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Introduction

Il y a une cinquantaine d’années, nos patients fumaient pendant les entrevues de même que plusieurs d’entre nous. Outre la fumée, il fallait alors tolérer la présence d’énormes cendriers de verre susceptibles de devenir de menaçants projectiles si la relation thérapeutique se détériorait. Mais au nom de cette relation thérapeutique, il fallait faire confiance aux patients, même à la salle d’urgence. Il y a cinquante ans, la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) n’existait pas : elle est apparue en 1969. Il y a cinquante ans, nous ne disposions pas de critères diagnostiques de type DSM. La référence théorique essentielle était psychanalytique, non seulement au Québec, mais partout en Amérique du Nord. Par contre, nous disposions déjà de médicaments aussi actifs que maintenant dans toutes les catégories actuelles (Ban, 1969), mais le traitement pharmacologique était habituellement vu comme symptomatique et donc secondaire. Nous étions en pleine révolution tranquille : un vent de liberté, de changement, d’ouverture et d’expérimentation soufflait sur le Québec. L’État et ses structures étaient en construction. Les possibilités de développement dans notre domaine, comme dans bien d’autres, semblaient immenses pour ne pas dire illimitées. Au moment où nous nous dirigeons vers d’autres changements majeurs dans le système de santé, il nous semble pertinent d’examiner les changements au cours de ce demi-siècle.

Derrière nos pratiques cliniques et nos organisations soignantes, se cachent des systèmes de valeurs, des certitudes ou convictions profondes, des croyances fondamentales pour parler TCC (Chaloult etal., 2008), des modèles ou paradigmes scientifiques, des schémas collectifs partagés, etc. N’étant ni philosophe ni historien, j’hésite entre tous ces termes.

Le présent texte se veut un essai personnel et non un travail historique. Je propose un survol de cinq changements majeurs qui me semblent avoir transformé nos pratiques au cours de ce demi-siècle au Département de psychiatrie de l’Université de Montréal. Puis je les soumets à la critique d’un remarquable collègue qui a vécu cette période : Maurice Dongier.

1. De la psychanalyse aux maladies du cerveau

J’ai plongé dans l’univers fascinant de la psychiatrie en 1967 en tant qu’interne à l’Institut Albert-Prévost. Je me souviens avec une certaine nostalgie des discussions cliniques passionnées dans cette salle enfumée (eh oui, on fumait aussi dans les réunions à cette époque !) du sous-sol de l’Institut d’alors. Suite à une présentation clinique, on s’efforçait de comprendre la personne dans ses dimensions intrapsychiques, interpersonnelles et historiques. À ce moment, on utilisait beaucoup plus les présentations cliniques que maintenant. Les discussions étaient enjouées, intenses, caractérisées par un haut niveau d’engagement et de conviction. On pouvait ainsi argumenter longuement sur la prépondérance d’une fixation prégénitale ou oedipienne. Le modèle sous-jacent était incontestablement psychanalytique. Nos maîtres d’alors étaient des autorités respectées en psychanalyse : en conséquence, la formation psychanalytique et même l’analyse personnelle constituaient presque des parcours obligés. Une formation en psychothérapie était nécessairement une formation de nature psychanalytique. Ce modèle était partagé et peu remis en question, ce qui donnait une cohérence à l’ensemble des actions cliniques mises de l’avant. Quelle était la véritable validité scientifique de ces théories ? Nous ne le savions pas et peu s’en préoccupaient.

Progressivement nous sommes passés à un modèle médical, à des concepts de maladie…, un peu comme nous avons délaissé la religion au Québec. Notons que le concept de trouble ou de maladie est apparu avec le DSM-II en 1968, car le DSM-I d’avant parlait de réactions à des stresseurs, même s’agissant de la schizophrénie considérée comme une « réaction schizophrénique ». Nos conceptions ont bien changé, alimentées en cela au fil des dernières décades par les développements importants dans le domaine des neurosciences, en particulier au niveau de l’imagerie qui permet des images spectaculaires des structures et du fonctionnement cérébral. Pourtant il faut reconnaître que, malgré la « Décennie du cerveau » dans les années 90 et malgré bien des développements, nous n’avons pas fait d’avancées déterminantes quant à l’étiologie des principales maladies mentales bien que l’importance de la génétique et de la neurobiologie soit largement acceptée. Le DSM-5 se serait voulu étiologique, mais il n’y est pas parvenu et il repose toujours sur des critères cliniques, peut-être de plus en plus valides et fiables, mais pour la plupart subjectifs et sans appuis sur des mécanismes pathophysiologiques élucidés. Avec comme résultats que nous écoutons probablement moins les patients et que nos résidents apprennent à leur poser des centaines de questions à la recherche de ces critères diagnostiques supposément valides et fiables. Cette démarche conduit fréquemment à la multiplication des diagnostics plutôt qu’à une formulation des facteurs ayant engendré l’état actuel du patient. L’opération apparaît souvent laborieuse et moins porteuse d’ouverture, et elle s’avère probablement moins propice à l’émergence d’une relation ou d’une alliance thérapeutique.

