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Introduction

Dans un passage célèbre, la Cour suprême du Canada affirmait que l’emploi est « […] une composante essentielle du sens de l’identité d’une personne, de sa valorisation et de son bien-être sur le plan émotionnel »[i]. Cette affirmation est d’autant plus vraie pour les personnes souffrant de troubles mentaux. Pour elles, le travail constitue non seulement un puissant vecteur d’intégration sociale, mais il leur procure des bienfaits sur le plan thérapeutique. Pourtant, l’intégration et le maintien en emploi de ces personnes se heurtent à de nombreux obstacles liés aux préjugés dont elles sont victimes et à l’inadéquation entre les besoins qui leur sont propres et les exigences du travail. Les mesures mises en place par l’État afin de favoriser leur participation au marché du travail, généralement volontaires ou peu contraignantes et ne s’adressant qu’à celles ou ceux dont le handicap est administrativement reconnu, ne suffisent pas à contrer ces obstacles1.

Dans cette perspective, le droit à l’égalité et son corollaire, l’obligation d’accommodement raisonnable, permettent d’envisager la question sous un angle nouveau, en mettant l’accent sur les modifications de l’environnement psychosocial du travail. L’obligation d’accommodement impose en effet une adaptation des tâches et des conditions de travail, incluant ses aspects psychologiques et interrelationnels, afin de tenir compte des besoins particuliers du salarié handicapé. Cette vision est en phase avec la définition du handicap retenue par l’Organisation mondiale de la santé qui a écarté, depuis les années 1980, le concept biomédical au profit d’un modèle multidimensionnel expliquant le handicap par l’interaction entre la personne présentant une affection médicale et les facteurs environnementaux faisant obstacle à sa pleine participation dans la société2. Elle ouvre également la voie à de nouvelles formes de normativités, fondées sur les attentes sociétales voulant que le milieu de travail soit inclusif et constitue le reflet de la diversité.

Cet article explore, par l’entremise d’une étude de la jurisprudence, les potentialités de cette obligation prééminente que constitue le devoir d’accommodement raisonnable en matière d’intégration et de maintien en emploi des personnes souffrant de troubles mentaux. Après avoir brièvement rappelé les difficultés auxquelles se heurtent ces personnes, nous examinerons les fondements juridiques et l’étendue de l’obligation d’accommodement raisonnable à leur égard.

L’accommodement : une réponse aux besoins des personnes souffrant de troubles mentaux

En 2000, l’Organisation mondiale de la santé estimait que 90 % des personnes souffrant de problèmes graves de santé mentale, mais aptes et disponibles à intégrer le marché du travail, n’occupaient pas d’emploi rémunéré3. Malgré les avancées de la science, qui a largement démystifié les troubles mentaux, et les campagnes de sensibilisation visant à contrer les préjugés en ce domaine, la discrimination et la stigmatisation persistent.

Selon l’Association canadienne pour la santé mentale, plus de la moitié des personnes souffrant d’un trouble mental considèrent ce problème comme une source d’embarras et croient qu’elles sont victimes de discrimination pour ce motif. La majorité de ces personnes affirment que la stigmatisation est pire que les symptômes qu’ils ressentent. Ces impressions sont confirmées par les études qui rapportent un niveau élevé de préjugés de la part de la population canadienne à leur endroit4.

Les attitudes négatives envers la maladie mentale contribuent à des hésitations au moment d’embaucher quelqu’un ayant eu des troubles mentaux et limitent l’avancement professionnel des personnes en emploi5. Cette situation est d’autant plus inquiétante qu’un quart de la population mondiale active présentera, à un moment ou l’autre de sa vie, un problème de santé mentale3. Pourtant, la majorité des personnes souffrant de troubles mentaux peuvent s’intégrer au marché du travail et y maintenir un emploi, pour peu que l’on puisse procéder à certaines adaptations du poste ou du milieu de travail, lesquelles ne sont pas nécessairement coûteuses ni contraignantes.

