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Les essais qui suivent constituant autant de lectures différentes des rapports entre roman francophone et savoirs, le principal point commun à ces différentes approches est leur attachement à la richesse de la dimension interdisciplinaire du roman. La corrélation entre le(s) savoir(s) et le roman francophone d’Afrique et des Antilles est de ces évidences aveuglantes : chacun doit deviner ce qu’elle recouvre, en l’associant tantôt au contexte colonial, tantôt à l’environnement sociohistorique des pays au lendemain de leur indépendance. Mais, dès qu’on entend la définir et la cerner historiquement, les perplexités se multiplient.

Dans Littérature et développement [1], Bernard Mouralis a montré le rôle du « fait colonial » dans la naissance de la littérature africaine, alors que les théories postcoloniales ont souvent souligné la soumission des littératures des anciennes colonies à ce centre qu’est Paris. Selon cette tradition, le contexte d’émergence sociohistorique du texte est le miroir fidèle d’une société africaine dont il faut rendre compte à la faveur d’un texte devenu pré-texte. Mais on réduit, ce faisant, l’analyse du roman africain à la résistance contre le fait colonial, puis à la dénonciation des nouveaux pouvoirs africains. De même, on se plaît généralement à analyser les différents modes de colonisation, les différences entre l’Indirect rule (colonisation britannique) et le Direct rule (colonisation française), expliquant ainsi le combat de la négritude par le fait que la colonisation française, assimilatrice, ne permettrait pas l’épanouissement des cultures autochtones. Que penser donc ?

Du reste, la plupart des ouvrages critiques sur l’histoire de la littérature africaine telle qu’on la pratique, sont des suites de monographies disposées dans l’ordre chronologique, se contentant d’aligner diachroniquement les périodes ou les mouvements : avant l’indépendance (contestation de l’ordre colonial), après l’indépendance (désillusion et désenchantement avec les indépendances africaines) et, enfin, à partir de 1980 (chaos, absurdité, folie et absence de repères à la suite de la déréliction générale du continent et de l’aggravation de la misère).

Dans tous les cas, on se retrouve en présence de ce que Jacques Dubois nomme le phénomène d’indexation du texte qui « prend, au moment du décodage, valeur de signification, de sursignification. Le référentiel reflue sur le texte, s’installe en l’instituant : il donne au discours un statut qui le relie à d’autres discours, à d’autres pratiques signifiantes, et qui, par un jeu de concordances ou d’oppositions, le dote de valeurs symboliques ou thématiques [2] ». Nous voilà dès lors face à la perpétuation quasi générale du découpage (à la française) par siècle, par aires géographiques ou culturelles, des études et des postes, qui implique un enseignement « sécularisé » : dis-moi quel est ton siècle (ta région géographique) et je te dirai quel est ton siège. L’important n’est pas de savoir si les monographies conçues dans cet esprit sont bonnes ou mauvaises, mais de ne pas perdre de vue que l’histoire ne se constitue pas d’une suite de monographies, aussi excellentes soient-elles. Or, et de plus en plus, les événements historiques sont saisis dans l’interstice temporel, l’entre-deux, la traversée.

Mais à analyser ces monographies qui se veulent autant d’histoires de la littérature négro-africaine, on a également l’impression qu’il s’agit de l’histoire littéraire de l’Afrique. En fait, ces livres dressent un tableau de la vie littéraire sur le continent, l’histoire de la culture et de l’activité de la foule obscure qui lit. Les auteurs y racontent l’histoire des circonstances, des conditions et des répercussions sociales du fait littéraire en Afrique. Notre librairie, devenu Cultures Sud, en consacrant plusieurs numéros spéciaux à la littérature de chaque pays africain, a du même coup conféré un caractère national, sinon nationaliste, à celle-ci. La revue s’est attachée à analyser les conditions politiques et socioculturelles en Afrique : « Qui lit au Congo ? », « Qui lit quoi en Côte d’Ivoire ? », « Livre et lecture au Gabon » sont autant de titres soulignant la bonne santé du livre et de la lecture, et donc de la francophonie, en dépit de la morosité de la situation sociale, politique et économique. Chez Lylian Kesteloot, cette histoire est un secteur de l’histoire sociale, se confondant avec la chronique individuelle, et la biographie des auteurs, événementielle, est dépassée [3]. Quant à Jacques Chevrier, il a écrit plutôt une « histoire historique » de la littérature « nègre », c’est-à-dire l’histoire d’une littérature, à une époque donnée, dans ses rapports avec la vie sociale, histoire qui, entre 1984 et 1999, n’a pas beaucoup évolué si l’on compare les deux éditions de son livre [4]. La deuxième partie du livre reconstitue le milieu, en mettant en relation les changements d’habitude, de goût, d’écriture et de préoccupation des écrivains avec les vicissitudes de la politique, se demandant qui lisait quoi et pour quoi. L’ouvrage est une histoire des circonstances, individuelles ou sociales, de la production et de la « consommation littéraires des nègres, soulignant notamment l’inconfort de l’habitant et les habitudes de vie communautaires comme éléments qui limitent les possibilités de lecture [5] ». Stimulant, ce point de vue possède une incontestable cohérence.