2. De « Est-ce qu’un non-médecin peut pratiquer la psychanalyse ? » à « Est-ce qu’un psychiatre peut encore faire de la psychothérapie ? »

Étonnamment, il y a une cinquantaine d’années, on se demandait fréquemment si un professionnel non-médecin pouvait raisonnablement exercer la psychanalyse. Freud avait été médecin de même que la majorité des pionniers de la psychanalyse. On argumentait que la formation médicale était la plus globale et qu’elle permettait de poser des diagnostics sans rater une maladie somatique ou cérébrale sous-jacente. On soulignait qu’elle préparait davantage à assumer des responsabilités en regard de l’ensemble des traitements. Cette attitude avait une dimension corporatiste évidente qui incitait les psychiatres à vouloir garder le contrôle de l’assise théorique et clinique des pratiques de l’époque. À Montréal, les membres fondateurs de la Société psychanalytique de Montréal (section francophone), qu’on appelait didacticiens, étaient des médecins, sauf un qui était psychologue.

Mais en ces années, le changement social s’accélérait au Québec. Le contexte de notre révolution tranquille bouleversait bien des valeurs : des préoccupations d’accessibilité des services prenaient de l’importance, ce qui n’avait jamais été un point fort de la période psychanalytique. Ainsi on a vu apparaître une valorisation de plus en plus importante de l’équipe multidisciplinaire et de l’apport des professionnels qui la constituaient. On a développé des liens plus nombreux avec la communauté, ce qui a contribué à démocratiser nos pratiques. Peu à peu, la psychothérapie est devenue une activité partagée avec plusieurs professions, dont les psychologues et les travailleurs sociaux en particulier.

Ces changements en regard de la psychothérapie ont culminé avec l’adoption de la Loi 21, entrée en vigueur en 2012, qui modifie le code des professions définissant la fonction de psychothérapeute et établissant des balises pour la pratique de cette activité. Cette loi confie la gestion des statuts et qualifications des psychothérapeutes à l’Ordre des psychologues, ce qui est justifié et reflète leur engagement massif envers la psychothérapie, plus important que celui des psychiatres. À cet égard, l’attitude de notre association professionnelle est apparue étonnante et en contraste complet avec l’attitude de notre profession il y a quarante ou cinquante ans. La nouvelle loi précise que les psychologues et les médecins sont psychothérapeutes en fonction de leur formation de base. Cette formulation surprend, car elle laisse entendre que le chirurgien cardiovasculaire est autant psychothérapeute que le psychiatre. Notre association professionnelle avait sans doute d’autres priorités que la psychothérapie au moment de la formulation de cette loi. Elle ne semble pas s’être impliquée pour faire valoir toutes ces années de formation, de pratique et de supervision qui caractérisent la résidence en psychiatrie et qui pourtant ont toujours constitué un point fort et central du programme de résidence à l’Université de Montréal.

L’opinion publique a rapidement emboîté le pas et associé en général l’activité de psychothérapie à la profession de psychologue. Je crois que la perception de la profession de psychiatre y a perdu considérablement. Combien de psychiatres se font dire fréquemment : « J’ai besoin de me comprendre, de parler de ce que je vis, de faire une thérapie…, je crois qu’il faut que je voie un psychologue… ». La pression évidente et bien compréhensible pour un accès amélioré aux soins psychiatriques a transformé l’activité clinique des psychiatres et on peut maintenant se demander si le psychiatre peut encore faire de la psychothérapie. Par exemple, comment dans le réseau public, réagirait-on au comportement d’un psychiatre qui revendiquerait le fait de consacrer une majeure partie de son activité à la psychothérapie ?