Plusieurs études ont cherché à identifier les facteurs favorisant l’intégration et le maintien en emploi des personnes souffrant de troubles mentaux6, 7. À cet égard, il faut distinguer les difficultés liées à l’« obtention » d’un emploi de celles liées au « maintien » en emploi. Les enjeux seront également différents selon que la personne est atteinte d’un trouble mental grave ou d’un trouble mental courant causé par un agent stresseur.

Pour les personnes souffrant de troubles mentaux graves (schizophrénie, troubles bipolaires, dépression majeure), l’obtention d’un emploi sur le marché du travail ordinaire représente un défi important. Le diagnostic de la maladie, et en particulier la gravité ou l’intensité des symptômes, de même que plusieurs facteurs d’ordre personnel, tels que la motivation et le sentiment d’efficacité, auront un impact sur le succès d’une telle démarche. De nombreuses variables d’ordre environnemental jouent aussi un rôle important dans la prédiction de l’intégration au travail des personnes aux prises avec un trouble mental grave. Parmi celles-ci, la qualité de la mise en oeuvre des programmes de soutien à l’emploi et les compétences des conseillers en emploi spécialisés constituent des prédicteurs de l’obtention d’un emploi standard8.

Une fois l’emploi obtenu, le maintien de cet emploi constitue une autre pierre d’achoppement, comme l’illustre la durée brève à l’emploi des travailleurs souffrant de troubles de santé mentale graves8. Les variables organisationnelles jouent ici un rôle crucial. En effet, les raisons invoquées par ces travailleurs pour expliquer la perte de leur emploi sont avant tout de nature externe. Il s’agit des difficultés à rencontrer les exigences du poste, des problèmes relationnels avec l’employeur et des conditions de travail inadaptées à leurs besoins8. L’implantation de certaines mesures d’accommodement permet d’augmenter significativement la durée du lien d’emploi. Ces mesures ont trait à la flexibilité des horaires de travail, à la distribution des tâches, à la formation adaptée, à la possibilité de recevoir une rétroaction sur le travail accompli et au soutien de la part des supérieurs et des collègues9. L’implantation de ces mesures d’accommodement peut généralement s’effectuer à des coûts modiques10.

La situation des personnes souffrant de troubles de santé mentale courants est différente. Pour ces personnes dont le trouble de santé mentale s’est manifesté en cours d’emploi, parfois pour la première fois, le retour au travail est une étape cruciale. En effet, dans plusieurs cas, le travail a contribué, de manière plus ou moins importante, à la détérioration de l’état de santé11. Le retour au travail fait alors partie d’un processus continu à travers lequel la santé du salarié se reconstruit graduellement, influencée par l’activité de travail elle-même12. La possibilité de revenir progressivement au travail, d’apporter des changements aux conditions ayant contribué au retrait et de bénéficier du soutien des collègues et des supérieurs, favorise le retour au travail réussi. Toutefois, l’efficacité de ces mesures tient à la prise en compte des facteurs de risques organisationnels qui ont participé à la détérioration de l’état de santé, ainsi qu’à la qualité du soutien apporté. Par exemple, le retour progressif, s’il ne s’inscrit pas dans un contexte de travail favorable, ne constitue pas une mesure de réadaptation suffisante et peut même se révéler délétère s’il place le travailleur dans une position délicate face à des collègues de travail débordés8.

Dans une étude étoffée, St-Arnaud et coll. proposent une démarche d’accompagnement et de soutien destinée aux entreprises et aux personnes qui reprennent le travail après une absence liée à un trouble de santé mentale13, 14. Comme pour toutes les mesures visant le retour au travail réussi, l’établissement d’un climat de confiance, une communication efficace et la collaboration entre les acteurs internes ou externes concernés demeurent au centre des interventions jugées efficaces15.

