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Car il est incontestable que les dieux, par leur nature même, jouissent de l’immortalité au milieu de la paix la plus profonde ; étrangers à nos affaires, dont ils sont tout à fait détachés. Exempte de toute douleur, exempte de tout danger, forte d’elle-même et de ses propres ressources, n’ayant nul besoin de notre aide, leur nature n’est ni attachée par des bienfaits, ni touchée par la colère.

Lucrèce, De natura rerum [1]

Les dieux de Lucrèce ressemblent parfois au dieu de Spinoza, « qui est et agit par la seule nécessité de sa nature [2] ». Pour le premier comme pour le second, il importe d’emblée d’écarter de la conception du divin les doctrines finalistes, lesquelles sont à l’origine de préjugés et de superstitions qui anéantissent l’idée même de perfection [3]. Mais s’il est vrai que Lucrèce et Spinoza ont été souvent lus comme des athées, l’idée qu’ils se faisaient de la perfection la rattachait néanmoins à un attribut de l’essence divine. Leur panthéisme est, en fait, indissociable d’un absolu qui est essentiel à l’ordre des choses. Lucrèce, lorsqu’il invoque Vénus, « plaisir des hommes et des dieux », sans qui « rien n’aborde aux rivages divins de la lumière [4] », ne fait que célébrer cette merveille qu’est, pour lui, la nature ; Spinoza ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme que « tout ce qui suit de la nature absolue d’un attribut de Dieu […] est éternel et infini par cet attribut », et que, par conséquent « tout dans la Nature procède selon une nécessité éternelle et une souveraine perfection [5] ».

Bien qu’au début de la Septième preuve de son Mémoire, il mentionne Spinoza dans sa liste des athées [6] ou cite, à la Huitième preuve, des passages du De natura rerum de Lucrèce pour mieux étayer son argumentation en faveur de la matérialité de l’âme [7], le curé Jean Meslier (1664-1729) ne croyait pas en cette forme transcendante de perfection. Pour lui, nul doute que la nature est parfaite :

[…] Il faut necesssairement aussi reconnoitre que la beauté, que l’ordre, et que les autres perfections qui se trouvent naturellement dans les ouvrages de la nature, c’est à dire dans les ouvrages du monde ne demonstrent et ne prouvent nullement l’existence, ni par consequent la puissance ni la sagesse d’aucun autre ouvrier, ou ouvrierre que celle de la nature même, qui fait tout ce que nous pouvons voir de plus beau et de plus admirable.

OC, t. II, p. 169

Toutefois, un principe de corruption lui est indissociablement rattaché [8] :

Car il faut remarquer qu’y ayant plusieurs sortes de mouvemens dans la matiere, il y en a qui sont reguliers, et qui se font tousjours reglement de même sorte et maniere. Et d’autres qui sont irreguliers, et qui ne se suivent pas reglement, desquelles sortes de mouvemens, on peut dire qu’il y en a des uns, et des autres, dans toutes sortes d’êtres ou de composés qu’il y a dans la nature. Les mouvemens irreguliers des parties de la matiere ne produisent pas reglement les mêmes effets, ou ne les produisent pas tousjours de même façon, mais tantôt d’une façon tantot d’une autre […], c’est ce qui fait qu’il y a tant de vices, tant de deffauts, tant de defectuosités, et tant d’imperfections dans la plus part des ouvrages de la nature, et que l’on y voit aussi si souvent des choses monstrueuses, et difformes, et d’autres encore qui arrivent contre le cours ordinaire de la nature [9].

OC, t. II, p. 447-448

Aux yeux du curé Meslier, l’idée de perfection, au même titre que celle de corruption, dérive d’une conception mécaniste de la matière. En ce sens, elle n’est pas attribuable à une forme de volition. Pourtant, en dépit du fait qu’une lecture de son Mémoire témoigne en faveur de son athéisme inébranlable, qu’aucun de ses commentateurs ne nie, certaines de ses remarques laissent pourtant perplexe sur la nature même de cette incroyance [10]. On pourrait certes disserter longuement sur la portée de cet athéisme dans le discours philosophique ou religieux de son époque ; mais quel était, en fait, le dessein du curé lorsqu’il rédigea son Mémoire ? — texte qui, rappelons-le, a été publié pour la première fois par Voltaire, en 1762, sous la forme d’un extrait qu’il remania et abrégea jusqu’à faire de son auteur un déiste. C’est cette problématique qu’il importe maintenant d’examiner au regard de la question des rapports entre athéisme et invention d’une norme nouvelle que Meslier, du moins est-ce là notre hypothèse, a tenté d’instaurer.