3. De la continuité des soins aux épisodes de soins

La RAMQ a été créée en 1969 induisant des changements considérables dans la société. Auparavant, les psychiatres étaient en général des employés des hôpitaux, institutions privées et souvent religieuses ou ils exerçaient la psychanalyse en bureau privé. Ainsi, accédaient à leurs soins ou aux services offerts par les institutions, ceux qui en faisaient la demande, et surtout ceux qui pouvaient se le permettre. La demande personnelle du patient ou de son entourage était au centre des préoccupations cliniques et les questions liées à la durée et aux intensités des services étaient peu discutées.

Avec l’avènement de la RAMQ, la demande de services a rapidement progressé, alimentant aussi chez les soignants, un sens croissant de leur responsabilité sociale. Deux changements dans nos valeurs et habitudes cliniques sont apparus nécessaires. D’abord, la psychanalyse devait s’adapter : la psychanalyse classique, appelée étrangement cure-type, de par sa longue durée et sa grande intensité (souvent plusieurs séances par semaine) ne permettait pas de répondre aux besoins des patients. Deuxièmement, les psychiatres devaient sortir de l’Hôpital pour accueillir les patients plus proches de leur communauté, car les hôpitaux psychiatriques étaient perçus comme des repoussoirs. C’est ainsi que la psychiatrie communautaire s’est développée, constituant une véritable révolution dans l’offre de services avec le but d’accueillir plus facilement l’ensemble des demandes de soins liées à des problématiques de santé mentale et cela, avec une philosophie fondamentale de continuité des soins au sein de l’équipe multidisciplinaire (Hochmann, 1971). Rapidement, cette pratique communautaire s’est sectorisée et s’est plutôt appelée psychiatrie de secteur, ce qui permettait de circonscrire les responsabilités et de répartir les ressources professionnelles allouées.

Ces nouveaux modèles de soins, communautaires et sectorisés, constituaient un changement radical dans les pratiques et une prise de conscience du rôle social de la psychiatrie. Ce dernier a rapidement produit une augmentation de la demande et une surcharge croissante. Mais, ces développements ont été porteurs d’enthousiasme, d’énergie et de créativité. Assez rapidement débordées par la demande, le nombre d’équipes se multipliait, ce qui se faisait alors encore assez facilement, et ces équipes inventaient des pratiques adaptées et innovantes. J’ai personnellement apprécié l’apport considérable du Dr Arthur Amyot, pionnier de ces pratiques à Montréal et particulièrement au Pavillon Albert-Prévost. Dans son équipe, nous innovions au jour le jour pour améliorer les services. Nous avons même tenté d’évaluer les patients en groupe afin d’éviter de les laisser attendre sur les listes d’attente. Avec lui, bien des psychiatres et résidents se sont aussi impliqués dans des équipes volantes pour offrir des services de psychiatrie communautaire dans des régions éloignées comme l’Abitibi.

Avec le temps, des difficultés sont apparues. Ces approches ont été critiquées sous divers aspects, incluant des problèmes légaux qui argumentaient que l’accès aux soins n’était pas égal pour tout le monde puisque les équipes n’étaient pas égales en compétence et en accessibilité. J’ai aussi été un critique de ces approches qui ont créé des freins au développement de la recherche clinique et d’approches spécifiques (Borgeat & Denis, 1995). En effet, dans la psychiatrie de secteur, tout le monde faisait de tout, accueillant une grande diversité de patients, ce qui empêchait l’émergence de pratiques adaptées à telle ou telle problématique. L’ensemble des patients était traité plus ou moins de la même façon. La multiplication des petites équipes de secteur qui se retrouvaient un peu partout dans la communauté, mais surtout pas à l’hôpital, avait tendance à dévitaliser les institutions et à favoriser l’émergence de microcultures hermétiques. En effet, l’équipe était la référence essentielle et elle développait ainsi des fonctionnements idiosyncrasiques.

Avec le plan d’action en santé mentale, la responsabilité sociale a pris une autre forme : la continuité des soins serait davantage l’affaire de la première ligne. La deuxième ligne, dont nous sommes, devant offrir plutôt des épisodes de soins, un modèle de type médical qui n’a pas encore vraiment trouvé ses modalités de fonctionnement en psychiatrie.

