Abstracts
Résumé
L’École n’est pas une institution destinée à promouvoir des « valeurs » mais à faire exister des principes ; c’est vrai aussi de l’École dite « républicaine ». En effet, les valeurs sont des idéaux susceptibles d’une définition assez vague ; elles sont souvent tenues pour des suppléments idéologiques. Par exemple, il est tout à fait possible d’exiger une professionnalisation des études – exigence qui nuit à la mission fondamentale de l’École – tout en débitant, l’air débonnaire, le bon vieux discours des valeurs. Le souci de ces dernières peut fort bien voisiner avec l’abandon des principes. Tandis que, à l’inverse, l’établissement et le maintien des principes emportent avec eux la conservation des valeurs.
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L’École en son essence
L’École est une institution[1] destinée non pas à promouvoir des « valeurs » mais à faire exister des principes ; c’est vrai aussi de l’École dite « républicaine ». En effet, les valeurs sont des idéaux susceptibles d’une définition assez vague ; elles sont souvent tenues pour des suppléments idéologiques. Par exemple, il est tout à fait possible d’exiger une professionnalisation des études – exigence qui nuit à la mission fondamentale de l’École – tout en débitant, l’air débonnaire, le bon vieux discours des valeurs. Le souci de ces dernières peut fort bien voisiner avec l’abandon des principes. Tandis que, à l’inverse, l’établissement et le maintien des principes emportent avec eux la conservation des valeurs.
Quels sont donc ces principes fondamentaux, sans lesquels il n’y a pas d’École ? À vrai dire, avant même de répondre à cette question, une remarque s’impose, qui concerne l’adjectif : « républicaine ». L’École est-elle par essence républicaine ou bien peut-on penser une École qui répondrait à des principes suffisamment conformes à son essence sans pour autant être républicaine ? Il n’appartient pas à son essence d’être républicaine [2] . Certes, si elle remplit correctement sa mission, elle contribue d’une manière éminente à l’existence et au maintien d’un régime politique républicain ; mais c’est un effet secondaire et qui relève de l’heureuse surprise. Comme dans la cure psychanalytique où la guérison vient par surcroît, le républicanisme est un cadeau offert par l’École. La République a nécessairement besoin de l’École, mais l’École n’a pas besoin de la République avec la même nécessité.
Cela tient à son essence[3]. Qu’est-ce donc que l’École ? Elle est l’institution qui a pour mission de transmettre entre les générations les savoirs existants et cela afin que chaque homme puisse développer ses possibilités d’être humaines, y compris celles qui sont indifférentes aux finalités républicaines (non pas hostiles mais indifférentes).
Ces principes institutionnels sont les trois suivants (deux groupes : d’abord les fins, ensuite les moyens) : il y a des savoirs qui sont transmissibles et qui doivent l’être, il y a des spécialistes chargés de les transmettre, il y a une institution reconnue qui a pour tâche de mettre en présence les spécialistes et ceux à qui doivent être transmis ces savoirs[4]. À la rigueur, les premiers sont des vrais principes et les deux suivants sont plutôt des conséquences chargées de rendre réels les premiers. Tout tient dans le postulat selon lequel il y a des savoirs, savoirs qui existent de telle sorte qu’ils doivent être transmis. S’il faut qu’il y ait une École, c’est parce que, sans elle, les savoirs ne pourraient pas être transmis. S’il faut que les savoirs soient transmis, c’est parce que, sans cette transmission, qui est en même temps tradition et renouvellement, continuité et révolution, il n’y aurait pas de culture humaine, il n’y aurait pas d’humanité.
Plus radicalement, en dehors de toute mission humaniste, il est constitutif du savoir d’être transmis et de l’être de manière réglée. Car le savoir est avant tout de la représentation, qui exige, afin d’être vivante, d’être pensée par une conscience qui la comprend. Sans compréhension, il n’y a pas de savoir mais des croyances. Le savoir est aussi un système de représentations vraies et cette vérité, ou cette validité, qui est un rapport entre l’esprit et la chose, s’efforce d’être universel. Que serait un savoir connu de moi seul et valable pour moi seul ? Que serait une représentation vraie pour moi seul ? Tout savoir tend à être universel, c’est-à-dire reçu par d’autres consciences vivantes et compréhensives. Ainsi, cette double caractéristique du savoir, être seulement pour une conscience et être pour toute conscience, implique, mais de manière intrinsèque, sa transmission. Mais, là encore, parce que le savoir est une représentation normée, disposée selon des critères valides, la transmission ne peut pas être laissée au hasard : il faut un contact vivant et régulier au double sens, fréquent et conforme à une règle, entre ceux qui « possèdent » le savoir et ceux qui désirent de le « recevoir », désir conscient ou non. Conséquemment, dès qu’il y a du savoir, il y a transmission selon des formes réglées ; ce qui exige ainsi une institution.
Toute École digne de ce nom, c’est-à-dire de son essence, existe donc comme une mission, celle de transmettre les savoirs construits par les hommes précédents aux générations naissantes et de rendre celles-ci capables de continuer le travail. Elle assure la continuité de l’esprit, la permanence de la connaissance, la pérennité de l’histoire comme histoire commune du savoir et de la liberté. Son noyau fondamental est là : la liberté par le savoir, le savoir par la liberté.
La liberté par le savoir signifie que l’ignorant est aussi peu libre que son ignorance est étendue. L’ignorant est crédule, incapable de juger selon des principes rationnels, incapable d’apprécier seul les arguments en présence ; il est donc manipulable à souhait. Tout fascisme, plus généralement, tout régime qui exige un renoncement aux libertés individuelles et aux libertés politiques, s’efforce de promouvoir ou bien l’ignorance ou bien des savoirs spécialisés, morcelés, purement utilitaires[5] qui, de la sorte, rendent peu probable une vision globale de la réalité et la conscience de son étrangeté ou sa différence à l’égard des discours dominants, des discours des dominants. Des savoirs morcelés qui, en outre, ne portent pas une fin capable de transcender toutes les fins particulières, lesquelles contiennent peu ou prou la volonté d’un contrôle social et posent comme moyen des technologies locales de pouvoir.