L’attention particulière portée aux facteurs de risque de l’environnement psychosocial de travail ouvre la voie à des pratiques concrètes qui visent la prévention primaire des problèmes de santé mentale au travail16, 17. En effet, la littérature scientifique a mis en lumière le lien direct entre certaines contraintes propres au milieu de travail et le développement des problèmes de santé mentale chez les travailleurs, et ce, sans égard à leur état de santé mentale préalable. Les situations de travail qui se caractérisent par une demande psychologique élevée, une autonomie décisionnelle faible, un manque de soutien social et un déséquilibre entre les efforts et la reconnaissance augmentent le risque de développer un problème de santé mentale18, 19. Ainsi, les modifications apportées à l’environnement psychosocial de travail peuvent s’avérer déterminantes, tant pour permettre l’intégration au travail des personnes souffrant d’un handicap mental grave que pour favoriser la réussite de la réinsertion professionnelle des employés qui se sont absentés pour des problèmes transitoires. Qui plus est, elles se traduisent invariablement par le renversement des facteurs de risque à la santé mentale de tous11-13.

La mise en oeuvre du droit à l’égalité et de son corollaire, l’obligation d’accommodement raisonnable, représente une avancée importante pour les personnes souffrant de troubles mentaux. Elle est en phase avec la conception moderne du handicap, compris non pas comme une condition biomédicale, mais plutôt comme le résultat de l’interaction entre les personnes présentant des incapacités et les barrières comportementales et environnementales qui font obstacle à leur pleine participation à la société.

Les fondements juridiques de l’obligation d’accommodement raisonnable

Au Canada et au Québec, le droit fondamental à l’égalité a connu un essor considérable depuis le milieu des années 1980. En raison de son caractère prééminent, il constitue dorénavant la pierre d’assise permettant à tout individu dont l’intégration ou le maintien en emploi est compromis en raison d’un problème de santé de bénéficier de mesures d’accommodement. Il s’impose à l’État[ii], mais aussi aux parties privées, dans le cadre de la relation d’emploi[iii].

Dès 1985, la Cour suprême du Canada déclarait que l’employeur avait l’obligation de prendre des mesures raisonnables afin de remédier aux conséquences de la discrimination subie par un employé en raison de l’effet préjudiciable d’une règle ou d’une mesure imposée à tous, à moins que cet accommodement n’entraîne une contrainte excessive[iv]. D’abord appliqué en contexte de discrimination pour des motifs religieux, ce devoir d’accommodement allait plus tard impliquer pour tout employeur une obligation générale d’adaptation des conditions d’emploi et des postes de travail, afin de répondre aux besoins particuliers des personnes handicapées. La Cour suprême optait ainsi pour le principe de l’égalité réelle, plus apte à permettre la participation de tous à la vie en société, au détriment de l’égalité purement formelle voulant que tous soient traités de la même manière.

En 1999, dans l’arrêt Meiorin[v], la Cour suprême a affirmé que l’employeur devait intégrer cette obligation d’accommodement à l’intérieur même de ses normes d’emploi, c’est-à-dire qu’il doit « adapter » ses normes afin de tenir compte des besoins des personnes handicapées. L’employeur ne peut donc plus se retrancher derrière les exigences professionnelles requises par l’emploi ciblé, ce qui lui permettait autrement de justifier le refus d’embauche ou la rupture du lien d’emploi d’un salarié aux prises avec une incapacité de travail. Il lui revient maintenant de démontrer qu’il a pris toutes les mesures raisonnables afin d’accommoder celui-ci, sous réserve de la preuve d’une contrainte excessive.