4. Du traitement d’emblée aux évaluations répétées

Il y a cinquante ans, les patients s’adressaient aux services psychiatriques en fonction d’une démarche personnelle, souvent alimentée par leur entourage, mais ils n’avaient pas à suivre un cheminement défini à l’intérieur d’un réseau de la santé qui n’était pas encore constitué. Dans ce contexte, la demande de consultation d’un médecin généraliste avait peu d’importance. Par contre, on attribuait à la première rencontre psychiatrique une importance considérable, car la conviction était que le traitement commençait dans les premières minutes de cet échange initial par la relation thérapeutique qui allait s’élaborer et constituer la pierre angulaire de ce traitement. Le diagnostic avait alors bien moins d’importance. Les nosographies étaient nombreuses reflétant surtout les orientations théoriques de leurs auteurs et les différentes terminologies diagnostiques variaient d’un psychiatre à un autre. Ainsi, ce qu’un psychiatre appelait psychose ne correspondait pas nécessairement aux concepts de psychose de son collègue. On se référait peu aux DSM d’alors : de toute façon, le DSM-I décrivait tous les états cliniques comme étant des réactions à des événements et le DSM-II qui introduisit la notion de troubles dans le sens de catégories diagnostiques distinctes, n’est apparu que timidement en 1968.

Dans ce contexte, à la question « Docteur, est-ce j’ai une schizophrénie ? », la réponse habituellement vue comme la plus adéquate était « Qu’est-ce qui vous amène à me poser cette question ? » ou « Qu’est-ce qui vous inquiète à ce sujet ? » Ainsi l’exploration du contexte de la décompensation psychique, des émotions engendrées par l’état actuel de souffrance et de ses répercussions sur les relations interpersonnelles du patient était vue comme beaucoup plus importante que la catégorisation diagnostique.

Aujourd’hui, l’entrée dans nos dispositifs de soins psychiatriques apparaît souvent comme une course à obstacles, les obstacles étant les évaluations successives. Ainsi, le patient passe d’une première évaluation par son médecin de famille au Guichet d’accès en santé mentale (GASM) ou GASMA (GASM-Adulte). Si jugé pertinent, ce GASMA l’adressera à un MEL (Module d’Évaluation-Liaison) qui éventuellement l’orientera vers un des programmes spécialisés appelés aussi étrangement programmes-clientèles où l’accès aux soins comportera fréquemment plusieurs étapes d’évaluation avec des échelles ou des questionnaires standardisés. Cette cascade évaluative donne l’impression à plusieurs patients de passer d’une liste d’attente à une autre avant d’être véritablement traité, ce qui alourdit considérablement le cheminement dans le réseau de services en santé mentale. Mais en plus, les évaluations ne s’arrêteront pas là, car s’ajouteront des expertises, souvent répétées, en fonction de la situation socio-économique du patient et de plus en plus souvent des évaluations médicolégales en fonction du statut du patient et des requêtes des tribunaux, en particulier du Tribunal administratif du Québec qui n’existait pas il y a cinquante ans.

Il me semble s’agir-là d’un changement considérable des valeurs qui sous-tendent nos priorités et actions cliniques. Serions-nous passés d’une naïveté à une autre ? La conviction d’il y a cinquante ans selon laquelle la relation thérapeutique positive offrait la meilleure garantie d’une évolution favorable et d’une adhésion au traitement qui allait s’effectuer dans la continuité s’avérait sans doute un peu trop optimiste. Par contre, la conviction actuelle que les évaluations approfondies et répétées s’avèrent essentielles, chacune plus définitive que la précédente et plus apte à décrire un état bien défini du patient qui orientera un traitement rigoureux appuyé sur des données probantes apparaît tout aussi discutable. Comme si nos patients ne changeaient pas constamment en fonction du contexte de chacune des évaluations et des lunettes de chaque évaluateur. Les valses embarrassantes et contradictoires de nos experts devant les tribunaux devraient ébranler parfois nos certitudes d’évaluateurs.

5. De l’amour qui guérit au tabou de l’amour

Dans le contexte de la fin des années 60, la théorie psychanalytique constitue l’assise de notre compréhension et de notre démarche cliniques. La relation thérapeutique est ainsi fondamentale et le transfert, au sens psychanalytique, en est vu comme une manifestation essentielle. Bien sûr, la psychanalyse enseigne que le transfert doit être analysé et non agi. Dans la société en général, ces années de révolution tranquille accélèrent le changement : les tabous tombent, les valeurs changent, les expérimentations de tous ordres se multiplient dans toutes les directions.