Le savoir par la liberté signifie que ces savoirs sont précisément destinés à réaliser une liberté non seulement politique, pratique, mais aussi une liberté ontologique, une liberté d’être. Autrement dit, il s’agit de l’exigence d’exclure des savoirs serfs, des connaissances qui font de celui qui les possède un serviteur efficace et zélé et, au contraire, de désirer et donc de promouvoir des « savoirs libres », qui rendent libres ceux qui les possèdent et sont désirés par les hommes libres. Ces savoirs sont au service de la liberté, une liberté qui consiste à dépasser sa propre finitude, ses propres limites. Le véritable savoir me transporte au-delà de moi-même. Encore faut-il vouloir la liberté, une liberté qui m’arrache précisément aux contingences de ma famille, de mon milieu social, de mes relations professionnelles et de mes ambitions. Kant l’a formulé dans un texte qui a esquissé en même temps l’énigme historique[6] de notre temps : Qu’est-ce que les Lumières ? Il y écrit :
« Les Lumières, c’est pour l’homme sortir d’une minorité dont il est seul responsable. La minorité, c’est l’incapacité de se servir de son entende-ment sans la tutelle d’un autre. C’est à lui seul qu’est imputable cette minorité, dès lors qu’elle ne procède pas du manque d’entendement, mais du manque de résolution et de courage nécessaire pour se servir de son entendement sans la tutelle d’autrui. Sapere aude ! [7] Aie le courage de te servir de ton propre entendement : telle est donc la devise des Lumières »[8].
La liberté repose à la fois sur l’usage de l’entendement à condition qu’il possède les moyens intellectuels de penser et comprendre le monde, ce qu’il ne peut obtenir par sa seule puissance mais qui lui est fourni par l’École, et sur la volonté résolue et persévérante de parvenir à un usage souverain et autonome de sa faculté de comprendre, ce à quoi il peut être indirectement formé par l’exemple d’une institution intransigeante, celle de l’École qui a conscience d’elle-même. La devise, inspirée d’Horace, ne pose pas seulement les deux côtés comme également essentiels, l’intelligence et l’audace ou la volonté, mais indique aussi que la volonté d’être libre suppose le franchissement d’un pas, la réalisation d’un saut qui ne peut jamais être remplacé par de la connaissance. Ainsi, non seulement la connaissance fait violence en ce qu’elle déniaise ; mais elle exige de se jeter à l’eau pour être une connaissance libératrice. Le savoir n’est libérateur que si un désir de liberté préside à son acquisition – voilà la leçon de Kant.
Autrement dit, l’École véritable n’est pas dogmatique dans ses contenus – lesquels, s’ils sont de vrais savoirs, sont nécessairement « critiques » au double sens de « en crise » et de « pourvus de critères » – mais elle est dogmatique seulement dans sa mission. Et ce dogmatisme de la mission doit être intransigeant ; car le trésor qu’il a à protéger, ce n’est pas le pouvoir ni l’obscure et présumée intention de former une élite ; c’est bien plutôt l’esprit critique ; si l’on transige sur l’esprit critique des savoirs et de leur enseignement, alors c’en est fait de l’École. Vouloir renoncer à ce dogmatisme, le qualifier de réactionnaire ou d’élitiste, c’est vouloir détruire la liberté intellectuelle sous l’apparence d’une benoîte démagogie qui nomme « liberté » ce qui n’est que caprice.
Dogmatisme total concernant la mission donc, c’est-à-dire aucune compromission avec ceux qui veulent que l’École forme des serviteurs[9] ; criticisme total des savoirs eux-mêmes, c’est-à-dire aucun dogmatisme dans l’enseignement lui-même : les savoirs ont une histoire, une structure, un fonctionnement, des procédures de validation. Jamais, autant que possible[10], celui qui enseigne ne doit enseigner son savoir de manière dogmatique, c’est-à-dire de telle sorte que l’on soit forcé de croire sans pouvoir comprendre la nécessité interne, relative, intersubjective, historique et politique, des savoirs.
Si l’on veut que l’École produise d’autres effets que la seule transmission des savoirs, par exemple qu’elle rende heureux, qu’elle soit « un lieu de vie », qu’elle contribue à la santé physique et morale des élèves, qu’elle satisfasse « la demande sociale d’éducation », qu’elle fasse plaisir aux parents en leur faisant croire qu’ils « font partie de la communauté éducative », qu’elle fournisse des travailleurs qualifiés, qu’elle donne aux jeunes « le goût d’entreprendre », qu’elle forge des citoyens, qu’elle initie au développement durable, qu’elle informe sur l’engagement et y incite, etc., on porte atteinte à son essence. Ce sont des fins secondes, non seulement accessoires, mais, pour plusieurs d’entre elles, contraires aux fins fondamentales de l’École. Lesquelles sont celles des savoirs eux-mêmes.
Quelle sont les fins des savoirs ? Précisément, ils n’ont pas de finalités externes. Ils sont à eux-mêmes leur propre fin. Ils incarnent le modèle de l’auto-référence, à la fois parce que le savoir tend simplement à s’étendre, et parce que sa compréhension exige une autonomie intellectuelle. C’est pourquoi ils sont des instruments pour la liberté, mais une liberté de développer des puissances d’être. Les savoirs sont depuis toujours des outils pour accroître non la puissance d’agir sur les choses, mais la puissance d’être ; d’ailleurs, si nous désirons une puissance sur les choses, c’est parce que nous imaginons que nous accroissons notre propre pouvoir-être ; bien souvent cependant, c’est aussi pour ne pas avoir à nous transformer nous-mêmes que nous bifurquons vers un pouvoir sur les choses. C’est parce que nous renonçons à agir sur nous-mêmes que nous nous jetons sur les technologies de pouvoir toutes faites.
