peu, ses besoins, pour moi il y avait que mon fils… Au début c’était dur, il m’avait souvent reproché que je faisais que ça… mais hamdoullah (Dieu merci), maintenant c’est beaucoup mieux, une fois, que tu as vu les progrès de ton enfant, que ça va mieux, ça nous a rapprochés en fin de compte.

Les pères et les mères vivent différemment le deuil de l’enfant idéal. Généralement, la mère s’inquiète en premier, prend l’initiative de chercher une aide professionnelle et, malgré un choc initial et des symptômes dépressifs importants suivant l’annonce du diagnostic, elle s’implique rapidement pour aider l’enfant. La majorité des pères a une plus grande difficulté à reconnaître l’existence d’un problème chez l’enfant, et ceux qui reconnaissent le problème semblent plus affectés que les mères, amenant celles-ci à vouloir les protéger en s’occupant seules du processus d’aide pour l’enfant.

E. Mon mari il ne veut parler à personne, il est terriblement affecté… J’avais ma fille malade et je devais faire attention à ne pas avoir aussi un mari malade…

C. Mon mari jusqu’à maintenant il ne veut même pas admettre que son enfant a un problème (…) il me dit, c’est leur comportement les garçons… Il soupçonne mais il le dit pas… Il est affecté, mais il l’exprime pas… dans le sens, il ne reconnaît pas… il dit non, non, non…

Les mères expliquent l’adaptation plus difficile des pères comme étant liée au stress du chômage, dans un contexte culturel où l’homme a la responsabilité financière de la famille. Ceci est corroboré par les deux pères rencontrés. Toutefois, le rôle de la mère étant de s’occuper principalement de l’éducation des enfants et des tâches ménagères, la prise en charge de l’enfant s’avère particulièrement épuisante pour elles :

B : Mon mari c’était juste il n’aimait pas en parler. Parfois j’ouvrais le sujet, et il me disait stp, on change de sujet, je ne veux plus parler de ça. Les hommes j’ai l’impression que c’est plus facile pour eux d’un peu faire comme si ça n’existait pas, tandis que la femme, non, il faut qu’elle bouge, qu’elle résout les problèmes. Les hommes, ils vont faire leur part des choses, faire les allers-retours pour toi… mais c’est toi qui vis toute la partie mentale et psychologique du problème.

1.4 Relation avec l’enfant

Avant le diagnostic, les mères ne connaissaient que les formes d’autisme sévères, plus médiatisées. L’enfant est âgé de 2 ans en moyenne lorsque les mères s’aperçoivent la première fois qu’il a un problème. Celles-ci ne reconnaissaient pas les premiers symptômes de l’enfant. En apprenant le diagnostic, plusieurs mères ont eu l’impression de découvrir leur enfant comme une personne inconnue jusque-là.

Je suis sortie de là en me disant : « J’ai l’impression je ne sais pas c’est qui mon enfant »… tout ce que je pensais qui définissait mon fils, il criait, il aime aligner, il aime courir et regarder du coin de l’oeil, je pensais ça c’est un peu la personnalité de mon enfant, mais en fait c’était une liste de symptômes… Qu’est-ce qui reste de mon enfant dans tout ça ?…

Les pères sont moins à l’aise avec les stratégies psychoéducatives, tendent à éviter les interactions avec l’enfant, et se sentent blessés par son attitude d’indifférence. La fratrie s’inquiète souvent pour l’enfant autiste et lui manifeste généralement de l’empathie. Cependant, l’incompréhension face à l’attention plus grande que reçoit ce dernier est parfois source de tensions.

Face à un contexte socioculturel limitant le soutien de la famille étendue et de la communauté, avec notamment la non-divulgation du diagnostic d’autisme, la majorité des parents de notre étude ont exprimé un besoin de soutien à travers les services professionnels pour leurs enfants, avec un besoin de raconter leurs récits et de se sentir soutenus et orientés par les intervenants vers les services appropriés pour aider rapidement leur enfant.

2. Rapport aux services de la santé

Dans notre recherche, trois aspects importants ont marqué l’expérience des parents dans le processus de recherche de services pour leur enfant : l’aspect organisationnel des services ; le rapport avec les professionnels de la santé ; et la crainte d’une stigmatisation liée au diagnostic.

2.1 Organisation des services

L’organisation des services est perçue comme déficiente à cause du délai d’attente pour la confirmation diagnostique, de la complexité bureaucratique et du manque de ressources du secteur public. Le délai pour une évaluation spécialisée est de un à deux ans. Conscientes de l’influence de la précocité d’intervention pour un meilleur pronostic, les mères ressentaient un désarroi accentué par l’incertitude diagnostique, l’inaccessibilité aux services publics, et le manque de moyens financiers pour des services privés.