Athéisme et réorganisation de l’État

Pour Meslier, il importe avant tout de détruire la fausse idée que se font les hommes de l’existence d’un dieu, des dieux ou de toute autre manifestation du divin. C’est en effet d’un « athéisme absolu [11] » qu’il est question dans le Mémoire :

Sachez donc, mes chers amis, sachez que ce n’est qu’erreurs, abus, illusions, et impostures, de tout ce qui se débite et de tout ce qui se pratique dans le monde pour le culte et l’adoration des dieux ; toutes les loix, et les ordonnances qui se publient sous le nom et l’autorité de Dieu, ou des dieux, ne sont veritablement que des inventions humaines non plus que tous ces beaux spectacles de feste et de sacrifices, ou d’offices divins, et toutes ces autres superstitieuses pratiques de religion, et de devotion, qui se font en leur honneur ; toutes ces choses là dis je, ne sont que des inventions humaines, qui ont été […] inventées par des fins et rusés politiques, puis cultivées, et multipliées par des faux seducteurs, et par des imposteurs, ensuitte reçües aveuglement par des ignorans, et puis enfin maintenües et autorisées par les loix des princes, et des grands de la terre qui se sont servi de ces sortes d’inventions humaines pour tenir plus facilement par ce moyen là, le commun des hommes en bride, et faire d’eux tout ce qu’ils voudroient.

OC, t. 1, p. 39-40

Selon lui, l’invention des dogmes religieux a essentiellement pour but de maintenir les privilèges que s’attribuent certains hommes pour en soumettre d’autres. L’athéisme mesliériste est par conséquent « absolu » dans la mesure où il inclut aussi le politique, et de telle sorte que l’on puisse en tirer des principes susceptibles de régler les affaires de la polis :

Il y a assés long tems que les pauvres peuples sont miserablement abusés dans toutes sortes d’idolatries, et de superstitions, il y a assés long tems que les riches et que les grands de la terre pillent, et oppriment les pauvres peuples, il seroit tems de les delivrer de ce miserable esclavage où ils sont, il seroit tems de les desabuser par tout, et de leur faire connoitre partout la verité des choses ; et si, pour adoucir l’humeur grossiere et farouche du commun des hommes, il a fallut [sic] autres fois comme on le pretend, les amuser et les abuser par de vaines et superstitieuses pratiques de religions, affin de les tenir plus facilement en bride par ce moien là, il est certainement encore plus necessaire maintenant de les desabuser de toutes ces vanités là, puisque le remede dont on s’est servis contre le premier mal est devenu avec le tems pire que le premier mal par l’abus que l’on en a fait.

OC, t. 1, p. 34

Cette métaphore de la maladie qu’aggrave son traitement et qui sollicite un remède n’est, en fait, qu’une image destinée à rendre sensible l’idée d’une réorganisation nécessaire de l’État, d’une restructuration, en quelque sorte, des rapports unissant les hommes au sein de la communauté politique. Courant dans le discours qui se veut persuasif, l’emploi de la métaphore renvoie aussi à cette incapacité du langage à traduire, comme le signale l’abbé de Bretteville, toutes nos « pensées [12] », surtout dans la mesure où Meslier ne pouvait recourir au terme de « réorganisation », étranger à l’univers conceptuel de son époque. De fait, si on l’analyse de plus près, la métaphore médicale renvoie bel et bien à l’action d’« organiser ». En effet, le Dictionnaire de l’Académie, dans sa première édition, faisait dériver à la fois le verbe « organiser » et son participe « organisé » du mot « organe », pris dans son sens propre [13] :

Organe. S.m. L’instrument de quelque faculté dans l’animal. L’organe de la veuë. L’organe de l’oüye. L’organe de la voix. L’ame agit dans le corps par le moyen des organes quand les organes sont bien disposez, mal disposez, blessez, alterrez, corrompus […] Organe, se dit figur. des personnes dont le Prince se sert pour déclarer ses volontez. De ceux par l’entremise et par le moyen desquels on fait quelque chose.

Organiser. v. a. Former les organes. Il n’y a que l’autheur de la nature qui puisse organiser un corps.

Organisé, ée part. Un corps bien organisé.