L’année suivante, la Cour suprême a retenu une définition extensive de la notion de handicap qui dépasse largement la stricte condition biomédicale du travailleur pour tenir compte également de la dimension sociale[vi]. La Cour reconnaît que le handicap peut résulter tout aussi bien d’une limitation, d’une affection, d’une construction sociale, d’une perception de limitation ou d’une combinaison de tous ces facteurs. Ainsi, la protection du droit à l’égalité s’étend dorénavant à toute altération ou limitation liées à l’état de santé mentale, permanente ou temporaire, réelle ou perçue, de même qu’à des pathologies telles que l’alcoolisme ou la toxicomanie. Cette protection couvre un spectre beaucoup plus large que celui des mesures étatiques visant l’intégration et le maintien en emploi des personnes souffrant de troubles mentaux, dont le handicap doit être administrativement reconnu1.

En définitive, il est maintenant acquis que pour satisfaire à son obligation d’accommodement, l’employeur doit envisager toutes les mesures possibles afin de favoriser le maintien du lien d’emploi avec le salarié handicapé, incluant la modification de ses conditions de travail, et même le remaniement de ses fonctions, voire encore le reclassement dans un autre poste au sein de l’entreprise. La notion de contrainte excessive, seule limite à l’obligation d’accommodement, a été interprétée restrictivement par la jurisprudence. Trois facteurs doivent être pris en considération dans l’appréciation d’une telle contrainte : 1) le coût financier excessif ; 2) l’atteinte significative aux droits des tiers ; et 3) l’atteinte importante au bon fonctionnement de l’entreprise ou de l’institution20. Le syndicat et le salarié handicapé doivent participer activement à la recherche et à la mise en place d’un accommodement raisonnable[vii].

L’obligation d’accommodement était donc déjà bien ancrée dans la jurisprudence canadienne lors de l’adoption, par l’Organisation des Nations Unies, de la Convention relative aux droits des personnes handicapées, le 13 décembre 2006[viii]. Cette convention internationale pose le principe du droit au travail sans discrimination et impose aux États l’obligation de promouvoir l’accès et le maintien en emploi des personnes handicapées, notamment dans le secteur privé, en faisant en sorte que des aménagements raisonnables soient apportés aux lieux de travail afin de répondre à leurs besoins (art. 27) (21-22). Les aménagements raisonnables, définis à l’article 2, constituent « les modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée ou indue apportés, en fonction des besoins dans une situation donnée, pour assurer aux personnes handicapées la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales ». Par ses définitions extensives des concepts d’accommodement raisonnable et de handicap, le droit canadien a déjà intégré ces principes, voire dépassé les limites de ce devoir, en adoptant une approche généreuse favorisant l’inclusion sociale23.

Dans un arrêt rendu en 2008, la Cour suprême du Canada rappelait toutefois que l’obligation d’accommodement ne devait pas dénaturer l’essence du contrat de travail, qui implique l’accomplissement d’une prestation de travail contre rémunération. Dans cette affaire, qui mettait en cause une travailleuse souffrant de troubles mentaux et ayant bénéficié de nombreuses mesures d’adaptation, sans succès, la Cour concluait que l’incapacité par la salariée de fournir sa prestation de travail dans un avenir raisonnablement prévisible constituait une contrainte excessive[ix]. L’objectif de l’accommodement raisonnable est de permettre l’exécution de la prestation de travail et non le maintien du lien d’emploi avec une personne devenue inapte à exercer ses fonctions.

Différentes formes d’aménagements peuvent être nécessaires afin de permettre au salarié de fournir sa prestation de travail. Ceux-ci porteront tantôt sur les conditions d’emploi, tels que l’aménagement du temps de travail ou la modulation de la norme d’assiduité, tantôt sur le travail en lui-même, par exemple la réduction des activités génératrices de stress, ou encore, une intervention portant sur les relations interpersonnelles du salarié avec ses supérieurs ou ses collègues de travail.