Il est une autre façon, pourtant, de le mettre en perspective, et celle-ci ne manque pas de répondant. Pour expliquer ce phénomène d’émergence et de succession problématiques à l’intérieur d’un groupe littéraire, la sociologie — du moins la sociologie externe — est de peu de secours. Les bouleversements esthétiques qui frappent le roman africain dépassent la simple loi de renouvellement des genres en vertu de laquelle, pour faire contrepoids aux prédécesseurs, les nouveaux entrants puisent, dans une tradition plus légitimée que celle qui est constituée des produits devenus routiniers des dominants, la matière et la manière d’une restauration littéraire.

Pour circonscrire cette double problématique qui suppose que l’on interroge les rapports entre savoirs et poétique dans le roman africain, on prendra ici pour corpus quelques textes clés qui accusent un écart par rapport aux modèles dominants. Comme les romans africains s’écrivent dans une anomie générique, ils fondent en puissance une nouvelle liberté qui, paradoxalement, frôle quelquefois l’excès de mécanisation : le roman africain s’assouplit, mais se crispe, devient plus malléable, mais se montre plus enclin à une schématisation de ses formes et de ses thèmes. Comme le pensait déjà Barthes, le renouveau souhaitable de l’histoire littéraire passera par sa conversion, au moins partielle, d’une histoire plus vaste en ses objets, et plus ambitieuse en ses méthodes. Gustave Lanson le disait déjà sans vraiment le faire, Lucien Febvre le rappelait à Daniel Mornet.

Roland Barthes avait raison de rappeler que la littérature prend en charge beaucoup de savoirs [6]. Il en est ainsi du texte francophone. Le roman africain représente une traversée de la scène philosophique, des sciences humaines et sociales. Il se fait donc l’écho d’un riche éventail de savoirs, et il est vrai que le projet romanesque est animé d’une forte intention savante autant que didactique. Beaucoup d’écrivains s’inspirent de philosophie, de sociologie, de psychanalyse, de politique, etc. Mais le roman se pourvoit de cette marque stylistique que, depuis Barthes, on désigne du nom d’écriture [7], conjuguant une revendication formaliste avec la volonté de représenter le monde. Kourouma, Mudimbe, Condé, Pineau introduisent divers biais dans la représentation : point de vue subjectif, structure digressive, figuration indicielle, etc. Dans l’aventure, le principe autonomiste se déplace. Il se réfugie de plus en plus dans une construction qui, livrée en apparence aux caprices d’une conscience singulière, est d’une grande subtilité et consiste bien souvent en architectures cachées. On rappellera donc que, quel que soit le présupposé esthétique, la fiction est première dans l’entreprise des romanciers africains. S’ils parlent donc de l’Histoire, de la sociologie, de la philosophie, ce ne peut être que dans les termes d’un imaginaire et d’une écriture. Les autres disciplines ne sont donc évoquées que de façon latérale et allusive.

Il est donc utile de rappeler que chacun des romanciers étudiés ici articule son désir de dire le monde à tout autre chose. Le travail de la forme requiert Beti et Condé, l’échappée vers le mythe mobilise Kourouma, la dialectique retorse du sujet captive Mudimbe, le flux émotionnel porte Pineau. Et puis tous nous racontent des savoirs, dans tous les sens et littéralement. Leurs romans sont contraints de partager leur exigence mimétique avec une intention différente, sans que l’on sache jamais, en fin de compte, ce qui l’emporte dans la combinaison. De fait, une mise en scène des savoirs qui ne serait qu’elle-même aurait tôt fait de révéler sa platitude, qui est d’ailleurs celle des formes dégradées du réalisme.