N’étaient organisés entre eux, on le voit bien, que les organes d’un corps vivant. Par conséquent, si une « mauvaise disposition », une « blessure », une « altération » ou une « corruption » devait les affecter, il en surgissait nécessairement un « mal » contre lequel s’imposait l’usage d’un « remède ». La métaphore à laquelle recourt Meslier pour convaincre son lecteur de la nécessité de « délivrer » les « pauvres peuples » renvoie à l’idée selon laquelle, à l’origine de la société politique, le fait d’avoir « inventé » la religion pour mieux apaiser l’« humeur grossiere et farouche » des hommes, laquelle porte en elle la menace d’une guerre de tous contre tous, n’a eu pour conséquence que de rendre cette société plus pernicieuse encore que l’expression même des passions les plus néfastes. En voulant « organiser » un « corps politique » stable, la religion n’a fait, au cours des siècles, que le corrompre. Et si, comme remède contre ce mal, c’est-à-dire contre cette « organisation » corrompue de la société politique, Meslier utilise le verbe « desabuser [14] », comme le faisaient déjà par ailleurs les libertins érudits, c’est parce qu’il ne dispose pas d’un autre mot pour désigner l’éveil de la conscience critique. Mais tandis que « desabuser » veut littéralement dire éloigner de la tromperie (détourner), la métaphore de la maladie suggère, quant à elle, bien autre chose. Elle suppose d’abord l’existence d’un « corps » politique [15]. Ce « corps » formé par les hommes, la métaphore suppose ensuite qu’il est corrompu (mal « organisé ») par la tromperie, qu’il faut le libérer de cette corruption en écartant la religion (que Meslier associe, d’une façon générale, à la superstition), et qu’il est urgent d’en rétablir la « santé », c’est-à-dire de l’« organiser » en lui fournissant de nouvelles assises dont les principes seraient inspirés de l’athéisme. Bref, c’est d’une « réorganisation » de la polis que parle, en définitive, Meslier.

Il faudra toutefois attendre la fin du xviiie siècle, au moment de la Révolution, pour que le mot « réorganisation » fasse son apparition dans la langue écrite. Dans son Histoire de la langue française, Ferdinand Brunot en signale une occurrence dans les lettres de Mme Roland [16]. Ce n’est pourtant que dans la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie française (1832-1835) qu’une première entrée est consacrée à ce mot : « Réorganisation : Action d’organiser de nouveau, et Le résultat de cette action. Réorganisation d’une compagnie, d’une armée. » Très tardivement, soit dans son édition de 1932-35, le même dictionnaire donnera une version légèrement amplifiée de cette première définition : « Action d’organiser de nouveau ou Résultat de cette action. Réorganisation d’une compagnie, d’une armée, d’un service public ». Cette fois, il n’y a aucun doute, on peut dorénavant envisager, d’un point de vue lexical, de refaire l’organisation de la structure politique interne d’une assemblée particulière [17]. En attribuant au seul corps humain la faculté d’être organisé, le Dictionnaire de l’Académie française aura mis plus de cent ans avant de fournir une définition qui permette d’envisager la « réorganisation » d’un corps politique.

À l’époque où Meslier écrit son Mémoire, il fallait donc avoir recours à des images, parfois très anciennes, pour signifier ce qui n’était encore que dans le domaine du pensable. Meslier aura choisi l’image de la maladie, parce qu’elle avait le pouvoir de renvoyer à l’idée de « corps organisé ». C’est ainsi qu’après avoir étendu cette idée à la sphère du politique, l’auteur du Mémoire pourra l’enrichir et la faire évoluer. Mais il ne s’agira pas, cette fois, d’une évolution marquée par une insuffisance lexicale. En effet, c’est en ramenant à un problème de nature politique les différents sens qu’on avait jusqu’alors donnés au mot « superstition » que l’auteur du Mémoire parviendra à les faire converger. Il s’agira donc, pour Meslier, d’amorcer cette nouvelle évolution par la récupération ad hoc d’une notion.

Athéisme et superstition

Il est primordial, pour bien saisir la pensée de Meslier, d’en dégager la notion d’absolu. Vraisemblablement, celle-ci ne suppose pas, chez lui, une perfection d’ordre divin ou qui s’inscrirait dans la nature, tant il est vrai que le mélange du bien et du mal y est « facheux [18] ». L’absolu, chez Meslier, caractérise l’imperfection et il se donne à lire avant tout dans dans le domaine politique. Pour Meslier, la tromperie politique, qu’explique une double disposition humaine à se laisser berner et à berner, engendre le mal absolu, qui est social :

La source donc, mes chers amis, de tous les maux qui vous accablent, et de toutes les impostures, qui vous tiennent malheureusement captifs dans l’erreur, et dans la vanité des superstitions, aussi bien que dans les lois tyranniques des grands de la terre, n’est autre que cette detestable politique des hommes […].

