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L’adolescence : une période d’opportunités et de défis

L’adolescence est une période de développement marquée par 2 transitions notables ; l’une dénotant la fin de l’enfance et la seconde, le passage à l’âge adulte. Plusieurs changements s’opèrent lors de ces transitions, notamment sur le plan de la maturation physique, incluant la maturation sexuelle, de même qu’en ce qui a trait aux fonctions cognitives sous-tendant la régulation émotionnelle et comportementale, l’établissement de relations interpersonnelles et la poursuite des objectifs académiques et professionnels. Il s’agit donc d’une période de grandes opportunités, mais aussi de vulnérabilité considérant les facteurs internes et externes à l’individu susceptibles d’influer sur ces transformations.

Cette période est aussi marquée par une augmentation rapide de la prévalence des troubles mentaux. Aux États-Unis, une étude nationale représentative incluant plus de 10 000 participants a révélé que 1 jeune sur 5 âgés de 13 à 18 ans avait un trouble pouvant faire l’objet d’un diagnostic (Merikangas et coll., 2010). Au Canada, 1 adolescent sur 5 serait affecté par un trouble mental, une prévalence qui se maintiendrait maintenant depuis 20 ans (Norris, 2018). Ces estimés font écho aux résultats d’une récente méta-analyse ayant considéré les données issues de 32 études réalisées à travers le monde et montrant que près de 1 jeune sur 3 âgés entre 10 et 19 ans rapporte au moins 3 symptômes dépressifs ou anxieux (Silva et coll., 2020). Bien qu’il pourrait être tentant de qualifier ces troubles d’éphémères ou de moindre importance parce qu’ils surviennent en période de transition, l’émergence de ces difficultés à l’adolescence a été associée à un risque plus élevé de persistance, récurrence ou d’aggravation des troubles de l’humeur, anxieux et du comportement. À titre d’exemple, les adolescents ayant rapporté des symptômes dépressifs manifestent plus souvent ces mêmes symptômes à l’âge adulte (c.-à-d. entre 30 et 35 ans), de même que des troubles anxieux, des problèmes d’abus de substances et de dépendance et sont plus souvent victimes de violence conjugale (McLeod et coll., 2016). Les difficultés émotionnelles et comportementales vécues à l’adolescence sont donc une question de santé publique.

En plus de chercher à intervenir rapidement auprès des jeunes qui manifestent (ou ont manifesté) ces difficultés, une approche complémentaire pourrait aussi cibler les jeunes qui ont des caractéristiques ou sont exposés à des contextes susceptibles d’accroître leur risque de souffrir ultérieurement de problèmes émotionnels ou du comportement. Ce type d’intervention, dite sélective, cherche donc à cibler un groupe jugé plus à risque de vivre des difficultés (ici des troubles mentaux) que la population générale. Outre les risques présents en milieu familial connus pour leurs effets délétères sur la santé, comme la maltraitance, d’autres contextes retiennent l’attention, comme l’intimidation par les pairs. L’intimidation touche 1 jeune sur 5 (Craig et coll., 2009 ; Kann et coll., 2018). Elle survient lorsque des comportements agressifs récurrents sont commis par d’autres jeunes afin de blesser la victime et pour lesquels un déséquilibre de pouvoir existe entre la victime et l’intimidateur (Gladden et coll., 2014).

Les conséquences délétères à court, moyen et long termes de l’intimidation sur la santé mentale sont bien documentées (Copeland et coll., 2013 ; Ouellet-morin et coll., 2011 ; Ouellet-Morin et coll., 2020 ; Perret et coll., 2020 ; Sigurdson et coll., 2015). Pour ces raisons, les jeunes vivant de l’intimidation pourraient bénéficier de programmes de prévention sélective. Or, l’adolescence est une période où les jeunes désirent s’affranchir des adultes, cherchent à accroître leur autonomie, à explorer et à construire leur identité. Quoique cette recherche d’autonomie et d’indépendance soit normale et même souhaitable à cet âge, elle peut aussi représenter un obstacle à la demande d’aide en cas de difficultés. Ceci fait d’ailleurs écho aux estimations rapportées par la Commission de la santé mentale du Canada selon lesquelles moins de 1 jeune sur 5 recevrait un traitement approprié lorsqu’affecté par un trouble mental (Norris, 2018).