Or, fondamentalement, l’homme est sans destin, il est sans finalité. Personne ne sait pour quoi il est fait. Dépourvu d’essence, il ne lui reste qu’à s’inventer lui-même, sans du tout savoir où cette invention peut le conduire. Le savoir, absolument parlant, n’est pas un ensemble de recettes fixes, par le maniement desquelles on peut obtenir de la richesse symbolique, des prestiges, ou matérielle, des biens. Le savoir est une recherche infinie. Sa certitude est provisoire ; il est un cheminement dont les étapes se confondent avec l’histoire sans fin de l’humanité.
Rien n’a été plus fatal à l’École que la croyance que les savoirs sont fixes, sont des outils pour le pouvoir sur la matière ou sur les autres hommes. À l’instrumentalité des savoirs correspond une instrumentalisation des hommes. Car le savoir, par sa dynamique interne, élève chacun au-dessus de lui-même. C’est précisément cela être un élève : quelqu’un qui s’élève lui-même (ce qui a pour conséquence qu’il ne puisse y avoir des « parents d’élèves »[11]) mais qui est élevé au-delà de lui-même (c’est pourquoi la famille en tant que telle n’a rien à faire à l’École, sinon s’efforcer d’être son opposé pacifique) ; de même, les professeurs ne sont que des médiateurs provisoires qui doivent conspirer à leur propre effacement, laissant faire ainsi l’action dissolvante, perturbatrice, transformatrice, des savoirs.
Voilà les grandes caractéristiques de l’École dans son essence. Peu lui chaut donc d’être ou non républicaine. Mais il est vrai qu’elle a plus de chance de subsister dans un régime républicain, c’est-à-dire dans un régime qui a des institutions réellement républicaines – l’histoire a-t-elle accouché d’un seul dont la durée de vie a dépassé la décennie ? – mais aussi qui existe dans une société où il y a suffisamment d’hommes intimement attachés aux principes politiques du républicanisme.
Les principes de l’École républicaine et ses deux corps
Comme on vient de le voir, les principes institutionnels de l’École au sens absolu sont aussi des principes intellectuels. Si le principe fondamental est la transmission des savoirs, en vue d’une liberté d’être et non seulement une liberté pratique ou politique, il reste que cette liberté d’être ne peut pas ne pas exister dans un ordre social et politique qui conditionne à la fois son existence et ses effets. Les principes donnés jusqu’ici ont été considérés d’un point de vue ontologique individuel. Si on les considère d’un point de vue collectif, alors leur expression doit prendre une autre forme qui est en relation avec la structure de l’ordre politique dans lequel l’École existe elle-même. Malgré cela, l’École, absolument parlant, n’est pas tenu de se conformer au régime politique dans lequel elle existe (ni en copiant ses modalités d’exercice dans une démocratie lycéenne de carnaval[12], ni en faisant de ce régime son but et son idéal).
La transmission des savoirs demeure le pilier central mais ce sont d’autres principes qui font de l’École par exemple une École républicaine. Celle-ci a nécessairement deux centres : le savoir et le régime politique républicain. Quels sont alors les principes de cet être hybride, bicéphale, qu’est l’École républicaine ?
Les principes de l’École républicaine sont les suivants : la liberté et l’égalité, les savoirs et leur transmission (d’abord les fins, ensuite les moyens) ; on peut y ajouter la laïcité[13] mais elle est plutôt une conséquence des précédents. Ces principes s’articulent comme suit : la liberté par la raison et les connaissances rationnelles, l’égalité par la diffusion des savoirs rationnels, et, si l’on veut, la laïcité[14] comme position critique, anti-dogmatique (opposée non seulement aux dogmatismes cléricaux mais aussi aux dogmatismes politiques ou sociaux, aux idéologies).
Il est très clair que ce qui faisait le centre de l’École tout court est désormais, dans l’École républicaine, à la périphérie du noyau. Certes, les savoirs rationnels sont essentiels à l’École républicaine, mais c’est en tant que moyens pour une fin double : la liberté et l’égalité, la liberté à la condition de l’égalité, l’égalité à la condition de la liberté (cf. infra). Il ne faut jamais oublier cette bicéphalie de l’École républicaine car elle contient le germe d’un conflit permanent entre la position ancillaire de l’École et sa position de souveraineté. Les savoirs y sont tantôt serviles tantôt libres.
Le corps de ces quatre ou cinq principes constitue l’École idéale de la République, le modèle qui devrait nous guider, dans la pratique, devant les difficultés d’aujourd’hui – dont le caractère apparemment insoluble provient seulement de l’oubli ou de la méconnaissance de ces principes, comme disaient les législateurs du 18e siècle. Cette École, quoique idéale, n’en fournit pas moins des principes directeurs pour l’enseignement. De telle sorte que certaines des questions qui lui sont posées, à savoir « faut-il ouvrir l’École sur la société, ou aux entreprises ? faut-il admettre l’expression des particularismes, voire des communautarismes ? l’École doit-elle s’adapter et former les enfants et les jeunes qui lui sont confiées à l’adaptabilité réclamée par la société civile et l’économie de marché ? » etc., ces questions trouveraient sans doute une réponse dès lors évidente mais dont l’application pratique demande un certain courage.
Cependant, elle est aussi une institution réelle qui a donc une histoire. Si l’on simplifie quelque peu, si l’on ne craint pas d’emboucher les trompettes de l’hagiographie républicaine, sans doute peut-on dire que l’histoire (naissante) de l’École de la République (la 3e du nom) a été celle d’une École républicaine (encore faut-il faire abstraction des contextes géopolitiques du moment et des ambitions tant coloniales que guerrières de ses promoteurs). En tout cas, de fait, l’École de la République a été réellement constituée sous la IIIe République, par les fameuses lois Ferry (soutenu par le travail de Ferdinand Buisson).