OC, t. I, p. 10

Afin de convaincre ses paroissiens de l’existence de ce leurre, il prend soin d’ailleurs d’exploiter des images qu’ils comprendront :

Et ainsi nos peintres se trompent et s’abusent, lorqu’ils nous representent sur leurs tableaux leurs diables, comme des monstres effroiables à voir, […] et ils vous abusent, aussi bien que vos predicateurs, lorsque, dans leurs predications ils vous les representent si laids, si hideux, si difformes et si effroiables à voir ; ils devroient bien plutot les uns et les autres vous les representer comme sont tous ces beaux messrs les grands, et les nobles, et comme sont toutes ces belles dames et damoiselles, que vous voiez si bien parées, si bien mises, si bien frisées, si bien poudrées, si bien musquées, et si éclatans et éclatantes d’or et d’argent, et de pierres precieuses. Car ce sont ceux là et celles là qui sont, comme j’ai dit, les vrais diables et les vraies diablesses, puisque ce sont ceux là même, qui sont vos plus grands ennemis et ceux qui vous font le plus de mal.

OC, t. II, p. 27-28

La lutte contre la superstition, chez Meslier, parce qu’elle cherche à réduire la religion à la notion même de superstition, parce qu’elle a pour conséquence de modifier la dynamique, les règles et les enjeux d’un « combat » qui remonte à l’Antiquité, ne vise rien de moins que l’établissement d’un système athée cohérent et homogène, ce qui représente, en soi, une coupure épistémologique importante dans l’histoire de l’athéisme. Pour Meslier, en effet, toute religion est au départ superstition. En questionnant les grandes traditions antique, augustinienne, spinoziste, baylienne et malebranchiste [19], la lutte mesliériste contre la superstition aura marqué un tournant décisif dans l’histoire de l’athéisme en France. D’abord, elle n’adopte pas une démarche et un arsenal argumentatifs habituels [20]. Ensuite, elle se développe à partir de la conviction que l’aliénation politique du peuple en est l’unique enjeu. Pour finir, elle établit une nouvelle manière de creuser l’écart entre ce que la raison « politique » peut accepter et doit refuser lorsqu’elle désire mobiliser son pouvoir d’action.

Superstition et pouvoir politique

La critique s’est souvent penchée, depuis les années soixante-dix, sur la question épineuse que posent l’origine et les fondements de l’athéisme mesliériste, sans en venir tout à fait à un consensus. Le problème a longtemps résidé dans le fait qu’on a cherché avant tout à confiner la figure de Meslier à celle d’un ancêtre du matérialisme historique, réduisant alors sa critique de la religion à une posture extrêmement difficile à situer historiquement, ce qui, du reste, a donné lieu à d’invraisemblables anachronismes dont on a du mal, encore aujourd’hui, à se libérer. Il se dégage toutefois de cette tradition critique un certain nombre de constats permettant de mieux comprendre ce qui, tout à la fois, marque l’originalité et le conformisme de la pensée de ce curé [21]. Bien que les recherches de Desné, Soboul et Deprun aient favorisé une meilleure compréhension de la pensée de Meslier, il nous semble qu’il conviendrait d’élargir leurs recherches, en favorisant non plus une approche exclusivement philosophique ou sociologique, mais en s’intéressant à la manière dont le curé s’attachait à rassembler ses idées en infléchissant le sens même des mots qu’il empruntait à diverses traditions. C’est ce phénomène textuel qui, à notre avis, est le plus à même de mettre en évidence la puissance de cette oeuvre provocatrice, et d’en déceler les subtilités qui, au cours du xviiie siècle, ont tout à la fois choqué, dérangé, inquiété et suscité une certaine forme d’admiration [22]. C’est ainsi que le mot superstition a servi, dans le Mémoire, à déformer le concept auquel la pensée religieuse orthodoxe le faisait correspondre depuis l’Antiquité.