D. On m’a dit le temps d’attente c’est 18 à 24 mois, j’ai rappelé le monsieur, je lui ai dit je suis seule ici, je n’ai pas de moyens, qu’est-ce que je vais devenir tout ce temps-là ? Est-ce que je dois attendre jusqu’à la dépression ? 

La durée d’attente moyenne pour l’évaluation des enfants a été de 11 mois, le délai le plus long de 2 ans, et le plus court de 4 mois. Certains parents ont perçu que leur mauvaise connaissance du réseau de santé québécois et de l’organisation des services accentuait les délais :

A. La moitié de ce qui était écrit sur les papiers j’avais même pas compris…tu sors de là juste avec des papiers à lire et tu sais pas trop comment ça marche… on te dit CRDI mais on t’explique pas ce que c’est… ça ne veut rien dire pour moi le CRDI…

On a traîné pour le mettre sur la liste d’attente… toi tu penses que quand ils vont le mettre en liste d’attente, c’est à partir de son diagnostic, personne ne te dit que ça va être à partir du jour où tu les appelles…

Durant cette attente, plusieurs mères ont entrepris elles-mêmes la stimulation de leur enfant. Elles ont effectué un apprentissage des stratégies à adopter, auprès de psychoéducatrices, par Internet ou à travers des livres, en sacrifiant le nécessaire pour acheter du matériel éducatif pour leur enfant.

2.2 Rapport avec les professionnels

Les premiers contacts avec des professionnels de la santé des cliniques spécialisées sont décrits comme difficiles par plusieurs parents qui ressentent un manque d’écoute et d’empathie, mis sur le compte de différences culturelles, et qui soupçonnent parfois de la discrimination.

F. Nous, on a cette culture quand on part chez le médecin on parle… on parle… eux ils ont une autre culture : ils posent une question et ils cochent, c’est-à-dire on n’a pas besoin de me dire ce qu’il n’y a pas dans le questionnaire. Elle se désintéressait de ce que je lui disais… Chez nous, le médecin il est là pour vous écouter, ici le médecin il est là pour remplir sa feuille… Ici, je sens cette distance, je ne sais pas est-ce que c’est réservé seulement aux immigrants ?…

Certains parents se sont sentis humiliés par la froideur avec laquelle le diagnostic d’autisme leur a été annoncé :

E. Mon mari il a juré de ne plus remettre les pieds dans cette clinique, il m’a dit si c’est eux qui vont la guérir, je préfère qu’elle ne guérit pas. Un médecin il doit être humain.

Certains malentendus accentuent la tension avec les intervenants. La présence d’un interprète pour l’évaluation d’un enfant a été vécue comme blessante pour des parents parlant couramment le français qui ont vu la demande d’interprète comme un préjugé à leur endroit. L’interprète a décidé de quitter l’entrevue, alors qu’une interprétation aurait été nécessaire pour comprendre l’enfant qui parlait arabe.

La secrétaire me demandait si on voulait qu’il y ait un interprète (…) quand elle m’a dit ça j’ai pas compris vraiment l’utilité, c’est un peu comme les préjugés qu’on a des gens que… sûrement ils parlent pas bien. Quand on est arrivés ce jour-là, dans la salle, il y avait un interprète, alors que mon mari parle aussi bien que moi en français…on commence à parler, et le monsieur il dit : « Visiblement les personnes parlent bien en français, je pense pas que je vais être utile. » Il s’est excusé et il est parti. (…) Pour le diagnostic, ils nous ont posé toutes sortes de questions… sur la grossesse, etc. L’enfant connaissait juste des petits mots en arabe (…) et c’est moi qui leur traduisais les mots qu’il pouvait dire.

Plusieurs mères ont cependant rapporté des expériences positives avec des intervenantes sensibles à leur culture, dans des services de proximité :

D. Quand j’ai rencontré J., elle a illuminé mon quotidien… elle avait une idée de ce que pouvait vivre une famille dans ces circonstances, elle parlait même un peu en arabe, elle voulait m’ouvrir la porte, me donner la main…

2.3 Risque de stigmatisation 

L’organisation du système de santé québécois exige un diagnostic d’autisme confirmé par un pédopsychiatre pour que l’enfant ait accès aux services publics. Bien qu’elles aient accepté ce processus diagnostique pour aider leur enfant, les mères s’inquiètent beaucoup du risque de stigmatisation secondaire.