Cet article propose de mettre en lumière les avantages et limites des applications mobiles (apps) visant à soutenir la santé mentale des jeunes, notamment ceux évoluant en contextes d’adversité. À noter que la présente recension ne rencontre pas les critères d’une recension systématique, mais repose néanmoins sur un examen critique des connaissances issues de la littérature. Par ailleurs, il doit être noté que notre analyse pourrait avoir été influencée par notre propre expérience de développement d’une app conçue pour soutenir les jeunes victimes d’intimidation. Celle-ci y est d’ailleurs brièvement présentée afin d’illustrer les propos issus de l’analyse.

Méthodologie

Bases de données. La recherche bibliographique a été faite par le biais de la consultation de 4 bases de données : PsycINFO, PubMed, Social Science Abstract (EBSCO), Érudit. Google Scholar a aussi été consulté. Les principaux mots clés utilisés pour la recherche étaient les suivants : apps, mobile apps (applications mobiles), youth (jeunes/adolescents), mental heath (santé mentale), mobile health (services de santé mobiles), mHealth, gamification (ludification).

Critères de sélection. Puisque le recours aux apps en santé mentale est relativement récent, la quasi-totalité des articles identifiés ont été publiés au cours des 10 dernières années. Il n’était donc pas nécessaire de limiter nos recherches par année de publication. Le plus vieil article retenu pour la présente recension a été publié en 2014. Les revues systématiques de la littérature (6) et méta-analyses (2) ont été priorisées. Or, le faible nombre de méta-analyses considérées renvoie au fait que la majorité des articles empiriques ont été publiés au cours des 2 dernières années. Notre analyse a aussi considéré des études empiriques se proposant d’évaluer l’impact d’une variété d’apps afin d’offrir un portrait plus vaste des types d’apps disponibles et des connaissances liées à celles-ci.

Applications mobiles (apps) en santé mentale

Considérant que les jeunes sont souvent hésitants à demander de l’aide aux adultes lorsque confrontés à des difficultés personnelles, plusieurs acteurs cherchent à diversifier leurs stratégies d’intervention auprès d’eux. Un nombre impressionnant d’apps liées à la santé mentale et au bien-être sont disponibles dans les magasins officiels. En 2017, parmi les 6,5 millions d’apps disponibles sur Google Play et sur App Store, plus de 100 000 applications étaient liées à la santé, dont approximativement le tiers étaient liées à la santé mentale (Do et coll., 2018). À ce jour, la majorité des apps en santé mentale ciblant les jeunes cherchent à faciliter un suivi plus étroit des symptômes et une meilleure communication aux cliniciens. Spécifiquement, ces apps de type journal de bord (mood tracking) permettent de rapporter facilement et régulièrement la sévérité des symptômes et sont perçues très positivement tant par les cliniciens que par les jeunes utilisateurs (Dubad et coll., 2018). Ces outils sont habituellement utilisés dans le cadre d’un suivi avec un professionnel de la santé, mais pas toujours. Pour le clinicien, ces apps sont attrayantes puisqu’elles augmenteraient la fiabilité des symptômes rapportés en minimisant les biais de rappel ou de désirabilité sociale (Seko et coll., 2014). Ce type d’outils serait perçu comme plus agréable et moins encombrant que les journaux de bord en format papier et moins susceptible d’être vu par une tierce personne. Certaines de ces apps, comme MindShift CBT, développée par l’Association de l’anxiété du Canada, proposent aussi des stratégies pour soulager sporadiquement les symptômes d’anxiété (p. ex. des exercices de respiration guidée) pour les jeunes et adultes. Nous n’avons toutefois pas trouvé sa traduction française. Une méta-analyse regroupant 37 études totalisant près de 30 000 jeunes a rapporté que l’utilisation d’apps augmenterait l’efficacité des interventions auprès des jeunes, et vice-versa (Fedele et coll., 2017).