Cilas Kemedjio montre, en se fondant sur Mongo Beti et Maryse Condé, qu’écrire, c’est indéniablement témoigner et participer du mouvement de cette parole en mutation constante de la tradition orale à sa mise en scène et en crise dans les écritures hégémoniques. Il analyse, par exemple, comment l’écriture de Maryse Condé est une traversée de la parole contrainte du griot et du texte moderne, en passant par la prose des scribes des temps coloniaux et le transbordement des Africains arrachés à leur patrie par la traite. Si, souvent, le roman de Condé a les accents hyperboliques d’un manifeste, saturé qu’il est de références littéraires et extralittéraires (historiques, anthropologiques, religieuses, etc.), cette oeuvre citative et allusive se présente comme le creuset de toute une encyclopédie contemporaine où l’on peut lire l’histoire d’amour-haine que forme la relation controversée et paradoxale de l’Antillais avec son ancêtre africain. En cela, elle constitue une espèce de bréviaire, mais un bréviaire qui annule sa portée messianique et la replie sur son propre doute. Le roman de Condé se nourrit d’une image hypercodée de lui-même, du héros solipsiste, du langage que le héros met souvent à l’épreuve. Même la dialectique du moderne et de l’ancien, qui métaphorise les rapports de l’Antillais avec l’Afrique et qui est l’un des enjeux de tout manifeste, se détourne du mythe fondateur. Au nom de la généalogie qu’il recherche, le roman de Condé fait se rejoindre les temps les plus reculés et la fine pointe de l’actualité, mais c’est pour mettre le temps en arrêt, fixer une sorte d’atemporalité. Il ne faut pas perdre de vue que le monde qui se recrée est tout entier cérébral et individuel. La rupture qu’incarne le héros fait arrêt et instauration ; elle est portée par une folle tentative d’épuiser le monde et l’histoire en un seul et dernier individu, parangon d’un dégénéré en fin de course, en fin de race et en fin de siècle, comme dans Traversée de la mangrove.

C’est cette accointance entre roman et philosophie que Kasereka Kavwahirehi examine dans les deux premiers romans d’Ahmadou Kourouma. L’auteur s’efforce d’élucider l’esthétique de Kourouma qui préside à la mise en oeuvre de la réalité d’un monde disloqué et arraché de ses fondements métaphysique, épistémologique et éthique. Kourouma lui-même ne nomme ce « malentendu colonial » qu’avec un luxe de précautions linguistiques tel qu’il se donne à lire dans la surcharge même du titre de son second roman, Monnè, outrages et défis, car il ne se présente pas de meilleurs mots pour exprimer le mensonge qu’est la colonisation, déguisée en oeuvre de civilisation et de bienfaisance, alors qu’il s’agit d’une exploitation éhontée fondée sur le mépris des droits humains. Mais l’écrivain confère une grande force dialectique à cette vérité du mensonge colonial. Constatons simplement, ici, que « l’idée en question » reste pour le moins énigmatique sous sa plume. En essayant de nommer la « chose », Kourouma reconnaît la refonte du roman dans son rapport au monde et à l’histoire. Homme charnière, dernier des romanciers « classiques » et premier des « avant-gardistes », l’auteur des Soleils des indépendances et de En attendant le vote des bêtes sauvages occupe dans l’histoire des lettres africaines une place aussi cardinale et aussi instable que le concept de « modernité » dans le langage de l’esthétique.

En matière d’histoire du roman africain comme en d’autres, les continuités sont aussi trompeuses, cependant, que les ruptures : situer Kourouma dans le calme prolongement de l’engagement de Sembène ou de Beti est aussi réducteur que de le placer en position radicalement inaugurale. Si, avec les romans de Kourouma, licencié en mathématiques, une certaine idée de la littérature est désormais défunte en même temps qu’une autre s’y fait jour, celle-ci est inséparable de celle-là. Et si le concept de « poétique » conserve quelque valeur à nos yeux, c’est, précisément, d’avoir désigné et canalisé cet échange, cette conversion, cette dynamique entre « savoirs » et « poétique » par la médiation du roman.

Jean-François Lyotard a raison de rappeler que le terme de « savoir » n’est pas seulement « un ensemble d’énoncés dénotatifs, il s’y mêle les idées de savoir-faire, de savoir-vivre, de savoir-écouter [8] » et que le « récit est la forme par excellence de ce savoir [9] ». Les savoirs et la poétique ne vont pas cesser d’être mis en oeuvre et à l’épreuve dans des expérimentations romanesques contrastées. C’est le mouvement d’un tel échange qu’il va s’agir d’examiner chez certains écrivains qui vont être convoqués dans ce numéro, et à même les textes. À même les textes parce que le roman, s’il a toujours été affaire de langage, se revendique à partir de là comme tel. L’écrivain africain est comme le poète aux temps du romantisme, c’est-à-dire un mage, un prophète, une âme sensible, et voici qu’il devient aussi un professionnel de la recherche langagière, un expert méthodique du verbe, un explorateur de la langue.