Au cours de l’été de 1682, à la suite de l’« Affaire des poisons » (1679-1682), la législation française commence à envisager les superstitions à partir d’un point de vue rompant avec les approches qui avaient eu cours jusque-là, comme en témoigne un édit dans lequel Louis XIV redéfinissait d’une manière plus spécifique certaines pratiques depuis longtemps condamnées [23]. Ces nouvelles dispositions législatives donnaient à la « superstition » un statut particulier car, associée à une réglementation concernant la vente et la libre circulation de substances qui entraient à cette époque dans la confection de certains poisons, elle devenait l’objet des préoccupations du pouvoir politique. Dans ce nouveau contexte, elle n’était plus considérée comme un phénomène social diffus, voire indéfinissable : légalement, elle devenait le fait « des peuples » et on lui reconnaissait le pouvoir de conduire au crime. L’introduction de cet édit [24] stipule d’ailleurs clairement que les « imposteurs » qui sont à l’origine de pratiques divinatoires diverses se rendent responsables d’« infecter » et de « corrompre » l’« esprit des peuples ». Ces derniers, par une crédulité malade (superstitieuse), sont susceptibles, afin de voir s’« accomplir » les prédictions qu’on leur avait faites, de commettre des actes criminels. La superstition est donc une infection, une maladie qui ruine l’esprit de ceux qui en sont atteints, un agent pathogène responsable de la « désorganisation » d’un « corps » spirituel [25], ce qui mène inévitablement, sinon à l’anéantissement, du moins à l’affaiblissement et des lois que se donnent les hommes pour vivre ensemble et de celles que leur donne Dieu pour assurer la conduite de leur existence spirituelle. Les « coupables » décrits dans l’introduction de l’édit de 1682 sont responsables d’avoir commis des « crimes publics » en répandant une infection et une corruption telles que, pour « réorganiser » les « corps » spirituels atteints et pour se « garantir » contre de nouvelles « surprises », l’État frappe d’interdit et menace d’expulsion tous les responsables de la propagation de l’« épidémie ». Étaient également passibles de la peine de mort, selon le troisième article de cet édit, ceux qui s’étaient rendus coupables de joindre le sacrilège à la superstition [26]. Nulle part il n’est suggéré, en revanche, que la crédulité superstitieuse pouvait inspirer la mécréance aux sujets atteints.

En 1690, Furetière fait pourtant circuler, après avoir mentionné que la superstition est une « devotion, ou [une] crainte de Dieu mal ordonnée », l’idée selon laquelle Plutarque avait « voulu montrer que la superstition étoit pire que l’athéisme [27] ». Cette remarque, timidement esquissée par l’auteur du Dictionnaire universel, ne faisait que corroborer l’idée suivant laquelle une anomalie s’était glissée dans l’organisation des « corps » spirituels, leur causant un tort certain. Il est primordial de constater que cette vision de la superstition divergeait profondément de celle que véhiculait la tradition augustinienne dans sa lutte contre le paganisme. Et même si Furetière avait jugé bon d’accorder quelques lignes à la description de la forme que prenait la superstition dans l’Antiquité, l’entrée de ce mot était presque entièrement consacré, en 1690, à la superstition telle qu’on devait la penser et la percevoir à la fin du xviie siècle. Plus qu’un rappel de l’existence de rites et de pratiques populaires qu’évoquait la mention du traité de Jean Baptiste Thiers, la définition prêtait à la superstition un véritable pouvoir d’invasion, et d’invasion dangereuse, puisque les « prélats s’efforçaient » de l’éradiquer. Le superstitieux n’était plus celui qui se plaçait au-dessus d’une religion établie pour en révéler des secrets et en tirer des rites nouveaux (de superstare, se tenir au-dessus), mais celui qui, par faiblesse, se « laissait aller » à faire de sa crainte de Dieu (de superstitio, objet de crainte religieuse) le lieu d’un désordre, d’une indisposition (mauvais arrangement), au sens presque médical du terme, de son âme. Cette idée de faiblesse est mieux rendue par la première édition du Dictionnaire de l’Académie française : « Superstition. Opinion vaine, mal fondée en fait de religion. Fausse confiance en de certaines paroles, et en de certaines ceremonies, auxquelles s’attachent les personnes foibles et simples ». Trois traditions principales semblaient alors cohabiter, voire parfois s’affronter, dans les dictionnaires de la fin du xviie siècle, qui, tout en cherchant à donner au mot superstition un sens précis, n’en contribuaient pas moins à répandre une certaine confusion. La première tradition, que nous appellerons antique, avait été instaurée par les Anciens, pour qui la crainte des dieux menait inévitablement à des abus rituels et cultuels que n’approuvait pas la religion de la Cité ; la deuxième tradition, patristique, qui prolonge la première, avait pour fonction de combattre le paganisme ; la troisième, plus tardive, se développa quand le christianisme fut forcé de réagir à la ténacité des croyances d’origine populaire, contre lesquelles il dut évidemment lutter, ces dernières n’ayant cessé, au cours des siècles, de colporter des influences païennes. Peu importe, en définitive, sur quelle tradition s’appuient les définitions que donnent du mot superstition les dictionnaires de la fin du xviie siècle ou l’idée qu’obligent à se faire du même mot les actes législatifs de l’époque, car il n’en reste pas moins que tous ont recours, de façon plus ou moins explicite, à l’image d’un « corps » qui se laisse envahir par le mal. Dans l’édit de 1682 [28], ce « corps » se métamorphose sous la plume du roi en deux groupes sociaux distincts. Le premier est composé des « imposteurs » (devins, magiciens, enchanteurs et sorciers) dont la particularité tient au fait qu’ils arrivent, tels des envahisseurs [29], pour « infecter » le corps le plus faible du royaume, celui que compose le groupe social formé des « personnes ignorantes ou crédules ». Le premier groupe, déjà atteint par le mal, corrompt le deuxième, que la faiblesse a rendu vulnérable. Or, en dépit du fait qu’entre ces deux groupes s’installe un rapport inégal de force, aux yeux du roi, tous deux sont coupables du même crime. Un seul combat aura donc lieu, qui a pour but d’éradiquer l’« infection » et d’arrêter « les progrès de ces détestables abominations ». C’est dire à quel point la superstition est porteuse d’un pouvoir pernicieux. Plutarque, que Furetière citera dans son Dictionnaire à propos du mot superstition, avait, dans le quatorzième chapitre de son traité De la superstition, mis en garde le superstitieux contre les conséquences désastreuses auxquelles le conduisait inévitablement sa « maladie » :