En marge des apps de type journal de bord, une minorité cherche à soutenir les jeunes jugés à risque de développer subséquemment un trouble mental en raison de situations adverses auxquelles ils sont exposés. C’est notamment le cas de +Fort (Ouellet-Morin et Robitaille, 2018) ciblant les jeunes exposés à l’intimidation par les pairs et de Youth Matters : Philly – YMS (Greeson et coll., 2020) s’adressant aux jeunes de la rue. Ces apps cherchent à réduire l’exposition aux environnements à risque, à soutenir la résilience et/ou à susciter la demande d’aide et/ou le soutien des jeunes en situation de vulnérabilité. D’autres apps visent à soutenir de façon plus large la santé et le développement optimal, c’est-à-dire un objectif de prévention universelle, notamment via la promotion de stratégies d’adaptation et de saines habitudes de vie (exercice et alimentation). Parmi celles-ci, se trouvent également les applications de pleine conscience et de méditation, très populaires. À titre d’exemple, Calm a gagné le prix de l’app de l’année d’Apple en 2017, une première pour une app soutenant le mieux-être et la santé mentale.

Pourquoi les app en santé suscitent-elles un tel intérêt ?

Plusieurs raisons sont avancées pour expliquer l’intérêt suscité par les apps, comme une stratégie complémentaire à l’intervention auprès de personnes souffrant d’un trouble mental ou afin d’en prévenir leur émergence. Cet engouement ne semble pas, par ailleurs, l’unique panacée de quelques illuminés. Plusieurs institutions nationales et internationales, dont l’Organisation mondiale de la santé (WHO), l’Institut national de la santé (NIH) et l’Association américaine de psychologie (APA), aux États-Unis, ainsi que la Commission de la santé mentale du Canada (CSMC) et l’Association canadienne de psychologie (CPA), plus près de nous, examinent avec intérêt les possibilités offertes par ces technologies.

Le premier argument avancé est souvent celui de l’accessibilité numérique. Les dernières données de Statistique Canada (2019) révèlent que 97,9 % des Canadiens de 15 à 24 ans possèdent un téléphone intelligent et que près du deux tiers le consultent au moins toutes les trente minutes. En 2014, un rapport canadien sur l’utilisation d’Internet par les jeunes révélait que 50 % (au primaire) à 85 % (en secondaire 5) possédaient leur propre téléphone intelligent alors que 99 % y avaient accès quotidiennement (Steeves, 2014). Il y a fort à parier que cette prévalence a augmenté depuis. Les jeunes en situation de vulnérabilité ou d’itinérance ont aussi habituellement accès à ces technologies (Greeson et coll., 2020). Or, la notion d’accessibilité numérique va plus loin que le simple fait de posséder un outil numérique ; elle se veut un moyen d’aplanir les iniquités liées à l’accès aux ressources susceptibles de soutenir le mieux-être et la participation de tous citoyens à la vie économique, culturelle et sociale. Ainsi, ces ressources numériques représenteraient un moyen de réduire les inégalités liées à l’éloignement des grands centres urbains où se concentrent plusieurs services spécialisés en santé mentale, de même que celles liées aux coûts devant être déboursés afin d’accéder à ces services. Finalement, l’idée de bénéficier d’un soutien psychologique au bout des doigts et disponible 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, est aussi considérée comme un avantage par les jeunes (Garrido et coll., 2019 ; Seko et coll., 2014).

Un second avantage est le sentiment de sécurité et d’anonymat que bon nombre d’apps procurent. De surcroît, les apps offrent souvent la possibilité d’accéder à de l’information juste et synthétisée sur un sujet ou d’entrevoir des ressources ou des stratégies pour faire face à des difficultés sans requérir le dévoilement à une personne de leur entourage ou à un professionnel de la santé. Ainsi, la crainte liée au stigma de la santé mentale et l’inconfort de s’entretenir avec une personne de ses difficultés s’en trouvent initialement amenuisés. Pour les adolescents, ces obstacles sont encore plus grands puisqu’ils doivent souvent se confier à un parent ou à un autre adulte, de l’école par exemple, qui pourra ensuite les guider vers les services d’un professionnel en santé mentale.