Kourouma, Mudimbe, Ouologuem, Condé, Pineau ne feront pas qu’assumer à tour de rôle un nouveau magistère de la parole pour se plier à leurs exigences esthétiques particulières : c’est chaque fois le roman même qui sera remis en jeu et, avec lui, la place de l’écrivain dans sa cité. La poétique peut se comprendre, en effet, comme une expérience de la singularité : celle d’un romancier aux prises avec les ressources langagières, ses résistances, tantôt cédant l’initiative au mot, à la langue, tantôt travaillant au dérèglement du sens. Mais cette singularité est poétique, aussi bien en ce qu’elle s’éprouve dans une conscience intense de l’historicité du roman, non pas tant au regard de l’histoire politique — quoique la colonisation ait fortement ébranlé, en sens divers, les meilleurs esprits — qu’au regard d’une histoire spécifique de l’écriture romanesque et de ses institutions. Les raisons qui ont conduit Kourouma à l’écriture, après son emprisonnement par le régime d’Houphouët Boigny, à la suite d’un faux complot, ferait entrevoir, sous cet angle, qu’à travers la voix de l’écrivain, contrairement à la mythologie décrétée par le xixe siècle romantique, c’est un collectif qui, en vérité, s’exprime, relié à une époque et à un contexte. Voilà la raison pour laquelle notre attention sera grande à l’endroit du rapport que tout texte entretient avec une collection de textes et tout écrivain avec une collectivité symbolique prenant tantôt l’allure d’un vaste mouvement, tantôt la forme d’écoles fortement soudées.

Pour autant, aucune forme, si opaque soit-elle, n’est détachable d’un processus de signification. Se pose de la sorte la question, toujours saillante, du pouvoir de représentation imparti au roman contemporain. De Sembène Ousmane à Valentin Mudimbe, le champ référentiel du roman va se réduire comme une peau de chagrin. L’objet du roman, du coup, va se déplacer. Il s’agissait de dire le sujet ; successivement, il s’agira désormais de dire l’art, le monde, le code, le langage, la parole. Autant d’instances médiatrices d’un certain rapport au réel qui reformulent l’inscription du roman en regard de la contemporanéité.

Lucienne Serrano, analysant L’espérance-macadam de Gisèle Pineau, observe que le roman se développe en vecteurs qui dessinent une gamme de relations du sujet vers l’autre. L’espace d’écriture que creuse Pineau est à la fois traversée et tragédie. Traversée, dans la mesure où l’écriture ouvre des faisceaux pulsionnels permettant de bouger, d’atteindre à « une signifiance qui dépasse les mots », et tragédie, parce que « les mots qui refusent l’enfermement disent un plaisir qui rejette toute limitation ».

Selon Justin Bisanswa qui interroge les fonctions du métatexte dans le roman de Mudimbe, ce roman représente un temps important dans le procès d’autonomisation du genre. Mais cette nouvelle problématique, questionnant le principe même de la représentation et contestant les postulats du réalisme, montre la persévérance de l’auteur à reconduire le roman africain dans ses formes spéculatives et à le vider ironiquement de son ordinaire substance. Mais, par-delà, il a pu faire de ses entreprises des réussites en les faisant porter sur trois tableaux : en premier, il a structuré les choses de telle manière que des subjectivités fortes régissent ses récits, mais en évitant l’écueil du solipsisme et de la complaisance à soi ; en second, il est parvenu à assumer le caractère réflexif du roman, mais en inscrivant l’expérience d’écriture dans un véritable projet d’action sur la réalité et non dans une rhétorique de la circularité ; enfin, voulant débarrasser la causalité de sa dramatisation, il a pu verser dans la notation de l’anodin le plus oiseux, voire dans l’insignifiance.

