La naissance et l’évolution des champs littéraires qui se sont constitués à la fin des empires coloniaux européens rendent aujourd’hui légitime la réévaluation de la notion même de littérature et de ses rapports avec la nation et la langue. La colonisation, qui a porté très loin l’implantation des langues européennes hors de leur aire géographique, a suscité l’avènement d’oeuvres écrites en anglais, en espagnol, en français et en portugais par des auteurs non européens. Ce faisant, il est devenu impérieux pour la critique littéraire de s’interroger sur la validité du principe de territorialité qui, depuis l’époque romantique en Europe — un peuple, une langue, une nation —, fonde les postulats méthodologiques de l’histoire littéraire. À cette époque, le principe pouvait se justifier dans une certaine mesure, convenons-en. Car si la littérature était une littérature nationale, c’est que la nation correspondait à un espace géographique délimité par une langue. Les oeuvres constituées en corpus par l’usage d’une langue nationale spécifique — allemand, anglais, espagnol ou français — devenaient la littérature nationale, laquelle s’instituait en s’opposant à une autre littérature délimitée par l’utilisation d’une autre langue nationale ; et une telle conception de la littérature en faisait, d’une part, l’un des principaux acteurs de l’histoire et lui assignait, d’autre part, des qualités et des valeurs immuables. L’histoire des littératures indique, par ailleurs, que ce postulat méthodologique territorialiste a subi une première entorse à la suite de la naissance de la littérature de langue anglaise en Amérique du Nord et, plus tard, partout dans le monde depuis la fin de la colonisation britannique . C’est dans la même foulée que les littératures francophones se sont développées un peu partout à travers le monde : Amérique du Nord, Afrique, Antilles, Maghreb et Asie du Sud-Est. La francophonie littéraire et les littératures post-coloniales de façon plus générale (expression préférée par la critique anglo-saxonne pour désigner l’ensemble des littératures issues des anciens empires coloniaux) constituent autant de façons de penser autrement les notions de littérature et de culture en dehors de toute quête d’homogénéisation, de quelque nature qu’elle soit. Car si ces littératures participent du vaste mouvement culturel issu des empires coloniaux européens, et incitent ainsi à la réévaluation des notions d’histoire et de canon littéraires, elles ne sont pas moins adjacentes aux littératures du Vieux Continent. Néanmoins, comme elles se situent au-delà de la nation linguistique de type européen dans la mesure où elles convoquent des cultures, des langages, des situations politiques et économiques du monde entier, les littératures francophones sont transnationales et transculturelles. Consacrant des formes hybrides par le fait même qu’elles sont transculturelles et translinguistiques, elles soulèvent ainsi, pour l’histoire littéraire, un problème majeur sur le plan théorique : comment penser la coexistence sur un même territoire national, au Congo, en Belgique, en Suisse, aux Antilles, au Québec, etc., de littératures écrites en langues différentes ? Quelles en sont les implications méthodologiques ? Voilà des questions qui, depuis des décennies, retiennent l’attention de la critique francophone sans qu’aucune réponse satisfaisante n’y soit apportée. Si les années 1970 et 1980 se caractérisent plutôt par les anthologies , au cours des années 1990 et 2000, le débat prend une nouvelle tournure, notamment avec la parution d’ouvrages envisageant les conditions requises pour l’avènement d’un champ littéraire francophone englobant également des aspects particuliers des littératures régionales . Mais là aussi, curieusement, la critique adopte le point de vue territorialiste en envisageant la francophonie comme un territoire peuplé de francophones du monde. Par ailleurs, face à la conception nationaliste et territorialiste de la littérature, on a longtemps pensé que la théorie littéraire qui, entre-temps, s’était considérablement …
Liminaire[Record]
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Josias Semujanga
Université de Montréal