J’étais alors résident et je me souviens d’une situation clinique concernant une jeune patiente instable avec des périodes d’impulsivité autodestructrice qui ne semblait pas bénéficier d’aucune médication et les tolérait toutes mal. Mon superviseur, un maître respecté, m’avait suggéré de la prendre en psychothérapie hebdomadaire en disant essentiellement : « Que pouvons-nous lui offrir d’autre ? » Il n’avait pas eu tort et la patiente s’était apaisée. Aujourd’hui cette argumentation aurait bien peu de poids.

Un exemple extrême des valeurs de l’époque est sans doute la célèbre expérience de Summerhill où la liberté et l’amour allaient guérir des enfants avec de sévères troubles du comportement (Neil, 1960). Dans cette communauté-école, les enfants décidaient de tout incluant de ne pas aller à l’école et ils ne devaient subir aucune contrainte. La répression des comportements sexuels comme la masturbation était perçue comme particulièrement néfaste. La conviction était que les enfants aimés, respectés et libres évolueraient favorablement, feraient les bons choix et même décideraient d’apprendre à l’école.

Au Québec, l’épisode Roger Lemieux me semble illustrer l’amplitude des changements dans les valeurs et attitudes profondes. Dans les années 60, Roger Lemieux (maintenant décédé) était un psychiatre et un enseignant respecté pour ses enseignements et ses textes sur le traitement psychothérapeutique des psychoses. Il était professeur à l’Université de Montréal et a été directeur de l’enseignement à l’Institut Albert-Prévost. Puis, il s’est éloigné des institutions pour développer une activité privée incluant la création d’une commune thérapeutique pour schizophrènes dans les Laurentides, appelée l’Abri d’Érasme (Lemieux, 1984). Soignants et patients cohabitaient et partageaient tout. L’intimité, l’amour, l’acceptation allaient réparer des failles affectives et favoriser la guérison des psychotiques. Un film intitulé L’interdit a été réalisé par l’Office national du film sous la direction de Pierre Maheux et Jean-Marc Garant en 1976. Ce film décrivait la construction et le fonctionnement de cette commune thérapeutique des Laurentides. Le film a fait l’objet de visionnements répétés au sein de l’université, car il était perçu, à l’époque, comme une expérience intéressante. Dans le film, les dérapages sexuels sont explicites. Puis, ces dérapages que Lemieux ne dissimulait pas ont été dénoncés, et cela de plus en plus sévèrement. En quelques années, cette expérience qui avait été vue digne d’intérêt à l’Université de Montréal a été sévèrement condamnée au point que Roger Lemieux a été déchu de ses titres de médecin et de psychiatre par le Collège des médecins. Soulignons que la psychiatrie, incluant celle de cette époque, n’a jamais approuvé la sexualisation de la relation médecin-malade, mais on fermait plus facilement les yeux en ces années de révolution tranquille. Progressivement les valeurs de la société à ce sujet ont changé peu à peu, en particulier sous l’influence du féminisme qui s’affirmait. Ainsi l’amour dans la relation thérapeutique qui a toujours constitué un abus de pouvoir est devenu un tabou absolu et un crime sévèrement punissable. Donc, là aussi, un changement de valeurs marqué. Il me semble toutefois qu’on a tendance à voir ces dérapages passés comme des crimes inexcusables plutôt que de les considérer dans l’ensemble des valeurs changeantes de notre société.

Commentaires de Maurice Dongier

Maurice Dongier m’a accordé de passionnants entretiens en réaction au texte qui précède. Je lui en suis tout à fait reconnaissant et j’ai pu à nouveau apprécier l’étendue de sa vision, sa grande vivacité d’esprit et son regard parfois un peu iconoclaste. Je résume ici les principales idées que nous avons discutées.

Maurice Dongier, originaire de Marseille, a une longue histoire avec le Québec où il est venu une première fois comme résident en 1951, recruté par le Dr Bruno Cormier fondateur de la psychiatrie légale à McGill. Avec son épouse, Suzanne, pédopsychiatre, il est revenu dès 1953 pour une année de recherche en médecine psychosomatique, avec le Dr Erik Wittkower. Puis Maurice Dongier s’est retrouvé à l’Université de Liège pendant huit ans en tant que titulaire de la chaire « Névroses et Maladies psychosomatiques ». C’est en 1971 qu’il a été à nouveau recruté comme directeur de l’Allan Memorial Institute, puis de 1973 à 1985 comme directeur du département de psychiatrie de l’Université McGill. En tant que francophone, il s’est toujours considéré comme ayant un rôle dans le rapprochement des deux solitudes montréalaises : la psychiatrie anglophone de l’Université McGill et la psychiatrie francophone de l’Université de Montréal.