E. Il y a toujours la face et le revers de la médaille : la face, c’est le service, le revers, c’est l’étiquette. Est-ce que cette étiquette à mon aîné qui est assez fonctionnel, ça va lui apporter quelque chose ? L’étiquette pour avoir juste des problèmes, j’en veux pas…

3. Discussion

Nos résultats confirment que le diagnostic d’autisme a un impact considérable sur le réseau social des parents, en créant des distances et des tensions, mais aussi en générant de nouveaux liens, sources de soutien.

Alors que la littérature souligne que les mères d’enfants autistes rapportent généralement un stress plus élevé que les pères (Dabrowska et al., 2010, Hastings et al., 2005), nos résultats indiquent que le problème de l’enfant semble avoir été plus perturbant pour les pères. Deux hypothèses permettent de penser cette différence. Au Maghreb, la naissance d’un enfant a une valeur sociale importante, valorisant le rôle des parents, surtout s’il s’agit d’un garçon (Boucebci, 1993), et validant d’une certaine façon la virilité du père. Cette représentation sociale de l’enfant maghrébin comme un signe de réussite familiale pourrait accentuer la douleur des pères de ce groupe culturel face à la découverte d’un handicap chronique qui suppose une certaine marginalisation sociale pour leur enfant, et une blessure narcissique pour eux. Par ailleurs, les parents d’enfants autistes font face à des charges financières et des dilemmes professionnels fréquents (Kogan et al., 2008). Ceci peut être particulièrement difficile pour des hommes d’origine arabe qui ont culturellement la responsabilité financière de la famille. Le principal stress des pères de notre groupe est l’absence de travail. La communauté maghrébine est confrontée à un taux de chômage élevé au Québec, qui alimente des sentiments d’échec et une crainte de la discrimination (Lenoir-Achdjian et al., 2009). Le handicap de l’enfant pourrait ainsi exacerber les sentiments de précarité et le deuil des attentes quant à l’immigration.

De plus, la surcharge constituée par les soins importants requis pour l’enfant autiste limite la disponibilité des parents pour leur propre couple et pour les autres enfants. Certaines études évoquent un risque de séparation plus grand chez les parents d’enfants autistes (Shakhmalian, 2005), alors que d’autres études évoquent au contraire un rapprochement du couple (Bayat, 2007). Les difficultés relationnelles de nos sujets étaient souvent secondaires à un surinvestissement de la mère pour aider l’enfant, sans conséquence majeure. La fratrie manifestait à la fois des signes d’inquiétude et d’empathie envers l’enfant autiste, ce qui converge avec les études dans ce domaine. Les recherches montrent que la fratrie d’enfants autistes vit une souffrance psychique non négligeable durant l’enfance, mais sans que celle-ci soit associée à une psychopathologie particulière (Claudon et al., 2007).

D’après des études effectuées en Occident, les parents d’enfant autiste partagent habituellement le diagnostic et les difficultés associées avec leur famille étendue (Hall et Graff, 2011 ; Presutto et al., 2011 ; Gray, 2006). Bien que la famille traditionnelle maghrébine offre un soutien important aux membres de la famille élargie (Favret, 2011), la majorité de nos sujets a préféré ne pas annoncer le diagnostic à leur famille, se privant de leur principal réseau de soutien. Ces résultats coïncident avec une recherche effectuée auprès de parents immigrants de l’Asie du Sud aux États-Unis qui préféraient ne pas partager leurs émotions négatives avec leurs familles étendues, car ils s’inquiétaient du potentiel effet négatif sur la santé des parents âgés. Les parents rapportaient être soulagés que l’incapacité de leur enfant ne soit pas un problème visible physiquement, car cela leur permettait de ne pas en parler dans leur communauté, ce qui facilitait l’acceptation sociale de leur enfant (Jegatheesan et al., 2010).

Même si les parents d’enfants autistes vivent souvent un niveau de stress élevé (Rao et Beidel, 2009), plusieurs facteurs protecteurs peuvent les soutenir (Bayat, 2007). Nos données font ressortir le rôle central de groupes d’entraide constitués de femmes de même origine. Dans la littérature, des parents immigrants d’Asie du Sud aux États-Unis ont souligné leur inconfort dans les groupes de soutien qui réunissaient des parents, hommes et femmes, d’origines ethniques diverses. L’inconfort était associé à des difficultés à faire confiance à des étrangers, à des niveaux différents de compréhension de l’autisme et à des barrières linguistiques (Jegatheesan et al., 2010). Il semble que le groupe d’entraide auquel participaient les sujets de notre étude réunissait des conditions favorables qui permettaient aux femmes de s’exprimer librement et de se sentir soutenues.