Le métatexte traverse les différents romans de Mudimbe comme un rêve. Au fil des romans, une brèche va s’ouvrir, laissant filtrer un jour discret, mais réel. Tout commence donc par une hypertrophie de la représentation subjective et par une ouverture plénière du texte au champ de la conscience, que les récits s’écrivent à la première ou à la troisième personne. De là ses premières tentatives de rendre un courant de conscience à travers le flux textuel, qui culmineront dans le moment d’instauration du monologue intérieur dans la fiction, modeste mais cruciale étape dans la fondation du roman le plus moderne. Sur cette donnée première, pourtant, la machine narrative tend vite à s’enrayer et le roman, loin de se nouer, à tourner à vide. Nous savons déjà que, par un effet spéculaire, le roman de Mudimbe représente volontiers le monde de la vie artiste ou de l’activité littéraire. Lire ou écrire est ce à quoi son héros consent le plus facilement, encore qu’il ne fréquente qu’à regret les cercles littéraires, dont la mondanité l’excède. On aura donc droit à tel échantillon de ses lectures ou de ses écritures. Dès lors, le récit se met à en contenir un autre. Cette irruption du texte dans le texte a pour effet que le roman se dédouble et commence à vivre d’une vie seconde. La superposition de ce plan autre vient troubler la crédibilité du plan premier. Générant une fiction latérale, la fiction centrale apparaît davantage pour ce qu’elle est, facteur d’illusion ou illusion elle-même. Le jeu des miroirs trouble la netteté de l’image, qui risque à tout moment de s’évanouir. Est ici à l’oeuvre la stratégie de la mise en abyme dont les effets de vertige sont bien connus. Le lieu de la nécessité narrative se trouve de la sorte déplacé de l’énoncé vers l’énonciation. Plus gravement encore, la linéarité causale, brisée en maints endroits, y perd de sa rigueur au profit d’une manière d’insouciance. C’est que son narrateur inverse les termes du clivage entre contempler et agir : dans l’acte d’écrire, la contemplation se fait pour lui action ; dans celui d’éluder par l’humour les rapports sociaux, c’est l’action qui se veut contemplative.

Comme on le remarquera, le métatexte est une obsession lancinante du roman de Mudimbe. Il paralyse et contraint la narration romanesque. Par le métatexte, le roman de Mudimbe touche à toutes les disciplines des sciences humaines et sociales, introduisant dans le narratif de libres bifurcations. La première démarche de ce roman est de nouer une vie sombre tout ordinaire en l’inscrivant dans une vaste anamnèse. La seconde est d’entrecouper le flux banal et terne des existences en faisant surgir à tout instant un commentaire lucide sur les événements que le narrateur est en train de vivre. Du fait le plus commun va naître la fantasmagorie mudimbienne qui revient le plus souvent à tirer l’extraordinaire d’un événement des plus ordinaires. C’est à quoi s’emploient les inversions perceptives, les effets de mémoire involontaire, les intrusions inopinées, les éclats inattendus. Or, à cet endroit, Valentin Mudimbe fait coup double : l’intervention inattendue produit un effet de surprise et de liberté qui anime une ligne de récit guettée par l’insignifiance, mais elle en appelle en même temps à une explication que le romancier, à toute occasion, va indexer sur une ligne seconde. On dirait que, pour Mudimbe, les déterminations cadrées ne sont de l’ordre ni du magique ni du mystique, mais relèvent des forces complexes de la psyché et de la structure sociale confondues. Et c’est bien ainsi que naît le véritable roman moderne, dans une dialectique subtile et efficace entre contingence et nécessité. La première se propose à l’intérêt romanesque, la seconde s’impose à la réflexion. Toutes deux se valent comme l’envers l’une de l’autre, minant la vieille assurance du déterminisme positiviste, mais maintenant l’exigence d’un sens, dans un art à réinventer constamment.

Ainsi, c’est à l’intersection d’une rhétorique et d’une sociologie qu’il conviendrait d’interroger l’articulation des savoirs avec le roman africain et antillais. Les oeuvres importeront donc beaucoup plus que leur mode d’émergence et de pratique. S’il habite dans un univers de signes, l’écrivain est aussi partie prenante d’un univers social, fait d’instances diverses, de revues, de lieux de sociabilité. Pas d’écrivains plus conscients du microcosme dans lequel ils évoluent qu’une Condé, un Beti, un Kourouma, un Mudimbe, une Pineau, lesquels ont eu à prendre position sur leur milieu. Tout choix esthétique étant élection autant qu’exclusion, chaque écriture est comptable d’un espace des possibles que les plus subtils ont fortement à l’esprit lorsqu’ils prennent la plume et publient. Même si le roman est a-générique, les régimes rhétoriques, les inflexions stylistiques, les typographies même disent les choix plus ou moins contraints dont les écrivains procèdent, exprimant à la fois leur liberté et leur servitude.