Les mesures d’accommodement raisonnable à l’égard des personnes souffrant de troubles mentaux

Dans le cadre d’une étude effectuée en 2012, nous avions examiné les décisions portant sur l’obligation d’accommodement à l’égard des personnes souffrant de troubles mentaux, rendues depuis 1999[x] par les tribunaux ayant compétence en cette matière au Québec : Tribunal des droits de la personne du Québec, Commission des relations du travail, Commission de la fonction publique et tribunaux d’arbitrage24. Parmi ces troubles, la dépression majeure occupait la position de tête (67 % des décisions).

La quasi-totalité des décisions répertoriées (95 %) avait été rendue dans un contexte de fin d’emploi, c’est-à-dire lors d’un congédiement administratif. À cet égard, deux précisions s’imposent. D’une part, le peu de décisions portant sur un refus d’embauche s’explique par le fait que la personne souffrant de troubles mentaux ne dispose pas de l’arsenal des recours accessibles à la personne détentrice d’un contrat de travail pour revendiquer le respect de son droit à l’égalité. En effet, la plupart des recours offerts par la législation québécoise du travail s’adressent aux salariés, c’est-à-dire aux personnes qui sont déjà en relation d’emploi. À cela, s’ajoutent les difficultés de preuve auxquelles se heurte la personne dont la candidature a été écartée en raison de son handicap psychique. D’autre part, s’agissant des décisions en matière de congédiement, il faut souligner que l’étude jurisprudentielle fournit un portrait limité des mesures d’accommodement mises en place en milieu de travail puisque le regard ne porte que sur les cas ayant suscité un litige lors de la rupture du lien d’emploi. Néanmoins, cette étude permet de tracer les contours de l’obligation d’accommodement, tels que définis par les tribunaux, en matière de santé mentale.

Selon notre analyse jurisprudentielle, la mesure d’accommodement la plus souvent réclamée était le maintien du lien d’emploi malgré les absences prolongées ou répétées (44 % des décisions). Afin de trancher ces litiges, les tribunaux appliquent les principes établis par la Cour suprême dans l’arrêt Hydro-Québec, selon lesquels l’employeur peut rompre le lien d’emploi lorsque la preuve médicale prépondérante démontre l’incapacité du salarié à fournir sa prestation de travail dans un avenir prévisible. Sous cet aspect, une mise à jour de la recherche jurisprudentielle[xi] montre une évolution intéressante concernant les cas de dépression. Au début de l’ère moderne des antidépresseurs, les experts estimaient que les risques de récidive s’élevaient à 70 % après 2 épisodes dépressifs et à 90 % après un troisième épisode25. Ce pronostic pessimiste trouvait écho dans la jurisprudence[xii]. Or, la littérature médicale est dorénavant plus nuancée et tient compte des facteurs individuels et environnementaux dans l’établissement du pronostic. Les décisions récentes illustrent ce changement de paradigme en considérant que l’employeur ne peut plus mettre fin à l’emploi d’un salarié sur la seule base d’une statistique générale ; il doit, dans chaque cas, tenir compte de la situation particulière de la personne concernée[xiii].

Le second type d’accommodement le plus souvent demandé avait trait à la possibilité d’un retour au travail progressif ou encore à la réduction ou à l’aménagement des heures de travail (41,5 % des décisions). S’agissant du retour au travail progressif, les tribunaux considèrent généralement que cette mesure temporaire ne constitue pas une contrainte excessive[xiv]. En ce qui concerne l’allègement de l’horaire de travail, les tribunaux tiendront compte de divers facteurs tels que la nature des fonctions occupées, l’impact sur le fonctionnement de l’entreprise, les pratiques antérieures de l’employeur, les dispositions de la convention collective et le caractère permanent ou temporaire des restrictions. À titre d’exemple, la modification d’un poste à temps plein en un poste à temps partiel n’a pas été considérée comme constituant une contrainte excessive dans le cas d’une avocate occupant un poste de substitut du procureur général, malgré les lourdes attributions inhérentes à cette fonction. Il faut dire que la preuve avait révélé que de telles modalités avaient déjà été consenties antérieurement à l’occasion de congés parentaux[xv]. Par contre, le travail à temps partiel, pour une technologiste médicale, constituera une contrainte excessive dans la mesure où il compromet l’obligation de l’employeur de fournir des soins de santé à la population, en raison de la petite taille de l’entreprise et de sa situation géographique[xvi].