Cependant, ses principes n’ont pas été inventés par le 19e siècle mais par la Révolution Française. Condorcet est, dans « la patrologie républicaine »[15], le nom du créateur théorique, du fondateur intellectuel, de l’École républicaine. Comme Claude Nicolet le souligne : « … l’heure de Condorcet sonnera lorsque la République, devenue républicaine, s’engagera d’abord, avec Jules Ferry, dans l’œuvre fondamentale d’éducation populaire qui est la sienne. Dès 1870, et avant la chute de l’Empire, dans son fameux Discours de la salle Molière sur l’égalité d’éducation – qui annonce toute son œuvre : "Je me suis fait un serment…[16]" – Ferry se place ouvertement et longuement sous l’influence et dans le prolongement du Condorcet auteur du Projet sur l’instruction publique »[17]. C’est vingt ans auparavant que paraît la grande édition des Œuvres complètes de Condorcet par O’Connor, sa fille, et Arago (en 1847-1849). Dans la conférence du 10 avril 1870, Ferry fait un éloge très appuyé du philosophe Condorcet et reprend son projet comme un programme à réaliser[18], ce qu’il fera dans les lois de 1879-1882[19].
La théorie de l’Instruction publique élaborée par Condorcet s’appuie d’une part sur le courant philosophique des Lumières et sur les progrès objectifs des connaissances au xviie et xviiie siècles, d’autre part sur le problème de la réalité des droits fondamentaux proclamés en 1789. Ainsi, deux grands textes définissent les principes de l’École de la République, textes qui n’ont aucunement perdu de leur actualité du fait de leur ancienneté. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) et les Cinq Mémoires sur l’instruction publique de Condorcet (publiés en 1791), particulièrement le premier d’entre eux, intitulé « Nature et objet de l’instruction publique »[20]. L’idée de Condorcet est que seule l’instruction publique peut réaliser l’égalité et la liberté réelle des citoyens. Voici la mission de l’École républicaine : rien de moins que faire passer les principes fondamentaux de la République de l’idéalité philosophique et juridique à la réalité sociale et historique.
Autrement dit, une République n’est réelle qu’à la condition que les citoyens soient suffisamment instruits ; elle ne peut durer qu’à condition de donner aux enfants, futurs hommes et futurs citoyens, les moyens intellectuels de comprendre le système politique républicain, d’en reconnaître la valeur et l’utilité, de le défendre et de le pérenniser[21], mais aussi de le critiquer et de le réformer. Mais, réciproquement, une École ne produit de véritables effets collectifs (autonomie intellectuelle donc autonomie du jugement donc autonomie politique) que si elle est inscrite dans un cadre républicain. D’un côté, une République qui négligerait ses Écoles disparaîtrait ; de l’autre côté, une École sans régime politique républicain ne pourrait que devenir servile si elle devait simplement subsister ; ou bien elle devrait se cacher (ce qui est aussi une possibilité).
Cette entre-implication de la République et de l’École est sans doute un fait philosophique et historique remarquable de la modernité. Mais aussi problématique puisque, à chaque fois, au sens historique et au sens institutionnel, à chaque moment et à chaque niveau de l’institution, la question se pose de savoir quel est l’horizon prescripteur : l’État républicain ou l’École elle-même ? Cette question se pose en permanence car il n’est pas si sûr que leurs objectifs respectifs coïncident.
Cette École au service de la république, Montesquieu en avait dessiné la tâche dans un bref chapitre de l’Esprit des lois où il souligne la dépendance du gouvernement républicain à l’égard d’un système éducatif adéquat aux fins républicaines, c’est-à-dire apte à susciter l’amour des lois et de la patrie ; ce qui suppose une École sinon servile du moins orientée vers la création et le maintien, dans les esprits des enfants, d’une configuration psychologique caractérisée par le renoncement à l’égoïsme et la supériorité de l’intérêt général sur son propre intérêt particulier :
« C’est dans le gouvernement républicain que l’on a besoin de toute la puissance de l’éducation. La crainte des gouvernements despotiques naît d’elle-même parmi les menaces et les châtiments ; l’honneur des monarchies est favorisé par les passions, et les favorise à son tour : mais la vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose pénible. / On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières : elles ne sont que cette préférence. / Cet amour est singulièrement affecté aux démocraties. Dans elles seules, le gouvernement est confié à chaque citoyen. Or, le gouvernement est comme toutes les choses du monde ; pour le conserver, il faut l’aimer (…). / Tout dépend donc d’établir, dans la république, cet amour ; et c’est à l’inspirer, que l’éducation doit être attentive (…) »[22].
Cette apologie du citoyen attaché à l’intérêt général, épris de liberté et de solidarité, aimant avec bienveillance les lois justes, dessine la figure idéale que l’École aurait pour fonction non d’inculquer par l’endoctrinement mais d’inspirer, « susciter » avec douceur et subtilité. Or cette « vertu », dont il s’agit de favoriser la suscitation, est politique : elle est le « ressort » des démocraties ; elle consiste dans des « passions »[23], c’est-à-dire un ensemble d’attitudes psychiques personnelles qui concourent à l’assujettissement du citoyen, mais de la manière qui convient à chaque type de gouvernement (l’honneur pour les monarchies, la vertu pour les républiques, la peur pour les despotismes). Elle énonce des conditions subjectives de fonctionnement de la démocratie : la vertu consiste donc dans les exigences ou devoirs qui échoient au citoyen vivant en démocratie. L’École est l’un des outils éducatifs de cette exigence.
Montesquieu pense en sociologue et décrit les rapports objectifs entre les formes de gouvernement et les dispositions psychologiques appropriées. Il ne se soucie donc pas d’une primauté de l’ordre politique sur les fins éventuellement indépendantes de l’École : ce statut de l’École comme moyen va de soi[24]. Elle est une institution parmi d’autres qui concourent au fonctionnement général de l’État.