Plus largement, les nouvelles technologies ne renvoient pas uniquement à la notion d’outils, mais s’accompagnent aussi de changements dans les modes de communication, d’influences et relations interpersonnelles, et de nos habitudes d’accès à l’information ou aux ressources susceptibles de répondre à nos besoins. À cet égard, les jeunes sont d’autant plus susceptibles de se tourner vers les apps en santé mentale puisqu’ils ont déjà l’habitude d’en télécharger pour en faire l’essai. Punukollu et Marques (2019) concluaient d’ailleurs que les jeunes montrent une grande ouverture en regard des apps liées au bien-être personnel et à la santé mentale. Finalement, l’opportunité qu’offrent les nouvelles technologies, et plus particulièrement les apps, ne saurait se limiter à l’aisance et l’ouverture des jeunes à utiliser ces outils. Ainsi, un troisième avantage identifié réside en la possibilité d’adapter ces ressources pour qu’elles correspondent davantage à leurs réalités, tant au plan des situations mises en scènes que du mode de communication et l’adaptation du contenu, pour qu’elles répondent plus spécifiquement à leurs besoins.

En résumé, les apps en santé mentale ont le potentiel de rejoindre les jeunes qui éviteraient ou retarderaient le dévoilement de situations difficiles et le recours aux services de santé mentale, par crainte de jugement, de peur d’être pris en pitié ou d’être stigmatisés. Les nouvelles technologies, dont les apps, peuvent aussi être utilisées afin d’amenuiser les iniquités liées au manque de temps, aux horaires proposés par les services professionnels, aux ressources financières, à la distance géographique ou à la difficulté à trouver les services appropriés à leurs besoins. Ainsi, pour les jeunes que l’on qualifie souvent de « natifs du numérique », un accès facilité à des apps de qualité en santé mentale pourrait permettre de réduire les obstacles à s’engager dans une démarche susceptible, au long cours, de soutenir leur santé mentale.

Après l’engouement initial, le dur constat des défis rencontrés

Malgré ses nombreux avantages, l’utilisation d’outils numériques en santé mentale comporte son lot de défis, dont certains portent davantage à conséquence pour les jeunes. Le manque de validation empirique (de qualité) est l’un des principaux problèmes qui font en sorte qu’un professionnel en santé mentale pourrait initialement hésiter à recommander l’usage d’apps à ses patients. Très peu d’apps s’appuient sur des bases théoriques solides et encore moins rapportent un examen empirique de leur outil (Grist et coll., 2017 ; Quintana et Torous, 2020). En examinant les 73 apps de santé mentale jugées les plus populaires (c.-à-d. selon le nombre de téléchargements et l’appréciation des utilisateurs), Larsen et coll. (2019) ont montré que 64 % des apps affirment être « basées sur la science » et, de celles-ci, seulement 14 % appuient ces affirmations de quelconque façon et une seule fait référence à un examen empirique préliminaire (voir aussi Qu et coll., 2020, et Radovic et coll., 2016). Parmi plus de 350 applications recensées sur les grands magasins d’applications, dont 4 ayant été téléchargées de 10 000 à 500 000 fois, un examen d’un sous-échantillon de 109 applications a permis de constater que seulement 16 % avaient fait l’objet d’un examen empirique initial ou reposaient sur des modèles théoriques reconnus (Păsărelu et coll., 2020). À notre connaissance, aucune étude comparable n’a été réalisée pour les apps disponibles en français.

Les apps destinées aux jeunes ne font pas exception à ce constat, bien au contraire. Il appert que la référence à l’examen empirique de celles-ci à atteindre les objectifs poursuivis, tels qu’énoncés par leurs développeurs, est encore plus rare (Dubad et coll., 2018). Une revue systématique regroupant 24 articles décrivant 15 applications conclut que les données probantes ne permettent actuellement pas de soutenir l’efficacité des apps conçues pour les enfants, préadolescents et adolescents ayant des problèmes de santé mentale (Grist et coll., 2017). Fait intéressant, seulement 2 de ces 15 apps font référence à des écrits scientifiques accessibles au grand public ou par le biais de moteurs de recherche spécialisés. Dans le contexte où ces apps sont de plus en plus nombreuses (Dubad et coll., 2018), que les développeurs ne consultent pas systématiquement un professionnel de la santé mentale, qu’elles sont rarement examinées empiriquement et ciblent des mineurs, dont certains en situation de vulnérabilité, cette situation a tout pour inquiéter.