Mais il n’est pas de maladie sujette à autant d’erreurs, autant de passions, où se mêlent autant d’opinions qui s’opposent ou plutôt se combattent, que la maladie de la superstition. Il faut donc la fuir d’une manière à la fois sûre et utile, et non comme ceux, fuyant aveuglément et sans réfléchir une incursion de brigands ou de bêtes fauves ou encore le feu, se jettent dans des lieux impraticables, pleins de gouffres et de précipices. C’est ainsi en effet que certaines gens, pour fuir la superstition, se jettent dans le terrain abrupt et dur de l’athéisme, franchissant d’un bond le juste milieu que constitue la piété [30].

Il n’est d’ailleurs pas impossible de considérer que si, dans la pensée rationaliste de la fin du xviie siècle, les opinions à propos de la nature et du destin de l’athée ou du superstitieux se sont rencontrées, c’est précisément dans la mesure où les auteurs se sont heurtés aux mêmes dilemmes que ceux auxquels Plutarque exposait son lectorat en tirant, du treizième et du quatorzième chapitre de son petit traité, des conclusions contradictoires [31]. Meslier, par exemple, dans sa Troisième preuve, tout en généralisant la portée historique des paroles du moraliste grec, lui donne raison d’avoir douté que les dieux fussent nécessaires à l’homme :

Plutarque avoit bien raison de dire qu’il auroit mieux valû que les hommes n’eussent jamais eu aucune connoissance des dieux, que de faire tant de folies, et tant de mechancetés qu’ils en font sous prétexte de les honorer et de les servir […].

OC, t. I, p. 229

On remarquera évidemment le contresens que commet Meslier : les Gaulois et les Scythes de Plutarque figurent, sous la plume de Meslier, l’humanité tout entière.

Après avoir donné un cadre politique explicite à la notion de superstition, l’édit de 1682 n’ira pourtant pas au-delà de l’idée selon laquelle la superstition est un danger, parce qu’elle a le pouvoir d’« infecter » et de « corrompre l’esprit des peuples ». Or, pour Meslier, la superstition est menaçante, parce qu’elle est la cause d’une mauvaise « organisation » de la polis et qu’elle empêche les hommes de reconnaître en l’athéisme un « remède » contre ce désordre. D’une manière ou d’une autre, on pourrait dire que l’époque se prêtait à un élargissement du sens du mot superstition.