Ainsi, la particularité remarquable de l’École de la République est d’être double et une. « Double » parce qu’elle est à la fois une École idéale et une École réelle ; si l’on rêve avec délice de celle-là, c’est pourtant dans celle-ci, parfois délabrée et déboussolée, en ruine gémit-on çà et là, gangrenée de conflits apparemment insolubles, incapable, semble-t-il, d’accomplir ses missions, réputée échouer tant à instruire qu’à éduquer, que nous devons travailler. Au contact des milieux scolaires réels, englués dans les terrains, le modèle idéal, quand il est encore connu, risque d’être semblable à une chimère qu’on imagine, avec dépit et envie, être réservée aux élites des centres-villes. Dans ces derniers pourtant, il est de plus en plus fréquent de voir se creuser l’abyme entre l’état réel des esprits d’un côté et, de l’autre côté, les savoirs ainsi que les facultés qu’ils sont présumés posséder.
« Une » cependant, car ces deux Écoles s’entre-impliquent mutuellement. L’École réelle est incompréhensible et invivable sans l’École idéale et celle-ci est l’horizon permanent ainsi que la source de l’École réelle. Il est vrai que l’École réelle est toujours assignée à des contextes historiques qui en limitent, voire en fixent, les fins. Par exemple, l’École des années 1880 n’avait pour elle ni les familles, pour la plupart hostiles en ce qu’elle allait leur ôter une main d’œuvre si utile, ni les moyens, nécessairement réduits face à l’immensité de la tâche ; son succès relatif doit être considéré dans un contexte politique où la colonisation comme la préparation de la revanche jouaient un rôle émulateur certain.
De même, l’assignation actuelle de l’École à la demande familiale et à celle des entreprises[25] limite radicalement voire anéantit les fins fondamentalement libératrices de l’École. Mais, cependant, le cœur vivant de l’École est l’expérience émancipatrice de la connaissance. Malgré la servilité ambiante, prescrite de tous côtés au moyen d’arguments présumés réalistes ou, à défaut, comminatoires, l’École idéale a lieu, existe effectivement, chaque fois que l’opération de la compréhension a lieu dans un jeune esprit ; l’éveil de la raison puis son exercice sont les événements fondamentaux qui font passer l’École idéale à l’existence concrète. Loin d’être une imagerie idéaliste ainsi qu’irréaliste, l’École idéale est une réalité concrète qui a lieu mille fois par jour, dans chaque « établissement public local d’enseignement », comme on dit aujourd’hui dans la novlangue ministérielle.
Mais il y a une autre dualité de l’École républicaine. Si l’École réelle, concrète, s’efforce de réaliser les missions énoncées dans l’École idéale, cette dernière est à son tour double. On peut distinguer une signification politique, l’École comme institution politique constitutionnelle, et une autre fonction qui dépasse largement l’utilisation politique de l’École, l’École comme instauration de l’homme libre. L’École idéale insérée dans la Constitution est un moyen pour la République comme fin ; tandis que l’École idéale référée à la raison comme source réelle de liberté interne et sociale est un moyen pour l’humanité libre comme fin.
Ces deux plans n’ont pas la même signification. Dans un cas, l’École sert la République, elle est un service assignable à une fin politique ; et c’est ainsi que bien des hommes politiques l’ont comprise. Si Ferry citant Condorcet avait sans doute en vue, en 1870, le magnifique projet d’une École émancipatrice du philosophe, mathématicien et homme politique des Lumières, il ne faut pas oublier que le créateur des lois scolaires de la IIIe République a été aussi l’ardent promoteur de la colonisation, dans laquelle l’École était aussi un moyen parmi d’autres, une sorte de continuation de la politique (comme guerre) par d’autres moyens[26].
Dans l’autre cas, l’École sert l’humanité comprise comme libre, c’est-à-dire ayant à inventer collectivement sa vie et son monde ; la République n’est alors qu’un outil au service d’une fin plus profonde mais aussi plus indéterminée (dont je dessinais, au tout début, les articulations fondamentales). Rien qui puisse convenir aux nombreuses forces sociales qui exigent la soumission. – Si l’École retrouve, dans cette perspective, sa place essentielle, ce ne peut être qu’au prix d’une subalternation de la République, sa considération comme moyen.
Bien sûr, si la République est elle-même idéalisée, considérée comme un idéal historique asymptotique mais directeur, les deux figures idéales peuvent converger et même fusionner à la faveur de l’opacité propre à la considération du futur, surtout lorsque celui-ci est incertain et indéterminé. Cependant, dans la vie historique présente, la question se pose de savoir comment s’articulent l’exigence de normativité politique propre à l’État républicain, c’est-à-dire l’inculcation du métier de citoyen, et l’exigence de souveraineté intellectuelle propre à l’École. Bergson eut ce mot fameux : « traiter les fils du peuple en prince de l’esprit ». Les fils du peuple sont socialement sans pouvoir et voués à la minorité ; ils deviendront souverains grâce au savoir ; mais que feront-ils de cette souveraineté ? On peut toujours se dire que l’acquisition de la connaissance et l’exercice de la raison rendront plus évidente la nécessité et la beauté du gouvernement républicain, en particulier parce que la raison y reconnaîtrait sa capacité à réaliser la liberté la plus grande possible[27]. Mais, la puissance du savoir est indéterminable. Les effets moraux et politiques de la connaissance et de la raison sont a priori indéterminés ; ce serait une abstraction angélique que de considérer ses effets dans l’absolu, comme s’ils devaient contribuer nécessairement à l’existence d’une république.
La transmission des connaissances n’est jamais une opération neutre, aussi bien moralement que politiquement : elle est toujours déjà orientée par une compréhension du monde et de la communauté humaine, selon laquelle chacun a droit au savoir et à ses effets libérateurs, c’est-à-dire par une certaine philosophie scolaire (une philosophie de la connaissance et une philosophie de l’homme). Quoique tournée vers un horizon indéfini d’émancipation, l’École, par son fonctionnement et par une philosophie plus ou moins implicite, dessine comme son résultat une communauté politique de citoyens éclairés.