Un deuxième défi est qu’il n’existe pas de consensus à l’égard des indicateurs devant être considérés pour évaluer la qualité des apps et l’importance relative de ceux-ci (Quintana et Torous, 2020). La sécurité des données personnelles des utilisateurs en inquiète plusieurs (Bakker et coll., 2016 ; Larsen et coll., 2019 ; Radovic et coll., 2016). Par exemple, une revue des caractéristiques de 208 apps en santé mentale montre que seulement 9 % (n = 19) assurent la sécurité des données ou la protection de la vie privée et que 89 % (n = 185) n’en font aucune mention (Radovic et coll., 2016). Alors que certains considèrent particulièrement les indicateurs de qualité scientifique, comme les appuis théoriques ou la validation empirique (Grist et coll., 2017 ; Păsărelu et coll., 2020), d’autres s’intéressent davantage à l’expérience utilisateur, comme une navigation fluide et la clarté des graphiques et des menus (Stoll et coll., 2017 ; Stoyanov et coll., 2016). D’autres encore proposent des indicateurs esthétiques ou de popularité, comme le nombre de téléchargements ou l’évaluation des utilisateurs sur les magasins d’apps (Qu et coll., 2020 ; Wisniewski et coll., 2019). Bien que cette dernière stratégie puisse fournir des indications sur ce qui plaît aux jeunes, elle ne permet pas d’identifier l’utilité de celles-ci, un facteur clé d’une app de qualité en santé mentale.

La grande disparité de la qualité des apps a motivé le développement d’outils d’évaluation. Par exemple, le Mobile Application Rating Scale (MARS) est un instrument de mesure dont l’objectif est d’offrir une évaluation standardisée des apps en santé mentale, à l’intention des chercheurs et professionnels de la santé (Greeson et coll., 2020). Une version utilisateur, le uMARS existe et comprend 4 sous-échelles décrivant l’engagement (intérêt, personnalisation, interactivité), la fonctionnalité (facilité d’utilisation, performance, fluidité de la navigation), l’esthétique (présentation, graphiques, aspect visuel) et la qualité de l’information de cette app (crédibilité des sources, quantité d’information) (Stoyanov et coll., 2016). Cet outil a été validé auprès de jeunes âgés de 16 à 25 ans et le niveau de lecture serait adapté pour les jeunes de 12 ans et plus. À notre connaissance, il n’existe pas de version francophone du uMARS.

L’American Psychiatric Association (APA) a aussi développé le App Advisor pour aider les cliniciens à déterminer s’ils devraient recommander ou pas l’utilisation d’une app à leurs patients ou considérer l’inclusion de celle-ci à leur pratique. Cet outil considère l’accessibilité, la confidentialité et la sécurité, de même que les fondements cliniques, la facilité d’utilisation et l’intégration des données de l’outil vers un objectif thérapeutique. Il ne prescrit toutefois pas de critère minimal pour la recommandation d’une app. Les critères ont été sélectionnés par un comité de spécialistes composés de psychiatres, psychologues, travailleurs sociaux et infirmiers. Aucun examen empirique ne soutient la validité de cet outil. Par ailleurs, bien que des capsules vidéo soient disponibles pour le grand public, la terminologie et le niveau de connaissance nécessaire pour compléter l’évaluation rendent la démarche difficile, d’autant plus pour les jeunes. Au Canada, la Commission de la santé mentale du Canada (CSMC), en partenariat avec les Instituts de recherche en santé du Canada, est engagée dans un processus de création d’un cadre d’évaluation des apps, incluant des principes directeurs et des critères d’évaluation, afin d’aider les citoyens à faire des choix avisés.