Finalement, dans des cas plus rares (19 % des décisions), l’accommodement demandé portait sur la modification du travail en lui-même ou de ses modalités d’exécution. Ces décisions sont particulièrement intéressantes parce qu’elles touchent les aspects psychosociaux du travail qui s’avèrent souvent déterminants afin de permettre au salarié d’effectuer sa prestation. Par exemple, un arbitre de grief a annulé la rétrogradation d’une salariée, de retour au travail après un épisode d’épuisement professionnel, au motif que l’employeur devait lui offrir un poste correspondant à ses compétences professionnelles et comportant une moins grande charge émotive[xvii]. Dans une autre affaire, un arbitre a décidé qu’une salariée devait être exemptée des tâches qui généraient ses crises de panique, même si cela contrevenait au principe de la rotation des postes, puisque d’autres employés pouvaient exercer ces tâches à sa place sans que cela ne constitue une contrainte excessive[xviii]. L’arbitre prit soin de préciser que les réactions négatives des collègues, mises en preuve lors de l’audience, relevaient d’une méconnaissance de la maladie mentale et d’une croyance erronée voulant que la salariée bénéficie d’un traitement de faveur. Ces réactions risquant de compromettre la réussite du retour au travail, il ordonna à l’employeur et au syndicat de préparer conjointement une déclaration à l’attention des employés réfractaires afin de leur expliquer les raisons au soutien de la dispense accordée à la salariée handicapée, dans le respect de sa vie privée.

Notre mise à jour de la jurisprudence confirme le caractère étendu de l’obligation d’accommodement lorsque la modification du travail est requise. Du même coup, elle démontre que le lien entre la santé mentale et le travail n’est pas toujours pleinement reconnu, ni par les employeurs ni par les décideurs. Une décision récente[xix], rendue par un arbitre de grief, mais partiellement infirmée par la Cour supérieure, illustre cette double réalité. Il s’agissait, en l’espèce, d’un salarié s’étant absenté du travail pour cause d’invalidité causée par un trouble de l’adaptation avec humeur anxio-dépressive évoluant vers une dépression majeure. Les problèmes avaient débuté lorsqu’il avait fait l’objet d’une mutation l’obligeant à déménager loin de son domicile, au détriment de sa famille. Invoquant l’obligation contractuelle du salarié d’accepter une relocalisation en fonction des besoins de l’entreprise, et à la suite de l’échec d’un retour au travail progressif, l’employeur avait mis fin à l’emploi. L’arbitre annule le congédiement et ordonne la mise en place d’un processus d’accommodement tenant compte des lignes directrices élaborées par les tribunaux, qu’il résume ainsi :

  • L’employeur doit faire preuve de « souplesse » dans sa démarche d’accommodement raisonnable, laquelle peut requérir un réaménagement du poste de travail ou des tâches à accomplir ;

  • L’employeur doit être « innovateur » et éviter toute règle rigide ;

  • L’employeur a l’obligation de s’entendre avec le syndicat et le salarié sur une mesure satisfaisante pour en arriver à « un compromis raisonnable » ;

  • L’employeur doit examiner la possibilité de mettre de côté l’ancienneté des autres salariés, voire d’offrir un poste relevant d’une autre accréditation syndicale ;

  • S’il n’y a pas alors de poste disponible, le lien d’emploi du salarié pourra être maintenu jusqu’à ce qu’un poste correspondant à son profil se présente ;

  • Si besoin est, l’employeur devra offrir au salarié de suivre une formation d’appoint ;

  • Le lieu de travail lui-même peut constituer un facteur pertinent lors d’une dépression situationnelle ou d’un trouble d’adaptation surtout lorsque ce trouble d’adaptation est en raison de l’éloignement familial.