En un sens, l’École républicaine est en même temps un projet politique mais qui ne se limite pas à l’institution sociale et historique de la république en chacun et en tous. Tout dépend du sens de l’adjectif « républicaine » accolé à École : ou bien il s’agit d’une École dont un État positif républicain ou présumé tel a besoin pour son propre fonctionnement concret ou bien d’une École réglée sur un idéal philosophique trans-historique de communauté républicaine, en réalité cosmopolitique [28] , à réaliser et dont tel régime positif est une ébauche approximative, de telle sorte que ce régime lui-même est très imparfait et requiert d’être réformé et amélioré. Il faut garder à l’esprit ces deux sens : réel / historique d’une part et idéal / normatif de l’autre.
Sans cette référence à la philosophie (à la tradition intellectuelle de questionnement des problèmes insolubles qui a démarré avec Socrate), l’École est une simple institution de diffusion des savoirs, de telle sorte que tant la diffusion que les savoirs eux-mêmes peuvent être tournés vers des projets politiques extrêmement différents, voire totalement contraires au républicanisme. L’École est un lieu de pouvoir sur les savoirs et sur ceux qui en font l’acquisition. Comment ce pouvoir est-il articulé aux autres pouvoirs officiels (gouvernement, institutions organiques) et immanents (les groupes d’influence, les « forces sociales »), telle doit être la question. Comment doser les éléments relevant du « conservatisme », fût-il constitutionnel (l’École au service de l’État) et ceux de tendance « anarchiste » (l’École au service du savoir et de la raison), tel doit être le souci de chaque intervenant scolaire. Conserver constamment à l’esprit la requête et le droit de « l’esprit critique », voilà la mission de l’œuvre scolaire.
*
Lorsque la République comme État singulier est, durant sa vie historique, aux mains d’hommes insoucieux de l’intérêt général et des missions fondamentales de l’École, à savoir instruire en vue de rendre effectif l’esprit critique, alors il échoit à chaque intervenant scolaire, à son niveau, dans le cadre limité qu’il occupe dans le dispositif général, de faire sécession. Il doit désobéir aux injonctions qui lui intiment de renoncer à ces objectifs fondamentaux et poursuivre imperturbablement les manœuvres et actions qui ont pour effet proche ou lointain l’émancipation intellectuelle des enfants[29]. Il s’agit donc non seulement d’enseigner des savoirs mais aussi un esprit qui considère ces savoirs comme des outils de liberté individuelle et collective.
Appendices
Notes
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[1]
Sous le terme d’École, je n’entends pas seulement les institutions « officielles » créées sous ce nom. Il y a École dès que sont réunis des savoirs et certaines conditions de leur transmission. Une académie peut être une École, un ensemble de pratiques familiales aussi, un dispositif de compagnonnage, etc. Cela n’empêche pas de tenir ces dispositifs, l’un très institutionnel, les autres semble-t-il plus informels, etc., pour des institutions. Pourquoi faudrait-il tenir pour une institution seulement ce qui a été construit par un État ? Il y a institution dès qu’un système de notions, de références normatives et de signes organise une activité déterminée en vue de fins socialement significatives. L’École buissonnière est une institution comme le théâtre de rue en est une, quoique ce dernier s’imagine souvent non conventionnel tandis que la première se croit souvent opposée à l’École intra-muros. Le mur n’est que le signe de l’institution, non son opérateur.
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[2]
Conséquemment, l’École n’est pas particulièrement destinée à être républicaine. Certes, en France, l’École semble avoir été la condition intellectuelle et sociale de la République et son objet sacré. Mais absolument parlant, il n’y a aucune nécessité spécifique pour l’École d’être républicaine (au sens vague d’associée à un projet politique républicain). Certes, l’École républicaine, pensée par Condorcet puis réalisée par Ferry, a conjugué dans le langage de l’institution le rêve d’une régime politique qui serait entièrement rationnel ou dont les fondements politiques seraient dénués de l’arbitraire et de la contingence historique habituelle. L’École diffuserait la science et la République serait le régime politique justifié et légitimé par la science précisément diffusée dans la société par l’École. Pourtant, quels sont les rapports entre l’égalité des droits et la mathématique ? Entre la science physique ou chimique et la liberté juridique et politique ? Entre la connaissance de l’orthographe, de la grammaire et de la conjugaison et la fraternité d’autre part ? Entre la maîtrise des techniques et la laïcité ? Entre la littérature et l’affirmation qu’il existe des personnes humaines possédant par nature des droits et une dignité ? Il y a bien une différence radicale entre les valeurs, les principes axiologiques, et les savoir, principes cognitifs.
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[3]
Cette notion d’essence n’est pas ici particulièrement platonicienne. L’École est certes un fait historique limité ; mais une telle reconnaissance n’empêche aucunement de composer une essence, comprise comme l’ensemble des caractères fondamentaux, nécessaires, sans laquelle une chose n’est pas ce qu’elle est. L’essence peut être tenue pour un concept cognitif, susceptible d’une construction et d’une discussion, sur la base d’analyses rationnelles et de constats observationnels. Il n’y a nulle raison de tenir le recours au concept d’essence pour un signe de propagande essentialiste, naturaliste ou théologique, comme si celui qui en faisait usage était nécessairement réactionnaire, dogmatique et sûr de posséder le bon droit et la juste raison.
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[4]
Je m’inspire ici de l’hypothèse proposée par J.-C. Milner dans De l’École, Paris, Le Seuil, 1984, chapitre 1.
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[5]
Cf. la division du travail dans la bureaucratie où chacun ignore ce que font les autres, tous contribuant aveuglément à des tâches qui peuvent d’autant plus aisément être criminelles (cf. Z. Bauman, Modernité et holocauste, Paris, La Fabrique, 2002) ; et S. Milgram, Soumission à l’autorité, Paris, Calmann-Lévy, 1974 ; traduction de Obedience to authority. An experimental view, Harper & Row, 1974.