Le troisième défi identifié est celui d’attirer les jeunes vers les apps de qualité, idéalement validées et/ou appuyées scientifiquement. En effet, les chercheurs et professionnels peuvent mettre tous les efforts du monde pour créer des apps utiles et validées, encore faut-il que les jeunes soient intéressés à les télécharger et à les utiliser. Stoll et coll. (2017) poussent la réflexion et suggèrent que la vérification des intérêts des jeunes prime sur la recherche d’efficacité clinique. Considérant que les tendances changent rapidement et que les adolescents délaissent rapidement les apps nouvellement téléchargées, la capacité d’attraction et de rétention des apps est un défi de taille demeurant sous-estimé par les professionnels de la santé. Selon une perspective québécoise, on note qu’il existe peu d’apps francophones destinées aux jeunes et liées au bien-être et à la santé mentale. L’adaptation de celles-ci au contexte québécois dépasse sans doute les enjeux de traduction, où les différences culturelles pourraient aussi moduler l’efficacité et l’attrait que ces apps pourraient susciter auprès des jeunes.

Parmi les pistes de solution identifiées pour augmenter l’intérêt des jeunes en regard des apps de qualité, l’inclusion des utilisateurs dans le processus de développement (user-centered design) revient souvent (Caballero et coll., 2016 ; Rivera et coll., 2018 ; Schnall et coll., 2016). Ceux-ci peuvent être impliqués lors de l’élaboration des objectifs, des fonctions envisagées et du design initial, mais aussi pour commenter les prototypes et tester la version finale d’une app. Les études consultées décrivent tantôt une consultation préalable des jeunes avant le développement pour sonder leurs besoins (Rivera et coll., 2018) ou alors qu’un prototype était disponible (Ouellet-Morin et Robitaille, 2018). Quoique plus rarement utilisé, Schnall et coll. (2016) proposent un cadre de codéveloppement d’apps en 3 cycles pour développer les apps en santé mentale : l’évaluation des besoins, l’identification des exigences fonctionnelles et le design de l’interface. D’autres outils, tels que Persona, ont également été créés pour répondre à ce besoin (voir Caballero et coll., 2016). Au Québec, Stéphane Vial, détenteur de la Chaire de recherche Diament, travaille notamment à développer des stratégies de conception et de design en cybersanté mentale. Avec son équipe, il a développé un cadre éthique se déclinant en 12 valeurs orientant le développement d’une app en plus de prévoir le recours au codesign avec les patients-utilisateurs et autres acteurs du système de santé.

L’implication d’utilisateurs dans le processus de développement d’apps requiert toutefois une importante mobilisation de ressources. Caballero et coll. (2016) suggèrent néanmoins que l’inclusion des utilisateurs à tous les stades de développement aiderait à réduire les modifications en cours de développement et donc les coûts. Dans le développement de +Fort, nous avions invité un petit groupe d’adolescents à utiliser le prototype de l’app au terme duquel des groupes de discussion ont permis de recueillir les commentaires et suggestions des jeunes quant à son utilité perçue et son design. Une fois disponible au public, une analyse de l’utilisation des diverses fonctionnalités de +Fort a été réalisée afin de guider sa mise à jour. Lors de celle-ci, 2 groupes d’adolescents (n = 9) et 1 groupe d’étudiants de niveau collégial (n = 38) en dernière année de technique d’intervention en délinquance ont participé à un groupe de discussion consacré au choix de logo. Un examen rétrospectif de notre parcours ne fait que renforcer, a posteriori, l’importance d’inclure les utilisateurs à toutes les étapes du développement. Force est de constater, toutefois, que nous ne sommes pas les seuls à ne pas avoir réalisé l’app entièrement en coconstruction et codesign avec les jeunes. Seules quelques applications pour adolescents et jeunes adultes l’ont été (Hetrick et coll., 2018 ; Schueller et coll., 2019).