L’arbitre suggère ensuite des balises pratiques dans la démarche d’accommodement, notamment l’implication du supérieur immédiat et la prise en compte d’options telles que le travail à distance et l’horaire allégé. S’agissant de la possibilité d’octroyer au salarié un nouveau poste, l’employeur doit écarter les exigences trop rigides, par exemple celles relatives à la formation académique. Selon l’arbitre, ces exigences doivent être modulées en tenant compte du fait qu’il s’agit d’un processus d’accommodement et non de la relocalisation d’un salarié excédentaire ou de l’embauche d’un nouveau salarié.

Les lignes directrices et les balises suggérées par l’arbitre dans cette affaire illustrent bien l’ampleur des mesures qui doivent être prises par l’employeur, en collaboration avec toutes les parties prenantes, afin d’adapter les tâches et l’environnement psychosocial de travail de manière à tenir compte des besoins du salarié souffrant de troubles mentaux. Elles mettent l’accent sur la nécessité d’une démarche souple, concertée, innovante et inclusive. Toutefois, cette décision fut partiellement infirmée par la Cour supérieure, s’agissant de l’opportunité d’imposer un processus d’accommodement en l’espèce. Saisi d’un pourvoi en contrôle judiciaire, le tribunal juge en effet qu’une telle conclusion ne pouvait raisonnablement être émise par l’arbitre, au motif que le salarié ne souffrait plus d’un handicap psychique ni de limitations fonctionnelles, au moment où la décision fut rendue, soit près de deux ans après le congédiement. Ce faisant, le juge de la Cour supérieure omet de considérer que les problèmes de santé psychologique du salarié étaient directement reliés aux conditions de travail difficiles qui lui étaient imposées par son employeur. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la décision de l’arbitre d’assortir l’ordonnance de réintégration de mesures d’accommodement raisonnable nous semblait donc essentielle afin de favoriser le retour au travail réussi.

Conclusion

Les personnes souffrant de troubles mentaux se heurtent à de nombreux obstacles lorsqu’elles tentent d’intégrer le marché du travail ou de conserver un emploi. La protection contre la discrimination, qui impose aux employeurs une obligation d’accommodement raisonnable, permet de contrer ces obstacles, puisqu’elle implique d’adapter les milieux de travail et, par voie de conséquence, de modifier significativement les attitudes et les comportements empreints de discrimination. Il faut dire, en revanche, que cette protection bénéficie davantage aux personnes qui sont en relation d’emploi qu’à celles qui sont en processus d’embauche.

L’étude de la jurisprudence démontre que l’accommodement permet aux salariés de maintenir un lien d’emploi malgré des absences répétées causées par la maladie, dans la mesure où ils demeurent aptes à accomplir une prestation de travail. Des modalités de retour au travail progressif et des aménagements relatifs au temps de travail devront être consentis au besoin. De plus, l’accommodement pourra impliquer la modification des tâches ou de l’environnement psychosocial du travail afin de permettre aux salariés d’exercer leurs fonctions malgré la maladie. La mise en place de telles mesures contribue à l’élimination des préjugés à l’égard de la maladie mentale.

Ces constats invitent les employeurs à prendre en compte la santé mentale des personnes lors de la conception des postes et l’élaboration des conditions de travail. C’est d’ailleurs l’exercice auquel les conviait la Cour suprême du Canada en 1999 lorsqu’elle affirmait que les employeurs doivent intégrer l’obligation d’accommodement à l’intérieur même des normes d’emploi et tenir compte des différentes manières dont il est possible d’effectuer le travail afin de composer avec les capacités d’un individu[xx]. Une telle démarche favoriserait non seulement l’intégration et le maintien en emploi des personnes souffrant de troubles mentaux, mais elle constituerait également un levier de prévention des troubles mentaux, au bénéfice de tous.