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[6]
Cette énigme consiste en ceci. D’une part, le projet techno-scientifique a fourni une libération technologique (émancipation extérieure) mais produisant une instrumentalité générale des corps naturels et, in fine, des hommes eux-mêmes ; d’autre part, le projet cosmopolitique a donné une libération politique et juridique produisant un universalisme humaniste ouvert vers des horizons indéterminés et rapidement tenus pour idéaux, c’est-à-dire irréalisables dans la pratique. Le texte de Kant énonce ces horizons indéterminés comme l’horizon normal de la liberté lorsque l’émancipation extérieure est doublée d’une émancipation intérieure, intellectuelle : « … sortir d’une minorité… » écrit Kant.
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[7]
Cet apophtegme est cité par Montaigne, Essais, I, 25, De l’institution des enfants : « sapere aude / Incipe : vivendi qui rectè prorogat horam, / Rusticus expectat dum defluat amnis ; at ille / Labitur, et labetur in omne volubilis ævum » « Ose être sage, va ! / Qui tarde à vivre bien ressemble au campagnard / Attendant pour franchir un cours d’eau que l’eau parte, / Alors que l’eau du fleuve éternellement coule » Horace, Épîtres, I, II, 40-43 (traduction Pléiade). Voltaire la cite dans l’article "Liberté de penser" de son Dictionnaire philosophique. C’est aussi la maxime de Gassendi.
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[8]
Kant, Was ist Aufklärung ?, 1984. Voici la suite immédiate : « La paresse et la lâcheté sont causes qu’une si grande partie des hommes, affranchis depuis longtemps par la nature de toute tutelle étrangère (naturaliter majorennes), se plaisent cependant à rester leur vie durant des mineurs ; et c’est pour cette raison qu’il est si aisé à d’autres de s’instituer leurs tuteurs. Il est si commode d’être mineur. Si j’ai un livre qui a de l’entendement pour moi, un directeur spirituel qui a de la con-science pour moi, un médecin qui pour moi décide de mon régime etc., je n’ai pas besoin de faire des efforts moi même. Je ne suis point obligé de réfléchir, si payer suffit ; d’autres se chargeront pour moi de l’ennuyeuse besogne ».
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[9]
La transmission de la culture est une tâche qui n’est pas déléguée aux professeurs par le pouvoir politique parce qu’il le veut bien. Ce pouvoir n’est pas libre de faire absolument ce qu’il veut ou ce qu’il croit bon. Il est républicain, qu’il le veuille ou non. Or, à cette république, dont la définition la plus simple pourrait être qu’il s’agit d’un régime de gouvernement dans lequel les assujettis à la loi sont en même temps co-législateurs et qui vise la plus grande liberté possible – définition « classique », en philosophie politique, de la citoyenneté – il appartient par essence que les citoyens disposent (ou doivent disposer, c’est là un devoir) de connaissances suffisantes pour juger les actes du pouvoir politique (cf. le préambule de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen), pour déterminer la loi, pour contribuer à l’extension de la liberté sous toutes ses formes réelles parmi un nombre croissant de citoyens. En conséquence de quoi, il résulte que la transmission de la culture comme outil pour l’autonomie intellectuelle réelle est un devoir qui échoit aux citoyens comme au pouvoir politique lui-même. Aussi, si nous avons des devoirs envers l’Institution scolaire, ce n’est pas parce qu’elle possède l’autorité souveraine par elle-même mais parce qu’elle n’est que la figure symbolique de cette nécessité, politique et plus profondément humaine, de la transmission de la culture. Autrement dit, elle n’a le pouvoir et l’autorité que si elle-même se conforme à sa mission.
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[10]
Autant que possible, car une dimension d’autorité sans justification immédiate est irréductible ; cf. notre article : « L’autorité du maître », dans Études, juin 2002, p. 807-809.
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[11]
Il y a bien des « parents d’enfants scolarisés » mais il ne peut pas y avoir des « parents d’élèves » ; c’est une contradiction in adjecto.
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[12]
Les effets néfastes de la démocratie lycéenne ne sont que faiblement compensés par leur intérêt pédagogique. On ferait mieux d’instruire les élèves, de leur apprendre les principes politiques de la démocratie, l’histoire des démocraties et des fascismes, plutôt que de les conduire à singer les débats politiques auxquels ils ne comprennent pas grand chose. En outre, ces pratiques confuses et dénuées de savoir font croire que tout est discutable et nuisent à l’autorité des enseignants, laquelle doit se justifier en utilisant des arguments soit incompréhensibles soit démagogiques. La démocratie au lycée, c’est l’apprentissage de la démagogie.
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[13]
Cf. notre communication donnée au colloque des 8, 9 et 10 décembre 2005, à l’Université Toulouse Le Mirail, à propos du centenaire de la loi de 1905 : « La laïcité institutrice de libertés », à paraître en 2008.
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[14]
Sur cette conception scolaire de la laïcité, cf. les analyses – que nous partageons en tout point – de C. Kintzler : « Aux fondements de la laïcité, essai de décomposition raisonnée du concept de laïcité », revue Les Temps modernes, juin 1990, p. 82-90 ; voir aussi, du même auteur, La République en question, Paris, Minerve, 1996, p. 82-92.
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[15]
Selon l’expression de Claude Nicolet dans L’Idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Gallimard, 1982, p. 80.
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[16]
« … je me suis fait un serment : entre toutes les nécessités du temps présent, entre tous les problèmes, j’en choisirai un auquel je consacrerai tout ce que j’ai d’intelligence, tout ce que j’ai d’âme, de cœur, de puissance physique et morale, c’est le problème de l’éducation du peuple ». Le texte du Discours de la salle Molière (conférence faite le 10 avril 1870) est disponible dans Jules Ferry, La République des citoyens, Paris, Imprimerie Nationale, 1996, p. 60-75 ; Condorcet est commenté et loué p. 67-69.
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[17]
Claude Nicolet, L’Idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Gallimard, 1982, p. 76.