Superstition et religion

Il nous reste encore à déterminer de quelle manière, parallèlement à ce que nous avons dit plus haut, Meslier en est arrivé à confondre superstition et religion, faisant ainsi progresser, au début du xviiie siècle, des idées qui, pendant le siècle précédent, avaient entraîné la pensée rationaliste dans une lutte dont les prémices remontaient à saint Augustin, et dans un contexte où La Cité de Dieu traitait de la notion de superstition chez les auteurs païens (livres I à X). Sans vouloir minimiser l’impact qu’a eu, sous l’Ancien Régime, une connaissance directe des auteurs de l’Antiquité (Cicéron, Lucrèce, Plutarque et Sénèque, pour ne nommer que ceux-là), il importe surtout de comprendre que leurs oeuvres, parce qu’elles auront, pour l’essentiel, nourri l’arsenal argumentatif élaboré par les Pères de l’Église pour lutter contre l’influence qu’exerçait le paganisme sur les rites et les cultes chrétiens, demeuraient surtout des ouvrages de référence. Si les auteurs de l’Antiquité luttaient contre la superstition en s’opposant à des pratiques cultuelles qui trahissaient une crainte excessive des dieux, saint Augustin, en revanche, détournera plutôt la rhétorique des premiers combattants au profit des chrétiens, les arguments des Anciens contribuant, paradoxalement, à saper leurs propres croyances, leurs valeurs spirituelles de même que leurs rites religieux. Meslier procède de même avec Plutarque, dont il déforme les paroles, auxquelles du reste il substitue des idées qui en modifient la portée initiale. Il adoptera une démarche identique lorsqu’il sera aux prises avec les démonstrations d’Augustin, lesquelles le conduiront presque naturellement à confondre religion et superstition, cette idée constituant la pierre angulaire, nous le répétons, de son athéisme.

Meslier connaissait assurément La Cité de Dieu [32]. Outre le fait qu’il en aura lu quelques passages dans les Essais de Montaigne ou dans La recherche de la vérité de Malebranche, on peut aisément supposer qu’il connaissait cet ouvrage de première main, pour l’avoir lu, consulté et étudié pendant les années qu’il passa au séminaire de Reims. À deux reprises dans son Mémoire (OC, t. I, p. 475 et OC, t. II, p. 277), pour souligner l’impossible alliance entre l’opinion qui admet que le Dieu des chrétiens est immuable et celle qui veut que l’homme puisse exciter sa colère, il cite un même passage de La Cité de Dieu (livre ix, chapitre v), passage dans lequel Augustin attribue aux anges le pouvoir d’agir selon la seule volonté du créateur, c’est-à-dire sans émotion [33]. Or, en se rangeant à l’opinion de Cicéron, le même chapitre de La Cité de Dieu s’employait à contredire l’idée stoïcienne suivant laquelle la compassion est un défaut :

Je sais bien que les stoïciens font de la compassion une faute, mais combien plus estimable aurait été notre stoïcien s’il se fût ému de pitié à l’égard de quelque passager à sauver, plutôt que de terreur devant un éventuel naufrage ! À quel point est meilleure, plus humaine, mieux accordée aux sentiments d’une âme pieuse, la louange qu’adressa Cicéron à César : « De tes vertus, aucune n’est plus admirable et mieux venue que ta miséricorde » […]. Cicéron, orateur s’il en est, n’a pas hésité à appeler vertu cela même que les stoïciens n’ont pas été gênés d’inclure dans le catalogue des vices [34] !

Au chapitre xxx du Livre iv de La Cité de Dieu, pourtant, saint Augustin traçait de Cicéron une image toute différente, le reléguant dans une position peu enviable, fournissant alors à Meslier l’argument qui lui permettrait de faire sienne une démarche fondée avant tout sur un manque de logique argumentative :

Cicéron augure se moque des augures et se moque des hommes qui règlent leurs desseins et leur vie sur les cris d’un corbeau et d’une corneille. Mais cet académicien, qui prétend que tout est incertain, n’est digne d’aucune autorité sur ces questions. Chez lui, au second Livre de son traité De la nature des dieux, Quintus Lucius Balbus mène le débat. Tout en reprenant à son compte des superstitions tirées de la nature des choses physiques ou philosophiques, il s’indigne de ces termes contre l’institution des idoles et les opinions fabuleuses : « Ne voyez-vous donc pas que, partant des réalités naturelles créées pour notre bien et notre utilité, la raison a été entraînée vers des dieux imaginaires et fictifs ? […] ». […] Tels sont les aveux des défenseurs des dieux païens. Cicéron dit que tout cela est du domaine de la superstition. Puis il déclare qu’est du domaine de la religion ce qu’il enseigne, semble-t-il, selon les stoïciens : « Car ce ne sont pas seulement les philosophes, mais nos ancêtres qui ont distingué la religion de la superstition […] ». Qui ne s’aperçoit de tous ses efforts, dans la crainte d’offenser le préjugé public, pour louer la religion des ancêtres, et de sa volonté pour la séparer de la superstition, sans trouver le moyen d’y parvenir  [35] ?