Dans un contexte où les immigrants ont tendance à éviter d’utiliser les services de santé mentale (Whitley et al., 2006 ; Kirmayer et al., 1996), les trajectoires de recherche d’aide requièrent une attention particulière. Les parents de notre groupe ont trouvé le rapport aux services, et en particulier la période d’attente du diagnostic, difficile en dépit d’un temps d’attente relativement plus court que le temps moyen d’attente, pouvant aller jusqu’à 3 ans, pour une confirmation diagnostique de TED au Québec (Poirier et Goupil, 2008). L’accès aux services appropriés est difficile pour les enfants autistes quelle que soit leur ethnicité (Kogan et al., 2008), mais les familles nouvellement immigrantes savent souvent moins bien naviguer à travers les services. Pour notre groupe d’étude, les liens avec des services de première ligne sensibles à la culture et ayant une expertise dans le domaine de l’autisme ont clairement facilité le processus d’évaluation. Les parents ont souligné de nombreuses difficultés dans leurs rapports avec les professionnels de la santé des services spécialisés. Ils se sont sentis peu respectés et peu écoutés, et ont parfois vécu de l’humiliation en percevant les préjugés des professionnels, qui pourtant faisaient preuve de bonne volonté. La littérature souligne que les cliniques spécialisées dans le diagnostic et le traitement de l’autisme ont généralement une capacité limitée à fournir des services culturellement appropriés, avec une faible adhérence au traitement des familles immigrantes si les interventions ne tiennent pas compte des croyances culturelles des familles (Welterlin et LaRue, 2007). Des malentendus peuvent nuire à l’évaluation, d’autant plus que les cliniciens ne sont pas familiers avec l’utilisation d’interprètes pour des problèmes de développement (Rousseau et al., 2011). Les résultats de l’étude sur les parents immigrants de l’Asie du Sud aux États-Unis convergent avec nos résultats et soulignent les difficultés de l’alliance entre familles immigrantes et intervenants (Jegatheesan et al., 2010).

Globalement, nos résultats rappellent que pour les intervenants de la santé, le contexte transculturel de prestation de services pour des enfants autistes d’origines diverses est encore un véritable défi, et que l’élaboration d’une bonne alliance thérapeutique avec les parents pose des problèmes importants. Celle-ci semble être facilitée par des services de proximité dans la communauté et par une approche chaleureuse, flexible et sensible à la culture.

La généralisation de nos résultats est limitée par la petite taille de l’échantillon. Par ailleurs, les réticences des pères à participer aux rencontres ont mené notre étude à recueillir essentiellement les témoignages des mères. Enfin, le recrutement de certains parents s’est effectué par un effet boule de neige. Cependant, la qualité de la relation avec les mères et la relation continue avec celles-ci à travers un groupe de soutien permettent de penser que la validité des données recueillies est excellente.

Conclusion et recommandations 

Pour des familles nouvellement immigrantes, l’impact d’un diagnostic d’autisme chez leur enfant vient alourdir les conséquences psychologiques des pertes multiples, familiales, sociales et économiques, qui sont souvent liées à la migration.

Notre étude permet de mieux comprendre l’expérience de familles immigrantes originaires du Maghreb, en soulignant l’impact considérable du diagnostic sur le réseau social des parents, et les difficultés du rapport aux services. Pour ces parents nouvellement immigrants, l’impact d’un diagnostic de TED est multiplié par les stress psychologiques, sociaux et économiques liés à la migration.

Nos résultats soulignent l’importance pour des parents d’immigration récente de rencontrer d’autres familles de leur communauté vivant le même problème, pour partager leurs expériences dans un environnement sécurisant. Pour améliorer l’alliance entre les parents et les professionnels de la santé, il est primordial de sensibiliser les intervenants à l’importance d’une écoute empathique qui contribue à diminuer la solitude et la souffrance des parents aux prises avec des sentiments de honte et de crainte de stigmatisation.

Des recherches ultérieures sont nécessaires pour mieux comprendre les stratégies d’adaptation des familles nouvellement immigrantes ayant un enfant diagnostiqué TED, documenter l’expérience des pères, évaluer l’impact de groupes de soutien sensibles à la culture pour les parents, et mieux comprendre l’expérience des professionnels de la santé qui oeuvrent auprès des familles immigrantes ayant un enfant diagnostiqué TED.