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[18]
« D’une nouvelle direction de la pensée humaine, un nouveau système d’éducation devait sortir. Ce système se développa, se précisa avec le temps, et un jour il trouva son prophète, son apôtre, son maître dans la personne d’un des plus grands philosophes dont le dix-huitième siècle et l’humanité puissent s’honorer, dans un homme qui a ajouté à une conviction philosophique, à une valeur intellectuelle incomparable, une conviction républicaine, poussée jusqu’au martyre ; je veux parler de Condorcet. C’est Condorcet qui, le premier, a formulé, avec une grande précision de théorie et de détails, le système d’éducation qui convient à la société moderne. J’avoue que je suis resté confondu quand, cherchant à vous apporter ici autre chose que mes propres pensées, j’ai rencontré dans Condorcet ce plan magnifique et trop peu connu d’éducation républicaine » Jules Ferry, La République des citoyens, Paris, Imprimerie Nationale, 1996, p. 66-67.
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[19]
Loi du 9 août 1879 créant des écoles normales d’instituteurs dans tous les départements, loi du 27 février 1880 sur le Conseil supérieur de l’Instruction publique (suivi du décret du 29 mars 1880 sur les congrégations non autorisées), loi du 21 décembre 1880 sur l’enseignement secondaire des jeunes filles, loi du 16 juin 1881 sur la gratuité de l’enseignement primaire, loi du 28 mars 1882 sur l’enseignement obligatoire et la laïcité de l’enseignement, loi du 13 juillet 1882 créant une École Normale féminine à Sèvres et une agrégation féminine.
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[20]
Auquel il faut ajouter le Rapport sur l’instruction publique d’avril 1792 (mais il est la synthèse politique des textes fondamentaux de 1791), l’esquisse du Tableau historique des progrès de l’esprit humain de 1793-4 et le Fragment sur l’Atlantide (ces derniers textes étant disponibles dans l’édition scientifique paru à l’INED en 2004).
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[21]
Jules Ferry : « La plus grande des réformes sociales et la plus sérieuse, la plus durable des réformes politiques... Lorsque la jeunesse française se sera développée, aura grandi sous cette triple étoile de la gratuité, de l’obligation et de la laïcité, nous n’aurons plus rien à craindre des retours du passé, car nous aurons pour nous en défendre... l’esprit de ces jeunes et innombrables réserves de la démocratie républicaine, formées à l’école de la science et de la raison, et qui opposeront à l’esprit rétrograde l’insurmontable obstacle des intelligences libres et des consciences affranchies » Revue pédagogique, 1882, cité in J.-M. Mayeur, Les débuts de la IIIe République, 1871-1898, Seuil, 1973, p. 112-113.
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[22]
Montesquieu, De l’Esprit des lois, livre iv, chapitre v, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, vol. 1, p. 160.
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[23]
De l’Esprit des lois, III, 1, § 2, op. cit., p. 143.
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[24]
C’est à Condorcet que reviendra le mérite de déterminer exactement les principes et structures de l’École républicaine et, par le biais d’une dialectique historique de perfectionnements réciproques progressifs entre l’État et l’École, de résoudre ce problème.
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[25]
« Le système éducatif doit mieux prendre en considération le rôle fondamental que les entreprises jouent dans le développement économique et social du pays. Les représentants des activités économiques contribuent, avec les autres partenaires sociaux au sein des commissions professionnelles consultatives, à la conception des diplômes professionnels, puis à leur délivrance : la nature et le contenu de ces diplômes correspondent à la fois aux enjeux de la politique éducative de la Nation et aux besoins de qualification des branches professionnelles. Il convient par ailleurs de généraliser les initiatives qui font connaître l’entreprise aux jeunes, et plus largement au système éducatif dans son ensemble, et de généraliser l’ouverture de stages dans le cadre du dispositif "école ouverte" : il s’agit en particulier de donner aux jeunes le goût d’entreprendre… » peut-on lire dans la « loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école » du 24 mars 2005.
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[26]
Que dire des hommes politiques qui, entre les deux guerres, ont substitué « l’Éducation Nationale » à « l’Instruction publique » ? « Sait-on seulement que la même substitution due auparavant au fascisme prit fin en Italie lorsque la République eut le cœur d’y rétablir l’instruction publique ? » J. Muglioni, La gauche et l’école, dans Le Débat, n°64, mars-avril 1991.
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[27]
« Une constitution ayant pour but la plus grande liberté humaine fondée sur des lois qui permettraient à la liberté de chacun de pouvoir subsister en accord avec celle des autres, (je ne parle pas du plus grand bonheur possible, car il en découlera naturellement), c’est là au moins une idée nécessaire, qui doit servir de principe non seulement aux premiers plans que l’on esquisse d’une constitution politique » Kant, Critique de la raison pure, Gesammelte Schriften, Bd. III S. 248, trad. PUF, 19809, p. 264.
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[28]
Voir Zum ewigen Frieden où Kant montre que le régime républicain tend à devenir universel, non par conquête mais par contagion.
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[29]
Que répondre à l’objection selon laquelle ces grands principes ne se suffiraient pas à eux-mêmes puisque certains, ceux qu’on appelle les « pédagogistes », ont pu s’en réclamer afin d’instituer une certaine forme d’obscurantisme ? Il importe de distinguer « pédagogie » et « pédagolâtrie », à savoir un culte idolâtre de la pédagogie (cf. notre article « L’autorité du maître », paru dans Études, juin 2002, pp. 807-809). Précisément, les « pédagolâtres » revendiquent surtout des valeurs et des principes politiques (par exemple une certaine vision de la démocratie), rarement des principes purement scolaires. C’est d’abord parce qu’ils ont réécrit les principes, les ont travestis en valeurs, ont considéré l’École comme un outil au service exclusif de fins politiques, ont déterminé celles-ci comme démocratiques (selon une notion intellectuellement peu claire mais affectivement forte), qu’ils ont pu ensuite instituer un certain obscurantisme. D’où la nécessité de rappeler les principes.