Lié au précédent, le quatrième défi des apps en santé mentale destinées aux jeunes est de soutenir suffisamment leur engagement afin d’observer les effets escomptés (Kenny et coll., 2016). Ceci est apparu particulièrement important suite à la réalisation d’une étude préliminaire auprès de 40 jeunes ayant montré que la plus grande réduction de l’intimidation survenait après 4 semaines d’utilisation (Ouellet-Morin et Robitaille, 2018). Nous avons donc cherché à identifier ce qui soutiendrait leur engagement. La ludification (gamification) ressort comme une avenue prometteuse (Bakker et coll., 2016 ; Cheng et coll., 2019 ; Fleming et coll., 2017), quoiqu’à notre connaissance, aucune étude empirique n’ait évalué son impact en santé mentale et auprès des jeunes. La ludification revêt plusieurs formes et celles les plus communément retrouvées pour les apps en santé mentale sont : 1) le suivi du progrès ; 2) l’obtention de points ; 3) les récompenses ; 4) l’introduction de thèmes ou histoires ; 5) la personnalisation ; 6) sa configuration (Cheng et coll., 2019). L’ajout d’éléments ludiques soutiendrait l’engagement, notamment en augmentant la motivation, en créant un sentiment de (re)prise de contrôle sur sa vie et en induisant des réponses émotionnelles positives auprès des utilisateurs, incluant la fierté. Pour ces raisons, +Fort inclut maintenant l’attribution de badges à la suite de l’utilisation de différentes fonctions jugées centrales à l’app (voir figure 1). Nous émettons l’hypothèse que le constat de badges obtenues et restant à obtenir aidera le jeune à mettre en perspective le progrès réalisé.

Figure 1

Page d’accueil de +Fort : principales fonctions et acquisition de badges

Page d’accueil de +Fort : principales fonctions et acquisition de badges

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Eisingerich et coll. (2019) ont quant à eux montré que ce qui favorisait l’engagement dans la ludification c’était davantage l’espoir provoqué par le suivi des accomplissements que la compulsion à accomplir des tâches pour obtenir des récompenses ou atteindre des niveaux. Dans le même ordre d’idées, le suivi des symptômes et les indications visuelles d’une amélioration de la situation amélioreraient l’engagement des utilisateurs en leur donnant de l’espoir (Bakker et coll., 2016). Il s’agit de l’une des fonctions principales de +Fort. Lors de l’analyse qualitative d’entretiens réalisés auprès de 12 victimes d’intimidation âgées entre 12 à 16 ans ayant utilisé +Fort pendant 4 semaines, il s’est avéré qu’ils appréciaient beaucoup compléter les évaluations quotidiennes afin d’avoir un portrait plus juste de ce qu’ils vivaient (Danel, 2015) et pour constater l’évolution de ces expériences suite à la mise en action de stratégies proposées par l’app (voir Ouellet-Morin et Robitaille, 2018 pour plus de détails). Les mêmes conclusions émergent d’une étude réalisée auprès de 23 jeunes qui ont testé 6 apps liées à la dépression et l’anxiété (Garrido et coll., 2019). La fonction « journal de bord », en plus de l’inclusion d’autres éléments de ludification, contribuerait donc à favoriser leur engagement. Or, beaucoup reste à comprendre et peut-être que les professionnels en santé devraient s’intéresser aux principes de jeux (incluant les jeux sérieux) pour aller plus loin dans leur réflexion sur l’engagement des jeunes à l’utilisation d’apps en santé mentale.

Conclusion

Le développement d’apps en santé mentale validées, utiles, attrayantes et favorisant l’engagement des jeunes constitue un défi d’envergure, mais n’en demeure pas moins une avenue qui suscite un intérêt certain et qui pourrait être prometteuse. D’un côté, les jeunes sont moins susceptibles de demander et recevoir l’aide dont ils ont besoin. De l’autre, ils maîtrisent et utilisent la technologie au quotidien et apprécient la disponibilité, l’autonomie et la confidentialité que les apps leur offrent. La rapidité à laquelle les apps évoluent s’oppose toutefois au long processus scientifique et de coconstruction souhaitable à l’élaboration d’une app de qualité. Bien que les réflexions se poursuivent afin de déterminer les critères à prioriser pour évaluer la qualité d’une app en santé mentale, le grand public et les professionnels de santé doivent savoir que toutes les apps ne s’équivalent pas. Collectivement, riche du chemin parcouru, il ne reste plus qu’à relever les défis identifiés ; la santé mentale des jeunes en vaut bien le détour !