Ainsi, Maurice Dongier souligne notre tendance à faire remonter l’histoire de la psychiatrie montréalaise aux années 60. Il me rappelle avec en mains le livre des minutes des réunions de la Montreal Psychiatric Society que celle-ci a été créée en 1932 ! Le contenu des discussions était alors essentiellement neuropsychiatrique avec, par exemple, une place importante pour le traitement de la paralysie générale (syphilis cérébrale), pour celui de la schizophrénie par coma insulinique et pour l’étude de l’épilepsie. W. Penfield a été chef de la neuropsychiatrie de cette époque et la séparation de la psychiatrie par rapport à la neurologie ne s’est effectuée qu’en 1943 avec la création de l’Allan Memorial Institute. Quelques psychiatres francophones ont participé aux débats de la Montreal Psychiatric Society, en particulier le Dr Jean Saucier de l’Hôtel-Dieu de Montréal.

Maurice Dongier souligne que la psychiatrie universitaire a été neuropsychiatrique bien avant d’être dominée par la pensée psychanalytique. Dans les années 50, la psychanalyse prenait de plus en plus d’importance, notamment aux États-Unis, et le Dr Cameron, chef de la psychiatrie de McGill a recruté des psychanalystes pour créer l’Institut de psychanalyse de McGill afin de retenir les résidents qui s’intéressaient alors surtout aux formations psychanalytiques. Ces premiers psychanalystes furent C. Scott, A. McLeod, E. Wittkower et M. et Mme Aufreiter. Il est intéressant de souligner qu’au moment de l’apparition des premiers psychotropes, c’était plutôt le développement de la pensée psychanalytique qui dynamisait les milieux de formation.

Maurice Dongier se permet un regard critique sur deux courants façonnant la psychiatrie actuelle : les DSM et la pharmacothérapie. Il va jusqu’à dire que ces deux développements majeurs et centraux dans la pratique actuelle ont créé un tort considérable à la psychiatrie. Ainsi, le DSM par la multiplication des diagnostics et des critères pour les reconnaître transforme selon lui l’entretien clinique en une caricature plutôt que de conduire à une véritable relation, assise de l’action thérapeutique. Le résident apprend à poser des centaines de questions et la recherche de la compréhension intime des symptômes n’est plus prioritaire. Le clinicien se limite de plus en plus au travail mécanique et ennuyeux de poser des questions fermées de type Structured Clinical Interview for DSM diagnosis (SCID) plutôt que de s’efforcer de comprendre ou d’être avec le patient (Dasein ist mit sein, cite-t-il ou le « être là et avec » de l’approche existentielle). Et la prépondérance de la pharmacologie en rajoute une couche : la clinique devient facilement réduite à l’établissement d’un diagnostic DSM suivi d’une prescription médicamenteuse.

Maurice Dongier propose un plaidoyer pour le bonheur du psychiatre. Il considère qu’un psychiatre triste est un triste psychiatre parce que le travail clinique se ressent de la joie et de la vie intérieure du clinicien. Pour aider le psychiatre, il attribue un rôle important à la méditation de type mindfulness, aux valeurs bouddhistes qu’il estime d’ailleurs proches des valeurs chrétiennes fondamentales et à la pratique de l’entretien motivationnel. Il avance qu’avec sa Révolution tranquille, le Québec a peut-être trop vite jeté ses valeurs traditionnelles faisant partie de la sagesse universelle comme le bébé avec l’eau du bain. Elles se sont réfugiées en Asie ! Et voilà qu’elles nous reviennent auréolées de l’evidence-based psychiatry sous la forme de la mindfulness

Il remet aussi en question la limitation préconisée de la pratique psychiatrique à la deuxième et à la troisième lignes. Il demeure convaincu que la présence active de psychiatres généralistes en clinique de santé mentale de première ligne demeure indispensable et d’ailleurs largement répandue hors du Québec, compte tenu de la complexité des problématiques psychiatriques quel que soit le lieu de la consultation.

Maurice Dongier s’interroge aussi sur le culte excessif de la science aux dépens des philosophies qu’il voit comme une maladie répandue en psychiatrie. Il se demande si ce phénomène n’est d’ailleurs pas plus répandu à McGill que dans les universités francophones où les dommages de la combinaison DSM/pharmacologie seraient moins prédominants et où peut-être la survie de la phénoménologie et de la pensée psychodynamique demeurerait plus assurée.