Comprend-on assez ce que Meslier a pu tirer des passages précédents qui, parce qu’ils prétendaient donner au lecteur d’irréfutables preuves du non-sens de la pratique religieuse antique, lui offraient à la fois une contre-argumentation solide et une bonne raison de vouloir élargir à la notion de religion le mot « superstition » ? Meslier est un habitué de la glose. Il ne lui en fallait pas plus pour associer définitivement religion et superstition. D’autant plus que saint Augustin, d’un livre à l’autre de La Cité de Dieu, ne cesse tantôt de louer Cicéron pour ses remarques lumineuses, tantôt de le condamner pour sa lâcheté. Meslier perçoit bien qu’il s’agit là d’un jeu rhétorique capable de faire surgir la « vérité » d’un échafaudage d’arguments contradictoires en apparence. Ce que Meslier apprend, à la lecture des oeuvres de saint Augustin, c’est une manière de passer d’un état complexe, un état « embrassé et contenu » dans le sens étymologique du terme [36], à un état simple, c’est-à-dire un état libéré de ses contraintes artificielles. Tandis que le but d’Augustin est de libérer Dieu de sa prison « païenne », l’objectif de Meslier est de réduire le concept de religion à celui de superstition, son expression la plus simple et la plus humaine, parce que la plus « politique ». Curieusement, c’est Augustin qui lui en donnera les moyens. Nous sommes d’avis que l’« athéisme absolu » de Meslier est né, simplement, grâce à l’effort rhétorique d’un Père de l’Église qui tente, non en vain, et tout habitué qu’il est à la dispute, de relever, à même le discours des païens, les non-sens de leurs superstitions.

C’est le principe de toute involution, justement, que de permettre à un état complexe de passer à un état simple. Rien n’est évolutif dans la démarche intellectuelle adoptée par Meslier, qui constamment, pour donner de la vigueur à ses démonstrations, réduit pour ainsi dire à leur plus simple expression la pensée de ceux qu’il cite, de même qu’il se joue, de manière à les simplifier, des différents concepts que le lexique engrange inévitablement avec le temps. La lutte contre la superstition, par exemple, au contraire de ce qu’elle avait toujours été en France avant Meslier, c’est-à-dire évolutive, donc susceptible de se modifier au gré de l’idée qu’on pouvait se faire de la manifestation du divin à une époque donnée ou à un moment précis de la pensée philosophique et religieuse, s’annonce involutive avec le Mémoire. Ce qui déroute, à la lecture de ce texte, ce ne sont pas les conclusions auxquelles Meslier parvient, lesquelles, si on exclut bien sûr les problèmes d’ordre idéologique qu’elles soulèvent, sont toujours tout ce qu’il y a de plus homogène, mais bien davantage la nature complexe que prend sa rhétorique pour parvenir à ce degré de dépouillement [37]. En effet, le Mémoire, qui reste avant tout une oeuvre de persuasion, n’est pas échafaudé sur les bases d’une seule technique. Certes, Meslier connaît bien ce qu’à son époque, péjorativement, on nommait la « rhétorique de Collège », mais les formes de raisonnements auxquelles celle-ci aboutit, parce qu’elles mobilisent le vraisemblable aux dépens de la « vérité objective », ne lui suffisent pas. Il puisera, par conséquent, chez les cartésiens des formes et des méthodes qui l’initieront à la connaissance logique, de même qu’il empruntera à l’art de la controverse des techniques qui, bien que douteuses puisque, traditionnellement, elles n’ont cure d’atteindre une « vérité objective », ne lui permettront pas moins d’en arriver à ses fins. Cette complexité de la forme argumentative, complexité qui se donne à lire tout au long du Mémoire et qui, en dernière instance, force l’admiration tellement elle donne l’impression d’être l’aboutissement d’une sorte de virtuosité en matière de persuasion, a pour contrepartie une sorte de vice rhétorique à l’intérieur duquel il semblerait que seul un discours idéologique accompagné de ses contradictions peut croître. Cela explique peut-être que le modèle rhétorique établi par Meslier s’accompagne d’une forme d’expressivité qui agit sur le lecteur de manière à lui cacher l’essentiel de la réflexion qui, dans le domaine particulier du politique, se donne à lire dans le Mémoire. C’est pourquoi, sans doute, la violence verbale de cette oeuvre, qu’on a maintes fois soulignée sans vraiment essayer de la commenter d’une manière qui eût permis de l’intégrer à la forme que prend le discours qui la soutient, a toujours été d’emblée associée, comme accessoirement, à un rejet de l’ordre social, rejet qui, selon nous, n’est pas l’assise de l’athéisme de Meslier, mais plutôt une de ses conséquences. La violence du curé champenois, tout autant d’ailleurs que son « interprétation » de la superstition, a peut-être dérangé les lecteurs du la fin du xviiie siècle, parce que la première exprimait d’une certaine manière (cela reste encore à voir) le contrecoup de la deuxième.